Günther Anders, Machines, 1987

Briseur de machines ?

1.Croire, comme nos pères l’ont encore fait, que des machines peuvent et doivent nous remplacer et que leur travail peut et doit remplacer le nôtre est totalement obsolète. Là où nous travaillons, nous ne travaillons la plupart du temps pas « encore » mais « à nouveau » : nous remplaçons en fait les machines. Ou bien parce qu’aucune machine ne peut s’en charger, ou bien – et ici l’adverbe « encore » est encore légitime – parce que les machines, qui devraient « en fait » s’en charger, n’ont scandaleusement pas encore été inventées. Du coup, nous remplaçons des machines qui n’existent pas encore. Bien sûr le remplacement que nous assurons est toujours lamentable. Si les instruments que nous remplaçons pouvaient observer les efforts que nous faisons pour les remplacer, ils s’amuseraient de notre tentative maladroite. Je dis « si » et j’emploie le conditionnel car, bien sûr, en tant qu’instruments, ils sont fiers d’être incapables de s’amuser et même d’être incapables d’être fiers de quoi que ce soit.

2. Aujourd’hui, il me faut une fois de plus lire que je serais un « briseur de machines réactionnaire ». C’est le plus absurde des reproches qu’on peut me faire. Car mon combat ne vise pas les modes de production, comme au XIXe siècle, mais les produits eux-mêmes. Je n’ai encore jamais proposé que nous produisions des missiles manuellement et dans le cadre d’un travail à domicile au lieu de les produire en usine. Ce que j’ai toujours proposé, c’est qu’on ne produise pas de missiles du tout.

3. Ceux qui nous traitent de « briseurs de machines », nous devons les traiter en retour de « briseurs d’hommes ».

Günther Anders

Ce texte a été publié dans le n°164 de Das Argument, en 1987.
Traduit de l’allemand par Christophe David en 2007.


 

Le rêve des machines

Vous vous rappelez, Klaus Eichmann, à quoi toutes ces réflexions veulent aboutir. Notre argument disait : votre vie ne peut devenir supportable que si vous comprenez que votre malheur n’est pas simplement une gigantesque malchance. Et cela vous ne le comprendrez que lorsque vous aurez trouvé comment on avait pu, et peut-être même dû, en venir à ce monstrueux événement, qui a également contaminé de monstruosité votre destinée.

J’avais annoncé que deux racines du mal étaient les principales responsables du monstrueux. Comme nous sommes désormais passablement informés sur la première : « le décalage », nous pouvons tout de suite passer à la seconde : « au caractère machinique (ou encore d’appareil) de notre monde actuel ». Nous n’avons pas un long chemin à parcourir pour arriver au but : car les deux racines de la monstruosité sont étroitement liées. Dès la description du « décalage », il était en effet apparu que notre incapacité à nous représenter les effets de notre agir comme étant les nôtres n’est pas seulement attribuable à la grandeur démesurée de ces effets, mais également à la médiation démesurée de nos processus de travail et d’action. L’aggravation de l’actuelle division du travail ne signifie pas autre chose que ceci : nous sommes condamnés, travaillant et agissant, à nous concentrer sur d’infimes segments du processus d’ensemble : nous sommes enfermés dans les phases de travail auxquelles nous sommes affectés, tels des détenus dans leurs cellules de prison. « Détenus », nous restons accrochés à l’image de notre travail spécialisé ; nous voilà donc exclus de la représentation de l’appareil dans son ensemble, de l’image de tout le processus du travail, composé de milliers de phases. Et, à plus forte raison, de l’image du résultat dans son ensemble, au service duquel est placé l’appareil.

Et pourtant, si incontestable que soit cette constatation, elle ne situe pas encore bien la seconde « racine du monstrueux » ; un examen plus poussé montre qu’elle est, elle aussi, encore insuffisante et trop anodine. Et cela parce que la division du travail, et ce que je viens de qualifier d’» emprisonnement dans une phase », ne sont que des effets secondaires, les conséquences d’un processus incomparablement plus fondamental et plus funeste. C’est seulement quand nous nous tournons vers ce processus que la seconde « racine du monstrueux » se présente alors à nos yeux. Ce que je veux désigner – je sais que cette thèse peut paraître aventureuse – c’est le fait que notre monde actuel, dans son ensemble, se transforme en machine, qu’il est en passe de devenir machine.

 

Pourquoi sommes-nous en droit d’avancer cette thèse exagérée ?

Pas simplement parce qu’il y a aujourd’hui tant d’appareils et de machines (politiques, administratifs, commerciaux ou techniques), ou parce qu’ils jouent un rôle tellement puissant dans notre monde. Cela ne justifierait pas cette désignation. Ce qui est décisif, c’est quelque chose de plus fondamental, lié au principe de la machine – et c’est sur ce principe-là qu’il nous faut revenir maintenant. Car il contient déjà les conditions dans lesquelles le monde entier devient machine. Quel est le principe des machines ?

Performance maximale.

Et c’est pourquoi nous ne devons pas nous représenter les machines comme des objets insulaires, isolés, par exemple selon le modèle des pierres qui ne sont que là où elles sont et demeurent donc encloses dans leurs limites physiques, chosales. Comme la raison d’être des machines réside dans la performance, et même dans la performance maximale, elles ont besoin, toutes autant qu’elles sont, d’environnements qui garantissent ce maximum. Et ce dont elles ont besoin, elles le conquièrent. Toute machine est expansionniste, pour ne pas dire « impérialiste », chacune se crée son propre empire colonial de services (composé de transporteurs, d’équipes de fonctionnement, de consommateurs, etc.). Et de ces « empires coloniaux » elles exigent qu’ils se transforment à leur image (celle des machines) ; qu’ils « fassent leur jeu » en travaillant avec la même perfection et la même solidité qu’elles ; bref, qu’ils deviennent, bien que localisés à l’extérieur de la « terre maternelle » – notez ce terme, il deviendra pour nous un concept-clé – co-machiniques. La machine originelle s’élargit donc, elle devient « mégamachine » ; et cela non pas seulement par accident ni seulement de temps en temps ; inversement, si elle faiblissait à cet égard, elle cesserait de compter encore au royaume des machines. À cela vient s’ajouter le fait qu’aucune ne saurait se rassasier définitivement en s’incorporant un domaine de services, nécessairement toujours limité, si grand soit-il. S’applique bien plutôt à la « mégamachine » ce qui s’était appliqué à la machine initiale : elle aussi nécessite un monde extérieur, un « empire colonial » qui se soumet à elle et « fait son jeu » de manière optimale, avec une précision égale à celle avec laquelle elle-même fait son travail ; elle se crée cet « empire colonial » et se l’assimile si bien que celui-ci à son tour devient machine – bref : aucune limite ne s’impose à l’auto-expansion ; la soif d’accumulation des machines est inextinguible. Dire que, ce faisant, elles repoussent à la marge, comme des éléments nuls et sans valeur, tous les morceaux de monde qui ne se soumettent pas à la co-machinisation exigée par elles ; ou qu’elles expulsent et anéantissent comme des déchets ceux qui, inaptes au service ou rebelles au travail, ne songent qu’à musarder, menaçant par là de saboter l’extension du domaine de la machine – dire cela, donc, peut paraître une banalité, mais c’est précisément la raison pour laquelle nous devons le souligner. Car il n’est rien de plus funeste, rien qui soit plus sûrement susceptible de garantir l’absence de conscience du principe machinique, que la banalisation déjà effective de cette absence de conscience : ce qui passe pour une banalité, on n’y prête pas attention ; et ce qui ne retient pas l’attention est accepté sans contestation.

Naturellement, ce processus de co-machinisation ne se déroule pas seulement comme le combat des machines contre le monde, mais toujours, à la fois, comme leur combat pour le monde, donc comme une lutte concurrentielle que les machines avides de butin mènent les unes contre les autres. Toutefois, qu’elles mènent leur combat constamment sur deux fronts ne diminue en rien la clarté de l’objectif final. Dès le début, cet objectif final s’appelle « conquête totale » et continuera de s’appeler ainsi. Ce que souhaitent les machines, c’est un état où il n’y aurait plus rien qui ne soit à leur service, plus rien qui ne soit « co-machinique » : ni « nature », ni « valeurs supérieures » et (puisque nous ne serions plus pour elles que des équipes de service ou de consommation) ni nous non plus, les humains.

 

Ni elles non plus, même elles. Et j’en viens ainsi à l’essentiel, au concept de « machine mondiale ». Que veux-je dire par là ?

Supposez par exemple que les machines aient réellement réussi à conquérir intégralement le monde, aussi intégralement que, à une échelle moindre, la machine d’Hitler avait conquis l’Allemagne : donc, de telle sorte qu’il ne resterait plus rien qu’elles et leurs semblables, rien qu’un gigantesque parc à machines intégralement « mises au pas ». Qu’adviendrait-il, dans ces conditions, de ces différents exemplaires de machines ?

Nous devons considérer deux choses :

1) que sans auxiliaire, aucun de ces exemplaires ne pourrait fonctionner, car se mettre en branle d’elle-même ou se nourrir de soi-même, aucune machine n’en est capable, si élevé que soit son niveau d’automatisation ;

2) que parmi les auxiliaires qui seraient à la disposition de ces exemplaires, il n’en subsisterait aucun qui ne soit pas déjà lui-même machine – bref : ils seraient tous dépendants les uns des autres, ils seraient de bout en bout contraints d’avoir recours à leurs semblables ; tandis que chacun, vice versa, devrait essayer d’aider ses semblables à fonctionner le mieux possible.

Mais à quoi conduirait cette réciprocité ?

À quelque chose d’extraordinairement surprenant : en effet, comme tous fonctionneraient en un parfait engrenage, les exemplaires particuliers ne seraient plus des machines. Mais quoi ?

Des pièces de machines. – A savoir, les pièces mécaniques d’une seule et même gigantesque « machine totale » dans laquelle ils auraient fusionné.

Et à quoi cela conduirait-il encore ? Que serait cette « machine totale » ?

Réfléchissons encore : des pièces qui ne lui soient pas intégrées, il n’en existerait plus. Des restes qui se soient maintenus en dehors, il n’y en aurait plus. Donc, cette « machine totale » ce serait – le monde.

Et nous voici maintenant près du but. Pour y arriver, nous n’avons plus guère qu’un pas à faire ; il suffit d’inverser la phrase : « les machines deviennent le monde ». Inversée, elle donne : « Le monde devient machine. »

Et cela : le monde en tant que machine, c’est vraiment l’État technico-totalitaire vers lequel nous nous dirigeons. Remarquons que cela ne date pas d’aujourd’hui ou d’hier, au contraire, cette tendance découlant du principe même de la machine, de sa pulsion d’auto-expansion, elle existe depuis toujours. C’est la raison pour laquelle nous pouvons tranquillement affirmer que le monde en tant que machine, c’est l’empire millénariste vers lequel se sont portés les rêves de toutes les machines, depuis la première ; et il est désormais devant nous réellement, cette évolution étant entrée depuis quelques décennies dans un accelerando de plus en plus forcené.

Je dis devant nous. En effet, que cet « empire » ait déjà trouvé sa réalisation ultime et intégrale, il ne nous appartient pas de l’affirmer. Cependant, nous consoler avec cette concession, nous n’en avons plus le droit non plus. Car la partie décisive du chemin qui conduit à la « machine mondiale » se trouve déjà derrière nous. Le Rubicon, c’est-à-dire la limite en deçà de laquelle nous aurions pu, auparavant, déclarer tout banalement que « dans » notre monde il y a aussi des machines, nous l’avons déjà franchi ; plus rien déjà ne correspond au petit mot « dans » ainsi utilisé et ledit petit mot ne redeviendrait légitime que si, là aussi, nous inversions notre énoncé, c’est-à-dire si, au lieu d’affirmer au sujet des machines qu’elles sont dans le monde, nous disions désormais du monde qu’il est (aliment ou serveur) « dans la machine ». Mais ce serait justement avouer que nous avons déjà abordé la rive du « royaume millénariste ».

Günther Anders
Nous, fils d’Eichmann
Lettre ouverte à Klaus Eichmann [1988]
Traduit de l’allemand et présenté
par Sabine Comille et Philippe Ivernel,
éd. Payot & Rivages, 1999.

 

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