Lefèvre et Luzi, L’obsolescence du naître, 2022

Introduction au dossier
“Les enfants de la Machine”

« Si nous continuons, en tant que société, à encourager la “décomposition-marchandisation” de nos gamètes et de nos descendants potentiels; si nous continuons à éroder les frontières de l’espèce humaine dans l’intention d’abolir toutes les frontières inter-espèces et de modifier génétiquement les vivants afin de permettre à quelques personnes puissantes de se les approprier; en bref, si nous continuons, par indifférence et outrecuidance, à nous pousser en dehors de l’humanité […], alors la question que mon (LV) fils de 7 ans m’a posée ce matin pourrait être non seulement pertinente, mais prophétique : “Maman, les humains vont-ils disparaître comme les dinosaures ?” »

Louise Vandelac et Marie-Hélène Bacon [1]

 

Un jour, il est venu à l’esprit de certains êtres humains, ces animaux que l’on dit pourtant vivipares, qu’il serait bienvenu pour l’espèce qu’elle puisse se reproduire sans faire appel au corps de la femelle. Que des vies nouvelles puissent être créées sans rapprochement des sexes, sans fécondation ni gestation au sein du ventre féminin, sans accouchement. On retrouve par exemple cette idée dans le De natura rerum (1537) du médecin suisse Paracelse. Il y explique comment, uniquement à partir de la semence masculine, former ce qu’il nomme un « homoncule », un tout petit homme. Mais il s’agissait plus d’une chimère d’alchimiste que d’un projet concret. De l’abstraction à la réalisation, il y avait alors un gouffre.

Les hommes dont nous parlons ici sont apparus plus récemment. Ils ne partageaient pas tout à fait le même imaginaire que Paracelse. Et les moyens dont ils disposaient, et dont disposent leurs continuateurs aujourd’hui, étaient autrement plus puissants qu’un alambic. Si bien qu’année après année, ledit gouffre s’est comblé. Année après année, la distance entre ce que ces humains imaginent faire et ce qu’ils parviennent à faire rétrécit. C’est là le propre de leur société industrielle. Dans cette société, plus que dans n’importe quelle autre l’ayant précédé ou qui lui soit contemporaine, tout ce que l’on imagine pouvoir créer doit l’être, quand bien même l’usage qui peut en être fait est encore inconnu. L’histoire montre que tout frein social à cette volonté n’y a toujours été que partiel et temporaire. Le philosophe René Descartes, un siècle après Paracelse, a eu une expression, dans son Discours de la méthode (1637), qui reste pertinente pour caractériser le dessein animant la société industrielle : « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ».

Mais que signifie « maîtriser la nature » ? Et d’abord, qu’est-ce que la « nature » ? La « nature », c’est la nature dite « première », celle dont les êtres humains sont issus et font partie (leur « milieu de vie », le « monde organique et inorganique » qui les entoure et conditionne leur existence : air, eau, feu, animaux, végétaux, minéraux, astres…), c’est ce qu’ils n’ont pas fabriqué (qui donc advient et devient spontanément, sans leur intervention) mais aussi ce dont ils sont faits, ce qui les constitue biologiquement. Où qu’il vive, aucun être humain ne vit complètement coupé de cette nature-là. Aucun ne peut vivre sans en utiliser des parties et les façonner, c’est-à-dire leur donner une forme. En transformant la nature première, l’humain la change et lui impose alors la marque d’une anthropisation, d’une domestication, donc d’une culture à chaque fois particulière. Ainsi crée-t-il des conditions qui lui sont propres, une « seconde nature » [2]. Cette seconde nature ne peut exister sans la première, que l’on peut aussi dire « sauvage » : non domestiquée, non gérée, non soumise à la volonté humaine [3].

«Maîtriser la nature » (première, sauvage) signifie l’exploiter, la réguler, la brider, l’ordonner, la décomposer, la remodeler, la manipuler, la détruire, à des fins perfectionnistes, productivistes et libératrices. La plupart des auteurs localisent les racines de cette visée en Europe à la fin du Moyen Âge [4]. Son institution imaginaire s’est étalée dans le temps et a supposé une succession d’importants bouleversements. L’un d’eux, décisif, fut l’avènement d’une manière singulière de voir et de concevoir la nature première. La représentation organique et holistique d’une nature vivante, sensible, réactive à l’action humaine, qui avait longtemps prédominé et avait ainsi, le plus souvent, contenu toute intervention démesurée, fut peu à peu marginalisée, stigmatisée, abandonnée. Sous l’influence de Descartes, mais aussi d’autres penseurs de la même époque, notamment français (Gassendi, Mersenne) et anglais (Bacon, Boyle, Glanville), dans un nécessaire alignement avec les intérêts des pouvoirs étatiques et capitalistes en voie de consolidation commune, s’établit une représentation réductionniste, mécanique et utilitariste de la nature. Cette représentation suscita un programme global, par essence totalitaire : à partir d’une nature désormais considérée, telle une machine, comme passive, inerte et manipulable de l’intérieur, faire surgir, par le biais d’inventions techniques efficaces, un monde nouveau, artificiel et jugé meilleur que l’antérieur, dans un souci d’ordre, d’enrichissement et de puissance [5]. Ce programme, nous le nommons « industrialisme ». L’industrialisme – et son pendant, le consumérisme – repose sur la synergie de trois institutions cardinales : l’État, l’entreprise et la technoscience (ou « technologie», c’est-à-dire l’application de la science à l’industrie et vice-versa[6].

Le moteur de l’industrialisme est donc le « progrès technologique », qui consiste à remplacer de l’organique par du mécanique (ou du naturel par de l’artificiel [du « travail vivant » par du « travail mort » dirait Marx ; NdE]), puis des machines par d’autres, estimées plus performantes. Dans maints domaines, des humains, des animaux, des outils manuels ont peu à peu été supplantés par des machines s’engrenant entre elles et finissant par former un système. Ce système se consolide et s’étend sans cesse, de sorte que les humains s’en trouvent de plus en plus captifs et dépendants (physiquement, mentalement), sans possibilités de s’en passer pour la majeure partie de leurs activités quotidiennes (déplacement, travail, communication) et de leurs besoins fondamentaux (alimentation, habillement, logement, soin médical). La seconde nature des sociétés industrielles est ainsi un monde toujours plus artificiel, envahi de matières inédites et d’appareils dont le fonctionnement suppose la combustion interne de substances massivement extraites des profondeurs de la terre.

L’infatigable quête de maîtrise est parvenue à d’innombrables résultats témoignant de son indéniable réussite. Tous les objets, appareils, équipements, infrastructures, substances que les sociétés industrielles produisent en sont des signes patents. Néanmoins, ces succès ont leur revers, un aspect moins reluisant que la plupart des Homo industrialis préfèrent ignorer. La production, l’utilisation et l’élimination de toutes ces innovations génèrent des nuisances, des gaz, fumées, effluents, bruits, odeurs, ondes, radiations, qui sont, eux, des signes patents de non-maîtrise. Toutes les altérations plus ou moins irréversibles de la nature première provoquées par l’industrialisme (dérèglements, pollutions, contaminations, empoisonnements, épuisements…) sont, parmi d’autres conséquences (sociales, (géo)politiques, psychologiques…), des indices manifestes que la quête de maîtrise échoue, engendrant, dans sa démesure, de l’immaîtrisable. Que le désir d’ordre crée du désordre. Que la recherche de puissance s’abîme dans l’impuissance.

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La représentation instrumentale de la nature première qui est au cœur de l’industrialisme est typiquement masculine ; ce sont d’abord des hommes qui l’ont développée, adoptée, appliquée. La quête de maîtrise est celle d’« une classe d’hommes souhaitant rompre leurs liens avec la “Terre-Mère” pour répondre à un désir compulsif de prouver leur masculinité et leur virilité » [7]. Et pour connaître la nature afin de mieux la dominer, pour en extraire tous les secrets, il fallait procéder comme avec la femme, c’est-à-dire, selon Francis Bacon, l’un des pères du programme technologique, la torturer à l’aide d’inventions mécaniques, comme l’étaient, à son époque, celles que l’on désignait comme des « sorcières » [8]. La plupart de ces femmes, que l’on accusait de tous les maux et, plus que tout, d’être des alliées de Satan, étaient en réalité des guérisseuses empiriques proches des populations paysannes [9]. La violence à leur égard, perpétrée en Europe pendant plusieurs siècles [10], eut des causes multiples. Outre la misogynie longtemps entretenue par le christianisme (pour lequel, de surcroît, la sorcellerie était une hérésie), il semble qu’un motif important des chasses au cours de la période la plus intense fut, pour les couches régnantes (surtout composées d’hommes), la possibilité d’en tirer parti afin de mieux soumettre les fractions pauvres de la population, vues comme incontrôlées et dangereuses ; parmi lesquelles, donc, ces femmes, veuves, guérisseuses, herboristes et sages-femmes, dont les terres, les biens et les savoirs furent alors expropriés [11].

Ainsi, la quête de maîtrise est une quête fondamentalement virile, à laquelle participent cependant aujourd’hui, sans en modifier l’orientation, des femmes de plus en plus nombreuses, au sein de l’État, de l’entreprise ou de la technoscience. Son berceau chrétien fait aussi d’elle une quête foncièrement religieuse. C’est une quête de transcendance et de salut. Par elle, il s’agit, d’après l’historien David Noble, de recouvrer la divinité perdue de l’humanité, de retrouver le pouvoir sur la nature dont Adam était doté avant la Chute, c’est-à-dire dans l’Éden [12]. Au sein des sociétés industrielles, chacun est tenu de croire aux bienfaits rédempteurs des technologies, qui, non seulement promettent de lui épargner l’effort, mais aussi de le délivrer de la nature première [13]. Autrement dit, l’industrialisme est soutenu par le désir de se libérer de la condition humaine, du fardeau de la vie sur Terre [14]. Cela concerne, en particulier, l’enfantement.

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L’idée de Paracelse prend forme. Toute une armée (composée de scientifiques, ingénieurs, entrepreneurs, médecins… de tout genre) travaille en effet depuis plusieurs décennies à l’élaboration d’un moyen de concevoir et de développer l’œuf humain à l’extérieur du corps de la femme. La solution technologique pour réaliser cette « ectogenèse » serait un utérus artificiel [15]. Aucune machine de ce type n’est certes encore au point; des obstacles cognitifs et techniques demeurent [16]. Mais il existe un puissant désir de la créer. Et déjà bien des avancées en ce sens.

Il est possible de procéder à la fécondation hors du ventre féminin, en laboratoire, dans une éprouvette. Cette fécondation in vitro (FIV), d’abord expérimentée sur des animaux, est aujourd’hui couramment employée dans les élevages industriels de bovins, notamment pour augmenter la production de veaux à la génétique « haut de gamme ». Les premiers essais sur les humains dateraient des années i960. Un « bébé éprouvette » naît en Angleterre en 1978. C’est une fille, Louise Brown, dont l’un des « pères scientifiques » est le physiologiste Robert Edwards, membre de la Société eugéniste du Royaume-Uni, qui obtiendra le prix Nobel en 2010. En 1982, dans un climat de compétition, le biologiste Jacques Testart et l’obstétricien René Frydman sont les premiers Français à réussir la prouesse, avec la naissance d’Amandine.

Depuis, les technologies de reproduction artificielle (de « procréation médicalement assistée», PMA) ne cessent d’être perfectionnées. En amont de la gestation, les gamètes « naturels » [17] (spermatozoïdes, ovules) comme les embryons résultant de leur rencontre en laboratoire peuvent être congelés (« vitrifiés »), pour un « usage » différé. Au diagnostic prénatal (DPN) qui, au moyen de l’échographie et de l’amniocentèse, permet depuis les années 1950 de vérifier la conformité génétique et morphologique de l’enfant à naître, s’est ajouté, dans le cadre de la FIV, le diagnostic préim- plantatoire (DPI), grâce auquel les embryons peuvent être triés selon des critères génétiques – voire modifiés génétiquement grâce à la technique d’édition du génome CRISPR-Cas9 [18] –, avant le transfert dans l’utérus (de la femme ayant donné ses ovules ou d’une autre femme, apparentée ou non, dans le cadre d’une « gestation pour autrui », GPA).

Les moments plus tardifs d’une grossesse systématiquement surveillée, médicalisée et technocratisée peuvent par ailleurs, eux aussi, être réalisés hors du ventre de la femme, dans des appareils créés à cet effet. Nous pensons ici aux incubateurs pouvant accueillir les nouveau-nés prématurés (nés avant la 37e semaine). Mais plusieurs équipes travaillent à la conception de dispositifs susceptibles de prendre en charge des bébés nés plus tôt encore (21-23e semaine, ce qui est très rare). L’un de ces projets est le « biosac » (biobag), une invention brevetée de l’hôpital pour enfants de Philadelphie, pour l’instant expérimentée sur l’agneau. L’objectif est de recréer un utérus à l’aide d’un sac plastique maintenu dans l’obscurité et rempli d’un liquide amniotique de synthèse, chaud et stérile, que l’animal respire et avale. Le placenta est, lui, remplacé par un oxygénateur relié aux veines du cordon ombilical. Ne pouvant être touché, le fœtus est contrôlé par ultrasons. Une autre invention similaire est développée en Australie par le laboratoire périnatal de la Women and Infants Research Foundation. Elle a été nommée EVE, pour « Ex-Vivo Uterine Environment » [19]

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« D’un point de vue technique, remarquaient René Frydman et Monique Canto-Sperber en 2008, la conduite de la grossesse en dehors de l’utérus peut être considérée comme l’achèvement d’un mouvement commencé par la fécondation in vitro : le corps de la femme n’est plus le lieu nécessaire de la fécondation, et il ne sera bientôt plus le lieu nécessaire de la gestation » [20]. Le professeur Jean-Louis Touraine [21] observait déjà cela avec enthousiasme en 1985 : « Le jour viendra où les deux étapes se rejoindront : entre le début en tube et la fin en couveuse, il ne sera plus indispensable au fœtus de transiter par un utérus féminin » [22]. Ce sera alors pour la femme « un nouveau pas dans la conquête d’une liberté légitime » [23].

Les technologies de reproduction artificielle, dont le couronnement est l’ectogenèse et le clonage, ne visent pas, comme il est avancé pour les légitimer, à répondre uniquement à des problèmes d’infertilité – qu’il n’y aurait alors plus besoin de soigner ? et dont on pourrait négliger de combattre les causes, notamment industrielles [24] ? –, elles n’offrent pas seulement la possibilité à celles et ceux qui le désirent mais ne le peuvent pas (couples stériles, homosexuels, femmes célibataires, femmes transsexuelles) d’avoir un enfant « à eux », « de leur sang », avec « leurs gènes », érigeant alors ce désir en droit [25], elles seraient de surcroît un moyen – imaginé par des hommes – de libérer les femmes. Mais les « libérer » de quoi ? Certainement pas de la domination masculine, ni des logiques industrielles, qui se trouvent de fait ici exacerbées [26]. Non, le dessein de ces technologies serait de délivrer les femmes de la servitude de la reproduction, autrement dit de leur condition biologique de mère (de leur nature première). La création d’un utérus artificiel viendrait confirmer la dissociation, initiée par la FIV, entre le corps féminin et la reproduction humaine. Cette dernière serait alors totalement prise en charge par l’institution médicale. Le gestation ne serait plus le propre de la femme, qui n’aurait plus (comme l’homme, mais avec plus de désagréments) qu’à fournir des gamètes (en attendant que ceux-ci deviennent eux-mêmes des produits industriels) [27]. Son « émancipation » correspondrait en réalité, non pas à une plus grande égalité entre hommes et femmes, mais à la perte et la dépossession d’un pouvoir social universel, celui de la maternité [28]. Et il ne s’agirait plus, en ce cas, de « donner naissance à l’autre » ou de le « mettre au monde », mais de « produire un enfant » – si possible, sans défauts.

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Au sein de l’industrialisme avancé, la direction prise est celle du déclin de la raison réflexive et de l’emprise du fait accompli sous les auspices, en quelque domaine que ce soit, de la sacralisation du progrès technologique. De ce fait, la poursuite de la logique industrialiste entraîne l’aggravation conjointe de la crise socio-écologique et de l’apathie politique et culturelle, le déni organisé plutôt que la reconnaissance des bouleversements matériels et symboliques indispensables pour que le genre humain puisse s’extraire de cette impasse.

Nous n’adhérons pas au fantasme d’un retour au fondement religieux, national ou racial (teinté de biologisme et de darwinisme social), ou à celui du « développement durable » sous l’administration d’un paternalisme technocratique (libéral et/ou planificateur). Nous combattons les réactionnaires pour lesquels toute prise en charge autonome de sa propre existence est un facteur d’instabilité et de désordre à neutraliser par le recours normalisé à des mesures autoritaires.

Nous ne partageons pourtant pas l’idée progressiste de la technologie neutre ou libératrice, pas plus que la métaphysique dogmatique faisant de l’histoire un être substantiel unitaire au destin providentiel. Nous nous opposons également au relativisme des valeurs, à l’anti-universalisme et au multi-identitarisme postmodernes, qui désagrègent l’humanité en monades ravalant au même niveau du « c’est mon choix » néolibéral la production-consommation « d’une trottinette électrique, d’un kilo de cocaïne, d’une kalachnikov, d’une montre connectée ou du ventre d’une mère porteuse indienne ou mexicaine » [29]. D’autant que, comme le note Fabien Ollier :

« L’antinaturalisme développé par les « troubleurs de genre » au sein d’un socle doctrinal qui dénie la différence des deux sexes au profit de la prolifération des genres […], rejoint finalement [par son adhésion aux biotechnologies] le naturalisme défendu à l’inverse par les thuriféraires des sociétés biologiques, où le génome « pur » (réel ou fantasmé) règne en maître. » [30]

Ni l’idéalisation d’un passé définitivement révolu, ni l’acquiescement béat au business as usual, ni le vain espoir dans sa transmutation miraculeuse en paradis sur Terre. Mais la volonté raisonnée de participer, sans nier l’immense difficulté de la tâche, à la réorientation de la société industrielle vers une société de l’autonomie matérielle, politique et culturelle, qui ne chercherait plus la maîtrise absolue de la nature première (non humaine et humaine) en vue d’instaurer un pays de cocagne technologiquement assisté. Plutôt que d’escompter sur le remplacement de la nature première dévastée par une « nature » de synthèse [31], nous préférons envisager de conserver d’elle ce qui n’a pas encore été dévoré par les Homo industrialis, afin de mener une existence simplement humaine. L’émancipation de l’ensemble du genre humain de la cage d’acier formée par les macrosystèmes technologiques aliénants et destructeurs, plutôt que l’égalité des identités (nationale ou genrée ou ethnique ou…) au sein de ce cauchemar climatisé.

La reproduction biologique étant l’assise de la reproduction sociale, les modalités du « bien naître » concernent chaque citoyen, et tout citoyen peut voir ses déclarations publiques contestées – quels que soient son sexe, son genre, etc. [32]. La position critique défendue dans ce numéro, qui prolonge de nombreuses analyses déjà existantes, nécessite quelques clarifications préalables :

— Conscients du danger réactionnaire (chrétien, islamique, etc.), nous défendons le droit à l’avortement et à la contraception (déconseillant malgré tout l’usage des contraceptifs chimiques), de même que la liberté et l’assentiment social de toute orientation sexuelle (librement consentie entre adultes) [33] ;

— Pour tous, nous refusons un « bien naître » totalement dominé par la technocratie biomédicale, qui tend à le dissoudre dans un « bien fabriquer » des enfants-machines adaptés à la société-machine. Ainsi, pour l’Américain Joseph Fletcher, l’un des pionniers de la bioéthique, « l’utérus est un endroit obscur et dangereux, un milieu plein de périls » – sauvage – et il serait préférable que « nos enfants potentiels se trouvent là où ils peuvent être surveillés et protégés autant que possible » [34]. Dans un milieu artificiel, donc, afin de substituer au processus aveugle, non calculé et ancestral de la procréation et de la naissance un processus rationalisé et normalisé – mécanique – typique d’un élevage industriel ou d’une chaîne de fabrication de produits standardisés ;

— Depuis l’émergence de la biologie darwinienne jusqu’au développement de la bio-ingénierie, le projet eugéniste de contrôle technoscientifique de la reproduction, en vue de perfectionner l’humain dans sa nature même, n’a jamais été abandonné [35]. L’ambition de fabriquer un « homme nouveau », un transhumain, était déjà celle des régimes nazis et bolcheviks [36]. Et l’industrialisme contemporain persévère à rêver du travailleur et du soldat « augmentés » [37]. De ce fait, les technologies de PMA doivent être resituées dans le cadre général des recherches biomédicales qui, de la FIV à l’utérus artificiel et au clonage, en passant par les manipulations génétiques, s’évertuent à étendre à la reproduction les principes usuels de la domination industrialiste : détruire les pratiques autonomes pour enclore les individus dans la cage d’acier technocratique (marchande et bureaucratique) ;

— À l’opposé, nous prônons l’autonomie de la fécondation, de la gestation et de l’accouchement, sans nier l’importance de l’intervention médicale quand elle est nécessaire. Non pas un enfantement mécaniquement déterminé par les avancées technomédicales, mais un enfantement autonome décidant de ses propres besoins techniques [38] ;

— Le rejet du solutionnisme technologique n’équivaut pas au rejet du progrès politique et culturel : au contraire, c’est le déchaînement technologique (en particulier numérique) qui génère la dégradation politique et culturelle. En matière de reproduction, l’expansion de l’industrie des « bébés sur mesure » repose ainsi sur le maintien, pour tous, des entraves à l’adoption. D’autant que, comme le remarquait Cornélius Castoriadis à propos de la FIV :

« Est-ce que le désir de M. [ou Mme ou M.-Mme] et Mme [ou M. ou Mme-M.] Dupont d’avoir “leur” enfant (et fût-il le “leur” à 50 %) pèse éthiquement plus lourd que la survie de dizaines d’enfants des pays pauvres qui pourrait être assurée par ces sommes ? L’universalité des impératifs éthiques est-elle universelle seulement au-dessus d’un niveau donné de PNB par tête ? » [39]

En 1980, Bernard Charbonneau considérait que la prise de conscience des limites au pillage de la nature première, à moins d’être récupérée comme simple « rajoutis » aux vieilles idéologies industrialistes responsables du dépassement de ces limites, devait conduire à une « révolution conservatrice » :

« [L’écologiste] est à la fois révolutionnaire parce qu’il réclame un changement de sens radical de la société, et conservateur […]. Il ne doit pas avoir honte d’être conservateur, loin de là, il doit arracher ce terme à une droite qui ne conserve plus rien du trésor accumulé par la terre et les hommes. » [40]

Pour celles et ceux qui désirent préserver à la fois la nature et la liberté humaine, il ne peut y avoir d’autre finalité à la pensée et à l’action.

Mathias Lefèvre, Jacques Luzi

 

Ce dossier a suscité de vifs débats au sein de la revue Écologie & Politique, qui publiera, dans son prochain numéro, un article contrepoint rédigé par Fabrice Flipo et Laurent Garrouste, pour prolonger et ouvrir la discussion engagée ici.

 

[L’article contrepoint ne sera pas publié,
car entretemps ces facheux ont été congédiés
de la revue Écologie & Politique
par son directeur Jean-Paul Déléage]

 

Article publié dans la revue
Ecologie & politique n°65,
« Les enfants de la Machine »,
novembre 2022.

 


[1] L. Vandelac et M.-H. Bacon, « Will We Be Taught Ethics by Our Clones? The Mutations of the Living, from Endocrine Disruptors to Genetics », Best Practice & Research Clinical Obstetrics & Gynaecology, vol. 13, n°4, 1999, p. 588, notre traduction.

[2] Cf. M. Barrillon, « Procès en réhabilitation de l’idée de nature. Ébauche. II. Les deux natures », Écologie & Politique n°59, 2019.

[3] J. Griffiths, Wild. An Elemental Journey, Penguin Books, Londres, 2008 [2006].

[4] P. Thuillier, La grande implosion. Rapport sur l’effondrement de l’Occident, 1999-2002, Fayard, Paris, 1995; C. Merchant, The Death of Nature. Women, Ecology and the Scientific Revolution, HarperOne, New York, 1990 [1983] ; D. F. Noble, The Religion of Technology. The Divinity of Man and the Spirit of Invention, Penguin Books, New York, 1999 [1997] ; B. Easlea, Science et philosophie. Une révolution, 1450-1750, Ramsay, Paris, 1986.

[5] P. Thuillier, op. cit. ; C. Merchant, op. cit.

[6] Pour de plus amples développements sur cette synergie, cf. M. Lefèvre et J. Luzi (dir.), « Face à la catastrophe : avec ou contre l’État ? », Écologie & Politique n°53, 2016. Sur la technologie, cf. J. Luzi et M. Lefèvre (dir.), « À contre-fil de la technologie : mesure et autonomie », Écologie & Politique n°61, 2020.

[7] B. Easlea, op. cit., p. 296.

[8] C. Merchant, op. cit., chap. 7; B. Easlea, op. cit.

[9] B. Ehrenreich et D. English, Sorcières, sages-femmes et infirmières. Une histoire des femmes soignantes, Cambourakis, Paris, 2014.

[10] Des chasses aux sorcières eurent lieu en Europe du XIIe au XVIIe siècle. Elles s’intensifieront à la Renaissance, durant les XVIe et XVIIe siècles. Cf. M. Mies, Patriarchy and Accumulation on a World-Scale. Women in the International Division of Labour, Zed Books, Londres, 1986, et B. Easlea, op. cit.

[11] D. F. Noble, A World without Women. The Christian Clerical Culture of Western Science, Oxford University Press, Oxford, 1993 [1992], chap 9. ; M. Mies, op. cit.

[12] D. F. Noble, The Religion of Technology, op. cit. (cf. aussi C. Merchant, op. cit.). Selon son interprétation dominante, écrit Noble, le mythe de la création judéo-chrétien raconte que Dieu (masculin) créa à son image Adam et lui donna la vie, sans l’aide d’une femme ni d’une relation sexuelle. Puis il créa Ève à partir d’Adam. Pour les Pères de l’Église, parce qu’elle fut vulnérable à Satan et qu’elle tenta Adam, Ève (la femme) provoqua la Chute et détruisit ainsi la perfection originelle de l’homme. Le programme technologique viserait à restaurer cette perfection adamique, l’Éden avant Ève, de sorte qu’à son aboutissement, « il y aura seulement l’homme comme cela eût été s’il n’eût pas péché » (Jean Scot Érigène, cité par G. Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre, Pluriel, Paris, 1982 [1981], p. 56).

[13] S. Boni, Homo confort. Le prix à payer d’une vie sans effort ni contraintes, L’échappée, Paris, 2022; A. Berlan, Terre et liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, La Lenteur, Saint-Michel-de-Vax, 2021 [Voir les recensions en fin d’article ; NdE].

[14] H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket, Paris, 2003 [1983].

[15] S. Martin, Le désenfantement du monde. Utérus artificiel et effacement du corps maternel, Liber, Montréal, 2011. Cf., par ailleurs, l’article de Silvia Guerini dans ce dossier.

[16] J.-C. Challier, « Quel avenir pour l’ectogenèse et la transplantation d’utérus ? », mt Médecine de la Reproduction, Gynécologie Endocrinologie, vol. 15, n°1, 2013, p. 39-47.

[17] Des scientifiques travaillent en effet à la création de gamètes artificiels à partir de tissus non germinaux (comme la peau, par exemple) : S. Hamamah, « Gamètes artificiels : spermatozoïdes sans testicules ou ovocytes sans ovaires, est-ce possible ? », Andrology n°19, 2009, p. 189-190.

[18] H. Ledford, « CRISPR Babies. When Will the World Be Ready? », Nature n°570, 20 juin 2019, p. 293-296.

[19] Sur le biosac et EVE, cf. J. Kleeman, Sex Robots and Vegan Meat. Adventures at the Frontier of Birth, Food, Sex & Death, Picador, Londres, 2020, chap. 10.

[20] Cités par S. Martin, op. cit., p. 11.

[21] Rapporteur du projet de loi relative à la bioéthique promulguée en août 2021 et élargissant la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules.

[22] Cité par P. Thuillier, op. cit., p. 381.

[23] Ibidem. Ce qu’il a redit récemment après l’adoption du premier article de la loi sur la PMA : «Il s’agit […] d’une étape supplémentaire dans l’émancipation des femmes» (propos recueillis par Anne-Sophie David, Décideurs magazine, 2 octobre 2019).

[24] La stérilité peut avoir des causes génétiques, congénitales, psychologiques, accidentelles ou écologiques. Sur l’impact grandissant des nuisances industrielles (dont les perturbateurs endocriniens), cf. T. Colborn, D. Dumanoski et J. P. Myers, Our Stolen Future. Are We Threatening Our Fertility, Intelligence, and Survival? A Scientific Detective Story, Dutton, Boston, 1996.

[25] Et faisant ainsi de l’enfant une chose. Cf. J.-L. Baudoin et C. Labrusse-Riou, Produire l’homme, de quel droit ?, PUF, Paris, 1987, et Pièces et main d’œuvre, Alertez les bébés ! Objections aux progrès de l’eugénisme et de l’artificialisation de l’espèce humaine, Service compris, Seyssinet-Pariset, 2020.

[26] Sur l’exploitation technologique et marchande des produits du corps féminin (dont les ovules), cf. C. Lafontaine, Le corps-marché. La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie, Seuil, Paris, 2014. Sur celle du ventre des femmes, cf. S. Federici, « Le marché mondial des ventres. GPA et violence de classe », revue Z n°10, 2016, p. 150-154.

[27] Cf. C. Lafontaine, op. cit.

[28] S. Federici, Par-delà les frontières du corps, Éditions Divergences, Paris, 2020. Comme le souligne Kleeman (op. cit.), l’utérus artificiel « émancipera » davantage ceux qui ne sont pas nés femme : les hommes célibataires, les gays et les femmes transsexuelles désirant avoir leur propre enfant et ainsi obtenir une « égalité reproductive ». Cf., dans ce dossier, l’article de Renaud Garcia.

[29] J.-C. Michéa, « Nouvelles de nulle part. Entretien », Landemains n°10, hiver-printemps 2021, rééd. dans À Contretemps, 3 janvier 2022 ; D. Bernabé, Le piège identitaire. L’effacement de la question sociale, L’échappée, Paris, 2022.

[30] F. Ollier, L’homme artefact. Indistinction des sexes et fabrique des enfants, QS? Éditions, Alboussière, 2019, p. 180.

[31] Cf., dans ce dossier, l’article de Gaétan Flocco et Mélanie Guyonvarch.

[32] Cf., dans ce dossier, l’article de Pièces et main d’œuvre.

[33] Cf., dans ce dossier, l’article de Michela Di Carlo.

[34] Cité par A. Gorz, L’immatériel. Connaissance, valeur et capital, Galilée, 2003, p. 117.

[35] Cf., dans ce dossier, les articles de Bertrand Louart et de Jacques Luzi.

[36] D. Colin, « La fabrication des humains », Quel sport?, n°28-29, 2015, p. 69-70. Cf. aussi M. Eltchaninoff, Lénine a marché sur la Lune. La folle histoire des cosmistes et des transhumanistes russes, Actes Sud, Arles, 2022.

[37] Cf., par exemple, dans le magazine Sciences Ouest, deux articles intitulés « Des surhommes à l’usine » et « Façonner le parfait guerrier », n°397, mars 2022.

[38] Cf., dans ce dossier, l’entretien d’Emilie Bénard, sage-femme, par Aurélien Berlan.

[39] C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe 4, Seuil, 1996, p. 210.

[40] B. Charbonneau, Le feu vert. Autocritique du mouvement écologique, L’échappée, 2022 [1980], p. 165-168.

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