Alison Katz, Les dossiers enterrés de Tchernobyl, 2008

Connaîtra-t-on un jour l’impact sanitaire des activités nucléaires, civiles ou militaires ? Depuis un demi-siècle, des concentrations délétères de matières radioactives s’accumulent dans l’air, la terre et l’eau, à la suite des tirs atomiques et des incidents survenus dans les centrales. Or des études sérieuses concernant les conséquences des radiations sur la santé sont occultées – en particulier par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), la référence internationale dans ce domaine.

Un mensonge de plus

En juin 2007, M. Gregory Hartl, porte-parole de l’OMS de la division du Développement durable et de la Santé environnementale a prétendu que les actes de la conférence internationale des Nations Unies sur la catastrophe de Tchernobyl, tenue du 20 au 23 novembre 1995 à Genève, avaient été publiés. Ils ne l’ont jamais été ; pas plus que les actes de la conférence de Kiev en 2001. Interrogée un peu plus tard par des journalistes, l’OMS a réitéré le mensonge, ne fournissant comme références que des résumés des présentations pour la conférence de Kiev et une sélection très restrictive de 12 articles sur les centaines proposés à la conférence de Genève.

Aussi, depuis le 26 avril 2007 (21e anniversaire de la catastrophe), les employés de cette agence onusienne à Genève ne peuvent rejoindre leur bureau sans croiser les manifestants et un panneau indiquant qu’un million d’enfants sont irradiés et malades (1). L’organisatrice de ces « piquets » est l’association For an Independent WHO (Pour l’Indépendance de l’OMS). Elle accuse l’agence de complicité dans la dissimulation des conséquences sanitaires de la catastrophe, mais aussi de non-assistance aux populations en danger. L’OMS, réclame-t-elle, doit mettre un terme à l’accord qui la lie depuis 1959 à l’Agence Internationale à l’Energie Atomique (AIEA) (2) et qui lui interdit « d’entreprendre un programme ou une activité » dans le domaine nucléaire sans consulter cette dernière « en vue de régler la question d’un commun accord » (point 2 de l’article 1)

Cette indépendance permettrait à l’OMS de mener une évaluation sérieuse et scientifique et par conséquent d’apporter une aide appropriée aux personnes contaminées. Une résolution destinée à l’Assemblée mondiale de la santé, organe de décision de l’OMS, qui se réunit en mai 2008 (3), est en préparation. Parallèlement, un « Appel International des Professionnels de la Santé » a été lancé (4).

Selon ses statuts, l’AIEA, agence onusienne dépendant du conseil de Sécurité, a pour objectif « d’accélérer et d’élargir la contribution de l’énergie atomique à la paix, la santé et la prospérité à travers le monde ». En réalité, il s’agit d’un lobby – militaire de surcroît – qui ne devrait pas intervenir dans les choix de politique sanitaire ou de la recherche.

Pourtant, l’agence a ainsi opposé son veto à des conférences prévues par l’OMS sur la radioactivité et la santé ; de son côté, l’autorité sanitaire internationale a avalisé les statistiques grotesques de l’agence concernant la mortalité et la morbidité résultant de l’accident de Tchernobyl – 56 morts et 4 000 cancers de la thyroïde (5). Or le déni de maladie implique inévitablement un déni de soin. Neuf millions de personnes vivent dans des zones à très haut niveau de radioactivité. Depuis 21 ans, elles n’ont pas eu d’autre choix que de consommer des aliments contaminés, avec des effets dévastateurs sur leur santé (6). Mais pour le promoteur du nucléaire, toute recherche susceptible de mettre en évidence les effets nocifs des rayonnements ionisants constitue un risque commercial majeur, qu’il faut à tout prix interdire.

Les recherches sur d’éventuelles atteintes au génome humain (une des conséquences les plus graves de cette contamination) n’ont donc pas figuré dans l’étude internationale demandée, en 1991, par les ministères de la santé de l’Ukraine, de la Biélorussie et de la Fédération de Russie. En revanche, celle sur les caries dentaires a été portée au rang de priorité… Et, bien que ces pays aient formulé leur demande d’études auprès de l’OMS, c’est l’AIEA qui a planifié le projet.

Plus fort que les lobbies du tabac

Ce conflit d’intérêt a déjà été fatal à des centaines de milliers de personnes, d’après diverses études réalisées par des institutions et scientifiques indépendants (7). Encore le fardeau le plus lourd est-il à venir – du fait des longues périodes de latence, de la concentration des radionucléides dans les organes internes après l’absorption de nourriture produite sur des sols contaminés, et des dégâts causés au génome durant plusieurs générations.

Des centaines d’études épidémiologiques réalisées en Ukraine, en Biélorussie et dans la Fédération de Russie ont permis de constater une hausse significative de tous les types de cancer (responsables de milliers de morts), une augmentation de la mortalité infantile et périnatale, un grand nombre d’avortements spontanés, un nombre croissant de difformités et d’anomalies génétiques, de perturbations ou de retards du développement mental, de maladies neuropsychologiques, de cas de cécité, ainsi que des maladies des systèmes respiratoire, cardiovasculaire, gastro-intestinal, urogénital et endocrinien (8).

Mais qui va les croire ? Quatre mois après la catastrophe, Morris Rosen, Directeur de la sûreté nucléaire de l’AIEA, ne déclarait-t-il pas : « Même s’il y avait un accident de ce type tous les ans, je considérerais le nucléaire comme une énergie intéressante » ? (9)  Une information du public sur ses conséquences réelles pourrait au contraire changer profondément le débat sur l’option nucléaire. C’est pour cette raison que l’OMS a peur des enfants de Tchernobyl.

Pendant des décennies, les lobbies du tabac, de l’agrochimie et de la pétrochimie ont fait obstruction à la mise en œuvre de mesures de santé publique et environnementales susceptibles de nuire à leurs profits. Mais le lobby nucléaire s’avère incomparablement plus puissant qu’eux : il comprend en effet les gouvernements des États nucléarisés, et notamment les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, ainsi que de puissantes organisations intergouvernementales. La désinformation émanant de groupes de pression militaro-industriels est gigantesque, et ce qui est encore plus dangereux se pare de la légitimité de l’État.

Pis, la corruption de la science concerne également les plus prestigieuses institutions académiques. Comme le rapporte un éditorial de la revue britannique The Lancet, elles « sont devenues des “business” de plein droit, cherchant à commercialiser pour leur propre compte leurs découvertes plutôt que de préserver leur statut de chercheurs indépendants » (10). Validées par des pairs et citées comme preuve de la sûreté des activités nucléaires, les expertises émanent trop du lobby nucléaire et/ou sont financées par lui.

Acquise aux intérêts des conglomérats, par le déni, la dissimulation et les mensonges, cette science-là nous a amenés au réchauffement planétaire – et au bord du gouffre. Dès lors, comment envisager de lui faire confiance en ce qui concerne le nucléaire ? Tandis que les émissions responsables du changement climatique peuvent être (théoriquement) contrôlées, la technologie nucléaire et ses déchets ne peuvent l’être en aucun cas. Même si les activités nucléaires cessaient demain, leurs conséquences affecteraient la vie sur Terre pour des millénaires.

La “science” qui a été la source d’informations sur le nucléaire en général et la catastrophe de Tchernobyl en particulier est une science exclusivement au service du lobby nucléaire international. Elle est ainsi “juge et partie” pour tout ce qui concerne les conséquences sanitaires de ses propres activités ; et les marques de collusions d’intérêts se retrouvent jusque dans les sources d’information dites « fiables » (même dans les articles validés par des pairs). L’ensemble des institutions nucléaires, qu’elles soient gouvernementales, militaires, industrielles, scientifiques, de recherche ou de régulation, ou intergouvernementale comme par exemple Euratom et certaines agences onusiennes, fonctionne à l’instar « d’une famille incestueuse fermée sur elle-même » (11).

Les défaillances de cette pseudo-science et de sa méthode vont du flagrant et outrageux au subtil et malhonnête, comme le dénoncent l’expert Chris Busby, et le journaliste Wladimir Tchertkoff, ainsi que le Tribunal Permanent des Peuples (12).

La première série de manquements mis en lumière concerne la falsification et la rétention de données, l’absence de mesures de la radioactivité et de dépistages des cancers, les attaques exercées contre les chercheurs indépendants et leurs institutions, la censure des études révélant les effets néfastes, le dénigrement de milliers d’études non-traduites des trois pays les plus touchés et l’exclusion de l’ordre du jour des conférences de domaines scientifiques entiers – comme par exemple les effets de l’irradiation interne, chronique, à faible dose, (qui vaut pour presque toute la contamination des populations autour de Tchernobyl).

Une seconde série de fautes comprend les artifices de calculs : nos « spécialistes » – en désinformation – évaluent la moyenne des irradiations pour des populations entières, faisant l’impasse sur les différences considérables de contamination d’un endroit à l’autre ; ils stoppent les études au bout de dix ans, évitant ainsi de prendre en compte la morbidité et la mortalité à long terme ; ils considèrent cinq années de survie comme une guérison, ils ne tiennent compte d’aucune autre maladie que le cancer ; ils ne compteront que les survivants, ils ne s’intéressent qu’aux trois pays les plus affectés ; ils vont jusqu’à voir une baisse des cancers infantiles là où, en réalité, les enfants, devenus adultes et cancéreux, ne figurent plus dans la base de données… Et des dizaines d’autres manipulations.

Entre 1950 et 1995, aux États-Unis, le nombre annuel de nouveaux cancers tous types confondus (incidence), a augmenté de 55% selon l’Institut National du Cancer, aux États-Unis ; on observe une tendance similaire en Europe comme dans tous les pays industrialisés. Les cancers non liés au tabagisme contribuent pour environ 75% à cette augmentation et ne sauraient être expliqués par une meilleure détection ou par le vieillissement des populations (13). Cette croissance suit l’évolution du produit national brut et de l’industrialisation, mais la cause la plus évidente – pollution de l’environnement, chimique et radioactive – est ignorée. De manière très perverse, les mêmes spécialistes préfèrent reprocher aux victimes leurs mauvaises habitudes de vie.

Connivences universitaires

L’épidémie de cancers affecte d’ores et déjà les couches privilégiées et instruites de la société, qui demandent des explications scientifiques sérieuses et une réelle prévention s’attaquant aux causes fondamentales du problème – la pollution chimique et radioactive – sans en rester à une prévention secondaire comme le dépistage des maladies.

Des associations de malades appellent au boycott des puissantes organisations caritatives contre le cancer étroitement liées aux industries pharmaceutiques et de l’équipement médical. Des victimes du cancer tentent de traduire en justice les responsables de la dissimulation des vrais dangers du nucléaire (14).

La dérive de la science et l’étroite relation entre l’industrie et les institutions académiques devraient être au centre des préoccupations de l’OMS. Au moment de son élection en tant que Directrice Générale, Mme Margaret Chan a assuré qu’un des uniques attributs de l’organisation était son emprise en matière de santé publique. « Nous disposons de l’autorité absolue dans nos directives » a-t-elle déclaré. Dans le domaine de la radioactivité et de la santé, il serait plus juste pour l’OMS de reconnaître que c’est l’AIEA, sans aucune compétence en matière de santé publique – qui dispose d’une autorité absolue.

Peut-on compter sur les États membres de l’OMS pour agir ? Comme le notait The Lancet déjà cité, « les gouvernements, au plan national et régional, ont régulièrement failli dans leur devoir de placer leurs populations avant le profit » (15). Une recherche indépendante et sérieuse doit être entreprise sur les conséquences sanitaires des activités nucléaires civiles et militaires, et les résultats divulgués sans obstruction.

Alison Katz

Centre Europe Tiers Monde (Cetim), Genève.

Fonctionnaire internationale à l’OMS pendant 18 ans.

Article publié dans Le Monde Diplomatique, mars 2008.

Notes :

(1) Lire Charaf Abdessemed, “Les antinucléaires font le piquet devant l’OMS”, Geneva Home Information, 6-7 juin 2007.

(2) Organisation autonome placée sous l’égide des Nations unies en 1957, l’AIEA sert de forum intergouvernemental mondial pour la coopération technique dans l’utilisation pacifique des technologies nucléaires.

(3) Lors de cette assemblée, les délégations des cent quatre-vingt-treize États membres déterminent les politiques de l’organisation.

(4) <www.independentwho.info/spip.php?article107>

(5) The Chernobyl Forum, Chernobyl’s Legacy. Health, Environmental and Socio-Economic Impacts, 2003-2005. IAEA/WHO/UNDP/FAO/UNEP/UN-OCHA/UNSCEAR/WB. Vienna, April 2006.

(6) Michel Fernex, “La santé : état des lieux vingt ans après”,dans Galia Ackerman, Guillaume Grandazzi et Frédérick Lemarchand, Les Silences de Tchernobyl, éditions Autrement, Paris, 2006.

(7) Pierpaolo Mittica, Rosalie Bertell, Naomi Rosenblum et Wladimir Tchertkoff, Chernobyl : the hidden legacy, Trolley Ltd, London, 2007.

(8) Alex Rosen, Effects of the Chernobyl catastrophe : literature review, January 2006 <www.ippnw.org/ResourceLibrary/Chernobyl20Rosen.pdf>

(9) Le Monde, 28 août 1986

(10) “The tightening grip of big pharma”, The Lancet, vol. 357, n°9, 263. Londres, 14 avril 2001.

(11) Rosalie Bertell, “No Immediate Danger : Prognosis for a Radioactive Earth”, Women’s Press, Toronto, 1985.

(12) Chris Busby, Wolves of water : a study constructed from atomic radiation, morality, epidemiology, science, bias, philosophy and death, Green Audit, Aberystwith (Royaume-Uni) 2006 ; Wladimir Tchertkoff, Le crime de Tchernobyl : le goulag nucléaire, Actes Sud, Paris, 2006 ; Permanent People’s Tribunal International, Medical Commission on Chernobyl. Chernobyl, environmental, health and human rights, Vienna, 12-15 April, 1996.

(13) Samuel Epstein, Cancer-Gate. How to win the losing cancer war, Baywood, New York, 2005.

(14) En France, en témoigne la mise en examen du professeur Pierre Pellerin (directeur à l’époque du Service central de protection contre les rayonnements ionisants) pour tromperie agravée dans le dossier Tchernobyl-malades de la thyroïde.

(15) The Lancet, op.cit.


Tchernobyl, destructeur de biodiversité

Au printemps, lorsque l’on visite la zone d’exclusion de Tchernobyl, c’est toujours le même rituel. Immanquablement, les guides s’extasient sur la richesse de la flore et de la faune. La preuve, selon eux, que les effets de la radiation s’estompent. Et chacun y va de son anecdote : les troupeaux de chevaux sauvages venus d’on ne sait où ; les bisons biélorusses qui préfèrent les parages de la centrale accidentée à leur forêt natale. Sans oublier les poissons-chats dont la taille dépasse sûrement celle de bien des requins. On ne compte plus non plus les cervidés qui se plaisent à hanter la ville fantôme de Tchernobyl.

Bref, la zone la plus contaminée de la planète serait devenue le paradis perdu des animaux.

Incroyable, mais faux ! Depuis 20 ans, Anders Pape Moller, de l’Université Pierre et Marie Curie de Paris, évalue les effets de la contamination radioactive sur la faune des alentours de la centrale ukrainienne. Et d’après le biologiste danois, pas plus que pour les humains, les rayons bêta et gamma ne sont bons pour les animaux.

Ces dernières années, cet ornithologue patenté a publié de nombreux articles sur le déclin des populations d’oiseaux dans la région de Tchernobyl. « Nous avons réalisé de nombreuses campagnes de comptage dans et hors des zones contaminées. Et, à l’intérieur de la zone d’exclusion, les populations d’oiseaux sont, en général, inférieures de moitié à celles que l’on trouve à l’extérieur », déclare-t-il.

Jusqu’à présent, ses travaux n’ont porté que sur nos amis à plumes. Avec son habituel compère Timothy Mousseau, de l’université de Caroline du Sud, Anders Pape Moller a voulu en savoir plus. « En adaptant nos méthodes, nous avons estimé les populations de mammifères, insectes, arachnides, amphibiens et reptiles », explique-t-il. Trois années durant, les chercheurs vont observer et baguer des oiseaux, compter bourdons, sauterelles et libellules, traquer les traces des renards.

Publiés cette semaine dans la dernière mouture d’Ecological Indicators, les résultats de leurs travaux sont édifiants. « Tous ces animaux sont touchés par les doses de radiations et cela se voit nettement. Dans la zone d’exclusion leurs populations, tant en nombre qu’en diversité, sont moindres qu’à l’extérieur des zones contaminées. Pour certaines espèces d’insectes, la population est 89 % moins importante autour de Tchernobyl que dans le reste de l’Ukraine », précise le Danois.

Tout aussi grave, de nombreux spécimens sont malades. « Voilà des décennies que je bague des oiseaux. Or, à Tchernobyl, plus de 10 % des hirondelles capturées étaient atteintes de tumeurs. Je n’avais jamais vu ça auparavant », reprend-il.

Plusieurs mécanismes expliquent cet affaiblissement biologique. L’exposition aux radiations détruit ou endommage l’ADN des animaux, ce qui entraîne des conséquences fâcheuses pour leur descendance. La radioactivité fragilise aussi la chaîne trophique. Parce qu’il y a moins d’insectes, les insectivores sont moins nombreux, de même que leurs prédateurs.

Le bilan définitif de la catastrophe du 26 avril 1986 n’est pas près d’être achevé.

Valéry Laramée de Tannenberg

Article publié dans le Journal de l’Environnement, le 4 août 2010.

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