Louis Bolk, Le problème de l’anthropogenèse, 1926

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Quand la conviction se fit peu à peu que la forme humaine est issue d’autres formes plus primitives, l’étude de notre structure fut dirigée dans un certain sens. L’étude des caractères spécifiques humains, à cause de ces caractères eux-mêmes, ou la recherche de l’essentiel de nos propriétés morphologiques fût reléguée à l’arrière-plan et vînt après l’étude de ces caractères dans un but préconçu.

Considérés comme éléments de l’anatomie comparée, ces caractères étaient appréciés en fonction de la construction d’un arbre généalogique de la race humaine. Le critérium dont on se servait pour déterminer leur valeur comme telle était la ressemblance plus ou moins grande avec le degré de développement chez des formes plus primitives. Il y avait une tendance marquée dans les recherches d’anatomie comparée : la généalogie et le problème de la descendance dominaient l’étude de la forme. Loin de moi, naturellement, l’idée de vouloir porter la moindre atteinte aux grands profits que la science a tirés des résultats de cette méthode scientifique.

Cependant, son application exclusive renferme en soi un danger, en ce sens que l’étude de la forme comme apparition, et de ses caractères spécifiques dans leurs connexions mutuelles, risque d’être négligée. Mais peut-être me demanderez-vous, est-ce que cela vaut bien la peine d’essayer de comprendre la structure de notre corps, indépendamment de toute hypothèse relative à notre origine ? Car après tout, c’est un fait indéniable, que notre forme aussi a pris naissance de formes plus primitives, et que les lignes de descendance de tous les primates actuels, ont dans le passé des rapports avec celle de l’homme d’aujourd’hui. Je ne saurais le nier, mais il faut envisager deux côtés de la question : savoir quelle était la forme de notre ancêtre primitif, c’est le côté anatomique du problème, et quel était le principal facteur, la cause par laquelle la forme humaine a acquis son état actuel : c’est là le côté physiologique du problème. D’après moi, il est nécessaire de commencer par résoudre cette seconde question, dont on ne peut trouver la solution qu’en étudiant la forme humaine elle-même.

Contrairement aux méthodes usuelles, je vais donc essayer, dans cette communication, d’expliquer la genèse de notre forme, tout à fait indépendamment de toute théorie sur la descendance de l’homme.

Mes pensées furent orientées dans cette direction, par une persuasion toujours croissante, que les théories, bien connues de vous tous, sont insuffisantes pour comprendre la genèse de notre forme. Ainsi qu’il m’est impossible, par une comparaison des caractères individuels de ma personne avec ceux de vous autres ici présents, d’établir le degré de parenté qui existe indéniablement entre moi-même et chacun d’entre vous, ainsi il est impossible, en comparant les caractères spécifiques de l’homme d’aujourd’hui avec ceux des anthropoïdes ou d’autres singes, de tirer avec certitude la moindre conclusion quant aux relations généalogiques entre l’homme d’aujourd’hui et les autres primates. Et le plus ou moins de ressemblance d’un caractère est un critérium bien sujet à caution, parce que la ressemblance n’est pas nécessairement la preuve d’une parenté, mais peut être l’effet d’une même cause, ayant agi à plusieurs reprises. Pour éclairer ceci par un exemple très simple, je choisis le suivant : supposez que l’on constate l’absence d’une incisive latérale chez plusieurs d’entre vous, cela ne serait aucunement la preuve d’une parenté plus proche, ou d’une descendance commune, puisque c’est là uniquement la conséquence d’une même influence ayant agi pendant l’ontogenèse. Et ce qui est applicable aux individus appartenant à une espèce, l’est également aux espèces appartenant à un genre, de même qu’aux genres qui appartiennent à une même famille.

En outre, comme je ne réussirai jamais à déduire les propriétés individuelles de mon propre squelette de celles du squelette d’un ou plusieurs de mes ancêtres immédiats, de même il est impossible de déduire les propriétés spécifiques du squelette humain des restes de squelettes provenant d’ancêtres disparus et trouvés par hasard.

En effet, de même que chaque individu est une nouvelle création, un être sui generis, une résultante de facteurs héréditaires et d’ontogenèse individuelle, chaque espèce est une nouvelle création dans laquelle les facultés héréditaires sont modifiées par le facteur fondamental évolutif, qui réside, selon moi, dans la substance vitale elle-même. L’évolution n’est pas un résultat, mais un principe : c’est une fonction de la vie ; elle est pour le monde organisé dans son ensemble, ce que la croissance est pour l’individu, mais comme celle-ci, elle est assujettie à l’influence de facteurs externes.

L’anatomie comparée peut cataloguer les différences morphologiques entre les autres primates et l’homme, et celles des découvertes paléontologiques ; on peut les classer systématiquement, comme les mots dans un dictionnaire, et chaque nouvelle découverte contribue à l’augmentation de ce vocabulaire. Mais plus celui-ci s’enrichit, plus augmente la possibilité de former arbitrairement des phrases à l’aide de ces mots. Chaque nouvelle découverte permet de construire une nouvelle phrase, ouvre lin nouveau point de vue. Et quoique cela vous paraisse paradoxal, je suis d’avis que plus les découvertes de formes éteintes se multiplieront, plus on sera convaincu de l’impossibilité de résoudre le problème de l’anthropogenèse à l’aide de ces documents historiques.

Mais n’insistons pas trop longtemps sur cette méthode déductive dont la science s’est servie pour essayer de soulever le voile qui recouvre la genèse historique de notre forme, et tâchons de voir si une méthode inductive nous rend ce développement plus intelligible. Dans l’application d’une telle méthode, l’homme ne doit pas être le but, mais le point de départ de notre recherche. Partant de l’homme lui-même et négligeant toute considération de descendance ou spéculation généalogique, nous devons répondre à la question suivante : quel est l’essentiel de l’homme comme organisme, quel est l’essentiel de l’homme comme forme ?

Vous remarquez que ma question fondamentale possède un double caractère : l’un d’ordre physiologique, l’homme comme organisme, l’autre d’ordre anatomique, l’homme comme forme.

Avant de répondre à ces questions, je me permets de faire remarquer que la formule du problème de l’anthropogenèse, telle que je viens de la poser, est plus compréhensive que d’habitude, par suite de l’élément physiologique que j’y ai introduit. Jusqu’à présent, c’était généralement le côté morphologique du problème sur lequel l’intérêt se concentrait ; les différences anatomiques entre les divers primates servaient de guide pour se former une opinion sur le développement historique de l’homme.

Je veux attaquer la question d’une autre façon et tâcher de pénétrer le problème de l’anthropogenèse par le côté physiologique, déduisant l’essentiel de notre forme des phénomènes spécifiques de la morphogenèse, et démontrant que ces phénomènes spécifiques sont la manifestation de la nature spéciale de notre organisme.

Un aperçu du développement successif de mes idées actuelles sur l’anthropogenèse, commence avec une communication faite il y a 25 ans, à propos de l’observation, chez un adulte, de plusieurs variations qui avaient toutes quelque chose de commun. Je trouvais chez cet individu un nombre de particularités anatomiques, qui toutes représentaient des conditions normales chez le fœtus humain, de nature passagère, mais qui étaient devenues permanentes dans cet individu.

Je publiais cette observation sans y attacher la moindre importance, comme curiosité. C’était un travail purement descriptif. Mais voilà une chose bien remarquable au point de vue psychologique : cette observation avait fixé dans mon subconscient l’idée de persistance de propriétés fœtales, et insensiblement cette idée subconsciente doit avoir influencé mon opinion sur la signification des caractères spécifiques de l’homme. Car souvent, dans mes recherches ultérieures, la même idée me revenait sous une forme quelconque. Ainsi, par exemple, dans une publication sur le développement phylogénique de nos dents, je démontrai que la première grosse molaire a pour origine une dent de lait, devenue persistante, donc un organe temporaire devenu permanent. Plus tard, la même idée se présentait de nouveau, à propos d’une recherche sur la situation du trou occipital chez l’homme et chez les singes. D’après le schéma habituel, selon lequel toutes les particularités anatomiques dé l’homme sont issues de conditions simiennes, l’opinion générale est que le trou occipital, situé chez l’homme au centre de la base du crâne, a acquis cette situation par une transposition d’arrière en avant, comme conséquence de l’attitude bipède de l’homme. Contrairement à cette opinion, j’arrivai à la conclusion suivante : la position centrale du trou occipital chez l’homme, est la situation primaire chez les fœtus de tous les primates ; mais tandis que chez tous les autres primates le trou s’approche de plus en plus du pôle occipital du crâne pendant le développement, il persiste chez l’homme dans sa position primitive.

Entre parenthèses, faisons remarquer que, selon moi, cette persistance n’est pas une conséquence, mais une des causes de l’attitude bipède de l’humanité actuelle.

Dans ce cas, l’idée de la persistance d’une condition fœtale se présentait non comme caractérisant une variation individuelle, mais comme expliquant un des caractères somatiques humains les plus spécifiques. Le subconscient était devenu l’élément d’une association consciente. Cependant ce n’était encore qu’un cas isolé, et je ne pensais pas du tout à une généralisation de cette causalité. Mais, aucune idée ne pénètre plus profondément dans l’esprit humain que celle qu’on a conçue une fois comme objection à une doctrine existante. Ce qui n’avait d’abord que la valeur d’une simple conclusion, devint une pierre, de touche pour essayer d’expliquer aussi d’autres phénomènes de la même manière. Si cela aboutit à l’affirmative, la présomption naît que toutes les facultés spéciales peuvent être expliquées d’après le point de vue trouvé ; des recherches ultérieures transforment cette présomption en supposition ; sons l’influence d’une critique rigoureuse, la supposition devient certitude et de cette façon naît dans notre esprit un principe étiologique d’une simple conclusion.

C’est par la voie décrite que, dans le cours des années, l’idée de la persistance de conditions fœtales, qui n’était d’abord que la simple caractérisation d’un cas observé, est devenue chez moi la base de la compréhension de la forme humaine. Car nos propriétés somatiques essentielles, c’est-à-dire celles par lesquelles nous nous distinguons des autres primates, sont liées ensemble par un caractère commun : ce sont des conditions fœtales devenues permanentes. Ce qui pendant l’ontogenèse des autres primates n’est qu’une condition transitive, est devenu chez l’homme une condition définitive. Sa nudité, son orthognathie, la situation centrale de son trou occipital, la forme du pavillon de son oreille, sa peau non pigmentée, la présence des grandes lèvres chez la femme, la structure de la main et du pied, la forme de son bassin, la direction de la fente génitale chez la femme, ce sont là des particularités du corps humain, que l’on constate également chez les singes pendant un temps plus ou moins long de leur ontogenèse ; mais, chez ceux-ci, elles disparaissent pendant les phases ultérieures du développement, pour être remplacées par des conditions plus spécialisées. C’est pour cette raison que le fœtus des singes présente généralement un aspect plus humain ; non parce que les singes descendent d’ancêtres de forme humaine (conclusion qui suivrait d’une application conséquente, de la ci-nommée loi fondamentale biogénétique), mais parce que l’homme conserve le type fœtal jusque clans son état adulte. Dans leur évolution somatique, les autres primates parcourent tous une partie de chemin, qui n’est plus achevé par l’homme. J’ai caractérisé cette différence entre l’homme et le singe, en signalant le développement humain comme conservateur, celui des autres primates comme propulsif.

La mise en lumière du fait mentionné effectuait non seulement un changement radical de mes idées sur la relation entre les caractères somatiques de l’homme et ceux des autres primates, mais aussi de mon opinion sur la causalité de l’anthropogenèse.

Car, quant au premier point, je puis maintenant répondre à l’une des deux questions fondamentales posées au début de cette communication : quel est l’essentiel dans les caractères somatiques de l’homme, sur quoi se base la différence si évidente entre l’aspect de l’homme et celui des singes ? Je réponds : le caractère fœtal de son corps. Et cette réponse contient une solution du problème de la genèse de cette forme, absolument indépendante de toute réflexion sur la parenté entre l’homme et le singe ou de spéculation généalogique. Car, si les caractères spécifiques de l’homme actuel dans son état adulte, ne sont que des propriétés fœtales devenue permanentes, alors tous ces caractères se trouvaient déjà chez nos ancêtres les plus primitifs, mais seulement pendant une courte durée de leur vie fœtale, comme des conditions passagères. C’est là l’idée fondamentale de ce que je veux dénommer la « Théorie de la Fœtalisation » de l’anthropogenèse. En un certain sens l’homme peut être défini comme un fœtus de primate devenu capable de se reproduire.

Cette opinion sur le caractère de notre forme modifiait, comme je l’ai remarqué déjà, mes idées sur la causalité de son origine d’une façon fondamentale. Car si on admet que toutes nos facultés physiques portent un caractère commun, il faut admettre aussi qu’elles se sont formées sous l’action d’une même cause. L’analogie dans les effets fait preuve d’une cause commune. Il n’est donc pas admissible d’attribuer à chacune de nos facultés une cause spéciale, et c’est temps perdu que de rechercher les différents facteurs, puisque le corps a été transformé dans son entier comme unité, transformation qui s’effectuait successivement, de telle façon que certaines conditions persistaient à une phase, pour ainsi dire de plus en plus inachevée, par cause d’un arrêt de développement.

Mais il est clair, qu’une telle métamorphose ne peut être causée par des influences externes, la totalisation de notre corps ne peut s’être effectuée que sous l’influence d’un facteur interne. Elle ne peut pas être l’effet, ni d’une adaptation à des circonstances externes changées, ni de la force régulatrice d’un struggle for life ; elle n’était pas le résultat d’une sélection naturelle ou sexuelle, parce que tous ces facteurs évolutifs, dont je ne nie pas du tout l’existence dans la nature organisée, n’exercent pas leur influence sur la totalité d’une forme, mais sur des parties ou propriétés isolées du corps. Ces facteurs externes sont toujours limités dans leur effet à une partie circonscrite du corps, qui était assujettie à leur influence. La cause de la totalisation de notre corps, doit avoir eu son siège dans l’organisme lui-même, ce fut une cause interne et fonctionnelle.

Vous voyez jusqu’à quel point fondamental mon opinion sur l’anthropogenèse diffère de celles défendues dans les théories existantes, puisque celles-ci reposent toutes sur le principe des facteurs externes. Le problème de la genèse de la forme humaine est, d’après mes idées, une question ontogénique et non phylogénique et par cela il passe du terrain de la spéculation à celui de l’observation.

C’est bien le moment de vous avertir que dans cette communication, il me faut me borner à donner un exposé de ma théorie sur l’anthropogenèse aussi succincte que possible; ce n’est qu’une revue des conclusions principales, il faut bien m’abstenir de toute argumentation, puisque le temps me manque de prouver mes thèses.

Mais poursuivons notre sujet. Nous avons vu que la forme humaine est le résultat d’une cause interne, fonctionnelle, simple et incomplexe. De quelle nature peut avoir été cette dernière ?

Quand, dans l’ontogenèse des générations successives, une condition passe insensiblement d’un état passager à un état permanent, cela doit être par l’effet d’une force qui empêche qu’à cet égard, l’organisme atteigne son état de développement original ; il s’arrête dans son développement en un point qu’auparavant il franchissait pour parvenir à un but plus éloigné. Ceci ne peut être causé que par une force, résidant dans l’organisme lui-même, un facteur qui retarde la durée de son développement. La constatation de ce fait pose la question suivante : est-ce donc seulement sur la genèse de la forme que cette force a agi ? C’est là une question tout à fait logique, puisque la morphogenèse, après tout, n’est qu’une des fonctions de l’organisme.

Et, en pénétrant de plus en plus ce phénomène, il me devait clair que le principe de ralentissement imprimait son cachet non seulement sur la morphogenèse humaine, mais que tous les phénomènes vitaux de l’homme en étaient influencés.

Si nous comparons l’homme aux autres, mammifères, et particulièrement aux primates, nous constatons qu’il n’y a pas de mammifère qui croisse aussi lentement que lui, aucun qui n’atteigne son état adulte un aussi long temps après la naissance que lui. Et cette lente croissance, cette maturité retardée, est suivie d’une période de maturité de plus longue durée qu’on n’en connaît chez les autres mammifères, excepté peut-être l’éléphant. Quand on compare à cet égard l’homme aux autres mammifères, on serait enclin à conclure que tandis que ceux-ci, comme les fruits, ne semblent mûrir que pour mourir, l’homme mûrit pour vivre. Et cette longue période de maturité passe insensiblement dans celle de sénescence, processus qui, chez l’homme, progresse également plus lentement que chez tout autre mammifère.

Ce que nous venons de relever, contient la réponse à la deuxième question fondamentale que nous avons posée: quel est l’essentiel de l’homme comme organisme ? C’est le retard du courant de sa vie, retard qui est l’effet d’un ralentissement qui s’opérait dans le passé. C’est là ce que j’indique comme « le Principe de la Retardation » de l’anthropogenèse.

Ce ralentissement peut être prouvé par des documents historiques. Dans un travail publié l’année passée, sur l’origine du menton proéminent chez l’homme, propriété somatique qui, au premier abord, semble être en contradiction avec ma thèse fondamentale que nos propriétés sont des conditions fœtales devenues permanentes, j’ai démontré que cette particularité est la conséquence nécessaire du retard qui s’est effectué dans le développement de nos dents. Je regrette de ne pas pouvoir entrer en détails sur ce point, car c’est un phénomène très curieux que cette relation entre la formation de notre menton et le ralentissement du développement de nos dents. Or, dans le travail en question, j’ai fixé l’attention sur le fait suivant des plus intéressants, que chez l’homme préhistorique, le ralentissement du développement des dents n’avait pas encore atteint le degré intensif que montre l’homme actuel, et c’est pour cette raison qu’il lui manque encore un menton proéminent. L’homme de la race de Neanderthal possédait sa denture complète, à un âge plus jeune que nous, fait qui me fait conclure qu’il était adulte à un âge plus jeune, et que le courant de sa vie ne s’écoulait pas encore si lentement que chez les races actuelles, Voilà une preuve directe du retard de notre développement, qu’on ne peut guère assez apprécier, puisque de telles preuves doivent être très rares.

C’est bien facile de produire des preuves que la vie humaine s’écoule très lentement en comparaison des autres mammifères. Commençons par exemple par quelques chiffres, concernant l’intensité de la croissance. Un veau nouveau-né pèse 40 kg et déjà, après 50 jours environ, il a doublé son poids ; un cheval nouveau-né pèse 45 kg et a atteint le double de ce poids déjà après deux mois ; l’homme au contraire ne pèse, après neuf mois de croissance fœtale, que 3,5 kg et il n’atteint le double de ce poids qu’après 180 jours. Il n’y a pas un seul, mais pas un seul animal qui, après sa naissance, reste si longtemps dépendant de ses parents que l’homme. Imaginez-vous un instant un enfant dans des conditions sociales primitives, et tâchez de répondre à la question : à quel âge cet individu aurait l’aptitude de se procurer lui-même la nourriture nécessaire pour vivre. Ce développement très tardif de l’individu humain ouvre des perspectives sur l’origine de la famille, comme constituant élémentaire de la société.

Quand nous poursuivons les conséquences de ce ralentissement [ce phénomène fondamental de la genèse de l’humanité], nous y trouvons la solution naturelle des problèmes si intéressants de la puberté de l’homme ; de cette desharmonie dans son développement que Metschnikoff a signalé déjà si justement dans son Etude sur la Nature humaine, par ces mots :

« la puberté se manifeste chez la femme à une époque où les filles conservent encore leurs caractères enfantins. Il y a donc une discordance évidente entre la puberté et la maturité générale de l’organisme ou nubilité. »

Cette discordance est la suite de la maturation inégale des deux parties constituantes de l’organisme : le germen et le soma, le développement du soma étant plus retardé que celui du germen. La cause de ce phénomène est bien claire pour moi, mais je ne peux pas discuter cette question, car il est temps de continuer l’exposé de ma théorie.

Nous avons donc constaté que l’homme, comme forme et comme organisme, est caractérisé par des propriétés très particulières ; l’essentiel de sa forme est le résultat d’une fœtalisation, l’essentiel de son être physiologique est la conséquence d’un retard de ses fonctions. Entre ces deux faits il y a un rapport direct, car la fœtalisation est l’effet nécessaire du ralentissement de la morphogénèse.

Avant de démontrer cette relation, il me faut remarquer qu’au point de vue étiologique toutes nos qualités somatiques spécifiques ne sont pas de même ordre, il y en a qui sont l’effet direct du ralentissement du développement, et il y a un autre groupe de phénomènes qu’on peut désigner comme secondaires ou consécutifs.

De ce dernier groupe, le menton proéminent de l’homme représente un bel exemple. Comme je l’ai pu remarquer déjà, l’évolution de nos dents est fort retardée, par comparaison à celle des anthropoïdes, et de ce retard résulte la formation du menton. Dans ce cas, il n’est pas question de persistance d’une condition fœtale, le menton ne se formant qu’après la naissance. Tout de même, les cas de cet ordre ne constituent qu’une minorité, la majorité de nos propriétés spécifiques sont la manifestation directe du retard, qui opère cependant de façons diverses. Choisissons comme exemple les grandes lèvres de la femme, issues des bourrelets génitaux, contournant l’ouverture du vestibule uro-génital de l’embryon, et cela aussi bien chez les singes que chez la femme. Or, tandis que, chez les premiers, les bourrelets disparaissent, ils persistent chez la femme. Chez les anthropoïdes, ils disparaissent plus tard que chez les singes d’ordre plus inférieur, comme l’a démontré Deniker, dans ses recherches bien connues sur les singes anthropomorphes. Quant à cette particularité anatomique on constate donc la permanence directe d’une condition embryologique.

On ne peut guère parler dans ce cas d’un retard de l’évolution, il y a développement progressif d’un caractère ontogénique en ce sens que les grandes lèvres participent à la croissance générale du corps.

Choisissons comme deuxième exemple la nudité de l’homme. C’est une particularité qui se prête excellemment à démontrer un retard progressif, aboutissant à la permanence d’une condition embryonnaire. Car, une peau glabre est propre aux fœtus de tous les primates. Or, chez les singes d’ordre inférieur, tout le corps est déjà recouvert de poils avant la naissance. Chez le gibbon, le développement est déjà ralenti : le nouveau-né n’a de poils que sur le crâne et sur le dos, le ventre est glabre encore. Chez le gorille et le chimpanzé, ce n’est que la peau du crâne qui se couvre de poils longs avant la naissance et le nouveau-né de ces anthropoïdes a un aspect tout à fait humain à cet égard, car à l’exception du crâne tout le corps est encore nu. Et comme l’a décrit Reichenow, ce n’est qu’après trois mois que le tronc et les membres sont couverts de poils. Chez le gorille, la nudité peut persister dans la région pectorale. Chez l’homme enfin, la nudité, c’est-à-dire la condition fœtale, est devenue permanente, chez la femme toutefois plus complète que dans le sexe masculin. Voici donc un bel exemple de permanence d’une condition fœtale par la voie de retard progressif de l’ontogenèse. Et en même temps, cet exemple est une preuve décisive que la nudité de l’homme ne peut pas être causée par une influence externe, puisque l’on constate le commencement du processus de dénudation du corps déjà chez le fœtus du gibbon.

Cette dernière remarque peut me servir de point de départ pour poser ma question finale, savoir : quelle est la cause du retard de la morphogenèse, et du ralentissement du courant de la vie humaine ?

Ma réponse sera courte et directe : le ralentissement progressif du courant de la vie chez nos ancêtres, avec toutes ses conséquences, tant au point de vue de la morphogenèse, qu’au point de vue des propriétés fonctionnelles doit avoir eu pour cause immédiate une modification dans le fonctionnement du système endocrine de l’organisme. Quant à la nature de cette modification, je n’en ai aucune idée, et la solution de ce problème est encore, je crois, au-dessus de notre portée. Ce système, constitué d’organes répandus dans le corps, règle le métabolisme. Pendant la première période de notre vie, il domine la morphogénèse après quoi la conservation de la forme lui est impartie. Les produit mixtes de sa sécrétion, les hormones, règlent l’intensité du métabolisme, dans chaque partie du corps à chaque instant de la vie, et c’est ainsi que ce système domine la croissance générale du corps et celle des parties constituantes. L’action de ces hormones est telle, comme vous le savez, qu’elle peut retarder ou accélérer le développement, comme l’ont démontré suffisamment les résultats des expériences très nombreuses publiées dans ces dernières années. Or je suis d’avis, que par une cause quelconque, la constitution des hormones s’est modifiée, chez les ancêtres de l’homme, de telle façon qu’elle entraîna un ralentissement, non seulement de la morphogénèse, mais de toutes les facultés vitales de l’homme.

Est-ce que cette thèse de la relation entre la genèse historique de notre forme et l’action du système endocrine est une supposition purement hypothétique ? Pas du tout. Je pourrais la rendre vraisemblable par des raisonnements d’analogie et des considérations générales, mais je préfère la prouver par des preuves directes, que j’emprunte à la pathologie. C’est un fait très curieux et des plus intéressants qu’en cas de maladie d’un organe endocrine, très souvent les phénomènes symptomatiques de cette maladie portent un caractère atavique. En voulez- vous quelques exemples ? Quelques races se distinguent par une peau, blanche, c’est-à-dire que la formation du pigment est de plus en plus retardée et enfin supprimée. Or, dès que le corps surrénal est atteint, la faculté supprimée jusqu’ici redevient active, et une partie de la peau est colorée.

Autre exemple. La nudité est une des particularités de l’espèce humaine des plus typiques, nous avons vu que le développement des poils était d’abord retardé, puis supprimé. Et bien, la glande thyroïdienne est-elle atteinte, souvent le tronc et les membres se couvrent d’une toison épaisse qui est un des symptômes de l’affection.

Autre exemple. Les mâchoires de l’homme, ce n’est guère discutable, sont réduites pendant l’évolution de l’homme. Eh bien : si la glande hypophysaire est atteinte, les mâchoires commencent à s’agrandir.

Autre exemple. Les sutures du crâne persistent chez l’homme, la condition fœtale et infantile reste intacte pendant une partie plus ou moins longue de la vie. La glande thymus est-elle atteinte, un des symptômes peut en être la fermeture prématurée d’une ou de plusieurs des sutures. Mais assez de ces sortes de preuves.

En voulez-vous encore une autre très intéressante? L’ovaire est déjà prêt à fonctionner de par son évolution histologique, chez la fillette de quatre à cinq ans. Mais le fonctionnement est supprimé pendant une dizaine d’années ou plus. Eh bien, si la glande épiphysaire est atteinte, on observe assez souvent que, dans les ovaires, les follicules commencent à mûrir à l’âge de six ans ou sept ans déjà. La fillette prématurée est une manifestation de l’impuissance des forces retardatrices, opérant normalement dans notre organisme; c’est un exemple d’atavisme physiologique, comme les autres exemples que je vous ai donnés, étaient des cas d’atavisme morphologiques.

Voici donc des preuves directes que la genèse de notre forme s’est effectuée sous l’influence régularisatrice du système endocrine. Je pourrais bien, en produire encore d’autres, mais il me faut m’interdire le plaisir de m’arrêter plus longtemps sur ce sujet si intéressant.

Permettez-moi de poser ma dernière question : comment ce comportent les différentes races humaines envers le principe de fœtalisation et de ralentissement ? Est-ce que l’influence de ces principes est égale pour toutes les races, c’est-à-dire pour toute l’humanité ? Pas du tout. Les différentes races sont inégalement retardées dans leur développement, tandis qu’aussi le degré de fœtalisation de la forme est bien différent. La dépigmentation de la peau par exemple est un symptôme de fœtalisation qu’on peut poursuivre dans sa progression chez les différentes races. La dépigmentation des yeux et des cheveux est la continuation naturelle de ce processus. Ainsi par sa peau noire, le nègre représente un spécimen de l’humanité, inférieur aux races caractérisées par une peau plus ou moins décolorée. Et aussi, au sens biologique, la race nègre est d’après le principe de ma théorie moins « humanisée » que les races européennes, son courant de vie étant moins retardé. Vous apercevrez que je ne suis pas du tout un partisan de la doctrine de l’égalité des races. Mais je ne puis manquer de vous ouvrir le point de vue de la possibilité de développement des races noires. Le nègre passe pendant son ontogenèse par une phase, qui est devenue pour les races blanches la phase définitive. Or, dans le cas où le ralentissement et la fœtalisation ferait des progrès aussi dans la race nègre, celle-ci pourrait atteindre une phase « humanisée » aussi élevée que celle d’autres races.

Louis Bolk.

Article paru dans les Comptes rendus de l’Association des anatomistes de langue française, 1926.

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