M. Amiech et J. Mattern, Remarques laborieuses sur la société du travail mort-vivant, 2008

Lors des premières phases de l’industrialisation, une profonde inquiétude hantait les observateurs de l’activité humaine. Avec le déclin de l’artisanat et de la petite propriété, beaucoup craignaient de voir disparaître certaines qualités humaines essentielles, comme la maîtrise technique et le raffinement esthétique, mais aussi le sens de l’effort et de la responsabilité.

Tocqueville pensait que la modernité « démocratique » portait les « artisans à faire très rapidement beaucoup de choses imparfaites, et le consommateur à se contenter de ces choses » [1]. D’autres, réputés plus radicaux, mirent en évidence le renforcement des rapports hiérarchiques découlant de la confiscation du savoir-faire au profit des ingénieurs et de la réduction de l’activité productive à un simple travail d’exécution. En France, les critiques du machinisme et de l’organisation scientifique du travail trouvèrent leur point d’orgue dans l’entre-deux-guerres, avec les « scènes de la vie future » [2] rapportées par certains essayistes de retour des États-Unis. Écrasant le travailleur dans l’usine, puis l’abaissant en dehors par toute sa quincaillerie et ses promesses de bonheur facile, le « Progrès » dans sa globalité y était habillé de couleurs cauchemardesques. Lire la suite »

Michel Barrillon, Regards croisés sur les Luddites et autres briseurs de machines, 2008

La place de la technique dans la problématique du changement social

 

« Ceux qui nous traitent de “briseurs de machines”, nous devons les traiter en retour de “briseurs d’hommes”. »

Günther Anders, “Briseur de machines ?”, 1987.

 

Pour une relecture
de la Révolution industrielle

Récemment, en l’espace d’une année, sans concertation, des maisons d’édition françaises ont publié quatre ouvrages portant sur la destruction de machines [1]. Jusqu’alors, les éditeurs, reflétant en cela les préoccupations de la majorité des historiens, ne s’étaient guère intéressés aux révoltes ouvrières contre les machines à l’aube de la Révolution industrielle. Cela tenait essentiellement au fait que ces mouvements étaient perçus comme la manifestation d’un « obscurantisme technologique », une réaction archaïque au regard d’une dynamique historique présumée placée sous les auspices du « Progrès ». Les manuels d’histoire en témoignent : ainsi, quand les faits en question ne sont pas purement et simplement ignorés, ils sont présentés comme un « réflexe primitif » [2].

Dans l’art de la dénégation, David S. Landes apparaît comme un virtuose : sur les quelque 750 pages d’un livre consacré à la naissance et à l’essor du capitalisme industriel, il ne dit rien des troubles sociaux qui ont marqué les débuts de l’industrie textile en Angleterre dans les premières décennies du XIXe siècle. À ses yeux : « la Révolution industrielle puis le mariage de la science et de la technique sont l’apogée de millénaires de progrès industriel ». Et cette acmé ouvre une nouvelle ère d’expansion indéfinie avec l’amorce d’un « progrès cumulatif de la technique et de la technologie, un progrès autonome » d’autant plus débridé que les préjugés et la tradition auront été écartés [3].

Même Paul Mantoux, qui pourtant disserte longuement sur le luddisme et autres formes de destruction de machines, utilise de manière récurrente l’épithète « suranné » pour qualifier les méthodes de production de l’industrie à domicile, les réglementations la régissant ou encore les arguments avancés par les ouvriers pour défendre leur métier [4].

Il faut croire qu’il est difficile de se départir de l’idée que ce qui est devait fatalement advenir. Et la plupart des historiens ne faillissent pas à la règle, si bien que, à travers leur regard nécessairement rétrospectif, ils ont tendance à apprécier les événements passés à l’aune du présent, et à justifier les verdicts rendus par l’histoire. Il n’est bien évidemment pas question ici d’imaginer ce qui se serait produit si les ouvriers de métier étaient sortis victorieux de leur combat contre le machinisme et le système de la fabrique. On notera toutefois au passage qu’ils sont parvenus à juguler pendant deux siècles un mouvement qui visait à leur imposer la dictature de la machine [5]. Il s’agit plutôt de comprendre les enjeux de ce conflit majeur qui marque la naissance du capitalisme industriel – un drame qui, avec le recul de l’histoire, apparaît comme le crime fondateur de notre civilisation. Lire la suite »

François Jarrige, Les inventeurs, héros déchus du progrès technique, 2008

Christine MacLeod,
Heroes of Invention.
Technology, Liberalism and British Identity, 1750-1914,
Cambridge, Cambridge University Press, 2007.

 

L’héroïsation de la figure de l’inventeur a accompagné le développement de la société industrielle dans l’Angleterre du XIXe siècle. L’historienne des techniques Christine MacLeod montre comment James Watt ou George Stephenson, incarnations du progrès, ont été glorifiés par leurs contemporains. L’inventeur adulé a ensuite cédé la place au scientifique anonyme, avant que l’image de l’apprenti sorcier vienne jeter le doute sur les bienfaits du progrès technique.

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André Pichot, La santé et la vie, 2008

Résumé : La santé et la vie. – Les mots « santé » et « maladie » ne s’emploient que par métaphore dans le cas des objets inanimés. Seuls les êtres vivants peuvent être en bonne santé, comme seuls ils peuvent être malades. En outre, la santé sous-entend la possibilité de la maladie, et l’inéluctabilité de la mort exclut même tout absolu de santé. Quelles sont, plus explicitement, les relations qu’entretiennent la santé et la vie ?

La santé a manifestement quelque rapport avec la vie. En effet, cette notion (comme celle de maladie) ne s’emploie guère que par métaphore dans le cas des objets inanimés. Seuls les êtres vivants peuvent être en bonne santé, comme seuls ils peuvent être malades.

Ainsi Bichat écrivait-il :

« Il y a deux choses dans les phénomènes de la vie, 1° l’état de santé, 2° celui de maladie : de là deux sciences distinctes ; la physiologie, qui s’occupe des phénomènes du premier état ; la pathologie, qui a pour objet ceux du second. […] La physiologie est aux mouvements des corps vivants, ce que l’astronomie, la dynamique, l’hydraulique, l’hydrostatique, etc., sont à ceux des corps inertes ; or, ces dernières n’ont point de sciences qui leur correspondent comme la pathologie correspond à la première. Par la même raison, toute idée de médicament répugne dans les sciences physiques. Un médicament a pour but de ramener les propriétés à leur type naturel ; or, les propriétés physiques, ne perdant jamais ce type, n’ont pas besoin d’y être ramenées. » [Bichat 1994, 232]

La santé ne se réduit pas à un état physico-chimique, et elle sous-entend la possibilité de la maladie ; n’est en santé que ce qui peut être malade (l’inéluctabilité de la mort excluant même tout absolu de santé). Particularité que n’ont pas les simples objets physiques. L’explication vitaliste qu’en donnait Bichat n’est plus acceptable aujourd’hui. Comment alors en rendre compte ? Lire la suite »

Céline Lafontaine, La condition postmortelle, 2008

Du déni de la mort
à la quête d’une vie sans fin

Résumé

Qu’en est-il d’une société engagée dans une lutte pour en finir avec la mort, à tel point que chaque décès prend les allures d’une défaite scientifique ? Où le vieillissement est considéré comme une maladie ? Où la volonté de prolonger la vie ici-bas se substitue au désir d’immortalité dans l’au-delà ?

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Limite infranchissable fondant l’ordre symbolique, la mort est un « phénomène social total » 1. Premier principe universel, elle pose l’identité de l’humanité à travers toutes les croyances, tous les mythes et toutes les pratiques. Ainsi, en définissant l’homme comme mortel, les Anciens instituaient l’universalité emblématique de la condition humaine : tous les hommes sont mortels 2. La conscience de la mort et les réponses socialement élaborées pour contenir l’inévitable angoisse qu’elle soulève ponctuent le rapport de l’individu à la société. L’anthropologie de la mort nous enseigne, en ce sens, que le statut de la subjectivité est étroitement lié à celui de la mortalité 3. Face à l’inéluctabilité de la fin, l’individu trouve refuge dans la forteresse idéelle de l’immortalité que chaque société dresse afin d’assurer sa continuité. L’histoire des sociétés humaines peut ainsi se lire comme l’ensemble des récits visant à donner vie au rêve d’immortalité. Des mythologies primitives aux grandes religions historiques, de l’immortalité de l’âme à la postérité immémoriale des héros, de la résurrection au Nirvana, le désir d’éternité marque la frontière entre l’ici-bas et l’au-delà. Il trace l’horizon du sens que l’on donne collectivement à l’existence humaine. Il assure la pérennité de l’ordre social à travers le passage des générations. Bref, il est au fondement même de la civilisation.Lire la suite »

Recension : G. N. Amzallag, La révolution du cuivre, 2008

Gérard Nissim Amzallag,
La révolution du cuivre.
Les fonderies de Canaan et le début de la civilisation,
(texte en hébreu), Shani-Livna (Israël),
éd. Hameara Publishing House, 2008.

Sous ce titre courageux Gérard Nissim Amzallag, de l’université de Béershéva, propose une thèse de grande amplitude sur l’origine de la civilisation comme ensemble des acquisitions d’une société humaine, par opposition soit à la nature soit à la barbarie. Ce fondement lointain, postérieur cependant à la révolution liée à la découverte de la céramique, ne serait autre que l’invention de la métallurgie du cuivre, c’est-à-dire de la transformation d’un minerai, d’une terre, en une coulée brûlante de métal, utilisable ensuite directement ou par alliage pour créer des objets. C’était un prodige, qui fut vite entouré de secrets et de récits mythologiques. Plus précisément, cette découverte aurait eu lien en Canaan, et la Bible en porte de nombreuses marques. Cependant, observons tout de suite, avant même de présenter l’ouvrage, que les indices scripturaires qui étayent ou illustrent la thèse sont assez nets, mais à l’état de vestiges difficiles à dater, et ceci pour deux raisons : d’une part, la narration biblique se rattache à l’âge du Fer, où les références ont profondément changé, comme on va le voir ; d’autre part et surtout, la Bible bouscule tout ce qui paraît expressément cananéen, sauf peut-être la langue elle-même. Typiquement, les récits affirment que depuis Abraham les Israélites sont d’origine lointaine (Mésopotamie ou Égypte) et ne professent qu’une très faible estime pour les cananéens et leurs dieux.Lire la suite »

T. Dubarry & J. Hornung, Qui sont les transhumanistes ?, 2008

Cet article fait partie du dossier Critique du transhumanisme

Résumé

Nous avons ici tenté de décrypter la nature, la structure et les modalités d’actions d’une minorité active contemporaine au sein des pays développés. Les individus qui composent le mouvement transhumaniste reflètent admirablement bien, à des degrés divers et variés, la situation conflictuelle qui est celle de l’espèce humaine en ce début de 3ème millénaire confrontée à l’importance croissante prise par les sciences, les techniques et la technologie dans nos vies quotidiennes. Discutant de l’avenir de l’humanité, les transhumanistes questionnent des problématiques essentielles qui mettent progressivement en valeur une nouvelle identité idéale posthumaine où la technique, mise au service de l’humain, restaure la légitimité sociale et cosmologique de celui-ci.Lire la suite »

Radio: Julien Mattern, Le travail mort-vivant, 2008

A l’heure de la réforme du code du travail, des manifestations contre la loi El Komri et autres occupations de places, l’émission Racine de moins un – toujours à la pointe de l’actualité – ressort de son chapeau un enregistrement de 2008 (il y a huit ans!), mais qui est toujours d’actualité, puisqu’il est question du travail, et surtout de ses transformations dans la société industrielle. Julien Mattern nous présente numéro 8 de la revue Notes & Morceaux choisis, bulletin de critique des sciences, des technologies et de la société industrielle, consacrée au travail mort-vivant (éd. La Lenteur). S’appuyant sur les analyses de Marx et de Hannah Arendt, l’article qu’il a cosigné avec Matthieu Amiech, Remarques laborieuses sur la société du travail mort-vivant, montre en quoi, sous l’effet de la modernisation, l’ancienne division entre « travail vivant » (celui des êtres humains) et « travail mort » (celui des machines) n’est plus pertinente pour qualifier la plus grande partie du travail dans les pays dits développés.

Ci-dessous un extrait de cette émission :

Le travail mort-vivant

Je parlais de représentations obsolètes et décalées par rapport à la réalité, c’est aussi le cas lorsqu’on parle du travail comme étant ce par quoi l’homme se réalise ou doit se réaliser, et quand on se réfère à la morale du travail: le travail étant ce qui implique de l’effort, qui permet d’incarner sa personnalité dans des objets, d’obtenir une reconnaissance sociale, etc. Or ce travail-là n’existe plus ou a quasiment disparu, et pourtant on continue à parler du travail en ces termes. On essaie d’habiter un monde qui n’est plus le nôtre avec des valeurs qui sont humaines, mais qui ne sont plus adaptées, et par là on se masque la réalité. […] C’est ce travail de clarification que nous avons essayé de faire dans ce numéro. […]Lire la suite »

Ian Angus, Le Mythe de la tragédie des communaux, 2008

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Dossier La Tragédie des Communaux

Pour toute une famille de pensée, le peuple est incapable de gérer collectivement une ressource naturelle sans la surexploiter. Récit d’une imposture et de ses racines. Un dossier spécial.

Les ressources partagées feront-elles toujours l’objet d’usages pervers et de surexploitation ? La communauté de la terre, des forêts et des zones de pêche est-elle la voie assurée véritable désastre écologique ? La privatisation est-elle la seule façon de protéger l’environnement et de mettre un terme à la pauvreté du Tiers-Monde ? La plupart des économistes et des planificateurs en développement répondront « oui » – et comme preuve ils signaleront l’article le plus influent jamais écrit sur ces questions importantes.

Depuis sa publication dans Science en décembre 1968, La Tragédie des communaux a été reproduite dans au moins 111 anthologies, ce qui en a fait un des articles les plus réimprimés à être paru dans une quelconque revue scientifique. C’est aussi l’un des plus cités : une recherche Google récente a permis de trouver « à peu près 302 000» résultats pour le syntagme « tragédie des communaux ».

Suivant les termes d’une monographie de la Banque Mondiale, il constitue depuis 40 ans, « le paradigme dominant à travers lequel les savants en sciences sociales évaluent les questions relatives aux ressources naturelles. » (Bromley et Cernea, 1989 : 6) Il a été utilisé à plusieurs reprises pour justifier le vol des terres de peuples indigènes, la privatisation de la couverture médicale et d’autre services sociaux, l’octroi de « permis vendables » de polluer l’air, l’eau et beaucoup plus.

Le Dr. G.N. Appell (1995), anthropologue réputé, écrit :

« Cet article a été adopté comme un texte sacré par les spécialistes et les professionnels dont le fond de commerce est de concevoir des futurs pour d’autres et d’imposer leur rationalité économique et environnementale à des systèmes sociaux étrangers dont ils ont une compréhension et une connaissance incomplètes. »

Comme la plupart des textes sacrés, La Tragédie des communaux est plus souvent citée que lue : comme on le verra, bien que son titre sonne sérieux et scientifique, il est bien éloigné de la science.Lire la suite »

Ian Angus, The Myth of the Tragedy of the Commons, 2008

Will shared resources always be misused and overused? Is community ownership of land, forests and fisheries a guaranteed road to ecological disaster? Is privatization the only way to protect the environment and end Third World poverty? Most economists and development planners will answer “yes” — and for proof they will point to the most influential article ever written on those important questions.

Since its publication in Sciencein December 1968, “The Tragedy of the Commons” has been anthologized in at least 111 books, making it one of the most-reprinted articles ever to appear in any scientific journal. It is also one of the most-quoted: a recent Google search found “about 302,000” results for the phrase “tragedy of the commons.”

For 40 years it has been, in the words of a World Bank Discussion Paper, “the dominant paradigm within which social scientists assess natural resource issues.” (Bromley and Cernea 1989: 6) It has been used time and again to justify stealing indigenous peoples’ lands, privatizing health care and other social services, giving corporations ‘tradable permits’ to pollute the air and water, and much more.

Noted anthropologist Dr. G.N. Appell (1995) writes that the article “has been embraced as a sacred text by scholars and professionals in the practice of designing futures for others and imposing their own economic and environmental rationality on other social systems of which they have incomplete understanding and knowledge.”

Like most sacred texts, “The Tragedy of the Commons” is more often cited than read. As we will see, although its title sounds authoritative and scientific, it fell far short of science.Lire la suite »