Ludwig von Bertalanffy, Les problèmes de la vie, 1960

Le biologiste autrichien Ludwig von Bertalanffy (1901–1972) est plus connu pour sa contribution à la Théorie générale des systèmes, qui inspirera le courant cybernétique, que pour sa conception organismique du vivant qu’il a exposé dans son livre Les problèmes de la vie, essai sur la pensée biologique moderne publié dans les principales langues européennes au tournant du XXe siècle. Nous proposons ci-dessous au lecteur le chapitre premier de cet ouvrage qui expose la méthode générale et une intéressante discussion sur le fait de savoir jusqu’à quel point un être vivant peut être assimilé à une machine.

Chapitre Premier

Conceptions fondamentales du problème de la vie

« La jeunesse, attirée par la nature et par l’art, est sûre qu’elle entrera bientôt au cœur du sanctuaire, tant est violent son désir d’y accéder. Après un long voyage, l’homme se rend compte qu’il ne pénétrera pas au-delà du Propylée. »

Goethe. Introduction au Propylée.

« Ainsi la tâche n’est point de contempler ce que nul n’a encore contemplé mais de méditer comme personne n’a encore médité sur ce que tout le monde a devant les yeux. »

Schopenhauer

I. L’alternative classique

A une époque marquée de bouleversements comparables par leur importance à ceux que nous connaissons aujourd’hui, la science se trouva confrontée à une idée qui devait exercer une influence profonde sur les conceptions que l’homme se faisait du monde. C’était pendant la guerre de Trente Ans et l’auteur de cette idée fut Descartes. Impressionné par les succès de la jeune science de la physique, grosse, alors, de ses premiers progrès, et prévoyant des possibilités que la technologie moderne a réalisées depuis, Descartes énonça sa théorie des animaux-machines : les lois physiques ne s’imposent pas au seul monde inanimé ; elles s’appliquent aussi aux organismes vivants. Ainsi Descartes interprétait-il les animaux comme des machines, certes fort compliquées mais fonctionnant selon des principes identiques à ceux qui gouvernent les machines dues à l’industrie humaine et dont l’action relève de la physique.

En vérité, le raisonnement de Descartes n’était pas totalement logique. En fils fidèle de l’Église, il fixait une limite à l’application des lois physiques : l’homme devait être considéré, non pas à l’égal d’une machine, mais comme une créature dotée d’une volonté libre, affranchie des lois de la nature. Et encore cette restriction fut-elle levée au Siècle des Lumières par son compatriote, le chevalier Julien de la Mettrie qui, en 1748, face à l’animal-machine cartésien, dressa son homme-machine, machinerie complexe soumise au seul jeu des forces brutes.

Ces penseurs s’étaient, l’un comme l’autre, efforcés de résoudre un antique problème philosophique. Un organisme vivant, une plante ou un animal, est apparemment très différent des objets non-vivants, cristaux, molécules ou systèmes planétaires. La vie se manifeste par une infinie diversité de formes végétales et animales à l’organisation singulière, qu’il s’agisse de cellules, de tissus, d’organes ou d’organismes pluricellulaires composés de myriades de cellules. Les processus vitaux sont, eux aussi, uniques. Un être vivant est le siège d’un échange incessant de matériaux et d’énergie ; il peut répondre à des influences externes ou stimuli par certains types d’activité, et en particulier par des mouvements. De plus, on constate fréquemment chez le vivant des phénomènes de motilité et d’autres formes de comportement autonome, en l’absence de toute stimulation extérieure ; en cela s’opposent clairement (bien que cette opposition ne soit nullement décisive) l’inerte et le vivant : alors que le premier n’est mû que par l’intervention d’un agent extérieur, le second est capable de mouvements « spontanés ». Les organismes sont l’objet de transformations progressives que nous appelons croissance, développement, sénescence et mort. Ils procèdent exclusivement d’êtres de même espèce par le truchement d’un mécanisme dit de reproduction. Les descendants ressemblent généralement à leurs parents, phénomène appelé hérédité. Néanmoins, le monde organique, si nous jetons sur lui un regard d’ensemble, apparaît comme un flux de formes qui se sont successivement épanouies au cours des ères géologiques et dont la reproduction et l’évolution ont assuré la continuité, les transformations surgies au cours des âges ayant eu pour effet d’engendrer des formes supérieures à partir des inférieures. Structures et fonctions organiques semblent montrer une finalité étonnante. Les plus simples des cellules sont le théâtre d’une stupéfiante multiplicité de processus dont l’ordonnance est telle que l’identité cellulaire se maintient à travers leur jeu incessant et incroyablement complexe. Tout être vivant présente en outre, du point de vue de ses organes et de ses fonctions, une architecture finalisée et adaptée à l’habitat normal.

Si la spécificité de l’organisme vivant est aussi frappante (lorsque nous sommes en présence d’un objet, il est bien rare que nous hésitions à le définir comme vivant ou inanimé), une question se pose immanquablement : existe-t-il ou non une distinction fondamentale entre le règne du vivant et celui du non-vivant ? Etant nous-mêmes des êtres vivants, la réponse à cette question doit dans une large mesure déterminer la place que nous assignerons à l’homme dans l’univers.

L’application aux phénomènes de la vie des lois et des méthodes de la physique a conduit à une suite ininterrompue de succès, théoriques aussi bien que pratiques, dans l’exercice de notre contrôle sur la nature. Descartes a inauguré l’école des physiciens et physiologistes auxquels l’histoire des sciences a attaché le nom d’iatromécanistes, qui tentèrent d’expliquer le fonctionnement des muscles et des os, la circulation du sang et autres phénomènes similaires à partir des principes de la mécanique. La découverte de la circulation du sang (Harvey, 1628) préluda à la fondation de la physiologie moderne. Par la suite, l’acoustique et l’optique, la théorie de l’électricité, la thermodynamique, l’énergétique et diverses autres branches de la physique encore se sont révélées des instruments de connaissance d’une inépuisable richesse pour expliquer et élucider un nombre toujours croissant de phénomènes biologiques. La biochimie vint compléter la biophysique. Autrefois, on croyait que les composés organiques caractéristiques du vivant, qui, dans la nature, n’existent que chez lui, avaient leur source exclusive dans les processus proprement vitaux. Mais en 1828 Wöhler fabriqua de l’urée en laboratoire : ce fut le premier corps organique à être synthétisé. Depuis, la chimie organique et la biochimie se sont taillées une place prépondérante dans la science moderne. Elles sont l’une et l’autre à la base de la chimie industrielle, qu’il s’agisse de la chimie des colorants ou de l’hydrogénisation de la houille, de la production du caoutchouc artificiel ou de la pharmacopée moderne avec tout l’arsenal de vitamines, d’hormones et de remèdes chimiques en usage dans la thérapeutique d’aujourd’hui. Au tournant du siècle approximativement a surgi la dernière-née de ces sciences, la chimie-physique, science trait d’union qui étudie par exemple la cinématique des réactions chimiques, l’état colloïdal, les phénomènes électriques engendrés au cours des processus physicochimiques, etc. Son rôle dans l’éclaircissement d’une multitude de faits vitaux, comme l’action des enzymes, des vitamines, des hormones et des drogues, le fonctionnement des nerfs, des muscles, etc., s’est avéré d’une importance capitale.

L’Origine des Espèces publié par Darwin en 1859 a marqué le triomphe de la théorie de l’évolution. Pour le maître de la systématique que fut Linné, chaque espèce, animale ou végétale, représentait un acte singulier de création divine ; mais Darwin démontra à l’aide d’un écrasant faisceau de données recueillies dans toutes les branches des sciences biologiques que le monde organique avait lentement progressé au cours des générations qui s’étaient succédé dans les temps géologiques, depuis des formes inférieures et simples jusqu’aux formes supérieures plus complexes 1. En même temps, sa théorie de la sélection naturelle rendait compte de l’évolution : à l’intérieur d’une espèce apparaissent de temps à autre de légères variations accidentelles qui peuvent se révéler nuisibles, indifférentes ou avantageuses. Dans la lutte pour la vie, la sélection naturelle a tôt fait d’éliminer les premières ; si, pourtant, ces variations confèrent un avantage à leurs porteurs engagés dans la concurrence vitale, ces derniers voient s’améliorer leurs chances de survivre et de se reproduire. Les variations utiles, par conséquent, se conservent et se renforcent de génération en génération. La répétition de ce phénomène au cours des âges a déterminé l’évolution et l’adaptation progressive des diverses formes organiques à leur milieu. Descartes voyait l’ingénieur des machines vivantes sous les traits d’un Créateur divin ; après Darwin, la finalité du monde vivant s’explique par le jeu des variations fortuites et de la sélection naturelle, ce qui aboutit à l’élimination de tout agent finaliste.

Le schéma de Descartes a ainsi ouvert la voie à des progrès qui, ne se limitant pas à donner une assise à la science biologique, ont exercé en outre une influence profonde sur la vie humaine.

Pourtant, en dépit de ces succès, le soupçon que, peut- être, l’essence réelle de la vie demeurait hors d’atteinte et inexpliquée, n’est jamais véritablement mort. Un an après que La Mettrie eut publié son Homme-Machine, un pamphlet polémique ayant pour titre L’Homme n’est pas une Machine paraissait à Londres. On prétend que son auteur n’était autre que La Mettrie lui-même. Si c’est vrai, le chevalier a fait preuve d’une souveraine ironie et d’une liberté d’esprit à peu près sans égale dans l’histoire de la science. Ce point de vue contraire revêtit diverses formes au cours des temps. Hans Driesch lui a donné (1893) son expression la plus achevée et la plus conséquente. Driesch est l’un des fondateurs de la mécanique du développement, branche de la biologie dont l’objet est l’étude expérimentale du développement de l’embryon. Une expérience devenue classique l’amena à rejeter la théorie physico-chimique de la vie.

Indifférent aux problèmes du monde et de la science, l’oursin mène dans les vertes profondeurs de la mer une existence pacifique. Néanmoins, cette tranquille créature fut à l’origine d’une longue et violente controverse touchant à l’essence de la vie. L’œuf d’oursin au moment où il commence à se développer se scinde d’abord en deux cellules, puis en quatre, en huit, en seize et ainsi de suite, et passe par une série d’étapes caractéristiques avant de se muer en une larve évoquant vaguement un casque à pointe, la larve pluteus, qui, après une succession de nouvelles métamorphoses, produit finalement l’oursin adulte. Driesch sectionna un germe au premier stade de son développement. On aurait pu s’attendre qu’une moitié de germe produisît seulement une moitié d’animal. Or, l’expérimentateur fut témoin d’un spectacle effarant, semblable à celui auquel assista L’Apprenti Sorcier de Gœthe : « Wehe, wehe, beide Teile stehn in Eile schon als Knechte völlig fertig in die Höhe » 2 : chaque demi-germe produisit une larve, de taille réduite, il est vrai, mais normale et complète.

Il est possible d’obtenir des organismes intégraux à partir de germes fragmentés de bien d’autres espèces. Les jumeaux uniovulaires dans l’espèce humaine ont une origine analogue ; ce sont, pourrait-on dire, les fruits d’une expérience de Driesch réalisée par la nature. L’expérience contraire ainsi que d’autres combinaisons encore sont également possibles. Sous certaines conditions, de la fusion de deux germes éclôt une seule larve géante ; si l’on écrase un embryon entre deux plaquettes de verre, il évoluera, en dépit de la grave désorganisation que l’opération apporte à sa structure cellulaire, en une larve normale.

Trouvant, comme l’Apprenti Sorcier, qu’il y avait là quelque chose d’insolite, Driesch conclut à une violation des lois physiques. Dans l’hypothèse selon laquelle les seules forces agissantes au sein du germe sont physicochimiques, l’agencement des processus dont le terme est la formation d’un organisme ne pouvait s’expliquer, selon Driesch, que d’une seule manière : il fallait supposer que ces processus étaient ordonnés par une structure fixée, c’est-à-dire une « machine » dans l’acception la plus large du terme. Mais il ne peut exister pareille machine dans le germe ; une machine serait incapable d’accomplir cet exploit, à savoir, dans le cas qui nous occupe, fabriquer un organisme normal après qu’elle ait été morcelée, que ses parties aient été disloquées ou qu’elle ait entièrement fusionné avec une autre machine. L’explication physico-chimique de la vie achoppe ici, déclare Driesch, et une seule interprétation est possible : un facteur actif, radicalement différent des forces physico-chimiques, et qui dirige les événements en prévision du but à atteindre, est présent dans l’embryon (et, c’est vrai de tous les phénomènes vitaux). Ce facteur « portant en lui-même son but » (la production d’un organisme typique, que le développement se poursuive dans des conditions normales ou qu’il soit ébranlé à titre expérimental), Driesch, usant d’une notion aristotélicienne, l’a nommé « entéléchie ». Si l’on cherche à se représenter des agents comparables, il n’est que de penser à notre comportement volontaire. C’est ainsi la présence d’agents qu’on peut rapprocher en dernière analyse des facteurs psychiques présidant à notre conduite motivée qui constitue la différence fondamentale entre le vivant et le non-vivant. Ils sont à la source de ces propriétés de la vie qui transcendent la mécanique et la physique.

De la sorte, nous nous trouvons en face de deux conceptions biologiques fondamentales et antithétiques dont l’origine remonte aux aurores de la philosophie grecque et que l’on désigne sous le nom de mécanicisme et de vitalisme.

L’expression « théorie mécaniciste » a été utilisée dans des sens fort différents, ce qui n’a pas été sans gêner la discussion et y semer la confusion. Nous avons déjà mentionné les deux significations majeures que contient cette dénomination. En premier lieu, le mécanicisme ne voit dans les êtres vivants que l’œuvre d’un jeu compliqué de forces et de lois déjà présentes dans la matière inanimée. La théorie assimilant les êtres vivants à des machines représente un second aspect du mécanicisme ; l’arrangement ordonné des événements, caractéristique de tous les processus internes de la cellule et de l’organisme, s’interprète alors en termes de conditions structurales.

Le vitalisme, au contraire, nie que la vie puisse être intégralement justiciable de l’explication physico-chimique et soutient qu’une différence intrinsèque sépare le vivant du non-vivant. Il s’appuie, comme nous l’avons vu à propos de la doctrine de Driesch, sur les phénomènes de régulation, c’est-à-dire sur le fait qu’il y a réparation après bouleversement, ce qui semble inexplicable dans la thèse de la « machine ». C’est en allant jusqu’au bout des conséquences de la théorie de la machine vivante que d’autres ont abouti au vitalisme. Une machine implique un ingénieur qui l’a inventée et construite. En ce sens, Descartes faisait preuve de logique en concluant à un esprit divin, créateur des machines vivantes. A cet esprit créateur, Darwin substitua le hasard 3. La biologie moderne tient pour hautement probable le bien-fondé de cette dernière explication, en ce qui concerne du moins le problème de l’origine et de la diversité des espèces – et peut-être aussi de certaines unités systématiques supérieures.

Le hasard suffît-il toutefois à rendre compte de l’origine des grands plans d’organisation, de celle de l’interaction des innombrables processus physiologiques nécessaires au fonctionnement de tout organisme ? C’est là une question beaucoup plus malaisée à trancher. Dans la nature, les locomotives et les pendules n’ont guère pour accoutumé de surgir du jeu de forces agissant au hasard. Et les « machines » organiques, infiniment plus compliquées que les locomotives ou les pendules, pourraient, elles, s’engendrer spontanément ? Ainsi, cet agencement de processus physico-chimiques innombrables grâce auxquels l’organisme doit de se maintenir et de se réparer, même après qu’il a subi de sérieuses agressions – et, plus encore, l’origine de cette « machine » complexe qu’est un organisme – sont inexplicables, selon la doctrine vitaliste, en l’absence de facteurs vitaux spécifiques (qu’on les appelle Entéléchie, Inconscient ou Ame Universelle) intervenant de façon téléologique et directrice sur les événements physico-chimiques.

Toutefois, il apparaît immédiatement que le vitalisme est scientifiquement insoutenable. Pour lui, les structures et les fonctions de l’organisme dépendraient, en quelque sorte, d’une horde de farfadets qui inventeraient l’organisme, en établiraient le plan, en contrôleraient les processus et répareraient la machine en cas de détérioration.

Il ne nous permet pas d’avoir une vue plus profonde de la réalité ; il ramène seulement ce qui nous est actuellement inexplicable à un principe encore plus mystérieux, un x inaccessible à la recherche. D’après le vitalisme, les problèmes essentiels de vie se trouvent hors de la sphère des sciences de la nature : il ne dit rien de plus. S’il en allait ainsi, la recherche scientifique serait sans objet. En effet, même en s’appuyant sur les expériences les plus subtiles, même en disposant de l’outillage le plus raffiné, le vitalisme ne peut proposer d’autre explication que celle, anthropomorphe, des primitifs qui voyaient dans la finalité et la causalité apparentes de la nature vivante une intelligence et une volonté fantômes semblables à leur propre intelligence, à leur propre volonté. Que nous considérions le comportement d’un animal, la multiplicité des processus physiques et chimiques travaillant la cellule, le développement des structures et des fonctions organiques, le vitalisme nous apporte toujours la même réponse : c’est simplement une sorte d’âme qui se tient derrière tous ces phénomènes et les dirige. Toute l’histoire de la biologie est une réfutation permanente du vitalisme, car elle montre que ce furent toujours des phénomènes réputés inexplicables sur le moment qui semblaient relever du domaine des facteurs vitalistes. Ainsi considéra-t-on comme phénomène vitaliste jusqu’à Wöhler la production des composés organiques ; phénomène vitaliste également, même aux yeux de Pasteur, l’activité fermentatrice de la cellule avant que Buchner ne réalisât des fermentations à partir d’extraits de levure à la fin du XIXe siècle ; phénomène vitaliste enfin la régulation organique dans la doctrine de Driesch. Les progrès de la recherche ont fait entrer dans le cadre de l’explication et des lois scientifiques un nombre toujours plus grand de phénomènes auparavant tenus pour vitalistes. Nous verrons même que la faillite de l’explication scientifique, dénoncée par Driesch à propos de la régulation chez l’embryon, n’est nullement inéluctable. C’est au contraire l’argumentation vitaliste qui peut être aisément réfutée.

Le débat entre mécanicisme et vitalisme est comme une partie d’échecs qui se poursuit depuis près de deux mille ans. Pour l’essentiel, ce sont toujours les mêmes arguments que l’on retrouve, diversement modifiés, sous de multiples masques et des déguisements variés. Ces deux conceptions sont en dernier ressort l’expression de deux tendances antithétiques de l’esprit humain qui, d’une part, cherche à subordonner la vie à l’explication et à la loi scientifiques ; et qui, d’autre part, prenant son expérience intuitive comme le modèle de la nature vivante, tente de l’introduire dans les lacunes, supposées ou réelles, de la connaissance scientifique.

II. La conception organismique

Un changement fondamental s’est opéré de nos jours dans les conceptions scientifiques. La révolution qui a ébranlé la physique est notoirement connue ; les théories relativiste et quantique ont conduit à une refonte radicale de la pensée scientifique et lui ont donné une expansion que des siècles de progrès ne lui avaient pas permis d’atteindre. Moins évidents, mais peut-être non moins significatifs par leurs conséquences, sont les bouleversements qu’a subis la pensée biologique, bouleversements qui ont eu pour effet, et de promouvoir une attitude nouvelle en face des problèmes fondamentaux que pose la nature vivante, de susciter des questions et des réponses inédites.

On peut considérer comme une donnée bien établie de l’évolution actuelle de la pensée biologique que celle-ci n’a pleinement fait sien aucun des deux points de vue classiques : les transcendant l’un et l’autre, elle a adopté une tierce position, la conception organismique comme l’a nommée l’auteur qui y travaille depuis plus de vingt ans. Les branches les plus variées de la biologie aussi bien que les sciences voisines (médecine, psychologie, sociologie, etc.) ont élaboré des principes similaires qui se sont révélés indispensables. Si nous conservons l’expression « conception organismique », nous la considérerons simplement comme une dénomination commode pour désigner une attitude intellectuelle qui, d’ores et déjà quasiment universelle, est devenue largement anonyme. Ceci paraît légitime à l’auteur dans la mesure où il a probablement été le premier à donner à cette notion neuve une forme scientifiquement et logiquement cohérente.

La recherche et la réflexion biologiques étaient jusque-là guidées par trois idées maîtresses que nous pouvons respectivement intituler la conception analytico-sommative, la conception machiniste et la conception de la réactivité de l’organisme.

Il semblait que la recherche en biologie eût pour objet de réduire les entités et les processus complexes que nous découvrons dans la nature vivante en unités et processus élémentaires – de les analyser – afin d’en rendre compte en termes de juxtaposition, d’addition. La pratique de la physique classique indiquait la marche à suivre. C’est ainsi que la chimie résout les corps matériels en leurs composants élémentaires, molécules et atomes ; que la physique considère la tornade qui déracine un arbre comme la somme des mouvements des particules de l’air, la chaleur d’un corps comme la somme de l’énergie de mouvement des molécules de ce corps, et ainsi de suite. Toutes les branches de la biologie adoptèrent une démarche conforme à ces principes comme on le verra facilement par les quelques exemples suivants.

La biochimie étudiait individuellement les constituants chimiques des corps vivants, les réactions dont ces derniers sont le siège et déterminait ainsi les substances et les réactions, de la cellule comme de l’organisme.

La théorie cellulaire classique voyait dans les cellules des unités élémentaires de vie comparables aux atomes, unités élémentaires des composés chimiques. Un organisme pluricellulaire était donc conçu du point de vue de la morphologie comme un agrégat de ces unités architecturantes ; sur le plan de la physiologie, la tendance était de réduire les processus qui se poursuivent dans l’organisme en tant que tel à ceux qui se manifestent au niveau de la cellule. La « pathologie cellulaire » de Virchow, la « physiologie cellulaire » de Verworn tiraient les conséquences pratiques de cette doctrine.

Le même point de vue s’appliquait au développement embryologique. La théorie classique de Weissmann (voir p. 87) supposait l’existence dans le noyau de l’œuf d’un certain nombre d’anlagen, infimes machineries évolutives élémentaires ayant pour rôle d’édifier les divers organes. Au cours du développement, ces anlagen émigrent consécutivement aux divisions cellulaires et se localisent en diverses régions de l’embryon auxquelles ils confèrent des caractères spécifiques : ainsi déterminent-ils finalement la structure histologique et anatomique qui sera celle de l’organisme mature.

Grande est l’importance de la théorie classique des réflexes, des centres et des localisations dans le système nerveux, et pas seulement du point de vue théorique : elle l’est aussi du point de vue clinique. Le système nerveux y était envisagé comme une somme d’appareils aux fonctions définies. Dans la moelle épinière, par exemple, se trouvent des centres segmentaires correspondant chacun à un réflexe précis ; il y a pareillement dans le cerveau des centres correspondant aux différents champs de la perception sensorielle consciente, aux mouvements volontaires des ensembles musculaires, au langage et aux diverses formes de l’activité psychique supérieure. Il s’ensuit que le comportement animal se réduisait à une somme ou à une chaîne de réflexes.

Pour la génétique, un organisme était un agrégat de caractères issus d’un agrégat correspondant de gènes localisés dans la cellule germinative, se transmettant et agissant indépendamment les uns des autres.

En harmonie avec ces vues, la théorie de la sélection naturelle décomposait l’être vivant en un complexe de caractères, les uns utiles, les autres désavantageux qui se transmettaient (ou plutôt dont les gènes correspondants se transmettaient) de façon autonome ; le jeu de la sélection éliminait alors les caractères défavorables tout en permettant à ceux qui étaient bénéfiques de subsister et de s’accumuler.

On peut retrouver le même principe directeur à l’œuvre dans tous les secteurs de la biologie, en médecine, en psychologie et en sociologie. Les quelques exemples ci-dessus sont cependant suffisants pour montrer le rôle prépondérant tenu par l’analyse et la sommation dans tous les domaines.

Analyser les éléments et les processus du vivant est nécessaire ; c’est une condition préalable à toute connaissance scientifique. Mais, à elle seule, l’analyse n’est pas suffisante.

Les phénomènes de la vie (métabolisme, irritabilité, reproduction, développement, etc.) se rencontrent exclusivement au sein de corps naturels circonscrits dans l’espace et dans le temps et présentant une structure plus ou moins compliquée ; ces corps portent le nom d’organismes. Un organisme représente un système, terme par lequel nous entendons un complexe d’éléments en interaction.

Les insuffisances des conceptions analytico-sommatives découlent de cette définition. En premier lieu, il est impossible de décomposer entièrement les phénomènes vitaux en unités élémentaires, car chaque partie, chaque événement ne dépend pas seulement de ses modalités propres ; il dépend également, dans une mesure plus ou moins grande, de l’état du tout ou des unités d’ordre supérieur auxquelles cette partie, cet événement sont subordonnés. Il s’ensuit qu’en règle générale une partie n’a pas le même comportement, selon qu’elle est isolée ou intégrée dans le contexte d’ensemble. Un blastomère isolé dans l’expérience de Driesch n’agit pas comme il le fait lorsqu’il est normalement incorporé à l’embryon. Des cellules explantées qu’on laisse se développer sous forme de culture histologique en milieu nutritif approprié ne se comportent pas comme elles le font dans l’organisme. Les réflexes d’un fragment de moelle ne sont pas identiques à ceux que le même territoire médullaire détermine dans le système nerveux intact. Par conséquent, de nombreux réflexes ne peuvent clairement être mis en évidence que si le cordon médullaire a été préalablement isolé : ceux de l’animal intact sont incontestablement altérés sous l’influence des centres supérieurs et spécialement du cerveau. Les caractéristiques de la vie sont donc celles d’un système engendré par et associé à une combinaison de matériaux et de processus organisés. Il s’ensuit qu’elles sont modifiées par les changements affectant le système et que la destruction du tout entraîne la disparition de ces caractères.

En second lieu, le tout effectif manifeste des propriétés qui sont absentes de ses parties isolées. Ainsi le problème de la vie est-il celui de l’organisation. Tant que nous nous bornons à dresser un catalogue de phénomènes isolés, nous sommes incapables de découvrir aucune distinction fondamentale entre le vivant et le non-vivant. Certes, les molécules organiques sont beaucoup plus compliquées que les molécules inorganiques mais rien de radical ne permet de les distinguer des composés bruts. Même des processus complexes, longtemps considérés comme spécifiquement vitaux, tels que la respiration et la fermentation cellulaires, la morphogénèse, l’activité nerveuse, etc., ont été réduits, pour une large part, à des phénomènes physico-chimiques ; de plus, beaucoup d’entre eux peuvent être reproduits dans des modèles inanimés. Toutefois, l’ordonnance singulière et spécifique des parties et des processus que nous rencontrons dans les systèmes vivants soulève un problème fondamentalement nouveau. Connaîtrions-nous tous les composés chimiques édifiant une cellule, nous n’aurions pas pour autant élucidé les phénomènes de la vie. La plus simple des cellules est déjà une organisation d’une complexité inouïe dont nous ne percevons encore qu’obscurément les lois. On a souvent parlé d’une « substance vivante » : un tel concept repose sur un point de vue erroné. Dans la mesure où le terme de « substance » s’applique lorsqu’une partie quelconque présente les mêmes propriétés que le tout (et c’est en ce sens que le plomb, l’eau, la cellulose sont des substances), il n’existe pas de « substance vivante ». La vie est essentiellement liée à des systèmes individualisés et organisés ; elle disparaît lorsque ces systèmes sont détruits.

Des remarques du même ordre sont valables pour les processus vitaux. Tant que nous considérons individuellement les réactions chimiques d’un organisme vivant, nous sommes incapables de les distinguer radicalement de celles qui se poursuivent dans un objet inanimé ou un cadavre en putréfaction. Mais une opposition capitale surgit dès que, cessant d’envisager ces processus comme des réactions individuelles, nous les considérons globalement dans le cadre d’un organisme ou d’un système partiel de l’organisme, une cellule ou un organe. Nous nous apercevons alors que toutes ces parties, tous ces processus sont agencés de telle sorte qu’ils assurent l’entretien, l’édification, la reconstitution et la reproduction des systèmes vitaux. C’est la présence d’un tel ordre qui nous permet .d’établir une différence fondamentale entre les événements dont l’organisme vivant est le siège et les réactions qui se produisent dans les systèmes non-vivants ou dans un cadavre.

Les lignes qui suivent illustrent avec éclat ce fait essentiel :

« Les substances instables dégénèrent ; les substances combustibles se consument quelquefois ; les catalyseurs accélèrent les processus lents. Rien d’extraordinaire à tout cela. Mais que le catabolisme ne détruise pas l’organisme qu’il ronge sans trêve et soit cause de sa persistance, voilà qui fait de ce processus un processus organique. C’est parce que cette flamme qui couve en permanence dans nos tissus n’attaque pas leur structure, parce que tout animal, toute plante se comporte comme une machine à vapeur qui, fabriquée en matériaux combustibles, n’en fonctionnerait pas moins sans interruption, que la respiration est autre chose qu’une oxydation banale. L’excrétion serait pareillement un phénomène d’osmose comme un autre, n’était le fait que les glandes éliminent ce qui est nocif à l’organisme pour retenir sélectivement ce qui lui est utile. L’activité des plantes et des animaux inférieurs peut facilement s’expliquer en termes de réactions à des stimuli ; et celui qui désire éviter qu’une ligne de démarcation tranchée ne vienne diviser le règne animal finira par donner la même interprétation à tous les mouvements spontanés ; pour lui, il y aura des « réflexes cérébraux », très compliqués certes, mais ne différant pas essentiellement des réflexes simples que suscitent les stimuli externes. Mais imaginons qu’on fabrique un appareil à réflexes. Il faudra le charger en énergie latente ; la perturbation la plus légère devra déclencher en réponse des mouvements de grande amplitude ; un dispositif spécial aura tâche d’alimenter continuellement la machine en énergie potentielle. En quoi un mécanisme de ce type se distinguerait-il d’un être vivant? En quoi les manipulations exercées sur lui se distingueraient-elles des stimuli? En quoi ses mouvements se distingueraient- ils des mouvements organiques? En ceci que, directement ou non, toutes les réactions organiques servent à maintenir les formes existantes ou à produire celles qu’exige l’organisme. »

(J. Schultz, 1929.)

Ainsi le problème de la totalité et de l’organisation impose-t-il une limitation à la description et à l’explication analytico-sommatives.

De quelle façon ce problème est-il accessible à l’investigation scientifique ?

La physique classique dont la biologie a adopté les principes conceptuels avait un caractère sommatif. La mécanique pouvait envisager un corps comme une somme, la thermodynamique considérer un gaz comme un chaos de molécules mutuellement indépendantes. D’ailleurs, symbolisme inconscient, le mot « gaz » introduit au XVIe siècle par le physicien van Helmont veut précisément dire « chaos ». Les principes de la totalité et de l’organisation ont cependant pris dans la physique moderne une signification imprévue auparavant. La physique atomique se heurte partout à des ensembles qu’il n’est pas possible de tenir pour la résultante du comportement d’éléments pris isolément. Que nous nous penchions sur les structures atomiques, les formules structurales des composés chimiques ou les réseaux cristallins, ce sont toujours des problèmes d’organisation qui surgissent et apparaissent comme les plus urgents et les plus captivants qui se posent à la physique moderne. De ce point de vue, adopter vis-à-vis du vivant une position analytico-sommative est quelque chose comme un effroyable solécisme. Un vulgaire cristal inerte est une merveille d’architectonique que nous ne pouvons expliquer sans faire appel à toutes les ressources de la physique mathématique : et il nous suffirait pour rendre compte du protoplasme vivant avec ses propriétés stupéfiantes de l’étiqueter « solution colloïdale » ? Ce ne sont pas des forces agissant au hasard mais bien des forces organisatrices qui sont à l’origine d’un atome ou d’un cristal : et pourtant on a cru pouvoir en être quitte avec les objets organisés par excellence que sont les organismes vivants en les définissant comme des produits fortuits de la mutation et de la sélection.

La tâche de la biologie est donc d’établir les lois de l’ordre et de l’organisation du vivant. Ces lois devront en outre, comme nous allons maintenant le voir, être recherchées à tous les étages de l’organisation biologique : au niveau physico-chimique, au niveau de la cellule et de l’organisation pluricellulaire, au niveau, enfin, des communautés formées d’une pluralité d’organismes individuels.

Quelle interprétation donner à l’organisation biologique ?

Toute connaissance ayant son origine dans l’expérience sensible, on est immédiatement tenté d’imaginer des modèles visuels. Ainsi, lorsque la science fut arrivée à la conclusion que des unités élémentaires appelées atomes sont à la base de la nature physique, on commença par concevoir ces atomes comme des corps solides semblables à des boules de billard en miniature. Ce ne fut que beaucoup plus tard qu’on se rendit compte qu’il n’en allait pas ainsi, que l’on ne pouvait réduire ces unités ultimes à un modèle visuel mais que seules des abstractions mathématiques étaient susceptibles de les définir, des concepts comme ceux de « matière » et d’» énergie », de « corpuscule » et d’ « onde » ne faisant que traduire un aspect fragmentaire de leur comportement. Devant le spectacle du mouvement régulier des planètes, les hommes ont commencé par chercher une machinerie puissante assurant par sa rotation la ronde harmonieuse des étoiles – ces sphères de cristal dont rêva Aristote – avant que l’astronomie, ayant découvert que l’ordre planétaire est dû à l’attraction mutuelle des corps célestes, n’eût détruit cette image. Lorsqu’il faut donner raison de l’ordre dont sont empreints les processus naturels, c’est donc l’idée de structure qui se présente de prime abord à l’esprit humain ; rendre compte de ces phénomènes en termes de forces organisatrices est beaucoup plus difficile.

Il n’en va pas autrement quand il s’agit d’expliquer les phénomènes de la vie. Face à l’inconcevable multiplicité des processus opérant dans la cellule ou dans l’organisme pour assurer leur persistance, une seule explication semblait possible. Ce fut ce que nous pourrions appeler la théorie de la machine : l’ordre qui apparaît dans les phénomènes vitaux s’interprétait en termes de structures, de mécanismes au sens le plus large. La théorie du développement embryonnaire selon Weissmann (voir p. 87), la théorie classique des centres et des réflexes (voir pp. 155, sq.) illustrent cette conception mais le même type d’explication se retrouve dans toutes les branches de la biologie.

Naturellement, cet ordre structural gouverne une immensité de processus vitaux. La physiologie des organes (organes de la nutrition, de la circulation, de la sécrétion, organes sensoriels, système nerveux, etc.) n’est pas autre chose que la description du chef-d’œuvre technique que nous rencontrons en chaque organisme. De même découvrons-nous des structures médiatrices d’ordre dans chaque cellule, depuis les fibrilles musculaires, appareils de contraction, et les fibrilles nerveuses, appareils conducteurs de l’excitation, jusqu’aux organites de sécrétion de la cellule et à ses organes de division, les chromosomes, unités structurales de l’hérédité, et ainsi de suite.

Trois raisons, cependant, nous empêchent de considérer les structures comme le fondement de l’agencement des processus vitaux.

En premier lieu, on constate dans tous les domaines une possibilité de régulation post-traumatique. C’est à juste titre que Driesch affirme que cette régulation, dans le développement par exemple, serait inexplicable à partir de l’hypothèse d’une « machine » fixée parce qu’une telle machine ne peut répondre qu’à une quantité finie d’exigences et non s’adapter à des situations d’une variété infinie.

En second lieu, la structure d’une machine et celle d’un organisme sont foncièrement différentes. Une machine est toujours composée des mêmes parties alors qu’un organisme se maintient par le flux continuel des matériaux qui le constituent. Les structures organiques sont l’expression d’un processus ordonné et c’est uniquement à travers et par ce processus qu’elles se perpétuent. Nous devrons donc chercher l’ordre primaire des processus organiques, non dans des structures préétablies, mais dans ces processus eux-mêmes.

Enfin, ontogénétiquement aussi bien que phylogéné- tiquement, nous constatons qu’il y a progression des états de mécanisation moindre et de régulabilité prépondérante à des états de mécanisation prépondérante et de régulabilité moindre. C’est encore l’embryologie qui nous fournira un exemple à l’appui de ce principe : si, à un stade jeune du développement d’un embryon d’amphibien, on transplante un fragment d’épiderme présomptif dans la future région céphalique, le greffon deviendra partie intégrante du cerveau. Cependant, plus tard, les territoires embryonnaires sont irrévocablement déterminés en vue de produire certains organes. C’est ainsi qu’une parcelle du cerveau présomptif évoluera, même après translocation, en cerveau ou en dérivé cérébral : elle donnera, par exemple, un œil qui se développera dans la cavité cœliaque, localisation bien sûr absolument aberrante. Semblables fixations à une seule et unique fonction, ce que nous pourrions appeler une mécanisation progressive, se retrouvent dans les phénomènes vitaux les plus divers.

Nous en arrivons donc à la conclusion suivante : au commencement, un processus organique est déterminé par l’interaction des processus intéressant la totalité de l’organisme, par un ordre dynamique, pourrait-on dire. Ceci est à la base de la régulabilité. En un second temps intervient une mécanisation progressive : en d’autres termes, l’activité, primitivement unitaire, se diversifie en actions distinctes, liées à des structures fixées. Le caractère primaire de l’ordre dynamique, s’opposant à l’ordre structural ou mécanique, se vérifie dans des champs aussi différents que la structure cellulaire, le développement embryonnaire, la sécrétion, la phagocytose et la résorption, la théorie des réflexes et des centres, du comportement instinctif, de la perception gestalt, etc. Les organismes ne sont pas des machines mais peuvent jusqu’à un certain point devenir des machines, se cristalliser en machines. Cependant, cette mécanisation n’est jamais complète car un organisme totalement mécanisé serait incapable de répondre aux bouleversements perturbateurs par des phénomènes de régulation, incapable de réagir aux perpétuelles fluctuations du milieu extérieur. Le fait que les processus organiques ne représentent jamais une simple somme de processus individuels structuralement fixés mais qu’ils sont toujours, de façon plus ou moins marquée, déterminés par l’interaction des processus à l’œuvre à l’intérieur du système les met à même de s’adapter aux circonstances fluantes et d’effectuer leur régulation après perturbation.

La mise en parallèle de l’organisme et de la machine conduit enfin à la dernière notion dont nous avons fait état, la théorie de la réactivité primaire de l’organisme. On considérait autrefois l’organisme comme une sorte d’automate. Exactement comme un appareil distributeur qui, en vertu d’un mécanisme interne, délivre un article lorsqu’on a glissé une pièce de monnaie dans la fente voulue, l’organisme répond à l’excitation d’un organe sensoriel par un mouvement réflexe, à l’ingestion d’aliments par une production d’enzymes, etc. L’organisme était conçu de la sorte comme un système essentiellement passif, mû seulement par des agents externes, les stimuli. Le « schéma stimulus-réponse » a eu une importance capitale, en particulier pour la théorie du comportement animal.

Pourtant, l’organisme, même dans des conditions de milieu constantes et en l’absence de stimuli extérieurs, est en réalité un système foncièrement actif. C’est évident dans le phénomène essentiel de la vie, le métabolisme, c’est-à-dire l’édification et la destruction continuelles des matériaux constitutifs, qui est inhérent à l’organisme, et non imposé par les conditions ambiantes. Ce principe revêt un intérêt tout particulier lorsqu’on envisage l’activité du système nerveux, l’irritabilité et le comportement animal. La recherche moderne a montré que nous devons considérer l’activité autonome — et c’est manifeste dans les fonctions rythmico-automatiques, par exemple — comme le phénomène primaire, et non comme une activité réflexe et réactionnelle ainsi que le soutenait la théorie précédente.

Nous pouvons donc résumer comme suit les principes directeurs de l’organicisme :

C’est une conception totalisante du système par opposition aux notions analytique et sommative ;

C’est une conception dynamique par opposition à la conception statique et à la théorie « machiniste » ;

Il considère que l’organisme est activité primaire par opposition à la conception qui le définit comme réactivité primaire.

En partant de ces principes, nous pouvons surmonter le dualisme mécanicisme/vitalisme. Ces deux points de vue se fondent l’un et l’autre sur les points de vue analytiques, sommatifs et « machinistes ». Le mécanicisme n’a pas appréhendé ce qui constitue précisément les problèmes fondamentaux de la vie : l’ordre, l’organisation, la totalité, l’auto-régulation. L’investigation analytique ne les a pas résolus et la tentative faite pour les expliquer par la théorie « machiniste », c’est-à-dire en fonction de structures pré-arrangées, a échoué. Le vitalisme prend ces questions pendantes comme point de départ. Mais il ne rompt ni avec la conception sommative, ni avec la théorie « machiniste ». Au contraire : il envisage l’organisme vivant comme une somme de parties et de structures de type machiniste dirigées et complétées par un ingénieur intemporel. Driesch déclarait par exemple que l’embryon était un « agrégat de cellules juxtaposées » qu’une entéléchie intégrait en un tout unitaire. Aussi, au lieu de scruter les systèmes organiques avec un œil neuf, les vitalistes, à leur tour, partent avec l’idée préconçue de la machine organique. Conscients de l’insuffisance d’une telle notion, eu égard aux phénomènes de régulation et au problème posé par l’origine de cette machine, mais désireux de la sauvegarder quand même, ils introduisent des agents réparateurs et constructeurs de ces machines.

L’ordre et la régulation organiques n’admettent de la sorte que deux explications : ou ils dérivent d’une structure rigide de type machiniste, ou ils résultent de l’intervention d’un facteur vitaliste. Aucune de ces explications n’est satisfaisante. La thèse mécaniciste capitule devant les phénomènes de régulation et est impuissante à expliquer la genèse de la « machine » ; le vitalisme, quant à lui, renonce à l’explication scientifique.

S’opposant à l’une et l’autre école, se dresse la conception organismique. Pour comprendre les phénomènes vitaux, il ne suffît ni de connaître les éléments et les processus individuels, ni d’interpréter leur ordre en termes de structures de type machiniste ; encore moins d’invoquer une entéléchie comme principe organisateur. S’il est indispensable d’opérer analytiquement afin de réunir le plus de données possible sur les constituants individuels, il est également nécessaire de connaître les lois organisatrices grâce auxquelles ces éléments et ces processus sont intégrés, lois qui caractérisent précisément les phénomènes propres à la vie. C’est là l’objet essentiel de la biologie. L’ordre biologique est un ordre spécifique, transcendant les lois qui s’appliquent à l’univers inanimé ; mais cet ordre, une recherche incessante nous permet de l’approcher peu à peu. Il appelle une exploration de chaque niveau : niveau des unités, des processus et des systèmes physico-chimiques ; niveau biologique de la cellule et de l’organisme pluricellulaire ; niveau des unités supra-individuelles. À chacun de ces étages, des propriétés et des lois nouvelles surgissent. L’ordre biologique est dans une large mesure dynamique ; nous verrons plus loin comment définir ce dynamisme.

Ainsi l’autonomie de la vie, que le mécanicisme ne reconnaît pas et qui demeure pour le vitalisme un point d’interrogation métaphysique, s’avère dans le cadre de la conception organismique un problème accessible à la science. De fait, il est déjà l’objet de recherches poussées.

On a beaucoup abusé du terme de « totalité » (wholeness) dans le passé. Dans son acception organismique, ce n’est ni une entité mystérieuse, ni un refuge à notre ignorance mais l’expression d’un fait empirique que nous pouvons et devons étudier à l’aide de méthodes scientifiques.

L’organicisme n’est pas un compromis, un cocktail de notions mécanistes et vitalistes, un juste milieu entre les deux écoles. Nous avons vu que les conceptions analytiques, sommatives et machinistes étaient un fond commun aux deux doctrines classiques. L’organisation et la totalité, considérées comme principes d’ordre immanents aux systèmes organiques et accessibles à la recherche scientifique, impliquent l’adoption d’une attitude foncièrement nouvelle. Toutefois, l’organicisme connut le sort généralement dévolu aux idées novatrices : on commença par l’attaquer et par le récuser avant de déclarer qu’il s’agissait d’une vieillerie et d’un truisme. En vérité, une fois qu’on* l’a comprise, cette conception ne fait que tirer les conséquences du fait évident que les organismes sont des choses organisées. Cependant, pour que cette approche libérée des préjugés pût être menée à bonne fin, il fut nécessaire (et ce l’est encore aujourd’hui en bien des domaines) de lutter contre des habitudes de pensée profondément enracinées.

Nous devons examiner la signification de l’organicisme, d’abord en tant que méthode de recherche et théorie biologique, ensuite sous l’angle épistémologique.

Le chercheur en laboratoire, engagé dans le travail expérimental, l’esprit occupé de problèmes particuliers, se méfie des « spéculations générales » qu’il abhorre. Evidemment, on ne peut s’attaquer à des questions concrètes à grand renfort de conjectures et de postulats méthodologiques : leur solution demande une patiente exploration de l’objet. Mais, d’un autre côté, ce sont les options fondamentales qui déterminent quels problèmes l’investigateur est capable de discerner, qui orientent la recherche vers les questions qui doivent se poser, qui conditionnent la procédure expérimentale, le choix de la méthode et, en définitive, le type d’explication et de théorie rendant compte des phénomènes à l’étude.

En réalité, notre sujétion envers les modes de pensée dominants est d’autant plus forte que nous en avons moins conscience. En ce sens, il ne fait aucun doute que le travail accompli et les succès obtenus par la biologie classique sont, au même titre que ses lacunes, imputables aux principes directeurs que nous avons évoqués. Un coup d’œil jeté sur n’importe quelle branche de la biologie et même, comme nous le verrons plus tard, de la médecine et de la psychologie, suffît pour nous en convaincre. De façon analogue, la conception organismique est une attitude pratique visant à déterminer quelles sont les questions à poser et comment y répondre. Elle permet de détecter et d’aborder les problèmes essentiels que soulèvent les phénomènes de la vie (et éventuellement de les résoudre), problèmes qui, dans le cadre des théories antérieures, ou bien passaient totalement inaperçus, ou bien étaient tenus pour des énigmes inaccessibles à l’approche scientifique.

L’objectif final est de formuler des lois exactes qui, compte tenu des caractéristiques essentielles des phénomènes vitaux, doivent pour une large part avoir la nature de « lois de systèmes ». En ce sens l’adoption de la conception organismique est une condition préalable pour que la biologie quitte le stade naturaliste, c’est-à- dire celui de la description des formes et des processus organiques, et accède au rang de science exacte. Accomplir en biologie la « révolution copernicienne » qui, en ce qui concerne les sciences traitant de la matière inanimée, a eu lieu quand la physique moderne s’est substituée à la cosmologie d’Aristote : telle est, semble-t-il, la tâche que notre époque a vocation de réaliser.

Gardant cet avertissement en mémoire, nous allons à présent aborder quelques problèmes fondamentaux afin de voir la conception organismique à l’œuvre. Après quoi nous en examinerons les conséquences épistémologiques.

Ludwig von Bertalanffy

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Les problèmes de la vie

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Notes:

1 En fait, ici Bertalanffy attribue à Darwin la théorie élaborée et popularisée par Ernst Haeckel qui mêlait l’idée de complexification des êtres vivants au cours de l’évolution, propre à Lamarck, avec le mécanisme de la sélection naturelle, propre à Darwin – ce dernier refusant à comprendre cette tendance à la complexification. Voir André Pichot, Histoire de la notion de vie, éd. Gallimard, coll. TEL, 1993 ; Jacques Roger, “Darwin, Haeckel et les Français”, Pour une histoire des sciences à part entière, éd. Albin Michel, 1995. [NdE]

2 « Malheur ! Malheur ! Les deux parties se redressent avec vivacité, déjà prêtes à se remettre à leur tâche. »

3 C’est en effet là le principal mérite qu’il est possible de reconnaître à Darwin : avoir arraché la conception du vivant comme machine à la Théologie naturelle de William Paley pour l’amener dans le giron de la science avec le mécanisme de la sélection naturelle. [NdE]

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