Kevin Bird, La Loterie génétique est un échec, 2021

Deux ouvrages majeurs de la génétique comportementale humaine viennent d’être traduits en français : Blueprint de Robert Plomin (L’Architecte invisible) et The Genetic Lottery de Kathryn Paige Harden (La Loterie génétique). Rendant compte de ces publications, des médias ont mis à l’agenda la question du rôle de la génétique dans les inégalités sociales, et en particulier scolaires. Le caractère controversé de ce champ y est largement éludé, alors qu’il fait l’objet de critiques importantes, tant du côté des sciences sociales que des sciences de la nature comme la biologie de l’évolution ou la génétique classique.

Au cours de la dernière décennie, la génétique et la théorie de l’évolution se sont débattues avec leur histoire, mêlant des personnalités qui ont posé les bases de leur discipline tout en promouvant des croyances racistes, sexistes et eugénistes nauséabondes. Biologiste de l’évolution, nous avons publié un article qui critique le projet de la génétique comportementale, tant sur le plan scientifique que sur les plans éthique et politique. Il s’appuie en particulier sur une lecture critique de The Genetic Lottery, le dernier ouvrage de Kathryn Paige Harden, figure centrale de la frange progressiste de ce champ. Dans celui-ci, elle se donne pour mission a priori impossible de montrer que, en dépit de tous ses antécédents en termes d’abus, la génétique comportementale a non seulement un intérêt scientifique, mais est également un atout dans la lutte pour la justice sociale.

Dans cette mission, elle échoue par deux fois. Dans la première moitié du livre, Harden essaie de transformer la désillusion de la génétique comportementale dans les années qui ont suivies le Human Genome Project [1] en une réussite prouvant que les gènes sont une cause majeure et importante des inégalités sociales, comme le niveau d’études ou le niveau de revenus. Dans la seconde moitié, elle tente de montrer que cette connaissance n’est pas une justification du maintien des inégalités, mais plutôt un outil qui ne peut pas être ignoré dans nos efforts pour rendre la société plus égalitaire. Disons-le clairement, elle échoue à convaincre. Harden refuse de confronter l’histoire et les trajectoires prises par sa discipline, et fatalement elle peine à défendre l’idée que les tentatives de créer un monde plus égalitaire sont entravées par le manque de considération accordé aux différences génétiques.

Dans son livre Misbehaving Science, le sociologue Aaron Panofsky documente l’histoire et les avancées de la génétique comportementale depuis ses débuts officiels dans les années 1960. À travers son histoire, la génétique comportementale a répondu à ses critiques de diverses manières.

En 1969, le psychologue de l’éducation Arthur Jensen se sert des méthodes de la génétique comportementale pour défendre l’idée que la différence de QI entre les Blancs et les Noirs américains est d’origine génétique, et, par conséquent, qu’on ne pourrait pas la pallier par une politique sociale et éducative. Les généticiens classiques et les biologistes de l’évolution ayant associé ensemble Jensen et les généticiens du comportement dans leurs critiques, la discipline visée tente alors de tenir un juste milieu entre les conclusions racistes de Jensen et la conviction que la génétique comportementale humaine était fondamentalement viciée.

Néanmoins, dans leur tentative de défendre leur discipline, les généticiens du comportement se mettent progressivement à soutenir l’importance des recherches scientifiques portant sur la race [biologique] et adoptent en conséquence certaines prémisses fondamentales sur l’influence de la génétique dans les différences raciales à propos du QI.

Dans les décennies suivantes, Jensen ainsi que d’autres chercheurs partageant les mêmes idées comme J. Philippe Rushton, Richard Lynn et Linda Gottfredson bénéficient des financements du Pioneer Fund, une organisation explicitement dédiée à « l’amélioration raciale ». Durant cette période, ils sont intégrés dans les comités éditoriaux de journaux publiant des travaux de génétique comportementale et sont considérés comme des pairs. Les financements de ce fonds nuisible s’étendent même jusqu’aux projets de génétique comportementale traditionnelle tels que la Minessota Study of Twins Reared Apart et le Texas Adoption Project [2].

Dans leurs tentatives de défendre leur champ de recherche contre les critiques incessantes, les généticiens du comportement utilisent les résultats d’études de jumeaux pour défendre l’idée que les interventions sociales sont inefficaces. Comme le note Panofsky :

« La manière polémique avec laquelle les généticiens du comportement ont mis en avant leurs recherches les a conduits à inscrire en profondeur des idées centrées étroitement autour d’une certaine interprétation, foncièrement déterministe, de la génétique. »

Cette histoire, faisant entre autres état du rôle de la génétique du comportement dans la constitution, la promotion et la défense du racisme scientifique et de la vision déterministe de la génétique, est complètement absente du livre de Harden. Cette histoire importe pourtant. Elle est à l’origine de la marginalisation de la génétique comportementale d’avec la génétique classique. Cette marginalisation a produit le lignage intellectuel et idéologique figé à partir duquel Harden opère.

Ces biais sont prononcés dans les premiers chapitres, qui introduisent les lecteurs à la discipline, conduisant régulièrement à un compte rendu incomplet, trompeur ou erroné des recherches en génétique et en sciences du comportement. Harden défend la thèse du rôle causal majeur des différences génétiques. Les résultats qu’elle présente couvrent des décennies de recherche, incluant les études de jumeaux, ainsi que des développements méthodologiques plus récents comme les études d’association pangénomique (GWAS) [3], les estimations de scores polygéniques (un chiffre résumant les estimations des effets individuels de variations génétiques à l’échelle du génome entier sur un phénotype en particulier), et les analyses génomiques de fratries. Malheureusement, Harden présente souvent ces résultats de manière si trompeuse qu’elle masque combien ceux-ci fragilisent en réalité la thèse qu’elle défend.

Par exemple, Harden porte aux nues les études de fratries au motif qu’elles constituent une preuve irréfutable de l’existence d’une causalité génétique directe et indépendante, sans être sujettes aux biais présents dans d’autres approches. S’il est vrai que les scores polygéniques issus des études de fratries résolvent des problèmes substantiels d’associations imprécises entre ADN et phénotype, Harden ne tient pas compte de plusieurs différences clés entre les méthodes basées sur les analyses de fratries et d’autres études génomiques ou celles qui se fondent sur les études de jumeaux. Il est rarement mentionné explicitement que ces études familiales aboutissent à des estimations d’effets génétiques plus faibles, allant souvent jusqu’à la moitié de ceux observés à l’échelle des populations, transformant les 13 % de variance expliquée par les scores polygéniques corrélés au niveau d’études en une très probable surestimation.

Harden omet également de noter qu’une méthode, même couramment employée, n’élimine pas totalement les problèmes liés à la structure de la population, ou encore que les estimations issues des études de fratries puissent toujours inclure des effets de facteurs confondants qui créent des corrélations hasardeuses entre les gènes et l’environnement [4].

Pire encore, Harden passe des résultats moins biaisés mais plus faibles issus des études de fratries, aux estimations plus biaisées mais plus larges de scores polygéniques issus d’études populationnelles, sans le préciser clairement. C’est fréquemment le cas lorsqu’elle discute des recherches affirmant que les scores polygéniques corrélés au niveau d’études expliquent en grande partie les disparités de niveaux de revenus. Conséquemment, Harden masque le fait que des techniques plus fiables aboutissent à une estimation d’effets génétiques plus faibles. Les lecteurs peuvent être amenés à croire à tort que les effets génétiques sont à la fois larges et fiables quand ils sont en réalité souvent soit l’un, soit l’autre.

Dans son échec à prendre en compte les critiques de la génétique comportementale, souvent issues de la gauche, Harden alterne entre omission et déformation pure et simple. Ce traitement contraste notablement avec sa manière de traiter le déterminisme biologique caractéristique de la droite. Les travaux de Charles Murray, co-auteur de The Bell Curve, qui a soutenu que les différences de QI entre les riches et les pauvres sont de nature génétique, et dont les recherches s’alignent tout à fait avec celles de Harden, sont présentés en bonne partie comme véridiques et leurs implications politiques ne sont que timidement confrontées. Richard Lewontin, le plus éminent détracteur de la génétique comportementale, est traité avec bien plus de sévérité.

Dans l’une des trois occurrences où Harden daigne mentionner l’implication de longue date de Lewontin dans la génétique du comportement, elle se trompe, en affirmant que Lewontin aurait simplement dit que l’héritabilité [5] était inutile parce que ce paramètre est spécifique à une population particulière sur une période donnée. Lewontin a montré en réalité en quoi les fondements statistiques des analyses d’héritabilité impliquent l’impossibilité de séparer réellement les effets génétiques de ceux de l’environnement. Contrairement à l’image caricaturale que Harden donne de ses adversaires, Lewontin admet les facteurs génétiques comme des causes des phénotypes. Cependant, il insiste sur le fait que ces effets ne peuvent être indépendants des facteurs environnementaux et des dynamiques de développement.

Pour Harden, homogénéiser les conditions d’accès aux ressources reviendrait à accroître les inégalités et l’influence de la génétique. Lewontin explique en quoi les conséquences d’une telle homogénéisation des environnements dépendent précisément de quels environnements sont homogénéisés. À titre d’exemple : un cactus et un rosier répondent différemment à des variations de quantités d’eau. Fournir aux deux plantes le même faible volume d’eau est bon pour le cactus et mauvais pour la rose, et fournir un volume plus grand d’eau est mauvais pour le cactus et bon pour la rose. Homogénéiser les environnements aux dépens de leurs caractéristiques propres peut réduire ou augmenter les inégalités, et peut réduire ou augmenter l’impact des différences de génotypes en fonction de l’environnement et de la norme de réaction [6] d’un trait et d’un ensemble de génotypes. Les analyses d’héritabilité ne peuvent fournir des informations sur cette distribution ou sur les natures des interactions entre le génotype et l’environnement. Ces développements détaillés, quantitatifs et analytiques sont complètement ignorés par Harden.

D’après son récit, les gens de gauche s’opposent à la génétique comportementale par idéologie, parce qu’ils croient que celle-ci invalide leur désir de réduire les inégalités. Dans Nous ne sommes pas programmés (La Découverte, 1985) Not In Our Genes, ouvrage critique de la génétique comportementale qui a fait date, trois chercheurs par ailleurs socialistes, Lewontin, le neuroscientifique Steven Rose et le chercheur en psychologie Leon Kamin, s’opposent à cette déformation des critiques venues de la gauche, écrivant :

« On présente souvent comme une antithèse au déterminisme biologique l’idée que l’influence de la biologie s’arrête à la naissance, moment à partir duquel la culture prendrait le relai. Cette antithèse est une forme de déterminisme culturel que nous rejetons… On ne peut pas séparer l’humanité de sa réalité biologique, ce qui ne signifie pas qu’elle y est enchaînée. »

Ils poursuivent :

« À rebours de l’idée d’une séparation stricte entre organisme et environnement ou d’une détermination unidirectionnelle, nous proposons la perspective d’une interpénétration active et constante entre l’organisme et son environnement. Les organismes ne surviennent pas simplement dans un environnement donné, mais cherchent activement des alternatives ou transforment ce qu’ils trouvent. »

Le concept d’héritabilité fait toujours l’objet d’une incompréhension fondamentale de la part d’Harden.

Not in our genes critique le déterminisme biologique parce qu’il simplifie à outrance les processus qui produisent de la diversité dans le monde naturel, ainsi que les manières dont le déterminisme biologique est instrumentalisé pour des raisons politiques et idéologiques par des personnes comme Arthur Jensen, Daniel Patrick Moynihan, ou encore Hans Eysenck [7], dans l’objectif de saper les mouvements pour l’égalité sociale et économique en s’appuyant sur des données biologiques. L’opposition de Lewontin, Kamin et Rose au déterminisme biologique ne repose pas simplement sur des raisons d’ordre idéologique. Ils savent que les convictions égalitaires ne sont pas menacées par la biologie pour peu que l’on comprenne correctement la biologie, de manière non-déterministe [8]. Il s’agit en fait d’aller au-delà de la simple critique scientifique en proposant une analyse sociale des raisons derrière les erreurs du déterminisme biologique ainsi que son succès. Ils expliquent :

« On peut expliquer les erreurs produites par une vision biologiquement déterministe du monde sans avoir besoin de se référer aux usages politiques qui sont faits de ces erreurs, ce que nous faisons dans une bonne partie du présent ouvrage. Cependant, ce qui ne peut pas être compris sans référence à des événements politiques, c’est la manière dont ces erreurs surviennent, pourquoi elles deviennent déterminantes à certaines époques, au niveau scientifique ou dans les représentations populaires, et pourquoi il faut s’en soucier en premier lieu. »

Ce manque de sérieux dans la prise en considération des critiques n’est pas seulement fautif d’un point de vue de la recherche universitaire, mais il mine les positions défendues par Harden elle-même. Certains problèmes qu’elle soulève au sujet de l’hérédité, par exemple, trouveraient leur solution à condition de considérer honnêtement les critiques en provenance de la génétique classique et de la biologie de l’évolution. La position adoptée par Harden est radicale : elle soutient que l’héritabilité est une mesure de la causalité génétique au sein d’un échantillon de population ; néanmoins, et en dépit de deux chapitres passés à argumenter en ce sens, le concept fait toujours l’objet d’une incompréhension fondamentale de sa part.

Des travaux antérieurs en génétique au sujet de la culture des plantes permettent d’éclairer les origines de cette confusion. Dans une critique parue en 1978, Oscar Kempthorne, éminent généticien de la statistique génétique, avance que les méthodes employées dans ce champ ne peuvent pas nous donner d’information sur les rapports causaux : en réalité, celles-ci ne font que décrire un rapport linéaire entre génétique et phénotype, sans pouvoir les relier davantage l’une à l’autre.

Pour déduire une causalité à partir de corrélations, il faut être en mesure de contrôler rigoureusement les variables confondantes. Dans le cas de l’héritabilité, cela signifie que la génétique et l’environnement doivent être indépendants l’une de l’autre, ce qui ne peut pas être le cas sans manipulation expérimentale directe. Dans des domaines comme la culture des plantes, il est possible de « randomiser » les environnements dans lesquels un génotype de plante est cultivé, et des plantes génétiquement identiques peuvent être cultivées dans des environnements différents pour davantage de contrôle, ce qui rend les inférences à ce sujet plus sûres. Ce n’est cependant pas possible en génétique humaine, même dans le cadre des études de jumeaux ou de fratries sur lesquelles Harden s’appuie principalement. Les processus qui compliquent l’interprétation causale des estimations d’héritabilité ont été l’objet de débats ad nauseam par d’autres généticiens comportementaux, et c’est la raison pour laquelle Harden est l’une des rares à en arriver à ses propres conclusions.

Une dernière omission flagrante qu’il nous semble important de relever dans le livre de Harden se trouve dans le chapitre sur la race et les observations résultant de la génétique comportementale. Harden produit dans ce chapitre un travail admirable pour prévenir l’application erronée de la génétique comportementale à des questions de différences raciales. Toutefois, on n’y trouve aucune mention du fait que, d’après de nombreuses études, la variation génétique soit bien plus élevée au sein des races qu’entre les races [9]. Pourtant, ce constat remet en cause des préconceptions fondamentales sur la nature biologique de la race et la pertinence du concept lui-même.

Ces constatations ont également des implications importantes concernant nos hypothèses à propos du rôle de la génétique dans les différences de phénotypes entre les races, à savoir qu’il est faible voire inexistant. On pourrait se demander si cette omission ne vient pas du fait que ces observations sont dues en premier lieu à Richard Lewontin. Ce qui est particulièrement problématique dans le cas présent, puisque des essais contrôlés randomisés (RCT) ont montré de manière convaincante qu’insister sur les résultats de Lewontin en cours de biologie conduit à une réduction de l’essentialisme, des préjugés et des stéréotypes raciaux. Peu d’interventions pour lutter contre le racisme et les préjugés en éducation scientifique bénéficient d’un tel niveau de preuve en leur faveur.

Par-dessus tout, Harden cherche désespérément à communiquer une idée dans la première partie du livre : les gènes sont une cause importante des inégalités sociales. Elle considère la causalité comme un phénomène de « production de différences » dans des scénarios contrefactuels. En d’autres termes, « X cause Y » si la probabilité que Y se produise est différente si X ne s’était pas produit. Comme le note Harden, les sciences expérimentales adoptent une « théorie interventionniste » similaire, et à certains égards plus radicale, de la causalité, basée sur des interventions expérimentales. Dans ce cadre, on dit que « X cause Y » s’il y a une réponse régulière de Y à une intervention X.

Dans le cadre d’une théorie interventionniste, l’approche de Harden concernant la causalité génétique rencontre plusieurs difficultés. Premièrement, elle requiert d’être en mesure d’isoler une propriété spécifique sur laquelle on souhaite intervenir. C’est possible dans le cas de troubles génétiques simples dont les mécanismes biologiques sont clairs, avec une idée précise des processus à l’œuvre dans le passage du gène au trait, comme dans le cadre de la drépanocytose ou de la maladie de Tay-Sachs. Cependant, ça ne fonctionne pas pour des traits médiés par la culture et le comportement, et qui impliquent un grand nombre de gènes aux effets individuels faibles ainsi que des associations diffuses entre facteurs génétiques et non-génétiques. Il n’existe tout simplement pas de méthode qu’on puisse qualifier d’intervention expérimentale, suivant ce que nous entendons normalement par ce terme, qui permettrait d’isoler et d’intervenir sur les effets de variants génétiques spécifiques tout en préservant des facteurs environnementaux constants.

Cela s’applique aussi aux analyses de fratries que Harden cherche à faire passer pour des expériences randomisées. Contrairement à ce qu’elle affirme étrangement, la méiose ne représente en effet pas une expérience randomisée, même de manière approximative. Celle-ci se contente de randomiser les génotypes au sein de la fratrie, mais elle ne randomise pas les environnements que les génotypes traversent. Les nombreuses institutions sociales et culturelles agissent toujours de manière confondante. Au lieu d’une connaissance des mécanismes biologiques à l’œuvre dans le développement des traits étudiés par la génétique comportementale, Harden ne propose au final qu’un score polygénique, quelque chose qui relève plus d’une construction statistique que d’une propriété tangible du monde.

Deuxièmement, pour que les affirmations causales de Harden soient pertinentes, les facteurs environnementaux et génétiques doivent être des composantes distinctes qui puissent être altérées indépendamment. Ceci s’explique par ce que le philosophe John Stuart Mill appelle le principe de composition des causes, qui implique que « l’effet conjoint de plusieurs causes est identique à la somme de leurs effets distincts ». Au fond, Harden présume que les influences génétiques et environnementales sur le comportement humain sont indépendantes et séparables ; c’est au mieux une hypothèse éminemment douteuse.

En se basant sur les arguments des critiques comme Lewontin, ainsi que les travaux de programmes de recherche tels que la théorie des systèmes développementaux (developmental systems theory), on trouve de très bonnes raisons de penser que les systèmes biologiques ne sont pas modulaires [10], particulièrement au sujet du niveau d’études (educational attainment). Les influences génétiques et environnementales interagissent tout au long du développement, les interactions sont dynamiques, réciproques et hautement contingentes. Ce n’est simplement pas plausible de parvenir à estimer les effets de chacune indépendamment de l’autre, parce qu’elles s’influencent directement et réciproquement.

On trouve un problème supplémentaire dans le livre de Harden : ce n’est pas parce que des gènes produisent des effets dans un phénotype qu’ils deviennent nécessairement pertinents pour l’analyse de ce phénotype. En fait, la conception de la causalité adoptée par Lewis, à savoir considérer X comme une cause si un effet différent résulte de l’absence de X, place la barre assez bas au sujet de ce qui peut être admis comme cause, et peut entraîner à identifier comme tels des éléments qui ne sont pas forcément pertinents. Pour prendre un exemple absurde, on pourrait défendre l’idée que le soleil est une cause de mon réveil ce matin puisqu’il est à l’origine de la cascade trophique ayant suffisamment alimenté mon corps pour que mes fonctions biologiques vitales perdurent. Suivant la conception de Lewis, le soleil est donc une cause de mon réveil. Or, cette cause, peu pertinente, ne donne pas vraiment d’information utile en comparaison de l’alarme de mon réveil ou du bus que je dois prendre à 8h35.

Dans Biology as Ideology, Lewontin s’intéresse aux causes de la tuberculose. Il remarque que dans les manuels de médecine, le bacille de Koch, responsable de la maladie chez les personnes qui sont infectées, est la cause de la tuberculose. Pour Lewontin, cette explication biologique se concentre sur l’échelle individuelle et aborde la sphère biologique indépendamment des causes externes liées à l’environnement ou à la structure sociale. Bien que l’on puisse évidemment parler du rôle causal du bacille de Koch dans le développement de la maladie, on peut aussi parler des conditions sociales du capitalisme industriel dérégulé et de son rôle dans les épidémies et les morts par tuberculoses, et nous faire une bien meilleure idée du phénomène en analysant ses causes de la sorte.

« … des changements sociaux complexes ont eu lieu, débouchant sur un accroissement des revenus réels pour la grande majorité de la population, ce qui s’est partiellement reflété dans une alimentation de bien meilleure qualité, constituant la pierre d’achoppement de l’accroissement de la longévité ainsi que la baisse du taux de mortalité dû aux maladies infectieuses. Bien que l’on puisse dire que le bacille de Koch cause la tuberculose, on est bien plus proche de la vérité si l’on dit que ce furent les circonstances liées au capitalisme concurrentiel non réglementé du XIXe siècle, non modulées par les exigences des syndicats de travailleurs et de l’État, qui sont la cause de la tuberculose. »

Cette question, à savoir établir la pertinence d’une cause au regard d’une problématique sociale ou scientifique particulière, se révèle être un problème pour Harden au cœur de son livre, lorsqu’elle essaie de convaincre le lecteur que l’information génétique est un outil crucial pour combattre les inégalités.

Un exemple donné par Harden est que des enfants qui ont de bons résultats mais qui font leur scolarité dans des écoles pauvres « réussissent » moins, et que les élèves pauvres ayant eu accès à l’enseignement supérieur se retrouvent avec des revenus inférieurs à ceux des élèves riches issus des mêmes cursus. Ces résultats ne sont ni nouveaux, ni ne requièrent d’être expliqués par des données génétiques potentiellement trompeuses. Bien que Harden cherche à contrer préventivement les arguments de droite à propos des défauts de la recherche en sciences sociales, il n’est pas dit qu’elle y parvienne. Comme le montrent des recherches présentées par l’autrice elle-même, les résultats de la génétique comportementale renforcent l’extrême droite et celle-ci partage régulièrement les recherches de ce champ pour promouvoir son idéologie et remettre en cause les politiques égalitaristes. Plutôt que de chercher à répondre à ces critiques malhonnêtes de la droite, on peut simplement les ignorer, tout comme Harden ignore leur cooptation de son champ de recherche.

Enfin, Harden exprime une inquiétude générale sur les sciences sociales et les travaux de psychologie qui seraient gangrénés par un « quiproquo génétique » en ce que les corrélations qu’ils observent seraient en réalité causées par des facteurs génétiques ignorés qui expliqueraient la situation des individus (par exemple de faibles revenus ne conduisent pas à une moins bonne santé, les gènes sont la cause des faibles revenus et de la mauvaise santé). Dans cet exemple, la critique de Harden est sévère, qualifiant la recherche qui n’inclurait pas les facteurs génétiques comme le summum du gaspillage d’argent public, tout en étant peu exigeante concernant les preuves que ce « quiproquo génétique » serait un problème généralisé, ou que la recherche en génétique comportementale pourrait y apporter une solution.

Il est raisonnable de penser que les données génétiques ont peu voire pas d’intérêt supplémentaire comparées aux données que peuvent nous fournir les expériences sociales ignorant la génétique.

De manière surprenante, tous ces exemples laissent finalement tomber l’idée farfelue que les gènes seraient des éléments cruciaux déterminant nos vies pour à la place faire de l’analyse des données génétiques une méthode parmi d’autres pour effectuer des inférences causales sur les interventions environnementales. On ne s’intéresse plus aux estimations d’héritabilité ; au lieu de ça, on fera des jumeaux un dispositif expérimental. Si c’est convenable dans certains cas, utiliser des individus avec le même génotype, les mêmes caractéristiques environnementales, et le même phénotype ne signifie cependant pas que les gènes sont un facteur déterminant. C’est simplement un bon protocole expérimental. Ici, certaines remarques de Harden à propos des sciences sociales sont correctes. Les études observationnelles et fondées sur les corrélations sont limitées pour de nombreuses raisons, mais pas nécessairement parce qu’elles négligent les différences génétiques.

L’objectif devrait être de renforcer l’inférence causale en sciences sociales, et certaines autres disciplines donnent des pistes en ce sens. Pour améliorer leur capacité à identifier des causes, les épidémiologistes utilisent des expériences directes, comme les essais contrôlés randomisés, ou exploitent des « expériences naturelles » qui peuvent approximativement remplacer la randomisation expérimentale, comme l’étude des effets des politiques gouvernementales suite à leur déploiement. Des méthodes statistiques pour classer les individus en fonction de diverses informations démographiques telles que le niveau de revenus, la nature du voisinage, l’éducation familiale etc. peuvent également être mises en place.

En réalité, il est raisonnable de penser que les données génétiques ont peu voire pas d’intérêt supplémentaire comparées aux données que peuvent nous fournir les expériences sociales ignorant la génétique. Eric Turkheimer, le directeur de thèse de Harden, a formulé « l’hypothèse du phénotype nulle » qui postule que, pour beaucoup de traits comportementaux, la variance génétique déterminée grâce aux études de génétique comportementale ne dérive pas d’un « mécanisme indépendant des différences individuelles », mais reflète plutôt des processus développementaux profondément interconnectés qui sont mieux étudiés et compris à l’échelle du phénotype. Cela s’applique certainement aux traits sur lesquels s’arrête Harden.

Même avec les GWAS et les scores polygéniques, on ne nous promet pas de mécanisme biologique plus cohérent que… quelque chose qui aurait vaguement à voir avec le cerveau, qui interagirait ou serait corrélé à l’environnement, et qui serait contextuel ou modifiable. Harden se plaint de l’importance donnée aux mécanismes, mais les scores polygéniques corrélés au niveau d’études seraient utiles précisément s’ils permettaient d’identifier des mécanismes causaux. Par exemple, en médecine, les GWAS ont permis d’identifier des cibles potentielles de nouveaux traitements en remontant aux processus biologiques conduisant à la maladie, et en permettant à terme à ces traitements candidats de doubler leurs chances d’accéder à l’étape des essais cliniques.

Cette situation n’existe cependant pas dans le contexte éducatif. À la place, nous pouvons comprendre le rôle de traits corrélés comme le TDAH (Trouble du déficit de l’attention avec/sans hyperactivité), ou les effets d’interventions à l’échelle du phénotype en constatant la manière dont les résultats et les performances scolaires eux-mêmes changent lors d’études expérimentales correctement réalisées. Il a même été démontré que plusieurs scores polygéniques, du niveau d’études aux symptômes schizophrènes en passant par certaines maladies cardiovasculaires, n’avaient aucune valeur prédictive supérieure à celles associées aux contrôles médicaux ou phénotypiques. En d’autres termes, même des scores polygéniques déterminés rigoureusement ne nous aident pas à mieux prédire les risques de développer tel ou tel phénotype. Alors pourquoi ne pas concentrer nos efforts sur les phénotypes plutôt que les génotypes concernant l’éducation, les revenus ou la santé, sur lesquels nous pouvons mener des expériences randomisées, ou pour lesquels nous disposons d’expériences quasi-naturelles ?

Certaines études s’essaient déjà à des formes de manipulation expérimentales liées à l’éducation. Contrairement à ce que disent Harden ou John Arnold, le milliardaire soutenant les charter-schools, nous disposons d’idées sur la manière d’améliorer l’école. Les recherches indiquent qu’arrêter de cadrer les parcours en classant les étudiants en fonction de leur réussite et permettre à tous les étudiants de suivre des parcours stimulants augmente les résultats des étudiants moins performants sans affecter les meilleurs étudiants.

Des expériences ont montré d’importants bénéfices pour les étudiants validant leurs années d’étude, et notamment sur leurs notes, lorsque les cours sont intégrés au sein de cursus construits en cohérence avec les recommandations de la recherche en sciences de l’éducation et impliquant activement les étudiants. L’ouverture et l’apprentissage actif ont de plus l’avantage de combler le préjudice des disparités raciales dans le niveau d’études. Pour parvenir à ces fins, il faut probablement en passer par une meilleure formation et rémunération des professeurs, ainsi qu’une adaptation de leur nombre par effectif d’étudiants. Ces changements nécessiteraient certainement d’en venir aux questions du financement des écoles, du salaire et des conditions de travail des enseignants, ainsi que des ressources scolaires, quand bien même ces facteurs ne sont pas suffisants pour améliorer les résultats éducatifs dans toutes les situations.

Comme le note Harden, dire que certains protocoles peuvent déjà améliorer les pratiques des sciences sociales ne signifie pas que nous ne devrions pas utiliser tous les outils à notre disposition. Cependant, il existe de bonnes raisons de ne pas se fier aux données génétiques pour ce type de recherches. L’une d’entre elles est que les scores polygéniques ne font pas de très bons contrôles pour tester expérimentalement les effets des interventions environnementales. Les recherches ont montré que les interactions systématiques entre gènes et environnement affaiblissent la capacité des scores polygéniques à discriminer les facteurs génétiques confondants ou à identifier l’efficacité des interventions environnementales. Étant donné que les scores polygéniques peuvent être le reflet de biais sociaux fortuits dont nous n’avons pas conscience, il est possible, et probable, qu’en se reposant sur eux pour identifier les effets des interventions environnementales, nous réifions et renforcions des biais économiques et sociaux propres à nos sociétés.

Une dernière remarque concerne la manière dont ces recherches sont interprétées par la population, si cette dernière s’en saisissait plus largement. Les chercheurs se sont rendu compte, à l’aide d’expérimentations en ligne, que le simple fait de classer les individus en fonction de leurs scores polygéniques corrélés au niveau d’études conduisait à des stigmatisations ou des prophéties auto-réalisatrices. Les plus hauts scores étaient considérés comme ayant plus de potentiels et de compétences contrairement aux scores plus bas. Ces résultats suggèrent non seulement que les données génétiques mènent à des raisonnements essentialistes qui peuvent renforcer des inégalités existantes, mais ce genre de relations peut également ajouter encore plus de facteurs confondants, compliquant ainsi l’utilisation des données génétiques dans le cadre des questions sociales.

Nous arrivons enfin à notre ultime critique de The Genetic Lottery : nous n’avons pas besoin du concept de « chance génétique » pour défendre des politiques plus égalitaires. Harden note régulièrement que l’alternative consiste à faire reposer la situation des individus sur leur seule responsabilité individuelle. Soit quelque chose est le produit de gènes sur lesquels les individus n’ont aucun contrôle, soit c’est de leur faute car ils n’ont pas fait assez d’efforts. Cependant, les politiques progressistes se concentrent sur des facteurs systémiques et structurels sur lesquels les individus n’ont de toute façon pas de contrôle, tout en modifiant leurs situations. On admet déjà l’existence d’une certaine forme de chance « morale » parce que la situation des individus n’est pas entièrement de leur ressort, en ce qu’elle dépend aussi des opportunités qui s’offrent à eux. Ces approches et philosophies progressistes ne sont jamais abordées dans l’analyse de Harden.

Dans son avant-dernier chapitre, Harden met en regard les politiques « eugénistes », « génétiquement ignorantes » et « anti-eugénistes ». Il n’en ressort qu’un homme de paille des politiques « génétiquement ignorantes » et une régulière confusion entre les politiques « anti-eugénistes » et des politiques eugénistes. Par exemple, quelle est la différence entre la description par Harden de la politique eugéniste consistant à « classer les gens en rôles sociaux en fonction de leurs gènes » et la politique anti-eugéniste proposant « d’utiliser les données génétiques pour maximiser les compétences réelles à obtenir tel ou tel rôle social » ?

Alors que la politique « génétiquement ignorante » est quant à elle décrite comme se résumant à « prétendre que tous les individus ont des chances équivalentes d’arriver à tous les rôles sociaux en fonction de leur environnement ». Ce qui est en réalité nécessaire pour l’agenda progressiste est de s’assurer que la possibilité des individus à s’épanouir ne dépend pas de leur origine, de leurs préférences ou de leurs capacités. Et il n’y a pas besoin d’utiliser de données génétiques pour ce faire.

Dans un autre cas concernant la santé, Harden suggère que l’approche ignorant la génétique consiste à garder notre système de soin tel quel tout en interdisant l’utilisation des information génétiques, tandis que l’approche anti-eugéniste serait de créer un système « où chacun serait inclus, quels que soient les résultats de la loterie génétique ». Cependant, le système que décrit Harden, n’est pas un programme social universel qui assurerait la prise en charge médicale, le logement ou l’éducation indépendamment des situations économiques. Il s’agit plutôt d’un système ressemblant aux politiques publiques fondées sur les conditions de ressources mais incluant des données génétiques. Les programmes sociaux universels ont évidemment les mêmes effets que ces politiques anti-eugénistes tout en restant ignorant des données génétiques ! Le dédain complet de Harden à l’égard de formes réalistes et efficaces de politiques publiques progressistes, mis en forme dans une description caricaturale de politiques ne prenant pas en compte les données génétiques, est inexcusable pour quelqu’un se réclamant du progressisme.

Pour un progressiste défendant l’accès universel aux soins, un revenu minimum pour tous et toutes, le logement comme droit humain fondamental ou l’éducation gratuite, les différences entre les individus et leurs causes n’ont aucune importance. Le fait que certaines personnes aient besoin de soins pour survivre est la raison même pour laquelle ils devraient être gratuits, indépendamment du caractère inné ou acquis des problèmes de santé. Tout le monde admet que les individus ont des préférences et des compétences différentes qui les conduisent à vivre différentes vies. Le fait que pour certaines personnes ces différences se manifestent par un dilemme entre un salaire décent et la pauvreté est le véritable problème que les progressistes veulent régler, et il n’est pas important de connaître les causes de ces différences, mais uniquement de lutter contre.

En somme, Harden tente de faire valoir des recherches dont nous n’avons pas besoin, fondées sur des prémisses douteuses et incapables de tenir les promesses qu’elle nous vend. Son échec à prendre en compte l’histoire de son propre champ, ses critiques scientifiques ou les véritables objectifs des politiques progressistes ne laisse pas grand-chose à retenir de son livre. D’une certaine manière, The Genetic Lottery montre que la génétique comportementale n’a plus aucun intérêt une fois que les thèses du déterminisme génétique et du réductionnisme biologiques ont été discréditées. Si l’on s’intéresse à la génétique moderne ou si l’on cherche à améliorer les politiques progressistes, il faudra chercher ailleurs.

Kevin Bird, biologiste,
chercheur postdoctorant en biologie
de l’Université de Californie, Davis.

 

Article publié sur le site Analyses Opinions Critiques le 30 mai 2023.

Traduit de l’anglais par Germain Clavier, Omar El Hamoui et Quentin Gervasoni.

 


Stéphane Foucart

En biologie, les « bons » et « mauvais » gènes font un inquiétant retour, alimentant les théories racialistes

Le Monde, 20 janvier 2023.

 

Maintes fois démontées depuis leur émergence au XIXᵉ siècle, les thèses d’une inégalité génétique entre les populations humaines – dont s’inspirent notamment des auteurs de crimes racistes – refont surface à la faveur de publications scientifiques autour des études du génome.

Payton Gendron avait d’excellentes lectures. Il les a consignées dans le manifeste qu’il a posté sur Internet, le 14 mai 2022, avant de parcourir les 320 kilomètres séparant son domicile de la ville de Buffalo. Là, dans un supermarché, il a abattu dix personnes afro-américaines à l’arme automatique. Le jeune homme de 18 ans ne s’était pas seulement radicalisé à la lecture des exégèses du « grand remplacement » de Renaud Camus ou de la blogosphère suprémaciste : tout au long des 180 pages, souvent délirantes, de son testament raciste, apparaissent des références puisées dans des revues scientifiques, parfois parmi les plus prestigieuses.

Dans son texte, Payton Gendron rassemble d’abord des statistiques pointant la surreprésentation des Afro-Américains parmi les auteurs de crimes et de délits aux Etats-Unis, leur moindre réussite scolaire ou leurs scores plus faibles aux tests de quotient intellectuel (QI) que les Blancs. Son interprétation ? Rien à voir avec le déclassement social et économique, les inégalités territoriales et environnementales, l’héritage du déracinement culturel et de trois siècles d’esclavage. Tout, écrit-il, est affaire de gènes : les humains à peau sombre n’auraient pas les bons. Et personne n’y peut rien.

C’est « la science » qui en atteste. Une « science » qui est d’abord, dans l’esprit du tueur, un galimatias de travaux marginaux et de piètre qualité, parfois ouvertement racistes et publiés par des revues de seconde zone. Mais dans les références de Payton Gendron surgissent également des travaux de référence conduits par des consortiums de chercheurs internationaux et publiés dans des journaux prestigieux et influents. Parmi eux, deux analyses génomiques respectivement publiées en 2011 et 2018 dans Molecular Psychiatry et Nature Genetics : pour elles, des traits aussi complexes que l’intelligence et la réussite scolaire sont inscrits, pour une part substantielle, dans nos gènes.

Mille fois réfuté, l’héréditarisme semble toujours revenir hanter les sciences de la vie. Depuis sa naissance au XIXe siècle, la biologie moderne voit sans cesse renaître l’idée selon laquelle ceux qui jouissent de la meilleure destinée sociale et économique sont ceux qui ont les « meilleurs gènes ». Une idée dont « il ressort invariablement que l’infériorité des groupes opprimés et désavantagés – races, classes ou sexes – est innée, et qu’ils méritent leur statut », écrivait, en 1981, le biologiste Stephen Jay Gould, de l’université Harvard, dans un livre devenu un classique (La Mal-Mesure de l’homme, Ramsay, 1983). Aujourd’hui, on ne cherche plus comme au XIXe siècle les marques héréditaires de l’intelligence ou du comportement antisocial dans la taille et la forme du crâne, ou la longueur du troisième orteil : les nouvelles technologies de séquençage du génome, la disponibilité des séquences d’ADN de millions d’individus et les immenses capacités de calcul de l’informatique offrent un nouveau terrain de jeu.

La question de l’hérédité

De nombreux biologistes s’inquiètent ainsi que leur discipline soit, comme elle le fut au cours des deux derniers siècles, instrumentalisée à des fins politiques funestes. Au lendemain de la tuerie de Buffalo, Lior Pachter, professeur de biologie computationnelle au California Institute of Technology (Caltech), remarque, dans le manifeste de Gendron, la référence à l’analyse génomique de 2018, publiée par Nature Genetics. Les scientifiques, déclare-t-il sur Twitter, ont la responsabilité de « ne pas diffuser de manière irréfléchie et irresponsable des munitions idéologiques pour soutenir des croyances tordues ». Il lui est aussitôt objecté qu’il souhaite « censurer » la recherche.

L’objection du chercheur américain va cependant bien au-delà de considérations sur l’éthique de la communication scientifique. Bien que publiés dans une revue majeure, ces travaux « n’ont aucune valeur scientifique et ne servent que de matériel de manipulation », ajoute-t-il. Un point de vue qui peut sembler radical pour le béotien, mais qui reflète celui de nombreux généticiens et épidémiologistes.

Pour comprendre, il faut entrer dans le détail de la controverse. La question de l’hérédité est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Certains traits tels que la stature, la complexion, le groupe sanguin et d’autres sont bien sûr fortement héritables : nul ne le conteste. De même que certains facteurs génétiques sont indubitablement des causes de maladies. Des mutations sur les gènes suppresseurs de tumeur BRCA1 ou BRCA2 jouent un rôle essentiel dans certaines formes de cancer du sein, par exemple. La mucoviscidose, le syndrome de l’X fragile ou la maladie de Huntington : toutes sont des pathologies causées par un défaut sur un gène – on parle alors de maladies « monogéniques ».

Les travaux cherchant des causes génétiques à des maladies multifactorielles ou des traits sociaux complexes comme la réussite scolaire, l’intelligence, les préférences sexuelles, les choix politiques ou les orientations idéologiques reposent sur des principes tout autres. Il s’agit de rechercher au sein d’une population des différences statistiques sur l’ensemble du génome des individus, en tentant d’identifier les marqueurs plus probablement présents chez certaines personnes (par exemple ceux qui ont fait des études longues) que chez les autres.

Score génétique

Ces analyses sont appelées « études d’association pangénomiques » (GWAS, pour Genome-Wide Association Studies) et permettent de calculer un « score polygénique » pour chaque individu, par comparaison avec la population étudiée, estimant sa prédisposition plus ou moins forte à un QI élevé, à la réussite scolaire, sa susceptibilité aux drogues, à la maladie de Parkinson, etc.

Premier problème, « les “scores polygéniques” ne donnent pas d’explication causale », détaille l’épidémiologiste John Ioannidis, de l’université Stanford, dont le travail sur la qualité des résultats de la recherche en sciences biomédicales est mondialement réputé.

« Cela signifie que les variants génétiques identifiés ne sont pas nécessairement à l’origine du comportement, de l’aptitude ou de la maladie étudiée, ils n’en sont que des marqueurs. »

En d’autres termes, si l’on imagine une société où les enfants aux yeux bleus n’auraient pas le droit d’aller à l’école, les facteurs génétiques caractéristiques de ces enfants seraient identifiés par ce type d’études comme statistiquement associés à l’illettrisme, à la propension à divaguer dans les rues, à la délinquance, etc.

La généticienne et mathématicienne Françoise Clerget-Darpoux, directrice de recherche émérite à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) affirme :

« Ces “scores polygéniques” reposent sur des hypothèses totalement erronées, Leur présupposé est que le génome s’exprime indépendamment de l’environnement, or nous savons avec certitude que cela est faux. Les facteurs génétiques et environnementaux sont en interaction permanente. »

Le fait est connu depuis des décennies. De la conception d’un humain jusqu’à sa mort, l’environnement au sens large – l’alimentation, le stress, l’environnement social et culturel, les expositions à des agents pathogènes chimiques ou naturels, l’éducation, etc. – contribue à réguler le fonctionnement et l’expression de ses gènes. La condition sociale, en somme, s’imprime profondément dans la construction et la vie biologiques des individus.

L’existence de « bons » et de « mauvais » profils génétiques est au cœur de fortes tensions dans la communauté scientifique. Et ce d’autant plus que le contexte politique, notamment aux Etats-Unis, est propice à toutes les récupérations. Le 18 septembre 2020, au cours d’un meeting de campagne à Bemidji (Minnesota), le président Donald Trump s’adressait à ses partisans :

« Vous avez de bons gènes, vous le savez, n’est-ce pas ? C’est en grande partie une question de gènes, n’est-ce pas ? C’est la théorie du cheval de course : vous pensez qu’on est si différents ? Vous avez de bons gènes dans le Minnesota ! »

La presse américaine n’a pas manqué de noter que la harangue de Donald Trump s’adressait à une foule presque exclusivement blanche.

Le séquençage de l’ADN et ses promesses

La principale société savante rassemblant les chercheurs en génétique humaine ne s’y est pas trompée non plus. Moins d’une semaine après le discours de Donald Trump, l’American Society of Human Genetics (ASHG) publiait le 24 septembre 2020 une déclaration à propos « de récents commentaires sur le rôle de la génétique dans la société » :

« La génétique montre que les humains ne peuvent être divisés en sous-catégories ou races biologiquement distinctes, et que toute affirmation d’une supériorité en fonction d’une ascendance génétique ne repose sur aucune preuve scientifique. De plus, il est inexact de prétendre que la génétique est un facteur déterminant dans les aptitudes humaines, lorsque l’éducation, l’environnement, le statut social et l’accès à la santé sont souvent des facteurs plus importants. Il n’y a aucune base factuelle dans les tentatives de définir des “bons” ou des “mauvais” gènes, et un siècle de science a démenti les idéologies racistes. »

En dépit de ce consensus qui prévaut chez les spécialistes de génétique humaine, des centaines d’études, parfois publiées dans les plus prestigieuses revues, se livrent, au contraire, à la recherche des « bons » et des « mauvais » ensembles de gènes, pour tout ce qui touche à la cognition, à la capacité à étudier, aux comportements antisociaux, etc.

Pour comprendre ce paradoxe, il faut revenir au tournant du siècle et aux espoirs ouverts par le séquençage du génome. Ce sont les promesses de voir l’ADN humain receler les causes moléculaires de nombreuses maladies – et donc leurs traitements potentiels – qui ont suscité des investissements considérables dans ces études d’association pangénomiques, ces fameuses GWAS.

Le 26 juin 2000, au cours de la conférence de presse annonçant la fin du séquençage du génome humain, le généticien américain Francis Collins, directeur des National Institutes of Health (NIH) et l’une des personnalités les plus influentes de la recherche biomédicale, déclarait :

« A plus long terme, peut-être dans quinze ou vingt ans, vous assisterez à une transformation complète de la médecine thérapeutique. »

Près d’un quart de siècle plus tard, des thérapies géniques ont vu le jour pour traiter certaines maladies monogéniques, mais la révolution promise par Francis Collins n’a pas eu lieu. Néanmoins, les GWAS profitent encore de cette croyance forte que notre ADN est un eldorado qui recèle de nombreux trésors, dont des réponses à une variété de questions sociales. John Ioannidis explique :

« Le séquençage du génome humain a suscité beaucoup d’attentes et de nombreux postes de direction dans le monde scientifique ont été obtenus par des personnes convaincues que c’était la voie à suivre pour réaliser des progrès scientifiques. Cet énorme investissement n’a malheureusement pas permis de faire une grande différence pour les gens et les patients. Mais, aujourd’hui, les agences de financement de la recherche n’arrivent pas à cesser de verser de l’argent dans ce tonneau des Danaïdes et les scientifiques travaillant sur ce thème ne peuvent pas changer de métier pour faire autre chose ! »

Violence et cerveau

En deux décennies de recherches sur le génome humain, des milliers de GWAS ont ainsi été financées et publiées. Professeur à l’université de Houston (Texas) et spécialiste de l’évolution des génomes, Dan Graur est plus sévère encore à leur endroit et évoque ces travaux comme une « pollution de la littérature scientifique » :

« Mais, lorsque des scientifiques peu scrupuleux proposent des méthodes pour découvrir les causes du cancer ou de l’illettrisme, les financements affluent. »

Jugées invalides pour prédire les cancers, ces GWAS le sont plus encore dès lors qu’il s’agit de traits complexes fortement liés à la condition sociale. Philippe Huneman, chercheur à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques au CNRS et à l’université Paris-I – Panthéon-Sorbonne résume :

« Au fil du temps, ce sont des chercheurs en psychologie ou en sciences cognitives, ou issus d’autres communautés sans connaissances pointues de la biologie, qui se sont approprié les données génétiques et les ont utilisées pour répondre aux questions de leur discipline. Ce faisant, ils mettent sur un même plan un phénotype biologique relativement objectif et mesurable, comme la stature, et des notions assez vagues ou marquées culturellement, comme l’externalisation du comportement [un faible niveau d’autocontrôle] ou la faculté à réussir à l’école. »

De nombreux biologistes jugent sévèrement cette tendance et la prolifération de publications qui en découlent. La démarche, ironise Dan Graur :

« peut relier des marqueurs génétiques à toutes sortes de choses, comme les loisirs ou le type de café préférés, la croyance que la vie a, ou non, un sens, et bien d’autres traits subjectifs et mal définis ».

Dan Graur exagère à peine. En mai 2012, un généticien associé à une équipe internationale de chercheurs en économie et sciences politiques discutait dans la prestigieuse Proceedings of the National Academy of Sciences de « l’architecture génétique des préférences politiques et économiques ». Peu auparavant, deux psychologues affirmaient dans la même revue que « les gènes de prédisposition à la violence se cachent dans le cerveau ». Un article qui n’avait pas échappé à Payton Gendron, qui le citait dans son manifeste.

La popularisation de ces idées auprès du grand public et des décideurs passe par leur publication dans des revues à fort impact, ainsi que par leur légitimation au sein de cénacles prestigieux. En France, à l’automne 2020, le département d’études cognitives de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm (ENS-Ulm) a par exemple invité une professeure de psychologie de l’université du Texas à Austin, Kathryn Paige-Harden, à présenter les résultats de travaux de ce type.

Ceux-ci, lit-on dans la présentation du séminaire, ont permis d’identifier environ 500 marqueurs génétiques associés aux « troubles liés à la consommation de substances, [aux] problèmes de comportement pendant l’enfance et [aux] comportements antisociaux à l’âge adulte » :

« Le score polygénique calculé à partir de ces résultats d’association à l’échelle du génome explique une variation substantielle de la consommation de substances psychoactives, des troubles et maladies psychiatriques, du suicide, des condamnations criminelles et les résultats socio-économiques. »

L’invitation avait ouvert une vive controverse entre chercheurs des départements d’études cognitives, d’une part, et de biologie, d’autre part.

Etudes de jumeaux

Certains travaux le disent sans détour : le modèle de l’école égalitaire, prônant le même enseignement et portant une même ambition pour tous les élèves, serait remis en cause par la génétique. Une étude britannique fondée sur l’analyse comparée des résultats scolaires de « vrais » et de « faux » jumeaux, publiée en 2013 dans la revue PLoS One, affirmait par exemple avoir montré que les différences de résultats à la fin de l’enseignement obligatoire « ne sont pas en premier lieu un indice de la qualité des enseignants ou des écoles ». les auteurs affirmaient :

« Une part beaucoup plus importante de la variabilité de [ces] résultats peut être attribuée à la génétique plutôt qu’à l’environnement scolaire ou familial. »

Ces travaux ont eu un grand retentissement outre-Manche. Le Science Media Centre britannique – une organisation censée œuvrer à la bonne couverture journalistique des questions scientifiques – a même organisé, quelques années plus tard, un compte rendu à destination des journalistes reprenant ces idées.

Puisque ceux qui réussissent le mieux sont aussi les plus favorisés socialement, faut-il en déduire que ce sont eux qui bénéficient du « meilleur » patrimoine génétique ? Cette « naturalisation » rampante de la hiérarchie sociale – les riches seraient riches parce que génétiquement mieux équipés que les pauvres – ulcère nombre de biologistes. En 2018, une vingtaine de chercheurs en génétique humaine publiaient dans Le Monde une tribune dénonçant « le retour d’un discours pseudoscientifique » sur le sujet, après que des personnalités publiques ont affirmé, dans plusieurs médias, que la réussite scolaire et l’intelligence étaient déterminées autant par le génome des individus que par le statut social, la qualité de l’éducation, etc.

Des affirmations là encore tirées d’études de jumeaux. Hervé Perdry, maître de conférences à l’université Paris-Saclay et spécialiste des modèles d’analyse mathématique du génome objecte :

« Ce type d’études occulte généralement le fait que les parents ne se comportent pas de la même manière avec des “vrais” ou des “faux” jumeaux. De plus, quand il y a des interactions entre les facteurs génétiques et environnementaux, on ne peut pas déduire d’une héritabilité élevée que la part du génome est prépondérante. Par exemple, la tuberculose [une maladie infectieuse] a une héritabilité de 70 %, ça n’est pourtant pas ce qu’on appelle couramment une maladie génétique ! »

Les études de jumeaux peuvent aller plus loin encore dans l’étrangeté. En mai 2019, une équipe suédoise assurait avoir mis en évidence, dans la revue Scientific Reports, « des éléments de preuve d’une importante influence génétique dans le fait de posséder un chien ».

Pour Françoise Clerget-Darpoux, « la vision déterministe qui s’est installée en génétique humaine est une dérive scientifique grave avec des conséquences inquiétantes ». La chercheuse, ancienne présidente de la Société internationale d’épidémiologie génétique, ne peut pourtant être soupçonnée de nier l’implication de facteurs génétiques dans l’ensemble des traits humains, pathologiques ou non : ses travaux, internationalement reconnus, ont précisément permis d’identifier et de modéliser le rôle de facteurs génétiques dans des maladies auto-immunes ou neurologiques.

Des formes d’eugénisme

Si l’inquiétude est aussi forte, c’est en outre que la récupération politique de la biologie a une longue histoire. Dans la seconde moitié du XIXsiècle, l’œuvre scientifique de Charles Darwin sera détournée pour former un socle de légitimité intellectuelle à l’esclavagisme et aux projets coloniaux des nations européennes : la spoliation et la destruction physique des peuples colonisés ou jugés inférieurs n’étaient plus des crimes, mais relevaient de l’histoire naturelle et de la « survie du plus apte ». A la fin du même siècle, l’héréditarisme – la théorie selon laquelle les traits sociaux ont un substrat biologique largement héritable – naissait des idées du grand savant britannique Francis Galton, reprises par le Français Alexis Carrel, Prix Nobel de physiologie et de médecine en 1912. Outre-Atlantique, des politiques eugénistes brutales seront en place, dans certains Etats, jusqu’au début des années 1970.

Les nouveaux usages des données génétiques illustrent bien le fait que les directions prises par la recherche scientifique sont le reflet de la société qui la produit et la finance. Surtout lorsque l’humain est lui-même l’objet de cette recherche. Catherine Bourgain, chercheuse en génétique humaine et en sociologie des sciences à l’Inserm explique :

« Nous sommes dans une situation où le séquençage à haut débit a produit des quantités considérables de données génétiques. Or le monde de la recherche ressent, de la part du politique, une injonction à faire quelque chose de ces montagnes de données, leur trouver des applications commerciales, produire de l’innovation. »

Celle-ci prend forme, et pas toujours pour le meilleur. Catherine Bourgain poursuit :

« Des sociétés commencent à proposer aux cliniciens des kits permettant de calculer, pour certains patients, des scores polygéniques de risque de contracter certaines maladies. La seule chose que cela produit, c’est une immense incertitude sur la conduite à tenir devant les résultats de ces tests, dont la validité scientifique n’est pas démontrée. »

De la même manière, aux Etats-Unis, des centres de fertilité proposent à leur clientèle fortunée, depuis la fin des années 2010, de choisir l’embryon à implanter en fonction de ses résultats à de tels tests. Il ne s’agit plus d’un diagnostic préimplantatoire destiné à éviter au futur enfant une maladie monogénique, mais bel et bien d’une forme nouvelle d’eugénisme. Celle-ci est d’autant plus problématique, relève Françoise Clerget-Darpoux, qu’elle repose « sur un modèle génétique erroné et sur l’interprétation abusive de simples corrélations ».

Le retournement est cruel : dès le milieu des années 1970, des biologistes comme Richard Lewontin (1929-2021), professeur à l’université Harvard, montraient grâce aux données de la génétique que les notions d’hérédité construites au XIXe siècle étaient fausses et que, si la race était une réalité sociale, elle relève d’une « fiction biologique »… Et voilà qu’un demi-siècle plus tard c’est la génétique qui fournit le prétexte à un retour larvé de l’idée eugéniste, et qui arme l’argumentaire des suprémacistes blancs.

Nouvelles règles éthiques

Les chercheurs interrogés par Le Monde sont souvent critiques vis-à-vis des stratégies éditoriales des grandes revues scientifiques, qui donnent une forte visibilité à des travaux à la fois scientifiquement contestables et susceptibles d’être instrumentalisés. Certaines de ces grandes revues, pourtant, semblent prendre conscience de leurs responsabilités sociales et politiques. En septembre 2021, dans un billet en forme de contrition, le rédacteur en chef de Science reconnaissait qu’au début du siècle passé la célèbre revue avait « joué un rôle honteux et notable dans l’acceptation scientifique de l’eugénisme aux Etats-Unis et dans le monde ». Un an plus tard, c’était au tour de l’autre monstre sacré de l’édition scientifique, Nature, de battre sa coulpe. dans son éditorial du 28 septembre 2022 on lit :

« Nous avons publié des travaux qui ont contribué aux préjugés, à l’exclusion et à la discrimination. Certains de nos articles étaient offensants et nuisibles, c’est un héritage que nous nous efforçons aujourd’hui d’examiner et d’exposer. »

La revue Nature Human Behaviour, éditée par le groupe Springer Nature, a institué en août 2022 de nouvelles règles éthiques pour les chercheurs désireux d’y publier leurs travaux. En particulier, la revue annonce qu’elle ne publiera pas de contenus

« fondés sur l’hypothèse d’une supériorité ou d’une infériorité biologique, sociale ou culturelle inhérente d’un groupe humain par rapport à un autre, en fonction de la race, de l’origine ethnique, de l’origine nationale ou sociale, du sexe, de l’identité de genre », etc.

L’initiative n’a pas fait l’unanimité. Sur Twitter, le psychologue cognitiviste Steven Pinker, de l’université Harvard, l’une des personnalités scientifiques les plus influentes de sa génération, a aussitôt annoncé son intention de boycotter la revue, devenue à ses yeux « promotrice d’un credo politique » :

« Comment savoir si les articles ont été expertisés pour leur véracité plutôt que pour leur conformité au politiquement correct ? »

Le désir de comparer les capacités ou les caractéristiques biologiques de catégories pourtant socialement construites demeure fort dans certaines disciplines. Dans une préface à un ouvrage collectif (What is Your Dangerous Idea ?, Simon & Schuster, 2006, non traduit), Steven Pinker listait ainsi une série de questions qu’il jugeait légitimes mais trop politiquement incorrectes pour être dûment creusées. Parmi elles :

« Les juifs ashkénazes sont-ils, en moyenne, plus intelligents que les non-juifs parce que leurs ancêtres ont été sélectionnés pour l’habileté nécessaire au prêt d’argent ? » « L’intelligence moyenne des nations occidentales est-elle en baisse parce que les idiots ont plus d’enfants que les personnes plus intelligentes ? »

Ou encore :

« Les gens devraient-ils avoir le droit […] d’améliorer les caractéristiques génétiques de leurs enfants ? »

Stéphane Foucart

 

Article publié dans le journal Le Monde du 20 janvier 2023.

 


[1] Le Human Genome Project est un programme de recherche lancé en 1989 et piloté par le National Institutes of Health. L’objectif était le recueil et l’étude du génome humain et d’autres organismes modèles. Le but du séquençage du génome humain a été atteint en 2003. Ce projet a fait l’objet de plusieurs polémiques et controverses, d’ordres scientifique et éthique, à cause de l’implication d’intérêts privés (en particulier la société Celera Genomics) dans la course au séquençage ainsi que d’enjeux de biopiraterie. Le succès technologique de ce projet dans le domaine de la génomique a facilité l’étude génétique des individus et des populations humaines, et les généticiens du comportement y ont vu un moyen de poursuivre leur ascension technique par l’adoption du séquençage génomique dans leurs études.

[2] Les études de jumeaux sont des expériences conduites sur les vrais (monozygotes) et/ou faux (dizygotes) jumeaux. Elles consistent en l’étude de l’influence différenciée de la génétique et de l’environnement sur l’expression d’un trait, en l’occurrence ici comportemental ou de personnalité. Elles se basent sur plusieurs hypothèses, principalement que les jumeaux monozygotes partagent à 100 % le même patrimoine génétique, contre 50 % seulement pour les jumeaux dizygotes, et qu’ils ont le même environnement partagé. Sur ces fondements, les généticiens du comportement prétendent pouvoir estimer les variabilités de l’expression d’un trait qu’on peut attribuer à des variabilités génétiques – exprimées à travers le concept statistique d’héritabilité.

La Minnesota Study of Twins Reared Apart est une étude de jumeaux menée par l’Université du Minnesota sur des jumeaux séparés à la naissance, utilisée par certains généticiens du comportement pour étudier les déterminants génétiques du développement psychologique, comme Thomas Bouchard qui affirmait que les jumeaux séparés avaient autant de chances de développer les mêmes traits de personnalité que des jumeaux élevés ensemble.

Le Texas Adoption Project est une étude menée sur des enfants adoptés qui avait pour objectif de comparer les scores aux tests d’intelligence des enfants avec ceux des parents, adoptifs et biologiques, afin de déterminer l’influence génétique dans la transmission des capacités intellectuelles.

[3] Les études d’association pangénomique (ou GWAS pour Genome-Wide Association Studies) sont des études d’association statistique entre des phénotypes et des versions différentes de gènes qui y seraient associées. L’esprit de ces études est de mettre en lumière la surreprésentation d’un ensemble spécifique de variants de gène dans l’expression d’un phénotype particulier, à l’échelle du génome entier, et d’attribuer un score (dit « monogénique » si le phénotype n’est influencé que par un seul gène, et polygénique le cas échéant) à ce lien statistique entre la cartographie génomique et le phénotype correspondant.

[4] Parmi les facteurs confondants qui peuvent biaiser les estimations de l’héritabilité et des scores polygéniques, on trouve la stratification de la population, correspondant au fait que les individus ont tendance à relationner avec des personnes qui leur « ressemblent », de manière non aléatoire, ce qui aboutit in fine à la formation de structures populationnelles qui se remarquent fortuitement à l’échelle du génome. Les individus se ressemblant ayant des chances d’avoir des génotypes similaires, l’endogamie va finir à terme par créer des groupes sociaux avec, par contingence, des similarités génétiques qui se distinguent d’autres groupes. Ainsi, l’interprétation des similarités et des variabilités génétiques peut être confondue si le phénomène de stratification de la population n’est pas pris en compte.

[5] L’héritabilité est un paramètre statistique qui correspond au rapport de la variance génotypique sur la variance totale du phénotype (génotypique + environnementale). Cette donnée permettrait en théorie d’accéder à la part de variabilité d’un trait qu’on peut attribuer à des variabilités génétiques, en acceptant certaines prémisses comme l’indépendance des gènes et de l’environnement et l’absence d’interaction entre différents gènes. La génétique du comportement sort ce paramètre de son domaine de validité, en proposant des estimations de fait biaisées et en affirmant révéler des relations de causalité par le biais d’un outil qui ne renseigne que sur des relations de variabilités.

[6] La norme de réaction correspond à l’ensemble des phénotypes développés à partir d’un génotype donné dans des environnements différents. Elle met notamment en exergue la relation d’interaction entre la machinerie génétique et l’environnement auquel l’organisme en développement est exposé. C’est par ce principe que l’on se retrouve avec des gammes de phénotypes différents pour un même génotype lorsqu’on change les conditions environnementales.

[7] Daniel Patrick Moynihan est un sociologue et sénateur américain qui a publié le rapport Moynihan en 1965, également intitulé « The Negro Family: The Case For National Action », et dans lequel il fait état de l’infériorité et la fragilité de la famille noire aux États-Unis à travers des préjugés racistes.

Hans Eysenck est un psychologue britannique qui a travaillé sur la génétique et l’héritabilité de l’intelligence. Il a été rédacteur en chef du journal scientifique Personality and Individual Differences. Il défendait l’idée de différences intellectuelles entre classes sociales et entre races. Ses travaux aux relents racialistes seront plusieurs fois remis en cause, notamment par le psychiatre Anthony Pelosi.

[8] Il est à noter que les mentions du déterminisme dans cet article correspondent à un sens restreint, plus proche des notions de réductionnisme et d’essentialisme. Le déterminisme biologique postule un caractère causal et immuable des facteurs biologiques, qui déterminent et agissent sur des traits d’un niveau moins fondamental (psychologiques et sociaux). Il n’est pas à confondre avec le déterminisme philosophique.

[9] Ces résultats proviennent initialement de l’étude de Richard Lewontin publiée sous le nom de « The Apportionment of Human Diversity ». Ils sont basés sur les classifications raciales de l’époque et montrent qu’une telle catégorisation ne peut être reliée d’une quelconque manière rationnelle à une réalité biologique. Plusieurs études menées avec plus de précisions statistiques sortiront les décennies suivantes et appuieront les conclusions de Lewontin.

[10] Le modularisme est une théorie développée par Jerry Fodor inspirée par les travaux de Noam Chomsky, qui postule que l’esprit est divisé en plusieurs « modules », chacun spécialisé dans des fonctions cognitives précises. Cette théorie intègre notamment l’idée que ces modules sont innés et non issus de l’apprentissage. Cette vision modulariste fonde en partie les théories de la psychologie évolutionniste, qui pousse le concept de modularité de l’esprit à l’extrême en la qualifiant de « massive », faisant de chaque module une structure hyperspécialisée dans une fonction particulière. Dans ses versions les plus poussées et donc les plus spéculatives, le modularisme peine à se défendre et à obtenir des résultats empiriques démontrant l’existence de ces modules (hyper)spécialisés. Cette théorie, bien que controversée et en contradiction avec les théories classiques en vigueur en biologie des systèmes et du développement, reste cependant très bien reçue dans les programmes biosociaux de la psychologie et de la biologie, confortant une vision déterministe des fonctions cognitives qui seraient en quelque sorte « encodées » dans un substrat biologique immuable.

Laisser un commentaire