Revue Centraliens, Quels choix technologiques pour une société durable ?, 2016

« J’ai la conviction que la conception mécanique du monde, qui apparut au XVIIe siècle, doit être remplacée par une autre conception rendant toute justice à la nature humaine. Pour sauver notre science et notre technique, nous devons d’abord sauver l’homme. La réponse aux problèmes posés par la technique, on ne la trouvera pas dans la technique ni dans l’application de ces méthodes de pensée qui ont justement créé une disparité tellement ironique entre nos moyens physiques et nos fins sociales, entre la méthode scientifique et la discipline morale. »

Lewis Mumford, Technique et Civilisation, 1950.

Les ingénieurs se sont souvent trouvés à la croisée des innovations technologiques et des évolutions sociétales. A l’heure où la nécessité de construire une société « durable » est devenue criante, dans un monde plus que jamais transformé par les technologies, des Centraliens toujours plus nombreux, de toutes générations, citoyens, parents, consommateurs ou professionnels engagés, se posent la question : nos choix technologiques actuels sont-ils réellement appropriés à la durabilité des sociétés humaines ?

Ces choix devraient favoriser une consommation réduite ou nulle de ressources rares ou non recyclables, et rechercher non seulement l’efficacité mais aussi la stabilité et la résilience. La high-tech appliquée sans jugement permet-elle cela, ou bien faudrait-t-il privilégier l’articulation appropriée et raisonnée de tous les savoirs et savoir-faire technologiques accumulés, certains à la pointe du progrès comme d’autres à redécouvrir et à recombiner de manière originale (dans une approche low-tech) ?Lire la suite »

Olivier Rey, La confusion des lois, 2015

Dans les dictionnaires français contemporains, comme le Trésor de la langue française (1971-1994), les multiples acceptions du mot « loi » se rangent sous deux grandes rubriques :

I. Règle générale impérative.

II. Régularité générale constatable.

Dans le premier cas, la loi s’énonce sur le mode d’un devoir, de ce qui doit être – elle est impérative. Dans le second, elle s’énonce comme un état de fait, comme ce qui est – on peut la constater. Cette ambivalence n’est pas une singularité du français, mais se retrouve dans toutes les langues européennes (avec les termes law en anglais, Gesetz en allemand, legge en italien, ley en espagnol, lei en portugais, nomos en grec, etc.) Un net contraste existe pourtant entre les deux acceptions du mot. Lire la suite »

Olivier Rey, Déniaiser la science, 2016

La révolution scientifique moderne ne s’est pas accomplie en un jour, ni même en un siècle. Mais rétrospectivement, le tournant des XVIe et XVIIe siècles se révèle avoir été une période décisive, dont Galilée fut l’un des héros. Dans un registre très différent, Francis Bacon joua lui aussi un rôle majeur dans l’avènement de la nouvelle science. Son œuvre principale, le Novum Organum Scientiarum, sous-titré Indicia de interpretatione naturae (Indications sur l’interprétation de la nature) entendait fournir, en opposition à l’ancien Organon aristotélicien, un cadre neuf à la connaissance et à ses développements. Il s’agissait, avec le Novum Organum, de débarrasser la philosophie naturelle des défauts de méthode qui jusque-là avaient vicié sa pratique, et de lui indiquer la nouvelle démarche – reposant sur la collecte et le classement des faits, l’induction et l’expérimentation – qu’elle devait adopter : les progrès des sciences et des techniques qui en résulteraient seraient sans commune mesure avec tout ce qui avait précédé. Illustrant cette conviction, la page de titre montrait un navire en train de franchir les colonnes d’Hercule – c’est-à-dire quittant la mer fermée à laquelle le Nec plus ultra antique confinait sa navigation, pour voguer vers le grand large. Le Plus ultra, qu’un siècle plus tôt Charles Quint avait pris pour devise de son empire, était désormais le mot d’ordre de la science. Lire la suite »

Olivier Rey, Milieu, robustesse, convivialité, 2016

C’est en 1972 que fut publié le rapport The Limits to Growth, résultat d’une étude commanditée par le Club de Rome – think tank composé de scientifiques, d’économistes, de hauts fonctionnaires et d’industriels. Ce rapport mettait en garde : le mode de développement adopté depuis la révolution industrielle européenne, s’il était poursuivi, n’allait pas tarder à outrepasser les possibilités d’une nature finie, à ruiner celle-ci et, par voie de conséquence, à précipiter l’humanité dans le chaos. Le constat n’était pas nouveau, mais on peut faire crédit aux rédacteurs du rapport de l’avoir fait, simulations informatiques à l’appui, et dans le style réclamé par les institutions internationales.Lire la suite »

Olivier Rey, Le transhumanisme comme régression, 2014

Au début du XVIIe siècle, Cervantès a mis en scène dans le premier roman moderne, Don Quichotte, un personnage si imbu de romans de chevalerie que c’est à travers eux qu’il appréhendait la réalité, ce qui lui valut bien des déboires. Au XIXe siècle, Flaubert a raconté une histoire similaire : à la place de Don Quichotte parcourant l’Espagne, madame Bovary dans la campagne normande, à la place des romans de chevalerie qui ont détraqué l’esprit du Quichotte, les romans d’amour de style troubadour qui ont égaré Emma. Là encore, la confrontation à la réalité est douloureuse. Peut-être qu’au XXIe siècle, il faudra écrire l’histoire d’un être gavé de propagande transhumaniste, et déconfit de ne pas trouver dans les implants, prothèses, augmentations et autres interfaces corps-machine l’accomplissement et l’enchantement qu’on lui prédisait et qu’il se promettait.Lire la suite »

Radio: Olivier Rey, Le darwinisme en son contexte, 2015

Dans la série Racine de Moins Un, émission de critique des sciences, des technologies et de la société industrielle, je vous propose d’écouter une conférence du philosophe et mathématicien Olivier Rey sur la critique du darwinisme, donnée à Strasbourg en novembre 2015.

En fait, Olivier Rey ne cache pas qu’il formule cette critique notamment à partir de sa foi chrétienne. Mais il n’est pas créationnisme pour autant, il ne croit pas que c’est Dieu en personne qui a créé les différentes espèces, ni partisan de l’Intelligent design, du dessein intelligent comme on dit dans les pays anglo-saxons, c’est-à-dire de l’idée que ce serait une puissance intelligente qui serait à l’origine de l’évolution des espèces.

Sa critique est plutôt d’ordre épistémologique et philosophique, en ce qu’elle s’attache à comprendre les conditions de possibilité et de pérennité de la formulation des idées et concepts scientifiques. Conditions qui sont souvent oubliées par les scientifiques eux-mêmes, dans le cours même de l’énoncé de leurs propres conceptions. Lire la suite »

Olivier Rey, Une science qui aimerait le monde, 2009

En la personne de Simone Weil, nous n’avons pas affaire à une philosophe qui penserait tantôt la religion, tantôt la « question sociale », tantôt l’art, etc. : chez elle, comme chez peut-être tout philosophe authentique, la pensée met en permanence en jeu le tout de la pensée. Il en résulte que l’attention portée à la science, dont l’œuvre de Simone Weil porte de nombreux témoignages, n’est pas une province séparable de l’ensemble de sa réflexion. Le souci de la science ne cesse, au contraire, d’adhérer à ses préoccupations fondamentales – qu’il s’agisse de concevoir une science participant de la spiritualité, au lieu de combattre celle-ci, ou de déplorer les égarements d’une science moderne complice du malheur de notre temps, du malheur moderne. Ce malheur que Péguy, dans Notre Jeunesse, donnait pour général :

« Dans le monde moderne tout le monde souffre du mal moderne. Ceux qui font ceux que ça leur profite sont aussi malheureux, plus malheureux que nous. Tout le monde est malheureux dans le monde moderne. » 1

Lire la suite »

Radio: Olivier Rey, Une question de taille, 2014

La perte de la mesure

Dans la continuité des travaux d’Ivan Illich et du penseur autrichien Leopold Kohr, le mathématicien et philosophe Olivier Rey montre dans son dernier livre, Une question de taille (éd. Stock, 2014), comment et pourquoi nous avons perdu le sens de la mesure au cours des derniers siècles.

 

Cédric Biagini : Dans votre livre, vous expliquez qu’aujourd’hui tout se mesure alors qu’en même temps, les questions de taille sont méprisées. Bien que nous mesurions tout, nous avons perdu le sens de la mesure.

Olivier Rey : Le mot « mesure » a deux sens en français – une ambivalence qui se retrouve dans de nombreuses langues. D’une part, il désigne l’évaluation d’une quantité avec un instrument de mesure, d’autre part, il désigne ce qui a trait à la juste mesure. Ces deux sens ne sont pas complètement détachés l’un de l’autre, puisque la juste mesure suppose une modération dans l’ordre des quantités, mais évidemment, il ne suffit pas d’évaluer des quantités pour garder la mesure. Depuis plusieurs siècles, en Occident, on s’est livré frénétiquement à la mesure au premier sens du terme – on mesure absolument tout, aujourd’hui, numériquement –, et en même temps la mesure, au sens de juste mesure, a complètement été mise à l’écart. Lire la suite »

Olivier Rey, Mesure relative et mesure absolue, 2013

Résumé.

Dans l’espace homogène que la science moderne a substitué à l’ancien cosmos, au sein d’un espace infiniment étendu et infiniment divisible, sans éléments minimaux ou maximaux propres à fixer une échelle ni rien qui puisse faire borne ou limite, la mesure semblait vouée à n’être qu’une notion purement relative. Pourtant, dans ses derniers travaux, Galilée a montré que la variation non linéaire de certaines variables physiques par rapport à d’autres suffit à donner une valeur absolue à certains ordres de grandeur. L’échelle des phénomènes n’est pas un paramètre qui vient s’ajouter à leur forme, elle influe de manière déterminante sur cette forme qui, en retour, ne peut exister qu’à certaines échelles.Lire la suite »

Olivier Rey, L’unité d’inspiration de la pensée d’Ivan Illich, 2013

Il y a un paradoxe à propos d’Ivan Illich. Sa critique – non pas extrémiste, mais radicale – de la dynamique de « développement » et de « modernisation » des sociétés, a suscité un vif intérêt dans les années 1970. Puis, avec la fin de la reconstruction consécutive à la Seconde Guerre mondiale et l’arrivée des premiers chocs pétroliers, les crises à répétition, le chômage de masse, le surendettement, l’» exclusion » à grande échelle sont arrivés, et un large consensus s’est formé pour considérer que ce qui importe avant tout, afin d’améliorer la situation, est le rétablissement d’une croissance économique forte. C’est ainsi que, de façon déconcertante, les maux que pointait la critique illichienne ont, en s’aggravant, conduit à mettre la critique de côté, à la marginaliser, à en faire pratiquement un souci d’esthètes ou d’irresponsables coupés du seul vrai problème, celui qui conditionne tout le reste : la croissance.Lire la suite »