Veronika Bennholdt-Thomsen et Maria Mies, La Subsistance, une perspective écoféministe, 2022

Avant-propos à l’édition française

 

La première édition allemande de La Subsistance. Une perspective écoféministe a été publiée en 1997 [sous le titre Eine Kuh für Hillary. Die Subsistenzperspektive], la version anglaise, en 1999 [sous le titre The Subsistence Perspective. Beyond the Globalised Economy], et l’édition française, basée sur l’édition anglaise, paraît aujourd’hui, en 2022. D’une certaine manière, ce livre est désormais un document historique.

Il est l’expression d’une orientation théorique majeure du mouvement féministe allemand à ses débuts, au milieu des années 1970. Nos préoccupations féministes étaient alors étroitement liées à celles du mouvement tiers-mondiste, comme on disait à l’époque pour désigner l’anti-impérialisme. Au cœur de cette réflexion, il y avait la question de savoir à quoi pourrait ressembler une autre économie, permettant aux êtres humains, aux hommes comme aux femmes, d’ici et d’ailleurs, de mener une vie bonne, une vie libre, et de pouvoir à nouveau gérer l’oikonomia (l’économie domestique) au quotidien comme ils l’entendent, en subvenant à leurs propres besoins.

Entre la première publication de ce texte et sa réédition aujourd’hui, une génération est née. Que de choses ont changé pendant ce quart de siècle ! Et pourtant, il en est une qui n’a pas évolué : la quête obsessionnelle de croissance économique, à l’échelle des nations comme des continents. Dans le monde entier, la guerre menée contre la vie par l’économie de marché globalisée s’est même intensifiée, bouleversant dans son sillage la manière de vivre des êtres humains. Notre analyse écoféministe n’en est devenue que plus nécessaire. Par ce biais, nous avions alors espéré – c’était même notre conviction – pouvoir faire quelque chose contre la mondialisation impérialiste et patriarcale du marché, qui ruine les écosystèmes et sape le lien social. De nos jours, presque tout le monde s’accorde à dire qu’il faut repenser notre civilisation de fond en comble, que c’est une nécessité vitale. La Subsistance est notre contribution à ce débat.

La spécificité de notre approche théorique est de tenir ensemble la question féministe, la question écologique et la question économique. La manière de penser qui s’est diffusée dans l’Europe du XIXe siècle a conduit à séparer ces trois domaines et à accorder à l’économie un rôle prédominant. Au XXe siècle, le primat de l’économie de croissance, qui suppose que tout soit subordonné à l’accumulation, s’est finalement imposé et a perduré jusqu’aujourd’hui sans discontinuer [1]. Dans ce livre, nous voulons montrer que la vision du monde qui préconise une croissance infinie repose sur le déni des processus naturels liés à la reproduction de la vie. Le primat de l’opérationnalité – ou, comme on l’appelle aussi, le productivisme – entraîne la destruction dans son sillage. La dévalorisation du féminin fait partie de son bagage éthico-moral. Nous voulons indiquer les moyens de nous en libérer.

A partir du milieu des années 1970, nous avons développé ce que nous entendons par perspective de subsistance jusqu’à en faire une théorie globale, établie sur des bases empiriques, et nous avons décidé d’en écrire une synthèse en publiant cet ouvrage en 1997. Comme elle est née à la fin des années 1970 dans le contexte de plusieurs congrès internationaux organisés à l’université de Bielefeld, on l’a appelée « l’approche de Bielefeld » ou « l’approche écoféministe de Bielefeld » [2]. Cette perspective théorique a été diffusée par la revue Beiträge zur feministischen Theorie und Praxis [Contribution à la théorie et à la praxis féministe], fondée à Cologne en 1978, au sein de laquelle Maria Mies a joué un rôle décisif. Organe du Verein fur Sozialwissenschaftliche Theorie und Praxis [Association pour la théorie et la praxis dans le domaine des sciences sociales], ce fut la première revue scientifique explicitement féministe en Allemagne. Maria Mies soulignait inlassablement que le changement social supposait nécessairement l’union de la théorie et de la praxis. A Cologne, elle contribua à la fondation du premier refuge pour femmes battues en Allemagne, alors que le foyer pour femmes de Berlin était en train d’ouvrir et que le mouvement féministe de Bielefeld conduisait à la création du troisième refuge du pays. Tous ouvrirent en 1977. Ce furent surtout les étudiantes en sciences sociales de la toute récente université qui s’engagèrent et firent de Bielefeld l’un des « bastions » du mouvement. Bielefeld a aussi été l’un des premiers établissements d’enseignement supérieur allemands à lancer en 1982 la recherche universitaire sur les femmes et les études de genre.

C’est dans ce contexte que sont rapidement apparues les premières divergences dans le mouvement féministe. Tandis que celles qu’on appelait « les autonomes » militaient pour une transformation profonde des rapports économiques et sociaux entre les sexes, celles qu’on appelait « les intégrées » se préoccupaient d’avoir accès aux mêmes postes et aux mêmes salaires que les hommes, c’est-à-dire défendaient l’égalité de droit entre hommes et femmes dans le cadre de la société établie. À partir de la perspective de subsistance, ce livre plaide en faveur d’une approche féministe autonome. Cela va sans dire, l’approche des « intégrées » n’a finalement conduit qu’à des concessions institutionnelles, ce qui n’empêche pas que les chercheuses et employées de l’université ont dû se battre avec force pour les obtenir. À l’heure actuelle, les représentants de l’université de Bielefeld sont fiers du rôle pionnier que leur établissement a joué dans l’introduction des préoccupations féministes dans la sphère scientifique et administrative, ce qui fut particulièrement mis en avant lors des cérémonies pour son cinquantième anniversaire en 2018. Mais leur approche est unilatérale : ils réduisent le féminisme à la conquête de l’égalité entre les sexes.

Les divergences d’intérêt entre les militantes féministes sont apparues dès le congrès national « L’avenir du travail des femmes » que j’ai organisé avec mes étudiantes dans les locaux de l’université en 1983. Les participantes, plus d’un millier en tout, ne pouvaient et ne voulaient qu’en partie suivre notre idée de prendre les savoirs spécifiquement féminins-maternels et les capacités de subsistance correspondantes pour point de départ d’une économie structurée autrement. Nous les féministes qui organisions le congrès, souhaitions mettre en évidence que la construction sociale et économique qu’est la « femme au foyer » ou la « ménagère », à laquelle le sens commun réduit « la femme », présente un double visage. Nous soulignions le caractère fondamentalement indispensable ainsi que la puissance créatrice et productive du travail de subsistance que la femme au foyer accomplit au quotidien, et nous plaidions pour le prendre comme point de départ d’une économie féministe anticapitaliste.

Mais en même temps, nous nous opposions de manière véhémente à la dimension biologique de la construction capitaliste de la femme au foyer, bien résumée par la devise : « Les femmes à la cuisine ». Cette critique avait inauguré le mouvement féministe dans les années 1960-1970. Le débat sur le travail domestique dominait le discours féministe qui se développait dans le monde universitaire, et le nôtre également. Mais nous n’avons pas réussi, nous les « féministes de Bielefeld », à convaincre une majorité de nos camarades de gauche ou de la bourgeoisie d’être fières de leurs connaissances et de leurs compétences domestiques liées à la subsistance, et de ne pas se laisser guider dans leurs prises de position politiques par la seule colère que provoque la dévalorisation patriarcale et moderne du travail domestique et du statut de femme au foyer qui lui est associé.

Le statut de travailleuse salariée lui-même ne change rien à la dévalorisation des activités que les femmes, de manière typique, accomplissent dans notre société moderne. La dévalorisation, comme nous l’expliquions, plonge ses racines ailleurs. En exemple, nous prenions le livre de Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (1952). Pour mettre en évidence le rapport entre la dévalorisation des activités des femmes et des anciens colonisés, nous avons introduit un nouveau concept analytique dans le débat. Le processus de housewifization (en anglais, parfois traduit par « ménagérisation » en français) [3] ne caractérise pas seulement l’avenir du travail salarié des femmes, mais le développement de l’ensemble du travail salarié dans le cadre de la mondialisation [4].

Depuis longtemps on pouvait ainsi observer que les migrantes et les migrants, ou par exemple les chômeurs de branches d’industrie sur le déclin devaient accepter essentiellement des emplois précaires, qui satisfont des nécessités quotidiennes au même titre que le travail des femmes au foyer. Nous nous demandions quelle idéologie se cachait derrière le sous-paiement d’activités comme soigner les personnes âgées et les malades, faire le ménage, passer le balai, laver la vaisselle, s’occuper des enfants, cultiver, désherber, moissonner les champs, etc. Et notre réponse était que, dans notre culture de l’opérationnalité, les pratiques immédiatement nécessaires à la vie – les activités de subsistance – étaient dépréciées et dévalorisées. Ou plutôt que les personnes qui les accomplissaient étaient méprisées. L’idéologie qui classe dans le même ensemble le travail servile, le travail paysan et le travail domestique des femmes au foyer modernes repose sur le mépris envers les processus naturels liés à la vie.

La théorie de la subsistance tente de faire prendre conscience de ce piège idéologique profondément inscrit dans notre culture. En décidant de parler de housewifization, nous espérions susciter une transformation de la société et de la politique des sexes équivalente à celle des Lumières. Nous sommes toutes et tous dans le même bateau, voilà ce que nous voulions signaler, surtout aux syndicats qui cherchaient à défendre avant tout les privilèges genrés de l’homme qui « subvient aux besoins de la famille ». Nous disions que le sous-paiement des femmes, en tant que « catégorie faiblement rémunérée », allait également toucher l’homme qui « nourrit le foyer » à mesure que la mondialisation étendait son emprise. Son travail salarié est aussi en voie de housewifization, au même titre que celui des immigrés pour lesquels il y a moins de solidarité syndicale.

En poursuivant mes recherches et mes enseignements dans le cadre de la théorie de la subsistance, et alors que j’occupais une chaire provisoire de sociologie à l’université de Bielefeld, j’ai pu y introduire le cursus « Monde des femmes et tiers-monde », qui a existé jusqu’en 1988. J’ai ensuite dû me rendre à l’évidence que l’association théorique entre féminisme, économie de subsistance et altermondialisme n’était pas la bienvenue dans les universités allemandes, avec leur rêve de maximisation du miracle économique. Quasiment disparue du discours académique féministe, l’approche par la théorie de la subsistance a finalement été remplacée par les gender studies dont aucune université respectable n’a bientôt pu faire l’économie. C’est seulement tout récemment que la discussion sur la subsistance a fait son retour à l’université, dans le sillage du material turn. La cause en est bien sûr l’état matériel de la planète, qui fait que les processus naturels du corps humain, surtout du corps féminin, ne peuvent plus être laissés hors-champ [5].

L’approche de la théorie de la subsistance a prospéré et s’est développée avant tout grâce à des projets concrets et à la recherche (extra-académique) qui leur est liée. Je voudrais évoquer ici quelques exemples qui me sont particulièrement proches. A Munich, la Fondation Anstiftung (« Incitation ») soutient les espaces et les réseaux de subsistance et la recherche sur ces pratiques. « En font partie les jardins interculturels et urbains, les ateliers partagés, les initiatives autour de la réparation, les projets en open source ainsi que les initiatives pour faire vivre les voisinages ou intervenir dans l’espace public. » [6] La rédaction de la revue Oya a quant à elle son siège dans le nord de l’Allemagne, près de la frontière polonaise. Sous la devise « vivre sans nuire aux générations futures », elle publie des reportages, des rapports et des textes de réflexion philosophique qui témoignent de modes de vie orientés vers la subsistance, qui montrent comment s’y prendre et incitent à les adopter. La communauté villageoise de vie et de travail dans laquelle s’inscrit la rédaction d’Oya se présente comme un « espace d’apprentissage à la subsistance » dédié à la production et à la transmission des savoirs de subsistance [7].

Enfin, je voudrais évoquer Vandana Shiva, sans doute la militante la plus connue au monde en matière de lutte contre les dévastations infligées par la mondialisation et pour l’économie de subsistance. En 1993, elle a publié avec Maria Mies le livre Ecoféminisme ; au fil des nombreux chapitres, elles analysent les liens qui se tissent entre économie de subsistance, libération des femmes et écologie. Dans le cadre de la mondialisation, la libération des femmes à l’égard du contrôle patriarcal commence, selon Shiva, par la maîtrise des semences. En 1991, elle fonde l’organisation Navdanya qui permet à des paysannes et à des travailleuses agricoles de se rencontrer, d’échanger leurs semences et de se soustraire au contrôle des géants de l’agrobusiness que sont Bayer, Monsanto et Cargill. C’est ainsi que sont nées des bibliothèques de semences autogérées. Des régions entières du nord de l’Inde pratiquent ainsi à nouveau l’agriculture biologique et se mettent à l’abri de la paupérisation provoquée par les dettes contractées auprès des grandes multinationales.

Dans l’enseignement supérieur, la théorie de la subsistance a bénéficié d’un espace privilégié grâce au cursus « Culture de la subsistance » que l’université autrichienne des ressources naturelles et des sciences de la vie (Universität fur Bodenkultur) a été la première à créer à Vienne en 1998 (et autant que je sache, elle est jusqu’ici la seule à l’avoir fait en Europe). Le lien étroit entre la théorie et la praxis, inhérent à la subsistance, y est manifeste. Le cursus est rattaché, au sein de cette université orientée vers les savoirs appliqués, au département « Espace, paysage et infrastructure » de l’Institut d’aménagement rural. J’y suis titulaire depuis plus de vingt ans en tant que professeure honoraire. Mes cours portent avant tout sur l’économie paysanne, les économies régionales et l’écoféminisme.

Sur le plan international, notre approche théorique a pu se prolonger grâce au programme postdoctoral « Women in development » de l’Institute of Social Studies de La Haye, dans lequel Maria Mies d’abord, puis moi de 1979 à 1983 avons enseigné. Cet institut de recherche, le premier établissement européen de dimension internationale à avoir créé un département de « women studies », permettait aux militantes issues des pays dits « en développement » de bénéficier d’une bourse de deux ans pour approfondir leur formation. C’est dans ce cadre que Maria Mies a mis au point ses fameux « postulats méthodologiques de la recherche sur les femmes » qui ont eu une portée heuristique considérable pour la recherche-action féministe [8]. Elle a réalisé avec ses étudiantes de différents pays du Sud des enquêtes de terrain en Hollande, afin qu’elles puissent faire la connaissance d’une culture étrangère, en l’occurrence celle d’une région du Nord. La plupart du temps, il s’agissait d’enquêter sur des projets issus du mouvement féministe, de sorte que les militantes puissent échanger entre elles.

Alors que sort cette édition française de notre livre, j’ai 78 ans. Maria Mies en a 91. Elle n’écrit plus et ne fait plus de conférences, mais dans les conversations personnelles, sa combativité rayonne toujours autant. Vous, lectrices et lecteurs de notre ouvrage, allez sans doute vous en rendre compte dans les pages qui suivent et être étonnés par le mordant de certaines phrases. Vous pouvez vous en réjouir ! Car ces passages vous communiqueront la puissance de rébellion qui animait les pionnières du mouvement féministe et de la recherche postcoloniale sur les femmes.

Maria Mies a mis dans ce livre toute son énergie. Inlassablement, elle a organisé toute sa vie des congrès internationaux en les articulant toujours à des manifestations qui attiraient l’attention publique au-delà des salles de conférence. Elle se comportait en universitaire militante, rédigeait des manifestes et fondait des associations comme Diverse Women for Diversity, qu’elle a créée avec Vandana Shiva. En 1996, elle a organisé avec Farida Akhter du Bangladesh le Women’s Day on Food lors du sommet de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) sur l’alimentation à Rome, au cours duquel des militantes africaines, asiatiques et sud-américaines ont décrit la situation alimentaire de leur pays et analysé ses liens avec la position des femmes, en soulignant que la situation ne faisait qu’empirer avec la mondialisation [9]. Un certain nombre de ces militantes étaient passées par le cursus postdoctoral de l’Institute of Social Studies de La Haye. Dans ses mémoires, dans le chapitre intitulé « Ne pas se laisser cantonner à la place des femmes : la lutte contre la globalisation», Maria décrit son engagement contre les traités impérialistes de libre-échange, destinés à livrer les économies nationales, régionales et locales aux multinationales : contre l’AMI (Accord multilatéral sur l’investissement), elle a organisé une campagne et un congrès en 1998 à Cologne, prélude au congrès organisé en 2003 dans cette même ville sous le titre « Les femmes contre le Gats (Accord général sur le commerce des services) et les privatisations » [10].

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Quelle est la place de la perspective de la subsistance dans la critique actuelle de la mondialisation ? « La subsistance est la solution », tel est le titre qu’ont choisi, pour mon intervention lors du congrès sur la décroissance de 2012 à Venise, celles et ceux qui ont édité Atlas der Globalisierung [11]. Je leur ai donné mon accord, même si cette affirmation me semble quelque peu prétentieuse. Mais en matière de mondialisation, un changement décisif n’est-il pas en cours à l’heure actuelle, avec la guerre en Ukraine ? Le monde serait sur le point de se déglobaliser, peut-on lire dans certains articles de la presse économique. En un sens, je suis d’accord. La proximité qui a été engendrée ou du moins permise physiquement et culturellement entre des êtres humains issus de régions du monde très éloignées les unes des autres est la face positive de la mondialisation.

Mais cet impact positif et le sentiment qui lui était associé sont en berne actuellement. Le retour de la division du monde en blocs plus ou moins ennemis, prêts à se livrer des guerres pour défendre leurs intérêts, dresse les humains les uns contre les autres. Le lavage médiatique des cerveaux, pratiqué de tous côtés à l’aide de méthodes de marketing, y contribue considérablement. Toutefois, ce n’est pas à cette forme de déglobalisation, de détricotage de la solidarité humaine, que pensent les commentateurs économiques. C’est plutôt à l’interruption des flux de marchandises sur le marché mondial, en particulier des flux mondiaux de matières premières. C’est et c’était ce genre de mondialisation néolibérale, promue par des organisations soi-disant «internationales» (la Banque mondiale, la Banque internationale pour la reconstruction et le développement, l’Organisation mondiale du commerce) et garantie par des traités commerciaux (Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, Accord de libre-échange nord-américain, etc.) que nous critiquions sans relâche. Au niveau mondial, elle ne rapproche pas les êtres humains, mais les dresse les uns contre les autres en portant préjudice à leurs conditions d’existence sur les plans local, régional et mondial, au point de menacer leur survie.

L’illusion, ou plutôt l’idéologie qui suppose que ce serait la marchandise et l’argent qui nous rapprocheraient les uns des autres ne peut bien sûr pas être partagée par celles et ceux qui sont victimes de guerres prétendument locales – les réfugiés et les migrantes, les paysannes et les paysans expulsés de leurs terres, que ce soit en Europe ou en Inde – ni non plus par les personnes âgées esseulées qui sont livrées à leur misère psychique, probablement au beau milieu d’articles de consommation rutilants. Quand, dans de telles conditions, nous parvenons à ressentir de la proximité sociale et à la consolider, nous le devons à notre humanité innée et non aux flux mondiaux de matières premières. Car « we are a mothering species » (« nous sommes une espèce maternante »), comme le dit ajuste titre Genevieve Vaughan [12].

La déglobalisation des flux de marchandises qui commence à se profiler avec la division récente du monde en plusieurs blocs met-elle un terme à la guerre que l’économie de marché globalisée mène contre la vie ? Certainement pas. D’ailleurs, les blocs n’ont jamais vraiment disparu. C’est seulement le discours du pouvoir ou plus précisément le discours de justification des autorités qui a changé. Si la manière dont les économies nationales organisaient le travail salarié était considérée, jusque dans le dernier tiers du XXe siècle, comme le critère – capitaliste ou socialiste – de légitimation du pouvoir, ce discours a été complètement remplacé, lors du passage au XXIe siècle, par celui des quantités de marchandises produites, qui provoque la guerre de l’économie de marché globalisée contre la vie. Par rapport à la question de la subsistance, les deux discours économiques dominants de légitimation du pouvoir ne se sont guère distingués. Ils étaient dès le début orientés vers le productivisme industriel, en Chine aussi, quoique avec un certain retard. La souveraineté des travailleurs en ce qui concerne leur mode de vie quotidien, c’est-à-dire la souveraineté de la subsistance et avant tout celle de l’alimentation, n’a nulle part fait partie des objectifs à atteindre.

Revenons à la question de savoir si l’orientation vers la subsistance offre une perspective de solution dans le monde actuel. Plus que jamais, je réponds oui. La subsistance n’est pas une idéologie légitimant le pouvoir, car, par essence, elle ne peut pas l’être. La subsistance est aussi diverse que les climats, les paysages et les cultures qui existent. La perspective de la subsistance consiste à regarder le monde par en bas, depuis la vie quotidienne, et non par en haut, depuis les instances de pouvoir qui manipulent l’opinion dans le seul but de se perpétuer. L’organisation de la subsistance suppose la coopération communautaire (les communs) dans les conditions à chaque fois données qui permettent d’assurer la vie, et elle oppose une résistance au totalitarisme de l’argent et de la marchandise, c’est-à-dire à la guerre que mène l’économie de marché globalisée contre le monde entier, mais aussi à la guerre militaire. C’est évident, les Ukrainiens tout comme les Européens et les Russes vont à nouveau devoir s’occuper des questions de subsistance, bien plus qu’ils ne l’avaient fait jusqu’ici. Ils vont réactualiser leur savoir ancestral et les racines qui les lient à leur communauté pour reprendre leur survie en main propre.

C’est ce qui nous attend tous sur cette planète.

Veronika Bennholdt-Thomsen,
Bielefeld, mai 2022

 

Avant-propos à l’édition anglaise

Indications pour nos lectrices et nos lecteurs français

Cette traduction en français a été réalisée à partir de l’édition anglaise de 1999 qui, par rapport à l’édition allemande, avait été revue et complétée. La crise asiatique de 1997-1998 donna envie à Maria Mies, fine connaisseuse de l’Asie, d’analyser les événements du point de vue de la théorie de la subsistance. A l’heure actuelle, il me semble particulièrement important de souligner que le déroulement de la crise financière et économique en Asie a suivi un modèle qui est typique des ébranlements dus à la mondialisation des marchés financiers et du marché de l’investissement. Ce modèle montre que la majorité de la population, qui ne prend aucunement part aux transactions, en vient à pâtir dans son existence du fonctionnement de l’économie de marché globalisée. Notre analyse de la situation concrète indique de manière paradigmatique où se situent les points à partir desquels développer une autre perspective.

Veronika Bennholdt-Thomsen,
Bielefeld, mai 2022.

 

Sommaire

Avant-propos à l’édition française

Avant-propos à l’édition anglaise

Introduction

  1. L’histoire de la perspective de subsistance
  2. Mondialisation et subsistance
  3. Subsistance et l’agriculture
  4. La subsistance et le marché
  5. La subsistance en ville
  6. Défendre, se réapproprier et réinventer les Communs
  7. Salariat et subsistance
  8. Libération des femmes et subsistance
  9. La subsistance et la politique

Remerciements

Bibliographie sélective

Éditions La Lenteur, octobre 2022.

Livre de 432 pages, 24 euros.

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Recension sur le site Topophile par Thierry Paquot

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[1] Voir Veronika Bennholdt-Thomsen, Geld oder Leben. Was uns wirklich reich macht [L’argent ou la vie. Ce qui nous rend vraiment riches], Munich, Oekom, 2010.

[2] Geneviève Pruvost, qui a récemment réintroduit la discussion sur le féminisme de subsistance dans le débat sur le travail et le genre en France, parle de « l’école de Bielefeld » dans son livre Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance (Paris, La Découverte, 2021, p. 90).

[3] En allemand, Hausfrauisierung. Pour le traduire, on pourrait imaginer aussi « femme- au-foyerisation ». Geneviève Pruvost, qui reprend ce concept, propose de conserver le terme anglais autant que possible : « Le concept clef est celui de la “housewifization” (littéralement “femme-au-foyerisation”). Le traduire par “domestication”, c’est perdre la dimension genrée. On se propose de garder autant que possible le terme anglais. »

[4] Veronika Bennholdt-Thomsen, « Marginalität in Lateinamerika. Eine Theoriekritik », Lateinamerika, Analysen und Berichte n°3, 1979, p. 45-85.

[5] Barbara Holland-Cunz, Die Natur der Neuzeit. Eine feministische Einführung, Opladen, Verlag Barbara Budrich, 2014 ; Christine Low, Katharina Volk, Imke Leicht & Nadja Meisterhans (éd.), Material turn : Feministische Perspektiven auf Materialität und Materialismus, Opladen, Verlag Barbara Budrich, 2017.

[6] Voir <anstiftung.de>.

[7] Voir <oya-online.de>.

[8] Maria Mies, « Methodische Postulate zur Frauenforschung – dargestellt am Beispiel der Gewalt gegen Frauen », Beiträge zur feministischen Theorie und Praxis n°1, 1978 ; Maria Mies, Towards a Methodology of Women s Studies, La Haye, Institute of Social Studies, 1979 ; Maria Mies, « Towards a Methodology for Feminist Research », dans Gloria Bowles & Renate Duelli-Klein (éd.), Theories of Women’s Studies, Londres, Boston, Routledge & Kegan Paul, 1983.

[9] Maria Mies, Das Dorf und die Welt, Lebensgeschichten – Zeitgeschichten, Cologne, PapyRossa, 2008, p. 246 et suiv. Farida Akhter, Samenkörner Sozialer Bewegungen, Frauenbewegungen und andere Bewegungen in Bangladesh und weltweit, Fribourg, Centaurus, 2011.

[10] Maria Mies, Das Dorf und die Welt, op. cit., p. 280 et suiv.

[11] Veronika Bennholdt-Thomsen, « Subsistenz ist die Lösung. Plädoyer fur eine Okonomie, in der fur aile genug da ist », dans Le Monde diplomatique / Kolleg Postwachstumsgesellschaften (éd.), Atlas der Globalisierung. Weniger wird mehr, Berlin, Taz Verlags, 2015.

[12] Genevieve Vaughan, Homo Donans, Austin, Anomaly Press, 2006.

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