Barry Commoner, Démystifier le mythe de l’ADN, 2002

Les bases erronées de l’ingénierie génétique

La biologie était autrefois considérée comme une discipline à la traîne, essentiellement descriptive ; une science passive qui s’était satisfaite, pendant une bonne partie de son histoire, d’une simple observation du monde matériel et non de son changement. Ce n’est plus le cas. Aujourd’hui la biologie, armée du pouvoir de la génétique, a remplacé la physique comme Science activiste du Siècle, et elle se tient prête à assurer le pouvoir divin de la création, faisant apparaître des formes artificielles de vie plutôt que des éléments et ses particules atomiques inconnus.

Les premières étapes de cette nouvelle Genèse ont été largement étalées dans la presse. Il n’y a pas si longtemps que des scientifiques écossais ont abasourdi le monde avec Dolly [1], la brebis sans père, directement clonée à partir des cellules de sa mère ; ces techniques ont depuis été appliquées, sans succès, à des cellules humaines. ANDi [2], un singe rhésus photogénique, est récemment né portant le gène luminescent d’une méduse. Des porcs sont maintenant porteurs d’un gène de l’hormone de croissance bovine, ce qui améliore significativement leur gain de poids, leur rendement alimentaire, et ont moins de graisse [3]. La plupart des sojas cultivés aux États-Unis ont été génétiquement manipulés pour survivre à l’application de puissants herbicides. Des maïs contiennent maintenant le gène d’une bactérie qui produit une protéine insecticide les rendant toxiques pour les vers de l’épi du maïs (Heliothis zea) [4]

Nos scientifiques de pointe et nos entrepreneurs scientifiques (deux étiquettes qui sont de plus en plus interchangeables) nous assurent que ces prouesses technologiques, bien que merveilleuses et complexes, sont sûres et fiables. On nous raconte que tout est sous contrôle. Par ailleurs, et c’est bien pratique, on ignore, on oublie ou on supprime simplement dans quelques cas, les mises en gardes, les clauses en petits caractères, les imperfections et les avortements spontanés. La plupart des clones montrent des défauts de développement avant ou peu après la naissance, et même les clones apparemment normaux souffrent souvent de malformations rénales ou cérébrales [5]. ANDi, comme c’est contrariant, n’a pas réussi à luire comme une méduse. Les porcs génétiquement modifiés ont un taux élevé d’ulcères gastriques, d’arthrites, de cardiomégalies (gros cœur), de dermatites et de maladies rénales. En dépit des assurances de l’industrie biotechnologique, affirmant que les sojas génétiquement manipulés ont seulement été altérés par la présence d’un gène étranger, le système génétique de la plante a été également involontairement altéré. Les conséquences en sont potentiellement dangereuses [6]. La liste des défaillances n’attire guère l’attention ; les sociétés de biotechnologie n’ont pas pour habitude de publier les études qui remettent en question l’efficacité de leurs miraculeux produits ou qui suggèrent la présence d’un serpent dans le jardin de la biotech.

Ces erreurs pourraient être rejetées comme les scories inhérentes au progrès scientifique. Mais derrière elles se cache un échec plus profond. Les merveilles de la science génétique sont toutes fondées sur la découverte de la double hélice de l’ADN – par Francis Crick et James Watson en 1953 – et elles découlent du présupposé selon lequel cette structure moléculaire est l’agent exclusif du patrimoine héréditaire dans toutes les choses vivantes : au royaume de la génétique moléculaire, l’ADN est le monarque absolu. Connu des biologistes moléculaires comme le « dogme central » ce présupposé implique que le génome d’un organisme – ses gènes au grand complet – devrait fidèlement rendre compte de l’assemblage caractéristique de ses traits (i.e, caractères) hérités [7],

Malheureusement, c’est faux. Testée entre 1990 et 2001 dans l’une des entreprises scientifiques les plus vastes et médiatisées de notre temps, le Projet du Génome Humain, la théorie s’est effondrée sous le poids des faits. Il y a trop peu de gènes humains pour expliquer la complexité de nos traits hérités ou les vastes différences héritées entre, par exemple, les plantes et les personnes. Selon toute vraisemblance, le résultat de ces recherches (publié en février 2001) a sonné le début de la chute du dogme central ; il a également détruit la base scientifique de l’ingénierie génétique et la validité de l’affirmation de l’industrie biotechnologique, sans cesse proclamée, selon laquelle ses méthodes de cultures alimentaires génétiquement modifiées sont « spécifiques, précises et prévisibles » [8] et en conséquence, sûres. En bref, la plus spectaculaire réussite à ce jour du Projet du Génome Humain, de 3 milliards de dollars, est la réfutation de son propre raisonnement scientifique.

Depuis que Crick en premier l’a proposé il y a 40 quatre ans, le dogme central en est venu à dominer la recherche biomédicale. Simple, élégant et facile à résumer, son ambition est de réduire le patrimoine héréditaire, une propriété que seules les choses vivantes possèdent, à des dimensions moléculaires : l’agent moléculaire du patrimoine héréditaire est l’ADN, acide désoxyribonucléique, une très longue molécule linéaire bien enroulée dans chaque noyau cellulaire. L’ADN est constitué de quatre différentes sortes de nucléotides, attachés ensemble dans chaque gène en un ordre linéaire particulier qu’on appelle séquence. Des segments d’ADN constituent les gènes qui, par une série de processus moléculaires, génèrent chacun de nos traits hérités.

Guidé par la théorie de Crick, le Projet du Génome Humain se proposait d’identifier et d’énumérer tous les gènes du corps humain en déchiffrant la séquence des 3 milliards de nucléotides de l’ADN humain. En 1990, James Watson a décrit le Projet du Génome Humain comme « l’ultime description de la vie ». Cela allait révéler, prétendait-il, l’information « qui détermine si vous vivez la vie d’une mouche, celle d’une carotte ou celle d’un homme ». Walter Gilbert, l’un des plus précoces partisans du projet, est célèbre pour avoir affirmé que les 3 milliards de nucléotides trouvés dans l’ADN humain tiendraient aisément sur un compact-disc que l’on pourrait brandir en disant, « voici un être humain ; c’est moi ! » [9] Le président Bill Clinton a décrit le génome humain comme « le langage dans lequel Dieu a créé la vie » [10]. Comment la minutieuse dissection de l’ADN humain en une séquence de 3 milliards de nucléotides peut-elle servir de support à de telles revendications hyperboliques ? La théorie de Crick exprimée avec vigueur tente de répondre à cette question. Elle fait l’hypothèse d’une chaîne bien définie de processus qui conduirait depuis un unique gène à l’apparence d’un trait particulier hérité. Le pouvoir explicatif de la théorie est basé sur une proposition extravagante : les gènes auraient un contrôle unique, absolu et universel, sur la totalité du patrimoine héréditaire de toutes les formes de vie.

Dans la perspective du contrôle de l’hérédité, selon le raisonnement de Crick, les gènes gouvernent la synthèse des protéines, puisque les protéines forment les structures internes des cellules et, comme enzymes, catalysent les événements chimiques qui produisent les traits spécifiques hérités. La capacité de l’ADN à gouverner la synthèse des protéines est facilitée par leurs structures similaires – les deux sont des molécules linéaires composées de séquences spécifiques de sous-unités. Chaque gène se distingue des autres par l’ordre linéaire précis (séquence) d’apparition des quatre différents nucléotides dans son ADN. De la même manière, chaque protéine se distingue des autres par la séquence spécifique des vingt différentes sortes d’acides aminés dont elle est faite. Les quatre types de nucléotides peuvent être arrangés en de nombreuses séquences possibles, chacune d’entre elles représente une « information génétique », de la même manière que, au poker, l’ordre des cartes d’une main informe le joueur s’il peut directement parier beaucoup ou laisser tomber parce que son jeu ne vaut rien.

« L’hypothèse de la séquence » de Crick lie adroitement le gène à la protéine : la séquence des nucléotides dans un gène « est un simple code pour la séquence d’acides animés d’une protéine particulière » [11]. C’est un langage grâce auquel une série de processus bien documentés transcrivent la séquence des nucléotides du gène en une séquence complémentaire de nucléotides d’acide ribonucléique (ARN) qui, à son tour, délivre le code du gène au site de formation de la protéine, où il détermine l’ordre séquentiel dans lequel les différents acides animés se lient pour former la protéine. Il s’ensuit que dans chaque chose vivante il devrait y avoir une correspondance univoque entre le nombre total de gènes et le nombre total de protéines. L’entière collection des gènes humains – le génome – doit en conséquence représenter la totalité du patrimoine héréditaire d’une personne, ce qui distingue une personne d’une mouche ou Walter Gilbert de n’importe qui d’autre. Finalement, parce que l’ADN est fait des mêmes quatre nucléotides dans toues les choses vivantes, le code génétique est universel, ce qui signifie qu’un gène devrait être capable de produite sa protéine particulière où qu’il se trouve, et ce même dans deux espèces différentes.

La théorie de Crick comprend une seconde doctrine, qu’il avait appelée le « dogme central » (bien que ce terme soit maintenant utilisé pour identifier sa théorie comme un tout). L’hypothèse est typique de Crick : simple, précise et magistrale. « Une fois que l’information (séquentielle) est passée dans la protéine, elle ne peut plus en sortir » [12]. Cela signifie que l’information génétique naît de la séquence de nucléotides de l’ADN et termine, inchangée dans la séquence d’acides animés de la protéine. La déclaration est cruciale pour le pouvoir explicatif de la théorie car elle dote le gène d’un contrôle sans mélange sur l’identité de la protéine et le trait hérité que la protéine crée. Pour souligner l’importance de ce tabou génétique, Crick paria le futur de l’entreprise entière sur celui-ci, soutenant que « la découverte d’une seule sorte de cellule parmi toutes celles existantes aujourd’hui », dans laquelle l’information génétique passerait d’une protéine à un acide nucléique ou de protéine à protéine, « ébranlerait la totalité de la base intellectuelle de la biologie moléculaire » [13].

Crick était conscient du caractère provocateur de son pari, car on savait que dans les cellules vivantes les protéines sont en contact moléculaire intime avec de nombreuses autres protéines et avec des molécules d’ADN et d’ARN. Son insistance sur le fait que les interactions sont génétiquement chastes était conçue pour protéger le message génétique de l’ADN – la séquence de nucléotides du gène – des intrus moléculaires susceptibles de modifier la séquence ou d’en ajouter de nouvelles au moment du transfert, étape par étape du gène à la protéine : ceci aurait détruit l’élégante simplicité de la théorie.

En février 2001, le pari de Crick a subi une atteinte spectaculaire. Dans les revues Nature et Science, lors de conférences de presse et d’apparitions télévisées, les deux équipes de recherche sur le génome ont exposé leurs résultats. Le principal résultat fut « inattendu » [14]. Au lieu des 100 000 gènes ou plus prévus sur la base du nombre estimé de protéines humaines, le décompte des gènes était seulement d’environ 30 000. Cette mesure montre que les humains sont environ aussi pourvus en gènes que la moutarde – considérée comme une mauvaise herbe – (qui a 26 000 gènes) et environ doublement dotés génétiquement par rapport à la mouche du fruit ou à un vers primitif – pas vraiment une bonne base de distinction entre « la vie en tant que mouche, carotte ou homme ». En fait, un lecteur inattentif de CDs génomiques pourrait aisément prendre Walter Gilbert pour une souris, 99% des gènes de cette dernière étant équivalents à ceux de l’homme [15].

Ces résultats surprenants ont contredit le présupposé scientifique sur lequel le projet du génome reposait et détrôné sa théorie phare, le dogme central. Après tout, si le total des gènes humains est trop faible pour rendre compte du nombre de protéines et du nombre de traits hérités qu’elles engendrent, et si ça ne peut expliquer la vaste différence de patrimoine entre une mauvaise herbe et une personne, il doit y avoir beaucoup mieux pour « l’ultime description de la vie » que ce que les gènes, seuls, peuvent nous apprendre.

Quoiqu’il en soit, scientifiques et journalistes n’ont pas réussi à comprendre ce qui est advenu. La découverte que le génome humain n’est pas si différent de celui d’un ver rond, a conduit le Dr Eric Lander, l’un des leaders du projet, à déclarer que l’humanité devait en tirer une « une leçon d’humilité » [16]. Dans le New York Times, Nicholas Wade a simplement observé que les résultats surprenants du projet auront « un impact sur la fierté humaine » et que « l’estime humaine de soi pourrait recevoir de nouveaux coups » des futures analyses du génome, qui avaient déjà montré que les gènes de souris et d’homme étaient très semblables [17].

[On remarquera que ce ne sont pas les généticiens qui doivent rabattre sur leurs prétentions extravagantes et leur promesses infondées, mais « l’humanité » et « l’homme » qui doivent s’estimer rabaissés. NdE]

Les rapports scientifiques sur le projet expliquent mal le déficit dans le nombre de gènes. Une des raisons possibles pour lesquelles le nombre de gènes est « si différent de nos prédictions » fut donné en février 2001 dans Sciences comme suit : « à peu près 4 096 gènes humains sont épissés alternativement » [18]. Correctement compris, ce modeste, bien qu’ésotérique décompte, réalise la terrible prophétie de Crick : il « ébranle la totalité de la base intellectuelle de la biologie moléculaire » et mine la validité scientifique de ses applications en ingénierie génétique.

L’épissage alternatif est une entorse saisissante à la conception ordonnée du dogme central, dans lequel une séquence distincte de nucléotides d’un seul gène code pour la séquence d’acides aminés d’une seule protéine. Selon l’hypothèse de Crick, la séquence de nucléotides du gène (i.e. son « information génétique ») est transmise, altérée dans sa forme mais pas dans son contenu, par les ARN intermédiaires, à la séquence distinctive d’acides aminés d’une protéine particulière. Dans l’épissage alternatif, cependant, la séquence originelle de nucléotides du gène est scindée en fragments qui sont ensuite recombinés de différentes façons et codent pour une multiplicité de protéines, chacune d’entre elles différant des autres dans sa séquence d’acides aminés et différant de la séquence pour laquelle le gène originel, s’il avait été laissé intact, aurait codé.

Les événements moléculaires à l’origine de ce remaniement génétique sont mis au point au cours d’une étape particulière de la progression ADN-ARN-protéine. Cela arrive lorsque la séquence de nucléotides du gène est transférée au porteur génétique suivant – l’ARN messager. Un groupe spécialisé de cinquante à soixante protéines, associé à cinq petites molécules d’ARN – connues comme « éléments d’épissage » – se rassemblent en des sites tout au long de l’ARN messager, qu’ils séparent en différents morceaux. Certains de ces fragments sont épissés ensemble en un certain nombre de combinaisons alternatives ; ces séquences de nucléotides diffèrent donc de celles du gène original. Ces nombreux ARN messagers redessinés gouvernent la production d’un nombre égal de protéines qui différent par leur séquence d’acides aminés et donc par les traits hérités qu’elles engendrent. Par exemple, quand le mot REGLE est réarrangé pour faire LEGER, GRELE et GELER, trois unités alternatives d’information sont créées à partir d’une unité originelle. Si le mot originel (la séquence non épissée alternativement de nucléotides de l’ARN messager) est essentiel au processus, l’agent (l’élément d’épissage) qui ainsi effectue le réarrangement, l’est tout autant [19].

L’épissage alternatif peut avoir un impact extraordinaire sur la proportion gène/protéine. On sait maintenant qu’un gène des cellules de l’oreille interne des poussins (ou des humains), que l’on croyait à l’origine coder pour une seule protéine, engendre 576 différentes protéines différentes [20]. Le record du nombre de protéines produites par un seul gène par épissage alternatif, est actuellement détenu par la mouche du fruit, chez laquelle un gène génère jusqu’à 38 016 protéines différentes [21].

L’épissage alternatif a donc un impact dévastateur sur la théorie de Crick : il fragilise complètement l’hypothèse de l’isolement du système moléculaire qui transfère l’information génétique d’un seul gène à une seule protéine. En réarrangeant l’unique séquence de nucléotides du gène en une multitude de séquences de nouveaux ARN messagers, chacun d’entre eux différant de l’originel non épissé, on peut dire que l’épissage alternatif génère de nouvelles informations génétiques. Certains des composants de l’élément d’épissage (protéines et ARN) ont une affinité pour des sites particuliers et en se liant à eux, forment un catalyseur actif qui coupe l’ARN messager puis réunit les fragments résultants. Les protéines d’éléments d’épissage contribuent donc à l’information génétique supplémentaire créée par l’épissage alternatif. Mais cette conclusion est en conflit avec la seconde hypothèse de Crick – les protéines ne peuvent pas transmettre d’information génétique à l’acide nucléique (dans ce cas l’ARN messager) – et met en miettes l’élégante logique du duo imbriqué des hypothèses génétiques de Crick [22].

La découverte de l’épissage alternatif contredit aussi franchement le précepte qui motive le Projet du Génome Humain. Elle infirme l’exclusivité de l’influence du gène sur le processus moléculaire du patrimoine héréditaire et nie le fait qu’en comptant les gènes on puisse préciser la collection de protéines qui définit l’étendue du patrimoine héréditaire humain. L’effet du gène sur le patrimoine héréditaire ne peut en conséquence être prédit simplement à partir de sa séquence de nucléotides – détermination qui motivait le Projet du Génome Humain. Peut-être est-ce la raison pour laquelle le rôle crucial de l’épissage alternatif semble avoir été ignoré dans l’élaboration du projet et a été caché grâce à la manière sournoise dont son principal résultat a été rapporté. Bien que les rapports sur le génome ne le mentionnent pas, l’épissage alternatif a été découvert bien avant que le projet du génome ne soit planifié – en 1978 dans la réplication du virus [23], et en 1981 dans la cellule humaine [24]. Dès 1989, alors que le Projet du Génome Humain était encore en débat parmi les biologistes moléculaires, ses champions étaient sûrement conscients que plus de 200 articles scientifiques sur l’épissage alternatif des gènes humains avaient déjà été publiés [25]. En conséquence, le déficit dans le décompte des gènes humains aurait pu – devait, de fait – être prévu. Il est difficile d’éviter la conclusion – pour le moins gênante – que les planificateurs du projet savaient à l’avance que la différence entre le nombre de gènes et de protéines dans le génome humain était prévisible, et que le projet de 3 milliards de dollars ne pouvait être justifié par cette extravagante affirmation que le génome – ou peut-être Dieu parlant à travers lui – nous dirait qui nous sommes [26].

L’épissage alternatif n’est pas la seule découverte des quarante dernières années à avoir contredit les préceptes de base du dogme central. Une autre recherche a contribué à éroder la centralité de la double hélice de l’ADN elle-même, l’icône omniprésente de la théorie. Dans leur description originelle de la découverte de l’ADN, Watson et Crick remarquèrent que la structure de l’hélice « suggère immédiatement un possible mécanisme de copie du matériel génétique ». Une telle auto-duplication est la caractéristique cruciale de la vie, et en l’imputant à l’ADN, Watson et Crick ont conclu, un peu prématurément, qu’ils avaient découvert la clé moléculaire magique de la vie [27].

L’exacte duplication de l’ADN est accomplie par la cellule vivante, non par la molécule d’ADN seule

La réplication biologique inclut la duplication précise de l’ADN, mais ceci est accompli par la cellule vivante, non par la molécule d’ADN seule. Dans le développement d’une personne à partir d’un seul œuf fertilisé, la cellule de l’œuf et la multitude des cellules suivantes se divisent en deux. Chacune de ces divisions est précédée par un doublement de l’ADN cellulaire ; deux nouveaux brins d’ADN sont produits par attachement des nucléotides nécessaires (librement disponibles dans la cellule), dans l’ordre convenable, à chacun des deux brins d’ADN entrelacés dans la double hélice. Comme le simple œuf fertilisé croît jusqu’à l’adulte, le génome est répliqué un grand nombre de milliards de fois, son exacte séquence de trois milliards de nucléotides est conservée avec une extraordinaire fidélité [28]. Le taux d’erreur – qui est l’insertion dans la séquence d’ADN nouvellement créée de nucléotides mal ordonnés – est d’environ un sur 10 milliards de nucléotides. Pourtant, l’ADN seul est incapable d’une telle réplication fidèle ; dans une expérience en éprouvette, un brin d’ADN, placé dans un mélange des quatre nucléotides le constituant, en alignera environ un sur cent à la mauvais place. En revanche, en ajoutant les enzymes protéiques adéquats dans le tube, .on améliore nettement la fidélité avec laquelle les nucléotides sont incorporés dans le nouveau brin d’ADN, réduisant le taux d’erreurs à un sur 10 millions. Les erreurs restantes sont finalement réduites à une sur 10 milliards par un jeu d’enzymes de « réparation » (également des protéines) qui détectent et enlèvent les nucléotides mal placés de l’ADN nouvellement synthétisé [29].

L’information génétique résulte non de l’ADN seul, mais de la collaboration essentielle de celui-ci avec des protéines enzymatiques

Donc, dans la cellule vivante le code de nucléotides du gène ne peut être répliqué fidèlement que parce qu’un ensemble de protéines spécialisées intervient pour prévenir la plupart des erreurs – que l’ADN lui-même est enclin à faire – et de réparer le peu d’entre elles restantes. De plus, il est connu depuis les années 1960 que les enzymes qui synthétisent l’ADN influencent sa séquence de nucléotides. En ce sens, l’information génétique résulte non de l’ADN seul mais de sa collaboration essentielle avec les protéines enzymatiques – une contradiction au précepte du dogme central selon lequel le patrimoine héréditaire est uniquement gouverné par l’auto-réplication de la double hélice de l’ADN.

Une autre importante information contradictoire est celle-ci : afin de devenir biochimiquement active et de vraiment générer le trait hérité, la protéine nouvellement créée, qui a la forme d’un ruban déplié, doit être repliée en une structure sphérique précisément organisée. Les événements biochimiques qui génèrent les traits génétiques – par exemple, l’action enzymatique qui synthétise un pigment particulier de la couleur des yeux – ont lieu en des sites spécifiques de la surface de la protéine tridimensionnelle, créés par la manière particulière dont la molécule est repliée. Pour préserver la simplicité du dogme central, Crick avait besoin de supposer, sans aucune preuve à l’appui, que la protéine à l’état naissant – une molécule linéaire – se repliait d’elle-même toujours de la bonne manière une fois que sa séquence d’acides aminés avait été déterminée. Dans les années 1980, cependant, on a découvert que quelques protéines à l’état naissant peuvent d’elles-mêmes mal se replier – et en conséquence rester biochimiquement inactives – à moins d’entrer en contact avec une protéine « chaperon », qui a la propriété de les replier.

L’importance de ces chaperons a été soulignée ces dernières années par la recherche sur les maladies dégénératives du cerveau causées par les « prions », recherche qui a produit l’une des preuves les plus troublantes que le dogme central est dangereusement bancal [30]. La théorie de Crick considère que la réplication biologique, qui est essentielle à la capacité d’un organisme pour infecter un autre organisme ne peut se produire sans acide nucléique. Pourtant quand la tremblante du mouton, la maladie de ce type la plus tôt décrite, a été analysée biochimiquement, aucun acide nucléique – ni ADN, ni ARN – n’a été trouvé dans le matériel infectieux qui transmettait la maladie. Au cours des années 1980, Stanley Prusiner confirma que les agents infectieux qui causent la tremblante du mouton, la maladie de la vache folle et d’autres maladies similaires très rares mais invariablement fatales, sont en effet des protéines sans acide nucléique (qu’il nommera prions), lesquelles se répliquent d’une manière totalement inédite. Envahissant le cerveau, le prion rencontre une protéine normale du cerveau, qu’il replie pour prendre la forme tridimensionnelle caractéristique du prion. La protéine, nouvellement repliée devient elle-même infectieuse et, agissant sur une autre protéine normale, initie une réaction en chaîne qui propage la maladie jusqu’à l’issue fatale [31].

Le comportement inhabituel du prion soulève d’importantes questions sur lien entre la séquence d’acides aminés de la protéine et sa structure repliée, biochimiquement active. Crick suppose que la structure active de la protéine est automatiquement déterminée par sa séquence d’acides aminés (qui est, après tout, le signe de sa spécificité génétique), donc que deux protéines ayant la même séquence doivent être identiques dans leur activité. Le prion viole cette règle. Chez un mouton infecté par l’agent de la tremblante, le prion et la protéine du cerveau ont la même séquence d’acides aminés, mais l’une est un composant cellulaire normal et l’autre est un agent infectieux mortel. Cela suggère que la configuration repliée de la protéine est, jusqu’à un certain point, indépendante de sa séquence d’acides aminés et en conséquence est déterminée, en partie, par quelque chose d’autre que l’ADN qui gouverne la synthèse de cette séquence. Et puisque la forme tridimensionnelle de la protéine du prion est dotée d’informations génétiques transmissibles, ceci viole également un autre précepte fondamental de Crick : le passage interdit de l’information génétique d’une protéine à une autre 1. En conséquence, ce qui est connu à propos du prion est un sombre avertissement que des processus relégués loin des contraintes conceptuelles du dogme central sont en œuvre dans la génétique moléculaire et peuvent conduire à des maladies mortelles 2.

Au milieu des années 1980, donc, bien avant que les 3 milliards de dollars du Projet du Génome Humain ne soient rassemblés, bien avant que les cultures génétiquement modifiées n’apparaissent dans nos champs, une série de processus basés sur les protéines a déjà enfreint la concession génétique exclusive de l’ADN. Un ensemble de protéines enzymatiques doit réparer les trop fréquentes erreurs dans la réplication du gène et également dans la transmission du code génétique aux protéines. Certaines protéines, assemblées en éléments d’épissage, peuvent remanier les transcriptions d’ARN créant des centaines et même des milliers de protéines différentes à partit d’un seul gène. Une famille de protéines chaperons qui facilitent le pliage correct – et donc l’activité biochimique – des protéines nouvellement créées, forment une part essentielle du processus conduisant du gène à la protéine. Vraisemblablement, ces résultats contredisent la maxime cardinale du dogme central : qu’un gène gouverne exclusivement les processus moléculaires qui génèrent un trait particulier hérité. L’ADN exerce clairement une influence importante sur le patrimoine héréditaire, mais il n’est pas seul et agit en collaboration avec une multitude de processus basés sur les protéines qui préviennent et réparent les séquences incorrectes, transforment la protéine naissante en sa forme repliée et active et fournissent l’information génétique supplémentaire cruciale, bien au delà de celle provenant du gène lui-même. Le résultat net est qu’un seul gène n’est pas l’unique source de l’information génétique d’une protéine donnée et en conséquence du trait hérité.

La crédibilité du Projet du Génome humain n’est pas la seule victime de la résistance obstinée de la communauté scientifique aux résultats expérimentaux contredisant le dogme central. Ni la plus significative. Le fait qu’un gène puisse générer de multiples protéines détruit aussi le fondement théorique d’une industrie qui brasse des milliards, celle des cultures de plantes transgéniques alimentaires. En matière de manipulation génétique, il est supposé, sans preuves expérimentales adéquates, que lorsqu’on transfère dans un plant de maïs un gène de bactérie censé conférer une résistance à un insecte, par exemple, ce gène produira précisément cette protéine et rien d’autre. Pourtant, dans cet environnement génétique différent, l’épissage alternatif de ce gène de bactérie peut donner naissance à de multiples variantes de la protéine attendue – ou même à des protéines ayant peu de relation structurelle avec l’originale, avec des effets imprévisibles sur l’écosystème et la santé humaine et animale.

Le retard pris pour détrôner le gène tout puissant a conduit durant les années 1990 à une invasion massive d’ingénierie génétique dans l’agriculture américaine, bien que sa justification génétique ait été déjà compromise une décennie ou plus auparavant. Néanmoins méconnaissant le fait fondamental que dans la nature l’échange normal de matériel génétique se produit exclusivement au sein d’une même espèce, les responsables de l’industrie biotech ont, de façon répétée, exagéré le fait que, en comparaison, transférer un gène d’une espèce à une autre n’est pas seulement normal mais est aussi plus spécifique, précis et prévisible. Durant les seules cinq dernières années, ces cultures transgéniques ont envahi 68% de la superficie US de soja, 26% de celle du maïs et plus de 69% de celle du coton [32].

Que l’industrie soit guidée par le dogme central fut rendu explicite par Ralph W. F. Hardy, président du conseil National de l’Agriculture Biotechnologique et ancien directeur du département des « sciences de la vie » chez Dupont, un important producteur de semences génétiquement modifiées. En 1999 dans une déposition au Sénat, il a décrit succinctement la théorie guidant l’industrie de cette manière : « L’ADN (le top management) dirige la formation de l’ARN (l’encadrement intermédiaire) qui dirige la formation des protéines (les ouvrières) » [33]. Le résultat du transfert d’un gène bactérien dans un plant de maïs est censé être aussi prévisible que le résultat d’une prise de pouvoir sur une entreprise : ce que les ouvriers font sera précisément déterminé par ce que le nouveau top management leur dit de faire. La version reaganienne du dogme central est le fondement scientifique selon lequel chaque année des milliards de plantes transgéniques de soja, maïs et coton sont cultivées avec la présomption qu’un gène étranger particulier sera précisément répliqué lors de chacune des milliards de divisions cellulaires qui se produisent lorsque chaque plante se développe ; que dans chacune des cellules résultantes le gène étranger encodera seulement une protéine avec l’exacte séquence d’acides aminés qu’il encode dans son organisme originel ; et qu’au travers de cette saga biologique, en dépit de cette présence étrangère, le complément naturel de l’ADN de la plante sera lui-même exactement répliqué sans changements anormaux en composition.

Dans une plante ordinaire non modifiée, la fiabilité de ce processus génétique naturel résulte de la compatibilité entre son système de gènes et les tout aussi nécessaires systèmes dont les protéines assurent la médiation. La relation harmonieuse entre les deux systèmes se développe durant une cohabitation, dans la même espèce, qui se poursuit pendant de très longues périodes d’évolution, où la sélection naturelle élimine les variants incompatibles. En d’autres mots, au sein d’une même espèce la fiabilité du bon résultat du processus moléculaire complexe qui engendre l’héritage de traits particuliers est garantie par un grand nombre de milliers d’années de tests naturels.

Dans une plante transgénique, cependant, le gène bactérien étranger transplanté doit vraiment interagir avec les systèmes de la plante dont les protéines assurent la médiation. Les plantes supérieures, tels le maïs, le soja et le coton sont connues pour posséder des protéines qui réparent l’ADN mal codé [34] ; des protéines qui épissent alternativement l’ARN messager et par ce moyen produisent une multiplicité de protéines différentes à partir d’un seul gène [35] ; et des protéines qui chaperonnent l’exact repliement d’autres protéines naissantes [36]. Mais l’histoire évolutionniste du système des plantes est très différente de celle des gènes des bactéries. Comme résultat, dans une plante transgénique l’harmonieuse interdépendance du gène étranger et des systèmes du nouvel hôte dont les protéines assurent la médiation sera probablement perturbée de façon non spécifique, imprécise et fondamentalement imprévisible. En pratique, ces perturbations sont révélées par les nombreux échecs expérimentaux qui surviennent avant qu’un organisme transgénique ne soit réellement produit et par les changements génétiques imprévisibles qui se produisent même lorsque le gène a été transféré avec succès [37].

Le plus alarmant est la récente preuve que dans une plante alimentaire génétiquement modifiée largement cultivée – le soja contenant un gène étranger de tolérance à un herbicide – le génome de la plante transgénique hôte a été lui-même involontairement altéré. La société Monsanto a admis en 2000 que son soja contenait quelques fragments supplémentaires du gène transféré, mais a néanmoins conclu que « aucune nouvelles protéines produites n’étaient attendues ou observées » [38]. Une année plus tard, des chercheurs belges découvraient qu’un segment du propre ADN de la plante avait été brouillé. Le fragment d’ADN anormal était suffisamment grand pour produire une nouvelle protéine, une protéine potentiellement nocive.

La manière dont un tel ADN surprise peut apparaître est suggérée dans une étude récente montrant que dans certaines plantes portant un gène bactérien, les enzymes qui corrigent des erreurs de réplication de l’ADN, réarrangent aussi la séquence de nucléotides du gène étranger [40]. Les conséquences de tels changements ne peuvent être prévues. La probabilité dans les cultures génétiquement modifiées, d’effets perturbateurs, même extrêmement rares, du fait d’un transfert de gène, est très amplifiée par les milliards d’unités de plantes transgéniques déjà cultivées annuellement aux États-Unis.

Le degré auquel de telles perturbations se produisent dans les cultures génétiquement modifiées n’est pas connu actuellement, car il n’est pas demandé à l’industrie biotechnologique de fournir aux agences de régulation ne serait-ce que la plus élémentaire information a propos de la composition des plantes transgéniques. Aucun test, par exemple, n’est demandé pour vérifier que la plante produit vraiment une protéine avec la même séquence d’acides aminés que la protéine bactérienne originelle. Pourtant cette information est la seule façon de confirmer que le gène transféré donne bien le produit prévu. De plus, il n’est pas demandé d’études basées sur une analyse détaillée de la structure moléculaire et l’activité biochimique du transgène et de son produit protéique dans les cultures transgéniques commerciales. Etant donné que certains effets inattendus peuvent se développer très lentement, les générations suivantes de cultures transgéniques devraient être également suivies de près. Pas un de ces tests essentiels n’est effectué et des milliards de plantes transgéniques sont maintenant cultivées alors qu’on n’a qu’une connaissance rudimentaire des changements résultants dans leur composition. Sans analyses suivies détaillées des cultures transgéniques il n’est pas possible de savoir si des conséquences dangereuses peuvent surgir. Étant donné l’échec du dogme central, rien ne nous assure qu’il n’y en aura pas. Les plantes génétiquement modifiées cultivées aujourd’hui représentent une expérimentation massive incontrôlée dont l’issue est totalement imprévisible. Ces résultats pourraient être catastrophiques.

Le dogme central de Crick a joué un rôle puissant en créant à la fois le Projet du Génome Humain et la dissémination non réglementée des cultures d’aliments génétiquement modifiés. Les preuves accumulées qui contredisent cette théorie dominante, n’ont pas eu d’effet sur les décisions qui ont conduit à la réalisation de ces deux monumentales entreprises. Il est vrai que la plupart des résultats expérimentaux générés par la théorie ont confirmé le concept que l’information génétique, sous la forme de séquences de nucléotides, est transmise de l’ADN à la protéine via l’ARN. Mais, comme on l’a vu, d’autres observations ont contredit la correspondance univoque du gène à la protéine et ont brisé la concession exclusive du gène sur l’explication moléculaire de l’hérédité. Dans le cours ordinaire de la science de tels faits nouveaux auraient été introduits dans la théorie, ajoutant à sa complexité, redéfinissant son sens ou, autant que nécessaire, mettant en question son présupposé de base. Les théories scientifiques sont censées pouvoir être contredites ; c’est précisément ce qui fait d’elles des théories scientifiques. Le dogme central a été immunisé contre ce processus. Une preuve, divergente est rapportée et, assez souvent, génère une intensive recherche, mais son conflit avec la théorie dominante n’est presque jamais relevé.

L’ADN n’a pas créé la vie ; la vie a créé l’ADN

A cause de leur engagement envers une théorie obsolète, la plupart des biologistes moléculaires fonctionnent selon la supposition que l’ADN est « le secret de la vie », alors qu’une observation attentive de la hiérarchie des processus du vivant suggère fortement que c’est le contraire : l’ADN n’a pas créé la vie ; la vie a créé l’ADN [41]. Lorsque la vie s’est formée sur la terre, les protéines durent apparaître avant l’ADN parce que, au contraire de l’ADN, les protéines ont la capacité catalytique de générer l’énergie chimique nécessaire pour assembler les petites molécules ambiantes en de plus grandes comme l’ADN. L’ADN est un mécanisme crée par la cellule pour conserver l’information qu’elle produit. La vie primitive a survécu parce qu’elle s’est développée en accumulant un ensemble caractéristique de molécules complexes. Cela a dû fonctionner comme une sorte de croissance mal ajustée ; ce qui était nouvellement créé ne répliquait pas exactement ce qui était déjà là. Mais une fois produit par la cellule, l’ADN pouvait devenir un endroit stable pour conserver l’information structurale de la chimie chaotique de la cellule, quelque chose comme le compte-rendu d’une bruyante réunion rédigé par un secrétaire. Il ne peut y avoir de doute que l’émergence de l’ADN fut une étape cruciale dans le développement de la vie, mais nous devons éviter l’erreur conduisant à réduire la vie à une molécule dominante pour satisfaire notre besoin d’une simplicité sans ambiguïté. Les données expérimentales dépouillées de théories dogmatiques, annoncent l’irréductibilité de la cellule vivante, dont l’inhérente complexité suggère que tout système génétique artificiellement altéré, étant donné l’ampleur de notre ignorance, doit tôt ou tard générer des conséquences inattendues, potentiellement dangereuses. Nous devons être prêts à reconnaître combien nous comprenons vraiment peu les secrets de la cellule, l’unité fondamentale de la vie.

Pourquoi, alors, le dogme central continue-t-il de résister ? Jusqu’à un certain degré la théorie a été protégée de la critique par un dispositif plus commun en religion qu’en science : la dissidence ou simplement la découverte d’un fait discordant, est une offense punissable, une hérésie qui peut aisément conduire à l’ostracisme professionnel. Une bonne partie de ce biais peut être attribuée à l’inertie institutionnelle, un manque de rigueur, mais il y a d’autres raisons, plus insidieuses pour lesquelles les généticiens moléculaires peuvent être satisfaits du statu quo : le dogme central leur a donné une explication satisfaisante, simpliste et séduisante de l’hérédité, qu’il semble sacrilège de remettre en question. Le dogme central était simplement trop beau pour ne pas être vrai.

Résultat, les fonds pour la génétique moléculaire ont rapidement crû tout au long des vingt dernières années ; de nouvelles institutions académiques, dont beaucoup sont des variants « génomiques » de professions plus banales, comme dans le domaine de la santé publique, ont proliféré. A Harvard et dans d’autres universités, le programme d’étude de la biologie s’est centré sur le génome. Mais au-delà du fonctionnement économique traditionnel du monde scientifique, où les fonds généreux suivent le prestige comme la nuit succède au jour, l’argent a dénaturé le processus scientifique qui, jadis, était une quête purement académique et a été depuis commercialisé à un point étonnant par les chercheurs eux-mêmes.

La biologie est devenue une cible miroitante pour le capital spéculatif ; chaque nouvelle découverte apporte de nouveaux brevets, de nouveaux partenariats, de nouvelles affiliations. Mais, comme le montre clairement l’opposition croissante aux cultures transgéniques, il y a des appréhensions persistantes du public non seulement sur la sécurité des aliments génétiquement modifiés mais aussi sur les dangers inhérents au fait de passer outre les structures du patrimoine héréditaire qui se sont inscrites dans la nature au cours de la longue histoire de l’évolution. Trop souvent ces peurs ont été raillées par les scientifiques de l’industrie comme les peurs « irrationnelles » d’un public non éduqué. L’ironie, bien sûr, est que l’industrie biotechnologie est basée sur une science vieille de quarante ans et, parce que cela l’arrange, ignore les plus récents résultats, qui montrent qu’il y a de fortes raisons de redouter les conséquences éventuelles du transfert de gènes d’une espèce à une autre.

Ce que le public craint n’est pas la science expérimentale mais la décision fondamentalement irrationnelle de la laisser s’échapper du laboratoire vers le monde réel avant de l’avoir comprise véritablement.

Barry Commoner

scientifique au Centre pour la Biologie des Systèmes Naturels à Queens College dans l’Université de la ville de New York.

Article publié sous le titre
Unraveling the DNA Myth, The Spurious Foundation of Genetic Engineering
dans Harper’s Magazine, février 2002.

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Glossaire des termes

Épissage alternatif (alternative splicing) : Remaniement de la transcription de l’ARN de la séquence de nucléotides du gène qui génère de multiples protéines.

Cellule : L’unité fondamentale et irréductible de la vie.

Dogme central de la biologie moléculaire : Une théorie concernant la relation entre ADN, ARN et protéine dans laquelle, la séquence de nucléotides de l’ADN gouverne exclusivement sa propre réplication et engendre un trait génétique spécifique.

Protéine chaperon : Replie les nouvelles protéines dépliées en des structures en forme de boule qui spécifie leur activité biochimique.

Gène : Un terme appliqué aux segments d’ADN qui codent des protéines spécifiques qui engendrent les traits hérités. L’ADN humain contient environ 30 000 gènes. La signification du terme est devenue de plus en plus incertaine.

ADN : Acide désoxyribonucléique. Une grande molécule composée d’une séquence spécifique de quatre types de nucléotides trouvée dans le noyau des cellules vivantes.

Nucléotide : Les quatre sous-unités construisant l’acide nucléique.

ARN : Acide ribonuclétique. Ces formes variées transmettent l’information de l’ADN à la protéine.

Spliceosome (élément d’épissage) : Un groupe spécialisé de protéines et d’acides ribonucléiques qui effectue l’épissage alternatif.


Notes:

1 Bien que Crick localise l’information génétique de la protéine dans sa séquence d’acides aminés, elle doit aussi être trouvée dans la structure pliée en trois dimensions de la protéine, à la surface de laquelle prend place l’activité biochimique hautement spécifique qui génère le trait hérité.

2 En 1997, quant Prusiner reçu le Prix Nobel, plusieurs scientifiques dénoncèrent publiquement cette décision au motif que le prion, parce qu’il est infectieux, qu’il est une protéine sans acide nucléique, contredisait le dogme central et était trop controversé pour justifier le prix. Ce biais handicapait non seulement le progrès scientifique, mais aussi la santé humaine. Bien que les résultats de Prusiner expliquent pourquoi la structure du prion leur résiste, l’on fit néanmoins confiance aux procédures conventionnelles de stérilisation pour lutter contre la maladie de la vache folle en Grande-Bretagne, avec des résultats fatals.

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