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I – Ambivalences et influences
Quel est le rapport entre le darwinisme de Darwin, le darwinisme social et l’eugénisme ? À l’instar des nombreux détracteurs du darwinisme, le populiste et créationniste américain William Jennings Bryan (1860-1925) pensait que la théorie de Darwin (« un dogme d’obscurité et de mort ») amenait directement à croire qu’il est juste que les forts éliminent les faibles et que le seul espoir d’améliorer l’humanité réside dans la reproduction sélective 1. D’autre part, les partisans de Darwin voient habituellement dans le darwinisme social et dans l’eugénisme des perversions de sa théorie. Daniel Dennett s’exprime au nom de maints biologistes et philosophes de la science lorsqu’il décrit le darwinisme social comme « un détournement détestable de la pensée darwinienne » 2. Peu d’historiens professionnels croient que la théorie de Darwin mène directement à ces doctrines ou leur est directement reliée. Mais le débat porte à la fois sur la nature et sur la portée de ce lien.
Dans cet article, j’examine les propres opinions de Darwin et celles de ses successeurs, ce qu’implique sa théorie pour la vie de la société, et j’évalue les conséquences sociales de ces idées. En particulier : la section II étudie les débats autour de l’évolution humaine qui ont suivi la publication de L’Origine des espèces de Darwin (1859) 3. Les sections III et IV analysent les contributions ambiguës de Darwin à ces débats. S’il exaltait parfois la lutte concurrentielle, il souhaitait aussi en atténuer les effets, mais pensait que réguler la reproduction était irréaliste et immoral. Les sections V et VI examine comment d’autres ont interprété à la fois la théorie scientifique et la portée sociale de Darwin. Les successeurs de Darwin ont trouvé dans ses ambivalences de quoi légitimer leurs propres préférences : capitalisme et laissez-faire, certes, mais également réformisme libéral, anarchisme et socialisme, conquête coloniale, guerre et patriarcat, mais aussi anti-impérialisme, pacifisme et féminisme. La section VII examine le lien entre le darwinisme et l’eugénisme. Darwin et nombre de ses successeurs pensaient que la sélection ne jouait plus son rôle dans la société moderne, car les faibles d’esprit et de corps n’en sont plus éliminés. Cela laissait entrevoir une dégénérescence qui inquiétait des gens de tous les horizons politiques ; mais il n’existait pas de consensus sur la manière de déjouer cette menace. Dans l’Allemagne nazie, l’eugénisme s’inspirait d’un darwinisme particulièrement brutal. La section VIII examine le « Darwinismus » tel que l’ont d’abord adopté les progressistes, puis ultérieurement les nationalistes racistes et réactionnaires. La section IX est une conclusion qui évalue l’influence de Darwin sur les problèmes de la société tente de comprendre quelle est notre position actuelle.
II –Suites de la publication de L’Origine des espèces
L’Origine des espèces n’aborde pas l’évolution de l’être humain, mais les pairs de Darwin furent moins réticents, et en l’espace d’un mois, le débat se concentra sur ce qu’impliquait la théorie de Darwin pour le progrès biologique humain et pour le progrès social. Darwin finit par publier un ouvrage important sur l’évolution de la société, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, en 1871. Dans La Filiation de l’homme, Darwin participa tardivement à ces polémiques, particulièrement vives en Angleterre.
Alfred Russell Wallace, qui avait contribué à la découverte du principe de la sélection naturelle et était l’un des rares naturalistes britanniques d’origine modeste, fut l’un des premiers à en analyser les conséquences sociales. Comme Darwin, il se débattait avec ce problème depuis longtemps 4. Dans un article de 1864 qui eut beaucoup d’influence, Wallace soutenait que la sélection entraînerait une généralisation de la rationalité et de l’altruisme. Une fois que ce processus serait bien enclenché, on prendrait soin des individus de faible constitution ; ainsi la sélection en viendrait à se concentrer sur les qualités mentales et morales plutôt que sur les qualités physiques. Dans la lutte pour l’existence parmi les tribus, celles dont les membres tendaient à agir de concert et à faire preuve de prévoyance, de retenue et d’un sens du bien, étaient privilégiées par rapport à celles chez qui ces traits étaient moins affirmés. Les premières étaient florissantes et progressaient constamment, à la fois mentalement et moralement. En fin de compte, le monde ne comprendrait plus qu’une seule race et la nécessité du gouvernement et des interdits s’évanouirait.
Le processus qui conduisait à cette utopie garantirait également l’extinction de population autochtones telles les Indiens du Brésil et les Amérindiens, les Aborigènes australiens et les Maoris de Nouvelle-Zélande. Selon Wallace, le « sauvage » disparaîtrait inévitablement lors de ses rencontres avec les Européens à qui les qualités intellectuelles, morales et physiques supérieures donne l’avantage « dans la lutte pour l’existence et pour croître à ses dépens », de la même manière que chez les plantes et les animaux, les variétés favorisées s’accroissent, et que les « mauvaises herbes de l’Europe envahissent l’Amérique du nord et l’Australie, éliminant les populations autochtones grâce à leur organisation intrinsèque plus vigoureuse et grâce à leur capacité supérieure pour vivre et se multiplier » 5.
Wallace s’intéressait particulièrement à la lutte au sein des sociétés. Mais nombre de ses pairs se souciaient davantage de savoir si la sélection opérait toujours chez eux. Les races inférieures ne survivraient pas à la lutte brutale, bien qu’en fin de compte bénéfique (et de toute manière inexorable), avec les races supérieures, mais en Angleterre et dans les autres « sociétés civilisées », le processus de sélection semblait enrayé. La médecine moderne et les mesures humanitaires empêchaient l’élimination des faibles de corps et d’esprit. En outre, les éléments les moins désirables de la société paraissaient se reproduire en plus grand nombre que les meilleurs, et faisaient craindre une réelle régression de l’évolution. Le premier à alerter sur le « taux de naissances différentiel » fut Francis Galton, cousin de Darwin.
Dans son essai de 1865, Aptitudes et caractères héréditaires, Galton soutenait que les traits intellectuels, moraux, et les traits de la personnalité humaine – particulièrement ceux qui expliquaient la réussite – étaient transmis par les parents à leur progéniture 6. Se référant aux dictionnaires biographiques, Galton démontrait que les hommes qui avaient acquis une position éminente dans des domaines variés étaient plus susceptibles que d’autres membres de la population d’avoir eu des proches parents de sexe masculin ayant eux-mêmes accédé à quelque distinction. Tout en concédant que la réussite dans certains domaines pouvait peut-être s’expliquer par le fait d’avoir hérité de certains privilèges sociaux, il insistait sur le fait que la plupart de ces domaines étaient ouverts au talent. Assurément, des individus talentueux pouvaient réussir en science, en littérature et dans le Droit, même si leur milieu d’origine était très défavorable, tandis que les individus dépourvus de talent échoueraient, quelles que soient leurs relations sociales.
Il semblait malheureusement que le nombre de gens stupides, paresseux et imprudents fût en train de dépasser celui des gens intelligents, travailleurs et prévoyants. En raison de la complexité de la vie moderne, cette tendance, si on ne l’enrayait pas, ne pouvait qu’aboutir à un désastre. Le déclin de l’intelligence serait particulièrement dommageable. Comment pouvait-on réconcilier cette tendance avec ce qu’affirmait Darwin, c’est-à-dire que la lutte pour l’existence tendait au perfectionnement continu des organismes vivants ? Galton écrivit à son cousin que la sélection naturelle « me paraît endommager et non améliorer notre espèce » puisque « ce sont les classes dont l’organisation est plus grossière qui semblent dans l’ensemble les plus avantagées […], survivent, et deviennent les parents de la [génération] suivante » 7. La solution évidente consistait à ce que les humains prennent en charge leur propre évolution, en faisant pour eux-mêmes ce que les éleveurs avaient fait pour les chevaux et le bétail. Mais Galton n’avait pas grand-chose de précis à dire sur la manière dont il faudrait appliquer les méthodes des éleveurs. Il ne proposait aucune mesure spécifique pour améliorer l’hérédité humaine. Galton mettait son espoir dans une évolution des mœurs. Si seulement on pouvait faire comprendre à quel point la procréation était importante, on trouverait sûrement un moyen adéquat.
William Greg, minotier à la retraite, était dans une large mesure d’accord avec Galton et soulignait que, contrairement aux classes inférieures, c’étaient les classes moyennes – dynamiques, dignes de confiance, se perfectionnant et choisissant de s’élever au lieu de couler – qui attendaient de pouvoir entretenir une famille avant de se marier. Mais Greg n’était pas plus précis que Galton quant à la manière d’empêcher que ces bons éléments fussent submergés par les mauvais. Dans un monde idéal, seuls ceux qui seraient reçus à un concours sévère auraient le droit de procréer, mais en admettant que cela n’était pas un projet réaliste, Greg en était, comme Galton, réduit à espérer que les mœurs évolueraient lentement dans la bonne direction 8.
À peu près en même temps, Walter Bagehot, banquier et éditeur en chef de The Economist, soutenait que l’histoire humaine, du moins lors de ses premiers stades, était brutale et sanglante. La civilisation prenait naissance dans la formation de tribus plus cohérentes par le biais de la guerre intertribale. Mais ce progrès prend fin à moins qu’un État puisse aller au-delà de la cohérence et de la docilité, pour aboutir à cette flexibilité qu’écrase le despotisme « oriental » ; car la flexibilité est une bonne préparation au progrès lent et graduel que les Européens réalisent grâce à l’innovation qu’engendrent la guerre et le mélange des races 9.
En 1868, Wallace faisait volte-face en niant que la sélection naturelle pût expliquer les qualités mentales et morales de l’humanité, et en attribuant son évolution à la tutelle de forces issues du monde supérieur de l’esprit 10. Désireux de se démarquer de Wallace, Darwin finit par terminer La Filiation de l’homme, publié en deux volumes en 1871 11. Cet ouvrage ne fit pas autant de bruit que L’Origine des espèces, peut-être parce qu’il n’était pas aussi original. En appliquant la théorie de la sélection naturelle, La Filiation de l’homme s’inspirait largement de Malthus, de Spencer, de Wallace, de Galton, de Greg, de Bagehot et d’autres théoriciens contemporains de la société 12.
III – Darwin sur le progrès biologique et social de l’humanité
Les lectures de Darwin confortaient les opinions qu’il avait forgées au cours des cinq années (1831-1836) passées à voyager autour du globe sur le HMS Beagle. Darwin haïssait l’esclavage et ses commentaires sur les Noirs qu’il rencontra, esclaves et hommes libres, étaient empreints de tolérance et de respect. La cruauté de la conquête européenne lui faisait également horreur, et il éprouvait souvent peu d’estime pour les populations de colons 13. Mais si les méthodes des colonisateurs le choquaient, Darwin pensait que la conquête elle-même était inévitable. En 1845, dans la seconde édition de son Journal de recherches, il écrivait que bien que le Blanc ne fût pas le seul à se conduire en destructeur :
« partout où l’Européen pose le pied, la mort semble poursuivre l’autochtone […] les différences humaines semblent agir les unes sur les autres de la même manière que les différentes espèces animales – le plus fort éliminant toujours le plus faible. » 14
Et aussi repoussants que fussent les moyens, il était certain que les résultats seraient salutaires 15.
Les opinions de Darwin sur l’évolution humaine furent fortement influencées par ses rencontres avec les habitants de la Terre de Feu. À bord du Beagle se trouvaient trois Fuégiens que son capitaine, Robert FitzRoy, avait capturés et ramenés en Angleterre lors d’une visite précédente. Darwin fut frappé à la fois par l’acuité de leurs sens et par l’étendue de leur transformation culturelle 16. Mais lorsqu’il rencontra les Fuégiens sur leur terre natale, il les trouva incroyablement étranges, et fut choqué par leur comportement agressif et leur cruauté apparente 17.
Aussi éloignés des Anglais que parussent ces Fuégiens, Darwin s’obstinait à percevoir des nuances persistantes « entre les hommes les plus élevés des races supérieures et les sauvages les plus primitifs » 18. Ayant une meilleure opinion des animaux, particulièrement des animaux domestiques, que des sauvages humains, il rapprocha l’intelligence des Fuégiens de celle de l’Orang-outan dès 1838 19. Il affirmerait plus tard préférer descendre du singe héroïque qui risquait sa vie pour sauver celle de son gardien, ou du vieux babouin qui arrachait un congénère à une meute de chiens, que
« d’un sauvage qui se délecte à torturer ses ennemis, s’adonne à des sacrifices sanglants, pratique l’infanticide sans remords, traite ses femmes comme des esclaves, ignore la décence et se laisse hanter par les superstitions les plus grossières. » 20
C’est ainsi que Darwin se montra réceptif à l’argument de Wallace qui assurait que la sélection provoquerait l’extinction de tous les peuples primitifs avec qui les Européens entraient en contact. Dans La Filiation de l’homme, Darwin s’inspirait de l’essai de Wallace ainsi que d’une série d’articles de Bagehot qui soutenaient que les tribus comportant la plus grande proportion d’hommes dotés de qualités intellectuelles supérieures, de compassion, d’altruisme, de courage, de fidélité et d’obéissance s’accroîtraient et finiraient par évincer les autres tribus. Darwin écrivit que :
« L’obéissance, comme l’a bien montre Mr. Bagehot, est de la plus haute valeur, car n’importe quelle forme de gouvernement est préférable à son absence. » 21
Ce processus de perfectionnement se poursuit actuellement, car « les nations civilisées supplantent partout les nations barbares ». Puisque la moralité est une composante importante de leur réussite, le niveau de moralité et le nombre d’hommes moraux « aura tendance à s’élever et à augmenter partout ». Hériter de biens contribue à ce processus, car sans accumulation de capital :
« les arts ne pourraient pas progresser ; et c’est principalement grâce à leur puissance que les races civilisées se sont propagées, et étendent à présent partout leur influence, de façon à prendre la place des races inférieures. » 22
Cependant ce progrès n’est pas assuré dans sa propre société. Dans La Filiation de l’homme, Darwin notait qu’alors que chez les sauvages, on a tôt fait d’éliminer les faibles d’esprit et de corps, les sociétés civilisées font de leur mieux pour contrecarrer cette sélection. Asiles pour les « imbéciles, les estropiés et les malades » ; lois sur les pauvres ; efforts de la médecine pour sauver chaque vie ; vaccination contre la variole – tous font en sorte que « les membres faibles des sociétés civilisées propagent leur espèce ». Quiconque s’intéresse à « l’élevage des animaux domestiques » ne peut douter que « cela ne peut que nuire grandement à la race humaine ». Le défaut de soin, ou le soin donné à tort, conduit à la « dégénérescence d’une race domestique ». Mais hormis « dans le cas de l’homme lui-même, presque personne n’est assez ignorant pour autoriser ses plus mauvais animaux à se reproduire » 23.
Darwin fait cependant immédiatement remarquer que les élans compassionnels qui nous poussent à aider les inaptes sont eux-mêmes un produit de la sélection naturelle. En outre, nous ne pourrions étouffer ces élans sans porter atteinte à la « part la plus noble de notre nature ». Négliger délibérément les faibles et les inaptes serait assurément commettre une grande faute en échange de ce qui n’est qu’un éventuel avantage futur.
« Donc nous devons supporter sans nous plaindre les conséquences indubitablement délétères de la survie des faibles et de la propagation de leur espèce. » 24
En outre, bien que la sélection soit empêchée dans maints domaines, elle se poursuit dans d’autres. Ainsi, elle travaille à développer le corps, comme le prouve le fait que les hommes civilisés sont plus forts que les sauvages et ont un pouvoir d’endurance égal. Et elle tend à éliminer les pires penchants. Les criminels sont exécutés ou emprisonnés, et ne peuvent donc pas transmettre leurs mauvaises dispositions. Les fous se suicident ou sont internés. Les hommes violents meurent de mort violente, et prématurément. Les agités émigrent. Les intempérants meurent jeunes et les débauchés sont souvent malades.
D’autre part, les très pauvres et les imprévoyants se marient presque toujours tôt, tandis que ceux qui sont assez vertueux pour attendre d’être en mesure de pourvoir confortablement aux besoins d’une famille le font tardivement. Les premiers ont beaucoup plus d’enfants qui, nés alors que leur mère est dans la force de l’âge, tendent également à être physiquement plus vigoureux. Citant Greg, Darwin regrette que les membres nuisibles de la société tendent à se reproduire plus rapidement que ses membres vertueux. Toutefois, ce processus connaît aussi des revers : parmi les pauvres urbains et les femmes qui se marient très tôt, la mortalité est (heureusement, semble-t-il) élevée. Mais, avertit Darwin en pensant à Bagehot et à Henry Maine, si ces freins et d’autres
« n’empêchent pas les imprévoyants, les malsains, et les autres membres inférieurs de la société d’accroître leur nombre plus rapidement que les hommes de la classe supérieure, la nation régressera, comme cela s’est trop fréquemment produit dans l’histoire du monde. Nous ne devons pas oublier que le progrès ne connaît pas de loi irréversible. » 25
Cette perspective le préoccupa pendant toute sa vie. Wallace remarqua qu’au cours de l’une de leurs dernières conversations, Darwin avait une vision très sombre de l’avenir parce que :
« dans notre civilisation moderne, la sélection naturelle ne jouait aucun rôle, et les plus aptes ne survivaient pas. »
Ceux qui gagnent de l’argent ne sont
« ni les meilleurs ni les plus intelligents […] à chaque génération, notre population se renouvelle beaucoup plus grâce aux classes inférieures que grâce aux classes moyennes et supérieures. » 26
IV –La marche à suivre
Mais que faire ? Sur ce point, Darwin, pas plus que Galton ou que Greg, n’a grand-chose à dire. Promouvoir le bien de l’humanité est un problème des plus « compliqués ». La pression démographique est un élément essentiel dans la marche en avant de l’humanité.
« La sélection naturelle découle de la lutte pour l’existence, et à partir d’un taux de croissance rapide. Il est impossible de ne pas regretter amèrement – mais est-ce vraiment sage ? – la rapidité à laquelle tend cette croissance ; car dans les tribus barbares, cela conduit à l’infanticide et à maints autres maux, et dans les nations civilisées, à la pauvreté abjecte, au célibat et au mariage tardif des précautionneux. » 27
Mais l’homme n’aurait jamais atteint le rang qui est le sien s’il n’avait pas été soumis à cette pression. À la fin de La Filiation de l’homme, Darwin examine ce que ce principe implique pour ses contemporains. D’une part, raisonne-t-il, ceux qui ne peuvent éviter de faire vivre leurs enfants dans une pauvreté abjecte ne devraient pas procréer. Mais d’autre part, si les prévoyants s’abstiennent de se marier, les membres inférieurs de la société supplanteront les membres supérieurs. La « retenue morale » malthusienne est donc un facteur qui joue contre la sélection. Il conclut en rappelant :
« L’homme, comme tout autre animal, a assurément acquis la condition supérieure qui est la sienne grâce à la lutte pour l’existence, conséquence de sa multiplication rapide. »
Et il nous avertit que ce progrès s’interrompra à moins de se soumettre à une lutte sévère.
« Dans le cas contraire, il ne tarderait pas à plonger dans l’indolence, et dans ce combat pour la vie, les hommes les plus doués n’auraient pas plus de succès que les moins doués. Donc notre taux de croissance naturel, bien qu’il conduise à des maux nombreux et évidents, ne doit en aucune façon être grandement diminué. La compétition devrait être ouverte à tous les hommes ; et les plus aptes ne devraient pas être empêchés, par des lois et des coutumes, de mieux réussir et d’élever la progéniture la plus nombreuse. » 28
Mais à peine a-t-il exprimé cette idée classique du « darwinisme social » qu’il fait remarquer que les qualités morales progressent davantage grâce à la pratique, à la raison, au savoir et à la religion que grâce à la sélection naturelle.
Les opinions de Darwin sur l’héritage et sa méfiance à l’égard des syndicats le classent parmi les Whigs 29. Il condamnait la primogéniture parce qu’elle permettait aux fils aînés, aussi faibles de corps et d’esprit fussent-ils, de se marier, tout en empêchant des cadets plus doués de le faire. Mais ce cas pouvait également être pondéré 30. Darwin était sans réserve partisan du droit à hériter de biens d’un montant modéré. Considérant que la constitution d’un capital expliquait en partie la réussite de la colonisation européenne, il l’estimait nécessaire à domicile afin que le progrès ne s’interrompît pas.
Darwin lui-même avait été généreusement entretenu par son père, qui l’avait non seulement pourvu d’une rente mais lui avait offert Down House et légué un gros héritage à sa mort en 1848. En y ajoutant les revenus issus de ses droits d’auteur, de ses loyers, et surtout de ses investissements, un cadeau de mariage, et un héritage de son frère aîné, sa fortune à l’époque de sa mort s’élevait à plus du quart d’un million de livres, en dehors d’un capital constitué au nom de son épouse Emma Wedgwood 31. La richesse de sa famille avait permis à Darwin de poursuivre sa carrière, cela n’est pas étranger à sa remarque que, tandis que l’héritage signifie que les enfants ne sont pas égaux sur la ligne de départ de la « course pour la réussite », la constitution d’un capital n’en est pas moins nécessaire pour progresser tant dans les arts que le travail intellectuel. De fait :
« On ne saurait surestimer l’importance de l’existence d’un groupe d’hommes instruits, qui n’ont pas besoin de gagner leur pain quotidien. » 32
Il n’est peut-être pas surprenant que Wallace, dont la famille n’avait pas pu financer ses études au-delà de ses quatorze ans, ait été d’un avis contraire. Lui pensait qu’il fallait abolir l’héritage.
Peu après la publication de La Filiation de l’homme, Heinrich Fick, professeur de Droit à l’université de Zurich, envoya à Darwin la copie d’un essai qu’il avait rédigé pour préconiser des mesures restrictives au mariage des hommes inéligibles pour le service militaire (afin de contrecarrer les effets dysgéniques de la guerre) et pour s’opposer aux politiques sociales égalitaires (puisqu’elles avantagent les faibles). Dans sa réponse, Darwin exprimait l’espoir que Fick décide un jour de se pencher sur ce qu’il considérait comme un problème grave en Angleterre : celui des syndicats qui exigeaient que l’on accorde à tous les travailleurs, « les bons et les mauvais, les forts et les faibles », la même durée de travail et le même salaire.
« Les syndicats s’opposent également au salaire à la pièce – bref, à toute concurrence. »
Il craint aussi que les sociétés coopératives « excluent également la concurrence ». Cela lui paraissait « un grand mal pour le progrès futur de l’humanité ». Ces opinions ne furent jamais publiées, en partie peut-être par prudence, mais aussi parce que chez Darwin, il y a toujours un « d’autre part ». Dans ce cas, continue Darwin :
« Cependant, dans n’importe quel système, les travailleurs sobres et frugaux auront un avantage et auront plus d’enfants que les alcooliques et les imprévoyants. » 33
Darwin ne proposait pas non plus de mesures concrètes pour contrôler la reproduction humaine. Même dans sa propre façon de vivre, les inquiétudes de Darwin ne se traduisirent pas en actes. La famille Darwin-Wedgwood était hautement consanguine et – ceci expliquant peut-être cela – avait plus que sa part d’infirmités mentales et physiques. Charles, tout en s’inquiétant des effets négatifs de la consanguinité, n’en épousa pas moins sa cousine germaine Emma Wedgwood. En outre, son long combat contre la mauvaise santé débuta trois ans avant son mariage, et il craignait constamment d’infliger une maladie héréditaire à ses enfants. Mais cela ne l’empêcha pas d’en engendrer neuf 34. Dans la sphère publique comme dans la sphère privée, les inquiétudes de Darwin n’eurent guère d’effets concrets.
À l’instar de Galton, il enjoignait ses lecteurs à accorder au moins autant d’importance au pedigree de leurs futures conjoints qu’à celui de leurs chevaux et de leurs chiens. Car il était catégorique sur la réalité de la sélection sexuelle chez les humains. Les mâles choisissaient les femelles pour leur beauté physique et pour leurs qualités émotionnelles, tandis que les femelles choisissaient les mâles pour leur force, leur intelligence et leur statut social. Cela explique que les femmes surpassent les hommes dans les domaines de la tendresse, de l’intuition et de l’altruisme, mais qu’elles ont moins d’énergie, de courage et d’intelligence. Darwin en concluait que, bien qu’il fût nécessaire de les éduquer, les femmes ne peuvent concurrencer les hommes avec succès et elles sont, par nature, mieux adaptées à la vie domestique.
Mais toutes les suggestions concrètes visant à encourager la procréation des membres utiles à la société ou d’en dissuader les membres indésirables paraissaient irréalistes ou moralement suspectes à Darwin. Il estimait improbable que les imprévoyants pussent être convaincus de ne pas se reproduire, et il était trop Whig pour même envisager de faire appel au pouvoir de l’État afin de les séparer du reste de la société. Il ne pensait pas non plus que les gens doués obéiraient à l’injonction d’avoir davantage d’enfants. À l’instar de Galton, il ne lui restait plus qu’à espérer que l’éducation entraînerait une évolution des mœurs. Contrairement à Galton, il ne semble pas avoir été très optimiste quant aux chances de réalisation de telles transformations.
V – Darwinisme social et darwinisme socialiste
Les hésitations de Darwin ont sans doute contribué aux multiples interprétations du darwinisme, de même que les incertitudes sur le locus et la signification de la lutte dans L’Origine des espèces. Darwin avait souligné l’importance de la lutte au sein des espèces, croyant qu’elle était d’autant plus âpre que ces individus vivaient au même endroit, partageaient la même nourriture et affrontaient les mêmes dangers. Les partisans du laisser-faire avaient tendance à lui emboîter le pas.
Mais Darwin avait aussi signalé qu’il employait le terme « lutte pour l’existence dans un sens large et métaphorique, qui incluait la dépendance mutuelle. » 35 Certains de ses adeptes en conclurent qu’il désapprouvait la lutte à l’intérieur d’une même espèce, du moins au sein des espèces sociales, et qu’il soulignait au contraire la valeur de la coopération au sein du groupe – interprétation renforcée par le récit de l’évolution humaine de Darwin. Les interprétations mutualistes séduisaient plutôt les socialistes, les anarchistes et les réformateurs libéraux, ainsi que (ou y compris) ceux qui s’appropriaient Darwin pour affirmer une supériorité raciale, nationale ou une supériorité de classe. Bien entendu, il n’était pas nécessaire de choisir, et nombre de ces écrits invoquaient la sélection naturelle pour défendre le laisser-faire à domicile et la conquête impériale à l’étranger 36.
Assurément, les apologistes de la version impitoyable du capitalisme y trouvaient aisément des notions à leur goût. Dès le 4 mai 1860, dans une lettre à Charles Lyell, Darwin fit cette remarque célèbre :
« J’ai lu dans un journal de Manchester un assez bon pamphlet satirique qui explique que j’ai prouvé que “la raison du plus fort est toujours la meilleure”, que par conséquent Napoléon a raison et que tous les commerçants malhonnêtes ont souvent raison. »
Il faut noter qu’il s’agissait d’une référence à un commentaire sur L’Origine des espèces, paru dans le Manchester Guardian et intitulé « Les lois de la nature donnent raison à la cupidité nationale et individuelle » 37. De toute évidence, ce commentaire relevait de l’extrapolation grossière. Il n’en demeure pas moins qu’il était aisé de s’approprier L’Origine des espèces dans ce but, comme l’attestent les écrits de Greg et d’autres commentateurs.
C’est cette interprétation du darwinisme – en tant que justification biologique du laissez-faire et du colonialisme – qui est généralement implicite dans l’expression « darwinisme social ». Cette expression aurait déconcerté Darwin. Dans l’Angleterre victorienne, les savants tenaient pour acquis que les faits biologiques avaient leur importance dans la théorie et la politique sociales. Ainsi que l’a fait remarquer James Moore :
« Il suffisait de dire “Darwinismus” en Allemagne et “darwinisme” dans le monde anglophone pour traduire les intentions de Darwin, tous les espoirs de ses alliés, et toutes les craintes de ses critiques. » 38
Inventée [à la fin du XIXe siècle par le journaliste anarchiste Émile Gautier, et reprise dans le monde anglo-saxon] au début du siècle, l’expression « darwinisme social » fut popularisée au milieu des années 1940 par l’historien américain, Richard Hofstadter. Elle est depuis lors un terme injurieux appliqué aux personnes, aux politiques et aux idées que désapprouve celui qui écrit. [Les gens ne se présentent pas eux-mêmes en tant que « darwinistes sociaux ».] Adepte libéral du New Deal, Hofstadter prenait pour cible le conservatisme et le laisser-faire. Dans son exposé historique, le darwinisme social était essentiellement une idéologie conservatrice et un mouvement social, qui s’appropriaient la théorie de l’évolution par le biais de la sélection naturelle pour défendre chez eux le laisser-faire illimité et le colonialisme à l’étranger. Il fut apparemment prospère à la fin du XIXe siècle, atteignant son zénith dans l’Amérique du capitalisme triomphant où il ne séduisait pas que les penseurs sociaux professionnels, mais également une large tranche de la classe moyenne. Ses partisans jugeaient tout à fait naturel que « le meilleur gagne dans une situation concurrentielle », que ce processus aboutirait à un progrès constant (bien que lent), et que les tentatives de hâter ce progrès par le biais de réformes sociales étaient condamnées à l’échec 39.
Mais comme le reconnut Hofstadter lui-même, on s’appropriait aussi L’Origine des espèces à des fins très différentes. Les socialistes trouvèrent dans le darwinisme de quoi étayer leur scepticisme à l’égard de la religion et leur croyance dans l’inéluctabilité du changement. Certains [mais pas Marx] trouvèrent également dans sa théorie un fondement prêt à l’emploi pour les principes socialistes. Une stratégie socialiste consistait à accoler lutte pour l’existence et lutte des classes, en affirmant que le prolétariat en sortirait inévitablement vainqueur. Une deuxième stratégie prétendait que la lutte se déroulait désormais entre les sociétés, les nations et les races, combat qui serait affaibli par la lutte des classes. Une troisième stratégie minimisait la lutte individuelle, voyant dans le darwinisme un fondement du comportement altruiste et coopératif. (Parfois, ces thèmes s’entremêlaient, comme chez Auguste Bebel dans La femme et le socialisme [Die Frau und der Sozialismus], où il soutient qu’une lutte âpre pour l’existence l’emportera jusqu’à la victoire du prolétariat, et qu’ensuite la solidarité sociale prévaudra.)
Des anarchistes tels le Prince Pierre Kropotkine (1902) ainsi que des réformateurs libéraux aux États-Unis et en Angleterre minimisaient également la lutte individuelle et trouvaient dans L’Origine des espèces de quoi étayer une vision holistique de la nature en tant qu’« enchevêtrement » caractérisé par un réseau complexe de relations. Souvent, s’inspirant autant d’Herbert Spencer que de Darwin, ils soutenaient que la lutte pour l’existence n’était pas avant tout un combat, du moins entre membres du même groupe, mais une coexistence 40. Certains citaient La Filiation de l’homme lorsqu’il soutenait que le développement de la raison, de la compassion, et de la coopération étaient la clé de l’évolution humaine. En outre, en soulignant les éléments lamarckiens chez Darwin, ils pouvaient avancer que les hommes étaient capables d’échapper à l’emprise de la biologie et de créer les organisations sociales qui favorisaient les caractères désirables.
Les « biologistes pacifistes » partageaient également cette vision des aspects moins implacables et moins déterministes du darwinisme. Car, bien entendu, le darwinisme servait à justifier la guerre et la conquête impériale. Selon la conception dominante, la nature était cruelle et les hommes étaient des bêtes. Les humains faisaient partie d’un monde naturel, caractérisé par une lutte impitoyable pour l’existence, dans laquelle l’emportent les plus forts, les plus rapides et les plus rusés. Le comportement humain révèle les origines animales de l’homme. La belligérance et la territorialité sont des instincts inextirpables, profondément enracinés dans la nature humaine. Les humains sont des « singes querelleurs », selon ceux qui popularisaient le darwinisme au XIXe siècle, et la guerre est un élément essentiel du processus évolutionniste. L’anthropologue britannique Sir Arthur Keith se rendit célèbre en affirmant :
« La nature veille à la santé du verger humain par l’élagage ; la guerre est son sécateur. » 41
En outre, si la vie est un combat, alors la discipline et l’obéissance sont des vertus cardinales 42.
Mais les pacifistes trouvaient aussi des ressources chez Darwin. Ils soutenaient que la guerre et le meurtre sont rares entre animaux de la même espèce. Seul l’homme tue systématiquement son semblable. Ils contestaient ceux qui affirmaient que les bêtes sont cruelles, citant des exemples, que donnait Darwin, du comportement coopératif chez les animaux, ainsi que des preuves d’intelligence, de loyauté, de courage, d’affection et de sacrifice de soi. Et ils pouvaient invoquer les commentaires de Darwin dans la seconde édition de La Filiation de l’homme, où il critiquait la conscription et la guerre au motif que la première empêchait de jeunes mâles dans la force de l’âge de se marier, tandis que la seconde les exposait au risque d’une mort prématurée. Cela conduisit certains antimilitaristes à affirmer que si la guerre avait jadis été une force de progrès, elle était désormais dysgénique. En Angleterre, le massacre de jeunes gens en bonne santé au cours de la première guerre mondiale amena de nombreux darwiniens à repenser la valeur évolutionniste de la guerre et à finir par rejeter l’idée qu’elle était bénéfique 43.
De la même manière, le darwinisme a servi à légitimer toute espèce d’opinion concernant les capacités des femmes et les rôles qui leur conviennent. On invoqua l’autorité de Darwin pour affirmer que la place des femmes est à la maison, et non à l’école ou au travail 44. Mais la théorie de la sélection sexuelle, qui pour Darwin expliquait l’existence des genres, fut également employée à des fins radicales. Socialistes et féministes pouvaient soutenir que, dans la société contemporaine, la sélection sexuelle avait été contrariée. Les hommes stupides et dépravés n’avaient aucune difficulté à trouver une compagne s’ils étaient riches. Les circonstances sociales obligeaient les femmes à choisir leurs maris parmi les hommes capables de les entretenir, aussi médiocres que fussent leurs qualités personnelles. L’un des personnages de Cent ans après, ou l’An 2000 (1888), un roman du socialiste utopiste américain Edward Bellamy qui eut beaucoup d’influence, expliquait que, dans la nouvelle Boston de l’an 2000, la sélection sexuelle joue librement son rôle. Ainsi la pauvreté n’incite plus
« les femmes à accepter comme pères de leurs enfants des hommes qu’elles ne peuvent ni aimer ni respecter. La richesse et le rang ne détournent plus l’attention des qualités personnelles. L’or “ne brille plus au front étroit des imbéciles”. La transmission à la postérité des dons d’une personne, de son intelligence et de son tempérament […] est garantie. »
De nombreux sociologues radicaux – y compris Wallace en Angleterre, Victoria Woodhull et Charlotte Perkins Gilman aux États-Unis – affirmaient que l’assujettissement prolongé des femmes entrave la sélection sexuelle et représente ainsi un danger pour l’avenir de la race 45.
VI – Darwinisme, lamarckisme et société
Ce n’est pas la seule instrumentalisation du darwinisme pour justifier l’existence ou la recommandation de compromis sociaux divers qui brouille le sens du terme « darwinisme social », mais le fait que nombre des défenseurs du laisser-faire aient rejeté le principe de la sélection naturelle ou aient minimisé sa portée.
De fait, certains « darwinistes sociaux » typiques préféraient la théorie, que l’on associe à Lamarck, selon laquelle les organismes acquièrent de nouveaux caractères à la suite d’un processus d’adaptation à leur environnement. Le philosophe britannique Herbert Spencer faisait partie de ces « néo-lamarckiens » et soutenait que la concurrence économique sans entrave éliminerait les inadaptés et servirait de stimulation au progrès. Pour Spencer, la concurrence avait pour fonction d’obliger les êtres vivants à travailler plus et à exercer ainsi leurs organes et leurs facultés (au contraire de Darwin, pour lequel la concurrence servait principalement à répandre des caractères minoritaires dans toute une population). Les capacités mentales, les compétences et les traits de caractère qu’encouragerait cette lutte seraient transmis aux générations futures, et il en résulterait un progrès matériel et moral constant. Finalement (et inévitablement), ce processus évolutionniste accoucherait d’une société parfaite dont les caractéristiques seraient la stabilité, l’harmonie, la paix, l’altruisme et la coopération 46. La terre serait détenue en commun, les femmes auraient les mêmes droits que les hommes, le gouvernement deviendrait superflu, et finirait par disparaître. En attendant, l’État ne devait rien faire pour alléger les souffrances des inadaptés. Après tout, comme l’écrivit Spencer en 1850 :
« Tout l’effort de la nature consiste à s’en débarrasser, à les éliminer du monde, à faire de la place pour de meilleurs éléments. » 47
Peter Bowler soutient que l’insistance de Spencer sur la valeur de l’autonomie était beaucoup plus proche de l’esprit du capitalisme concurrentiel que du principe plus fataliste de la sélection naturelle de modifications aléatoires de Darwin 48. Quoi qu’il en soit, nombre de théoriciens de la société, aux États-Unis en particulier, devaient plus – parfois beaucoup plus – à Spencer qu’à Darwin 49. De fait, en 1907, le sociologue américain Lester Frank Ward déclara qu’il n’avait « jamais vu un débat sur le “darwinisme social” faire appel à un principe distinctement darwinien » 50. (Plus récemment, Antonello La Vergata suggéra en plaisantant que « Darwin était l’un des rares darwinistes sociaux réellement darwinien » 51.)
Étant donné que Spencer minimisait à la fois le rôle de la sélection naturelle et élabora l’essentiel de sa théorie avant 1859, est-il raisonnable de le ranger, ainsi que ses disciples, dans la catégorie des « darwinistes sociaux » ? Ce problème se complique par le fait que le sort réservé à « la théorie de Darwin » à la fin du XIXe siècle est loin d’être évident, à la fois parce que les propres idées de Darwin changèrent au fil du temps, et parce que le terme « darwinisme » était souvent employé de manière interchangeable avec le terme « évolutionnisme ».
La frontière entre lamarckisme et darwinisme, en particulier, était floue. On considérait comme darwiniens de nombreux scientifiques qui cependant minimisaient le rôle de la sélection naturelle ; de fait, Darwin lui-même accordait aux facteurs lamarckiens une grande portée (et avec le temps, une portée de plus en plus en plus grande). Cette relation confuse entre « darwinisme » et « lamarckisme » est bien illustrée par Médecine et politique de Bagehot, dont le sous-titre était « ou réflexions sur l’application des principes de la “sélection naturelle” et de “l’hérédité” à l’organisation politique de la société ». Selon Bagehot, les caractères que favorise la guerre sont le produit d’un processus lamarckien par lequel l’évolution des désirs produit des évolutions dans les habitudes qui se transmettent à la génération suivante :
« C’est le labeur inaudible de la première génération qui devient l’aptitude transmise à la suivante » ; « [l’histoire est] une science qui sert à enseigner la loi des tendances – crées par l’intelligence et transmises par le corps – qui agissent sur la volonté de l’homme et la dirigent d’âge en âge. » 52
C’est ainsi que sont frustrées les tentatives de formuler le « darwinisme social » à la fois par l’association du darwinisme avec des causes contradictoires et par l’absence de contenu proprement darwinien dans les idées de nombreux « darwinistes sociaux » traditionnels. Les historiens ont donné des évaluations différentes de ces facteurs, aboutissant à une pléthore de définitions qui vont des plus étroites –l’identification conventionnelle du « darwinisme social » avec la justification du laisser-faire capitaliste – aux plus larges – son application à n’importe quel usage de la théorie de Darwin (voire à n’importe quel usage social de la théorie évolutionniste, sans tenir compte de ce qu’elle doit à Darwin). Certains historiens s’en tiennent au juste milieu et reconnaissent le caractère polyvalent de la théorie, mais pensent qu’ils peuvent identifier une doctrine centrale unifiant les différents éléments 53.
Ce défaut de consensus sur le sens du darwinisme social (voire sur le fait de savoir s’il en a un) garantit que sa relation à l’eugénisme sera envisagée de multiples façons. Si darwinisme social égale laisser-faire, un programme d’intervention dans les projets de procréation individuelle peut sembler contradictoire. Si le terme s’applique aussi bien aux idéologies collectivistes et individualistes, il est plus logique d’envisager l’eugénisme comme une forme de darwinisme social 54. Mais il existe au moins un consensus virtuel entre les historiens selon lequel l’eugénisme était fortement lié à la théorie de Darwin. Même Robert Bannister, qui rejette le darwinisme social en tant que mythe, accepte que :
« l’idée d’élaguer les êtres humains comme autant de roses était de fait une déduction logique à partir de L’Origine des espèces, à la condition de pouvoir étouffer les scrupules moraux qui troublaient Darwin lui-même. » 55
VII – Nature, culture et eugénisme
Darwin et ses compatriotes du XIXe siècle craignaient la dégénérescence si les caractères qui expliquaient la réussite ou l’échec étaient héréditaires, et si ceux qui échouaient produisaient plus d’enfants que ceux qui réussissaient. Mais à l’époque de Darwin, l’idée que l’hérédité était la clé de la réussite sociale n’était pas communément acceptée. De fait, Darwin lui-même, tout en déclarant avoir été converti à la vision de Galton de la portée de l’intelligence héréditaire, continuait à croire que l’ardeur et le travail assidu avaient également leur importance. En outre, sous la suprématie du lamarckisme, croire à l’hérédité n’impliquait pas nécessairement un soutien à des programmes de reproduction sélective. Même ceux qui pensaient que les problèmes sociaux étaient dus à une mauvaise hérédité en concluaient fréquemment que la solution résidait dans des réformes sociales. Tant que la vision lamarckienne eut de l’influence, opposer inné et acquis n’avait aucun sens.
Mais dès le début du siècle, le lamarckisme perdit du terrain – tout en étant loin de s’éteindre, même dans les cercles scientifiques. La notion de plus en plus populaire d’une hérédité irréductible (c’est-à-dire non lamarckienne) eut pour conséquence la conviction que la seule solution des problèmes sociaux était de dissuader ceux qui possédaient des caractères indésirables de procréer tout en encourageant les éléments les plus recommandables de la société à le faire. En 1883, Galton inventa le terme « eugénisme » pour décrire ce programme.
Il ne tarderait pas à acquérir de nombreux partisans enthousiastes, transcendant toutes les divisions politiques habituelles. Les gens de la classe moyenne de tous horizons politiques – conservateurs, libéraux et socialistes – s’inquiétaient de la fécondité apparemment extravagante de ceux que l’on appelait en Angleterre « la lie de la société ». Ni Galton, ni Greg ni Darwin n’avaient de preuve véritable pour étayer leur pressentiment que les éléments les moins aptes de la société étaient en train de dépasser par leur nombre les éléments plus capables. Cependant, une multitude de rapports et d’études démographiques semblait confirmer leurs pires craintes. En Angleterre, le grand nombre de recrues rejetées comme inaptes au service militaire lors de la guerre des Boers, et les études statistiques démontrant un lien entre familles nombreuses et mauvaises conditions sociales étaient autant de preuves de la détérioration en cours de la nation. Cette tendance inquiétante s’exacerba lors de la première guerre mondiale qui aboutit à la mort des jeunes gens les plus sains et fut généralement considérée comme un désastre eugénique.
Comment contrarier cette tendance ? Galton s’était principalement soucié d’encourager ceux qui avaient du talent à créer des familles nombreuses ; c’est-à-dire ce qu’il appelait l’eugénisme « positif ». Mais au XXe siècle, on en vint à penser que des mesures « négatives » étaient beaucoup plus urgentes. Aux États-Unis, au Canada, dans la plus grande partie de l’Europe du nord, ainsi qu’en Angleterre, la question centrale devint celle de savoir quel était le meilleur moyen de dissuader les asociaux et les handicapés mentaux de se reproduire.
Dans les années 1870, à l’époque où Darwin rédigea La Filiation de l’homme, l’éducation et la persuasion morale apparaissaient même aux yeux des plus alarmistes comme le seul moyen acceptable d’empêcher les pires spécimens humains de submerger les meilleurs. Mais dès le début du siècle, de nouvelles idées sur l’hérédité avaient convergé avec un sens plus aigu du danger et des attitudes envers l’État qui évoluaient, rendant son intervention volontariste plus acceptable. Darwin, Greg et même Galton étaient par trop pénétrés de méfiance Whig envers le gouvernement pour proposer qu’il restreignît la reproduction humaine. À mesure que le pacte avec le laisser-faire cédait le pas à l’acceptation d’une réforme dans un sens collectiviste, des tentatives d’intervention volontariste dans la reproduction au nom des intérêts de la communauté acquirent une légitimité accrue. À ceux qui faisaient confiance à l’expertise désintéressée et aux vertus de la planification étatique, le contrôle de la reproduction paraissait relever du simple bon sens 56.
Au début, cette intervention prit la forme d’une ségrégation des « handicapés » pendant leurs années reproductives. En raison du coût élevé de l’institutionnalisation, la stérilisation (vasectomie pour les hommes, ligature des trompes pour les femmes) devint une alternative de plus en plus commune, particulièrement lorsque survint la dépression économique mondiale des années 1930. L’Église catholique et, en Angleterre, le Labour Party (qui voyait dans ses adhérents des cibles éventuelles), s’opposaient à la stérilisation, ainsi qu’à la contraception et à l’avortement. Mais dès 1940, des lois en faveur de la stérilisation furent adoptées dans trente états américains, trois provinces canadiennes, un canton suisse, en Allemagne, en Estonie, dans toute la Scandinavie et dans la plupart des pays d’Europe de l’est, à Cuba, en Turquie et au Japon. Aux États-Unis, les défenseurs d’une restriction de l’immigration soutenaient que les nouveaux arrivants en provenance de l’Europe du sud et de l’est étaient à la fois biologiquement inférieurs aux Américains « de souche » et très prolifiques. En 1924, la Loi de restriction de l’immigration réduisit considérablement le nombre d’arrivants admissibles et, par le biais d’un système de quotas, réduisit à presque rien le nombre d’immigrants en provenance de Russie, de Pologne, des Balkans et d’Italie 57.
C’est en Allemagne que furent adoptées les mesures eugénistes les plus étendues et les plus brutales. En 1933, la Loi de prévention des maladies transmises génétiquement, votée peu de temps après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, couvrait un large éventail d’états présumés héréditaires, et s’appliquait aussi à ceux qui n’étaient pas institutionnalisés ; elle finit par concerner environ 400 000 personnes (contre environ 60 000 aux États-Unis). Mais l’hygiène raciale allemande impliquait beaucoup plus qu’un programme massif de stérilisation. Les Lois de Nuremberg interdisaient les mariages entre Juifs et Allemands. Le programme des Lebensborn incitait les femmes allemandes de « race pure », célibataires ou mariées, à porter les enfants d’officiers SS. Le programme Aktion T-4 et ses divers avatars « euthanasia » (euphémisme désignant le meurtre par gazage, par privation de nourriture et par injection létale) jusqu’à 200 000 handicapés physiques et mentaux institutionnalisés, parfois avec l’accord tacite de leur famille 58. Le système pénal fut réformé de manière à punir de mort de nombreux petits délinquants afin de contrer les effets dysgéniques de la guerre 59. Cette politique de sélection impitoyable fut le prélude à l’extermination des Juifs et des autres indésirables pour des raisons raciales et politiques. Ces tentatives pour maintenir la pureté raciale et débarrasser le pays des « bouches inutiles » employait souvent une rhétorique darwinienne : survie des plus aptes, sélection et contre-sélection. Ce langage rencontrait un écho important, car le darwinisme était particulièrement populaire en Allemagne.
VIII – De Darwin à Hitler ?
L’Origine des espèces n’exerça nulle part une influence initiale plus grande qu’en Allemagne, où le livre fut traduit dans l’année qui suivit sa publication en anglais. Nombre de scientifiques adhérèrent à la théorie de Darwin, qui fut également largement vulgarisée de la manière la plus efficace par le zoologue de l’université d’Iéna, Ernst Haeckel. Les libéraux comme les marxistes étaient enthousiastes. De fait, Wilhelm Liebknecht, ami de Karl Marx, rapporta qu’après la publication de L’Origine des espèces, lui et ses camarades
« ne parlèrent pendant des mois que de Darwin, et de la puissance révolutionnaire de ses découvertes scientifiques. » 60
La réaction allemande était si enthousiaste qu’en 1868 Darwin écrivit :
« Le soutien que je reçois de la part de l’Allemagne est ma principale raison d’espérer que nos idées finiront par gagner. » 61
Au cours des années 1860 et 1870 les usages politiques du darwinisme en Allemagne avaient été principalement subversifs 62. En raison de l’échec de la révolution de 1848, l’aristocratie et l’Église catholique demeuraient des forces puissantes, particulièrement en Prusse, le Land allemand le plus important. Les socialistes de toute espèce comprenaient qu’ils pouvaient s’approprier la théorie de Darwin à la fois pour affirmer l’inévitabilité du progrès et pour lutter contre la religion. Les socialistes marxiens (y compris Marx lui-même) n’étaient pas très à l’aise avec la composante malthusienne du darwinisme. Comme beaucoup d’interprètes de Darwin ailleurs, ils tendaient à minimiser l’importance de la sélection naturelle au bénéfice des mécanismes évolutionnistes lamarckien et autres, ainsi qu’à nier que les lois de la biologie pussent s’appliquer directement à la société. D’autres marxistes et nombre de non marxistes voyaient le socialisme dans le darwinisme. Mais quelles que fussent leurs interprétations particulières de Darwin, presque tous les socialistes voyaient en lui un allié. La presse socialiste allemande publia un grand nombre de travaux sur sa théorie ; c’était le sujet préféré des travailleurs en dehors des œuvres de fiction 63. De fait, les travailleurs étaient généralement plus attirés par les ouvrages scientifiques que par les ouvrages économiques ou politiques, et s’intéressaient beaucoup plus à Darwin qu’à Marx, plus difficile à comprendre 64. L’accueil réservé au darwinisme par la Gauche amena un Darwin perplexe à faire ce commentaire en 1879 :
« Quelle idée ridicule que celle qui s’empare de l’Allemagne au sujet du lien entre socialisme et évolution par la sélection naturelle. » 65
Les libéraux aussi considéraient le darwinisme comme un allié dans leur guerre contre l’Église catholique, contre la monarchie et les Junkers (nobles propriétaires terriens conservateurs). Les écrits populaires de Haeckel à cette époque expriment avant tout les idéaux et les aspirations du libéralisme : laisser-faire, anticléricalisme, liberté intellectuelle, antimilitarisme et abolition des privilèges héréditaires. La noblesse n’a aucun droit à se sentir privilégiée, affirme-t-il, puisque tous les embryons humains – ceux des nobles comme ceux des roturiers – sont indifférenciables, pendant les premiers stades de leur évolution, de ceux des chiens et des autres mammifères, tandis que la guerre provoque la mort des jeunes Allemands les plus courageux et les plus robustes 66. La « Ligue moniste » fondée par Haeckel était une organisation pacifiste 67.
Mais le programme libéral allemand renfermait depuis toujours un élément autoritaire et nationaliste, qui lui conférait une qualité particulière. Suite à l’échec de la révolution de 1848, les libéraux allemands soutinrent non seulement le laisser-faire économique, mais un État fort et l’unité nationale qu’ils ne croyaient réalisables que sous la conduite de la Prusse autoritaire 68. Otto von Bismarck, premier ministre de la Prusse, s’acquit également l’approbation des libéraux grâce à sa guerre culturelle des années 1870 contre l’Église catholique. La réalisation de l’unité nationale sous Bismarck convergea avec le pouvoir croissant de la classe ouvrière, particulièrement après la fusion des deux partis ouvriers en 1875, pour repousser les libéraux vers la droite.
Déjà dans les années 1860, Haeckel avait dénoncé l’usage de la médecine moderne pour permettre aux malades de survivre et de transmettre leurs affections. Dès 1877, il s’était lancé dans un débat féroce avec Rudolf Virchow à propos du lien entre darwinisme et socialisme, affirmant :
« Si l’on doit comparer cette hypothèse anglaise à une tendance politique distincte […] cette tendance ne peut être qu’aristocratique, certainement pas démocratique, et encore moins socialiste. » 69
(Après avoir lu une traduction en anglais de la polémique contre Virchow de Haeckel, Darwin écrivit à l’auteur « Je suis entièrement d’accord avec vous » 70.)
Le darwinisme allemand allait devenir de plus en plus réactionnaire – mais pas de manière uniforme. Dès les années 1890, on pensait majoritairement qu’il impliquait la nécessité de la lutte concurrentielle, particulièrement entre groupes, et un lien avec le racisme, l’impérialisme et la répression des exigences de la classe ouvrière. On estimait que la société moderne agissait désormais contre la sélection ; la dégénérescence n’était réversible que par le biais d’actions volontaristes de la part de l’État.
En 1892, lors de sa visite à l’université d’Iéna, Bismarck fut accueilli par Haeckel qui lui décerna un doctorat honorifique 71. Le résultat du célèbre concours entre essayistes sponsorisé par Friedrich Alfred Krupp, fabricant de munitions et zoologue amateur, fut particulièrement révélateur. En 1900, Krupp offrit un prix très conséquent d’un montant de 10 000 marks au meilleur essai répondant à la question suivante : « Que nous apprend la théorie de l’évolution sur l’évolution de la politique et de la législation en Allemagne ? » Profondément hostile au socialisme, son but était apparemment de démontrer que le darwinisme ne constituait pas une menace pour l’État 72. La plupart des 60 candidats (y compris les 44 en provenance d’Allemagne) interprétèrent Darwin comme une légitimation de l’intervention étatique, tant dans l’économie que dans la procréation. Seuls quelques essais émanaient d’une perspective socialiste, et un seul du libéralisme traditionnel 73.
Tandis qu’en Angleterre la première guerre mondiale amenait nombre de darwiniens à réévaluer les conséquences évolutionnistes de la guerre, en Allemagne elle renforçait la vision de la guerre comme le moyen d’assurer la survie des plus aptes. En tant que représentant de la commission neutre de secours civil, l’évolutionniste américain Vernon Kellogg fut affecté au quartier général de l’armée allemande en France et en Belgique. Cette position avantageuse et inhabituelle lui permit d’observer que les officiers allemands défendaient, en tant que corollaire du darwinisme, un militarisme agressif :
« La croyance en l’omnipotence d’une sélection naturelle basée sur la lutte concurrentielle violente est la bible des intellectuels allemands ; tout le reste n’est qu’illusion et anathème. […] Comme au sein des différentes espèces de fourmis, cette lutte – féroce et implacable – est la règle au sein des divers groupes humains. Non seulement cette lutte se poursuit inévitablement, mais elle doit se perpétuer afin que cette loi naturelle puisse agir, à sa manière cruelle et inéluctable, et sauver l’espèce humaine. » 74
Dans la foulée des dévastations de cette guerre, on en vint à envisager l’eugénisme comme essentiel à la survie collective. Les eugénistes allemands s’étaient auparavant concentrés sur l’eugénisme positif, c’est-à-dire des tentatives pour encourager la procréation des éléments les plus désirables. Mais avec l’aggravation de la crise économique, le coût des soins fournis aux handicapés dans les hôpitaux et les asiles devint une obsession, et des éléments racistes prirent la direction de l’eugénisme. La Société pour l’hygiène raciale était jadis dominée par des technocrates élitistes en lutte contre ceux qui croyaient à la suprématie de la race nordique. Dès 1920, ces derniers devinrent dominants.
Ainsi, comme l’ont souligné de nombreux historiens, il n’est guère possible tracer une ligne droite entre Darwin et Hitler 75. En Allemagne comme ailleurs, la théorie évolutionniste constituait une ressource pour des groupes dont les objectifs étaient disparates, y compris pour les socialistes et d’autres radicaux, pour les libéraux adeptes du marché libre ou du collectivisme, pour les fascistes, pour les eugénistes qui s’opposaient au racisme et pour ceux qui défendaient la pureté de la race. De fait, ce fut parce qu’en Allemagne le darwinisme répondait initialement à ces intérêts différents que la théorie fut généralement accueillie avec autant d’enthousiasme. L’association durable de l’évolutionnisme à des causes progressistes, particulièrement à l’antimilitarisme, explique qu’en 1935 les Nazis ordonnèrent le retrait des bibliothèques des ouvrages de presque tous les darwinistes populaires, y compris ceux de Haeckel 76.
Cela ne signifie pas que le darwinisme fût indéfiniment malléable. En Allemagne, comme ailleurs, les opinions des conservateurs traditionnels sur la religion et la société rendaient le darwinisme difficile à absorber ; l’Église catholique en particulier demeurait un ennemi puissant. Mais presque tous les autres groupes trouvaient ce qu’ils cherchaient chez Darwin. De toute évidence, leur capacité à imposer leur interprétation particulière dépendait de conditions sociales spécifiques. Dans la foulée de la publication de L’Origine des espèces, on considéra habituellement que le darwinisme affaiblissait la religion, et selon les libéraux, qu’il légitimait le laisser-faire. Dès le début du siècle, on pensait qu’il justifiait le réformisme collectiviste de la société, le colonialisme et l’eugénisme. En dépit des variantes nationales cette tendance à passer d’une interprétation individualiste à une interprétation collectiviste de Darwin se généralisa. Mais ce n’est qu’en Allemagne que Darwin servit d’excuse à un programme volontariste d’extermination de ceux que l’on considérait comme physiquement et racialement « inaptes » – démontrant ainsi l’importance essentielle du contexte.
Le style métaphorique de Darwin et l’ambivalence de ses écrits rendirent possibles de nombreuses interprétations, mais ce furent des conditions sociales et politiques particulières qui définirent l’interprétation dominante.
IX – Conclusion
Darwin ne fut pas un penseur de la société original. Ses écrits traduisent les idées traditionnelles d’un homme de son époque et de sa classe. Presque tout ce qu’il eut à dire sur les sujets de société – qu’il s’agisse de l’efficacité de la pression démographique et de l’héritage des biens, de l’essence naturelle de la division sexuelle du travail ou de l’inévitabilité de l’expansion européenne – peut se lire chez Malthus, chez Spencer, chez Wallace, chez Greg, chez Bagehot et chez d’autres écrivains contemporains.
Pour la pensée et les institutions sociales, l’importance de Darwin est ailleurs. Premièrement, la publication de L’Origine des espèces représentait une étape cruciale vers l’eugénisme moderne. Darwin ainsi que ses lecteurs supposaient que la sélection naturelle aboutissait à un perfectionnement constant des organismes vivants. Ainsi, le progrès dépend de la lutte pour l’existence. Appliqué aux êtres humains, il en découlait que toute obstacle à cette lutte s’avèrerait nuisible. Pour que le perfectionnement se poursuive, il fallait soit révoquer les mesures humanitaires qui entravaient la sélection, soit contrer leurs effets par le biais d’un programme de sélection artificielle, soit les deux. La seule autre option était la dégénérescence.
Ce fut la conclusion à laquelle aboutirent la plupart des darwiniens au cours de la décennie qui suivit la publication de L’Origine des espèces, et Darwin également, après maintes hésitations, dans La Filiation de l’homme. À titre personnel, Darwin choisit de vivre avec les conséquences négatives d’un nombre de personnes inaptes plus élevé que celui de la « classe d’hommes supérieurs ». Ainsi Darwin ne fut pas un eugéniste, en tout cas pas à part entière. Mais sa théorie alimenta des craintes qui firent paraître urgent un programme de procréation sélective. Ce n’est pas une coïncidence que Galton, fondateur de l’eugénisme moderne, fût son cousin – ou que Leonard Darwin, président de la Société eugénique en Angleterre dans les années 1910 et 1920, fût son fils.
L’eugénisme ne se transforma en programme concret que lorsqu’on le relia à la génétique moderne, aux preuves de la fécondité élevée des classes inférieures, et à une vision plus positive des fonctions de l’État. Le soutien à l’eugénisme fut plus ou moins continu au cours des années suivantes, mais les préoccupations qu’il suscitait n’ont jamais disparu. Par exemple, les auteurs de The Bell Curve, nous avertissent de la menace que représente pour la société moderne la fécondité extravagante d’une sous-classe. Ils attribuent l’échec social à un défaut d’intelligence qu’ils croient largement déterminé par l’hérédité. Si les membres de cette sous-classe continuent à procréer plus rapidement que ceux qui leur sont intellectuellement supérieurs, le niveau cognitif général de la population déclinera inévitablement, entraînant une foule de problèmes sociaux 77. L’impressionnant volume des ventes de cet ouvrage indique que les vieilles peurs subsistent et sont aisément réveillées.
Le darwinisme continue également à servir d’expédient aux défenseurs de diverses causes sociales et politiques. Dans les travaux de certains professionnels, de maints sociobiologistes et de psychologues évolutionnistes connus, il est instrumentalisé pour affirmer l’essence naturelle de la territorialité, de la concurrence et des rôles de genre traditionnels. D’autres lisent le contraire dans Darwin. Le philosophe Peter Singer a récemment plaidé en faveur d’une nouvelle Gauche darwinienne qui « prenne au sérieux le fait que nous sommes des animaux évolués » 78. Elle devrait reconnaître qu’il existe une véritable nature humaine qui influe sur notre comportement. Cette nature recèle des tendances à la compétition mais également à la coopération et à la sociabilité sur lesquelles la Gauche pourrait bâtir. (Singer espère aussi que la prise en compte de la filiation entre nous et d’autres animaux nous dissuadera de les exploiter.)
En tant qu’expédient, quelle est la portée du darwinisme ? En 1906, Graham Wallas rapporta la réaction d’un ecclésiastique lorsqu’il fit remarquer que beaucoup acceptaient aujourd’hui la vision de l’évolution humaine de Darwin. « Oui », dit-il, « nous l’acceptons tous, et cela ne change pas grand-chose » 79. Certains érudits s’accordent à dire qu’elle a eu peu d’influence. Selon eux, le darwinisme s’est borné à procurer une vitrine à des théories sociales qui lui étaient antérieures et se seraient sans doute épanouies en son absence 80. Ainsi, écrivant sur l’impérialisme britannique à la fin du XIXe siècle, Paul Crook note que « les thèmes darwinistes ont été utilisés principalement en tant que slogans, en tant que mise en scène grossière, en tant qu’extravagance culturelle », et que l’on ne trouve que de rares ouvrages théoriques « sérieux » (et fort peu lus) reliant le darwinisme à l’impérialisme 81.
Il ne fait aucun doute que nombre de vulgarisateurs se sont trompés sur Darwin. (Les propres ambiguïtés de Darwin, ses hésitations et ses louvoiements l’expliquent aisément.) Certains pourraient bien ne pas l’avoir lu. Cela pourrait également être vrai de Marx, de Freud et de maints autres penseurs importants. Mais la puissance collective d’une théorie n’a jamais dépendu d’une compréhension correcte et détaillée de la part de ses interprètes. Dans certains contextes, le discours darwinien, portant sur la lutte et la sélection, a conféré une nouvelle crédibilité à de vieilles idées sur la concurrence, la race et le genre. En Allemagne, comme l’affirme l’historien Richard Evans, ce que les Nazis ont retiré de Darwin n’était pas un corpus d’idées cohérent ou une idéologie évoluée mais un langage. La rhétorique associée à la variante nazie du darwinisme social fut efficace pour justifier les politiques nazies, car :
« Elle contribua à réconcilier ceux qui en faisaient usage et pour qui il était devenu une manière quasi automatique de penser la société, avec le fait d’accepter les politiques préconisées par les Nazis et dans nombre de cas, à y collaborer volontairement en les mettant en œuvre. » 82
Il est exact que toutes les idées sur la société justifiées en se référant à Darwin étaient antérieures à son œuvre, et que nombre de ceux qui l’invoquaient ne le comprenaient pas vraiment. La principale contribution du darwinisme à la théorie sociale est d’avoir popularisé certains mots d’ordre. Mais cela n’ôte rien à sa portée. De nos jours, comme par le passé, la rhétorique constitue un puissant expédient.
Diane B. Paul
Professeur de Science Politique et directeur du programme en Science, Technologie et Ethique à l’Université du Massachusetts à Boston. Elle a publié notamment Controlling Human Heredity: 1865 to the Present (1995) et The Politics of Heredity: Essays on Eugenics, Biomedicine, and the Nature–Nurture Debate (1998).
Source:
Jonathan Hodge, Gregory Radick (eds.),
The Cambridge Companion to Darwin,
Cambridge University Press, 2003,
chapitre 9.
Traduction française : Annie Gouilleux.
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Darwin, darwinisme social et eugénisme
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Notes:
1 William Jennings Bryan, “Bryan’s Last Speech”. Reprinted in L. H. Allen, ed., Bryan and Darrow at Dayton; The Record and Documents of the “Bible-Evolution Trial”, New York, Russell and Russell, [1924] 1967, pp. 529-555.
2 Daniel C. Dennett, Darwin’s Dangerous Idea: Evolution and the Meanings of Life, New York, Simon and Schuster, 1995, p. 393.
3 John Greene, “Darwin as a Social Evolutionist” in Science, Ideology, and World View: Essays in the History of Evolutionary Ideas, Berkeley: University of California Press, 1981, pp. 95-127. Greene présente le récit le plus équilibré concernant les opinions sociales de Darwin.
4 Charles H. Smith, éd. Alfred Russel Wallace: An Anthology of His Shorter Writings, New York: Oxford University Press, 1991, pp. 13-14.
5 Alfred Russel Wallace, “The Origin of Human Races and the Antiquity of Man Deduced from the Theory of Natural Selection”, Anthropological Review n°2 [1864] pp. clviii–clxxxvii. Reprinted in C. H. Smith 1991, pp. 14-26.
6 Francis Galton, “Hereditary Talent and Character”, Macmillan’s Magazine n°12, 1865, pp. 157-166, pp. 318-327.
7 Cité dans Greta Jones, “Theoretical Foundations of Eugenics”, Robert A. Peel, ed., Essays in the History of Eugenics, London, The Galton Institute 1998, p. 9.
8 William R. Greg, “On the Failure of Natural Selection in the Case of Man”, Fraser’s Magazine n°68, 1868.
9 Walter Bagehot, Physics and Politics: Or Thoughts on the Application of the Principles of ‘Natural Selection’ and ‘Inheritance’ to Political Society, 1872. Reprinted in N. St John-Stevas, ed., The Collected Works of Walter Bagehot, vol. vii, pp. 65-78. London: The Economist, 1974, pp. 47-48, pp. 55-8.
10 Alfred Russel Wallace, “The Limits of Natural Selection as Applied to Man”. In Contributions to the Theory of Natural Selection: A Series of Essays, London: Macmillan, 1870, pp. 332-371.
11 James Marchant, Alfred Russel Wallace: Letters and Reminiscences, 2 vol., London: Cassell, 1916, p. 199 ; Robert J. Richards, Darwin and the Emergence of Evolutionary Theories of Mind and Behavior, Chicago: University of Chicago Press, 1987, p. 186.
12 John R. Durant, “The Ascent of Nature in Darwin’s Descent of Man”, in David Kohn, The Darwinian Heritage, Princeton: Princeton University Press, 1985, pp. 283-306. Adrian Desmond and James Moore, Darwin, London: Michael Joseph, 1991, p. 579. Pour une discussion complémentaire de Greg et Wallace sur ces sujets, Robert J. Richards, “Darwin on mind, morals and emotions”, in Jonathan Hodge, Gregory Radick (eds.), The Cambridge Companion to Darwin, Cambridge: Cambridge University Press, 2003, pp. 92-115.
13 R. D. Keynes, Charles Darwin’s Beagle Diary, Cambridge: Cambridge University Press, 1988, p. 45, p. 58, pp. 79-80, pp. 173-174. Barrett, P. H., Gautrey, P. J., Herbert, S., Kohn, D. and Smith, S., eds. Charles Darwin’s Notebooks, 1836-1844: Geology, Transmutation of Species, Metaphysical Enquiries, London: British Museum (Natural History) and Cambridge University Press, 1987, Notebook C, MS p. 154. Howard E. Gruber, Darwin on Man: A Psychological Study of Scientific Creativity, 2nd éd. Chicago: University of Chicago Press, 1981, p. 18.
14 Charles Darwin, The Voyage of the Beagle [1860], éd. Leonard Engel. Garden City, N.Y.: Doubleday, 1962. Reprints Journal of Researches, 2nd éd. of 1845, pp. 433-444.
15 Voir R. D. Keynes, Charles Darwin’s Beagle Diary, Cambridge: Cambridge University Press, 1988, p. 172, p. 408. Francis Darwin, éd. The Life and Letters of Charles Darwin [1888], 3 vols. London: John Murray, 1969, vol. i, p. 316.
16 Janet Browne, Charles Darwin: Voyaging, New York: Knopf, 1995, pp. 237-238.
17 R. D. Keynes, Charles Darwin’s Beagle Diary, Cambridge: Cambridge University Press, 1988, p. 139.
18 Charles Darwin, The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex [1871], 2 vols. London: John Murray. Reprinted in facsimile with an introduction by J. T. Bonner and R. M. May, Princeton: Princeton University Press, 1981, vol. i, p. 35.
19 C. Darwin, The Descent of Man… [1871] 1981, vol. i, p. 62; Elizabeth Knoll, “Dogs, Darwinism, and English Sensibilities” in Robert W. Mitchell, Nicholas S. Thompson and H. Lyn Miles, eds., Anthropomorphism, Anecdotes, and Animals, pp. 12-21. Albany, N.Y.: State University of New York Press, 1997, p. 14.
20 C. Darwin, The Descent of Man… [1871] 1981, vol. i, pp. 404-405.
21 C. Darwin, The Descent of Man… [1871] 1981, vol. i, p. 162.
22 C. Darwin, The Descent of Man… [1871] 1981, vol. i, p. 160, p. 166, p. 169.
23 C. Darwin, The Descent of Man… [1871] 1981, vol. i, pp. 167-168.
24 C. Darwin, The Descent of Man… [1871] 1981, vol. i, pp. 168-169.
25 C. Darwin, The Descent of Man… [1871] 1981, vol. i, p. 174, p. 77.
26 Alfred Russel Wallace, My Life: A Record of Events and Opinions, London: Chapman and Hall, 1905 p. 509.
27 C. Darwin, The Descent of Man… [1871] 1981, vol. i, p. 180.
28 C. Darwin, The Descent of Man… [1871] 1981, vol. ii, p. 403.
29 Whig : membre ou sympathisant d’un groupe politique britannique du XVIIIe et du début du XIXe siècles qui voulait l’affaiblissement du pouvoir royal et le renforcement de celui du Parlement. [NdT]
30 C. Darwin, The Descent of Man… [1871] 1981, vol. i, p. 170.
31 Adrian Desmond and James Moore, Darwin, London: Michael Joseph, 1991, p. 327, pp. 396-398, p. 648, p. 655.
32 C. Darwin, The Descent of Man… [1871] 1981, vol. i, p. 169.
33 Richard Weikart, “A Recently Discovered Darwin Letter on Social Darwinism”, Isis n°86, 1995.
34 James R. Moore, Good Breeding: Science and Society in a Darwinian Age: Study Guide, A426 Study Guide, sections 1-2, Milton Keynes, Open University Press, 2001.
35 Charles Darwin, On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life, London: John Murray [1859]. Reprinted in facsimile with an introduction by Ernst Mayr, Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1964, p. 62.
36 Richard Weikart, “Laissez-Faire Social Darwinism and Individualist Competition in Darwin and Huxley”, The European Legacy n°3, 1998, pp. 17-30.
37 Frederick Burkhardt & al., eds. The Correspondence of Charles Darwin, 12 vols. Cambridge: Cambridge University Press, 1985-2001, vol. viii, p. 189.
38 James R. Moore, “Socializing Darwinism: Historiography and the Fortunes of a Phrase”, in Les Levidow, ed., Science as Politics, pp. 38-80, London: Free Association Books, 1986. Steven Shapin and Barry Barnes, “Darwin and Social Darwinism: Purity and History”, in Barry Barnes and Steven Shapin, eds., Natural Order: Historical Studies of Scientific Culture, pp. 125-142, London: Sage, 1979. Robert M. Young, “Darwinism Is Social”, in David Kohn, The Darwinian Heritage, Princeton: Princeton University Press, 1985, pp. 609-638.
39 Richard Hofstadter, Social Darwinism in American Thought, Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 1944, pp. 6-7.
40 Gregg Mitman, “The Biology of Peace”, Biology and Philosophy n°12, 1997 pp. 259-264.
41 Quoted in Nancy L. Stepan, “Nature’s ‘Pruning Hook’: War, Race and Evolution, 1914-1918” in J. M. W. Bean, ed., Political Culture of Modern Britain: Studies in Memory of Stephen Koss, London: Hamilton, 1987, p. 137.
42 Paul Crook, Darwinism, War and History: The Debate Over the Biology of War from the ‘Origin of Species’ to the First World War, Cambridge: Cambridge University Press, 1994, p. 7.
43 Nancy L. Stepan, “Nature’s ‘Pruning Hook’: War, Race and Evolution, 1914-1918”, in op. cit., pp. 138-142.
44 Mike Hawkins, Social Darwinism in European and American Thought, 1860-1945: Nature as Model and Nature as Threat, Cambridge: Cambridge University Press, 1997, pp. 251-257. Cynthia Russett, Sexual Science, Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1989.
45 Sur Gilman, voir Minna Doskow, “Charlotte Perkins Gilman: The Female Face of Social Darwinism”, Weber Studies n°14, 1997, pp.9-22.
46 Robert J. Richards, Darwin and the Emergence of Evolutionary Theories of Mind and Behavior, Chicago: University of Chicago Press, 1987, pp. 243-313, pp. 325-330; et aussi Alfred Russel Wallace, My Life: A Record of Events and Opinions, London: Chapman and Hall, 1905, p. 27.
47 Herbert Spencer, Social Statics: Or, the Conditions Essential to Human Happiness Specified and the First of Them Developed, London: Chapman, 1851. Reprinted in facsimile, Farnborough: Gregg, 1970, p. 379.
48 Peter J. Bowler, Charles Darwin: The Man and His Influence, Oxford: Blackwell, 1990 pp. 170-171; Howard L. Kaye, The Social Meaning of Modern Biology: From Social Darwinism to Sociobiology, New Brunswick, N.J.: Transaction Publishers, 1997, pp. 26-35.
49 Richard Hofstadter, Social Darwinism in American Thought, Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 1944. James R. Moore, “Herbert Spencer’s Henchmen: The Evolution of Protestant Liberals in Late Nineteenth-Century America” in John Durant, ed., Darwinism and Divinity: Essays on Evolution and Religious Belief, pp. 76-100. Oxford: Blackwell, 1985.
50 Cité dans Carl N. Degler, in Search of Human Nature: The Decline and Revival of Darwinism in American Social Thought, New York: Oxford University Press, 1991, p. 12.
51 Antonello La Vergata, “Images of Darwin: A Historiographic Overview” in David Kohn, The Darwinian Heritage, Princeton: Princeton University Press, 1985, pp. 901-972.
52 Walter Bagehot, Physics and Politics: Or Thoughts on the Application of the Principles of “Natural Selection” and “Inheritance” to Political Society, [1872]. Reprinted in N. St John-Stevas, ed., The Collected Works of Walter Bagehot, vol. vii, pp. 65-78. London: The Economist, 1974.
53 Greta Jones, Social Darwinism in English Thought: The Interaction Between Biological and Social Theory, Sussex: Harvester Press, 1980. Mike Hawkins, Social Darwinism in European and American Thought, 1860-1945: Nature as Model and Nature as Threat, Cambridge: Cambridge University Press, 1997, pp. 26-35. James R. Moore, “Socializing Darwinism: Historiography and the Fortunes of a Phrase” in Les Levidow, ed., Science as Politics, London: Free Association Books, 1986, p. 35, p. 65.
54 Greta Jones, Social Darwinism in English Thought: The Interaction Between Biological and Social Theory, Sussex: Harvester Press, 1980, p. 108. Donald C. Bellomy, “Social Darwinism Revisited”, Perspectives in American History, New Series, 1: 1984, p. 118.
55 Robert C. Bannister, Social Darwinism: Science and Myth in Anglo-American Social Thought, Philadelphia: Temple University Press, 1979, p. 166.
56 Pour une enquête plus détaillée sur ces points, voir Diane B. Paul, Controlling Human Heredity: 1865 to the Present, Amherst, N.Y.: Humanity Books, 1995.
57 Les arguments évolutionnistes en faveur d’une restriction de l’immigration ont été avancés par les socialistes. Voir Mark Pittinger, American Socialists and Evolutionary Thought, 1870-1920, Madison: University of Wisconsin Press, 1993.
58 Sur le programme “euthanasia”, voir Michael Burleigh, Death and Deliverance: “Euthanasia” in Germany 1900-1945, Cambridge: Cambridge University Press, 1994.
59 Richard J. Evans, “In Search of German Social Darwinism: The History and Historiography of a Concept” in Manfred Berg and Geoffrey Cocks, eds., Medicine and Modernity: Public Health and Medical Care in 19th- and 20th-Century Germany, Cambridge: Cambridge University Press, 1997, pp. 55-56.
60 William Liebknecht, Karl Marx: Biographical Memoirs, trad. Ernest Untermann. Chicago: C. H. Kerr, 1901.
61 Cité dans Richard Weikart, “The Origins of Social Darwinism in Germany, 1859-1895”, Journal of the History of Ideas n°54, 1993, p. 471.
62 Ted Benton, 1982. “Social Darwinism and Socialist Darwinism in Germany: 1860 to 1900”, Rivista di Filosofia n°73, pp. 89-91. Richard Weikart, “The Origins of Social Darwinism in Germany, 1859-1895”, Journal of the History of Ideas n°54, 1993, pp. 469-488. Paul J. Weindling, Darwinism and Social Darwinism in Imperial Germany: The Contribution of the Cell Biologist Oscar Hertwig (1849-1922), Stuttgart: Gustav Fischer Verlag, 1991, p. 16. Paul J. Weindling, “ Dissecting German Social Darwinism: Historicizing the Biology of the Organic State”, Science in Context n°11, 1998, pp. 619-637.
63 Richard Weikart, Socialist Darwinism: Evolution in German Socialist Thought from Marx to Bernstein. San Francisco: International Scholars, 1998, p. 2.
64 Pour un examen détaillé des goûts en matière de lecture des travailleurs Allemands, voir Alfred Kelly, The Descent of Darwin: The Popularization of Darwinism in Germany, 1860-1914, Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1981, pp. 128-141.
65 Francis Darwin, ed., The Life and Letters of Charles Darwin, 3 vols. London: John Murray [1888]. American issue in 2 vols. Reprinted in facsimile, New York: Johnson Reprint, 1969, vol. III, p. 237.
66 Ted Benton, 1982. “Social Darwinism and Socialist Darwinism in Germany: 1860 to 1900”, Rivista di Filosofia n°73, p. 92, p. 94.
67 Richard J. Evans, “In Search of German Social Darwinism: The History and Historiography of a Concept” in Manfred Berg and Geoffrey Cocks, eds., Medicine and Modernity: Public Health and Medical Care in 19th- and 20th-Century Germany, Cambridge: Cambridge University Press, 1997, p. 64.
68 Ted Benton, 1982. “Social Darwinism and Socialist Darwinism in Germany: 1860 to 1900”, Rivista di Filosofia n°73, p. 90.
69 Ernst Haeckel, Freedom in Science and Teaching, New York: Appleton, 1879, p. 92.
70 Richard Weikart, “Laissez-Faire Social Darwinism and Individualist Competition in Darwin and Huxley”, The European Legacy n°3, 1998, p. 25.
71 Piet de Rooy, “Of Monkeys, Blacks, and Proles: Ernst Haeckel’s Theory of Recapitulation”, in Jan Breman, ed., Imperial Monkey Business: Racial Supremacy in Social Darwinist Theory and Colonial Practice, Amsterdam: VU Amsterdam Press, 1990, p. 15.
72 Sheila F. Weiss, Race Hygiene and National Efficiency: The Eugenics of Wilhelm Schallmayer, Berkeley: University of California Press, 1987, p. 68.
73 Piet de Rooy, “Of Monkeys, Blacks, and Proles: Ernst Haeckel’s Theory of Recapitulation”, in Jan Breman, ed., Imperial Monkey Business: Racial Supremacy in Social Darwinist Theory and Colonial Practice, Amsterdam: VU Amsterdam Press, 1990, p. 15. Sheila F. Weiss, Race Hygiene and National Efficiency: The Eugenics of Wilhelm Schallmayer, Berkeley: University of California Press, 1987, p. 72, p. 74.
74 Vernon Kellogg, Headquarters Nights, Boston: Atlantic Monthly Press, 1917, pp. 28-29.
75 Le seul historien à prétendre qu’il y a une filiation entre Darwin et Hitler (via Haeckel) est Daniel Gasman, The Scientific Origins of National Socialism: Social Darwinism in Ernst Haeckel and the German Monist League, London: Macdonald, 1971.
76 Piet de Rooy, “Of Monkeys, Blacks, and Proles: Ernst Haeckel’s Theory of Recapitulation”, in Jan Breman, ed., Imperial Monkey Business: Racial Supremacy in Social Darwinist Theory and Colonial Practice, Amsterdam: VU Amsterdam Press, 1990, p. 16.
77 Richard Herrnstein and Charles Murray, The Bell Curve: Intelligence and Class Structure in American Life, New York: Free Press, 1994. Pour un examen nuancé de la relation de leur travail au darwinisme social, voir Peter Dickens, Social Darwinism: Linking Evolutionary Thought to Social Theory, Buckingham: Open University Press. 2000, pp. 64-80.
78 Peter Singer, A Darwinian Left: Politics, Evolution and Cooperation, London: Weidenfeld and Nicolson, 1999, p. 6.
79 Donald C. Bellomy,. “Social Darwinism Revisited”, Perspectives in American History, New Series, n°1, 1984, p. 126.
80 John Burrow, Evolution and Society: A Study in Victorian Social Theory, Cambridge: Cambridge University Press, 1966. Robert C. Bannister, Social Darwinism: Science and Myth in Anglo-American Social Thought, Philadelphia: Temple University Press, 1979.
81 Paul Crook, “Social Darwinism and British ‘New Imperialism’: Second Thoughts”, European Legacy n°3, 1998, p. 1.
82 Richard J. Evans, “In Search of German Social Darwinism: The History and Historiography of a Concept” in Manfred Berg and Geoffrey Cocks, eds., Medicine and Modernity: Public Health and Medical Care in 19th- and 20th-Century Germany, Cambridge: Cambridge University Press, 1997, p. 78.