Désirer un monde à offrir, 1990

A titre de curiosité, nous reproduisons ci-dessous un tract ancien qui nous a été récement communiqué. Tout son intérêt réside dans l’articulation qu’il fait entre la critique du monde moderne, la nécessité de l’autonomie et la réappropriation qui la rend possible. Hélas, rien dans la copie que nous avons reçue ne permet d’en identifier l’auteur…

Désirer un monde à offrir


Donner à la société une finalité marchande c’est la rendre inhabitable,

car la vie n’a pas de valeur qui lui soit extérieure

et la vie et la société bien que distinctes sont non séparées.

Dépasser la schizophrénie sociale

Le monde moderne reste-t-il habitable ? Nous courons vers des risques technologiques démesurés, vers la catastrophe écologique. Pour autant la vie quotidienne n’est pas bouleversée. Nous ne sommes, chacun d’entre nous, que les facteurs statistiques de l’activité financière mondiale qui gère nos actes et prédigére déjà, par anticipation, notre avenir, intégrant tous les paramètres des effets dommageables escomptes de sa gestion passée et présente, nous enfermant dans un quotidien prévisible, répétitif et calculé… Cependant le monde tourne. A quel prix ? Certes il y a bien le chômage et la précarité. Mais la vie n’est-elle pas aussi moins centrée sur le boulot ? Stress, déprime et ribambelle de somnifères, psychotropes et antidépressifs… Mais les siècles précédents étaient-ils épargnes par les déséquilibres mentaux ?

Ainsi vont les interrogations, le désarroi, l’ambivalence des sentiments. Ainsi se côtoient et s’expriment le désir d’intégration sociale, le discours de la « responsabilité » et des « compétences » et les comportements de rupture, face a la culture dominante comme des aspirations à la désobéissance civile. Le langage codé des mass media avec les valeurs qu’elles véhiculent, les réflexes conventionnels des rôles sociaux ou bien, la recherche de lieux de convivialité dynamique, d’expérimentation sociale, de culture alternative. Ainsi se manifestent tout à la fois l’accommodement à la fonctionnalisation de la vie, au chronométrage des activités, à l’anonymat des relations et la volonté do partir de ses propres déterminations, de ses relations interpersonnelles et de son expérience pour faire autre chose. Le désir d’être soi dans la réalité quotidienne, (pas seulement en aparté, en privé) mais aussi l’annihilation des possibles par la poursuite névrotique de la valorisation égocentrique et de la rentabilisation sociale, gage de la récupération et de la canalisation des énergies par le système institutionnel. La spontanéité dans les relations est mieux tolérée, lorsqu’elle n’est pas encouragée, mais elle ne sape pas l’autorité formelle et le besoin obsessionnel de certains de préserver leur rôle social. On peut vivre la relation amoureuse plus librement qu’autrefois mais elle est aussi au centre d’un champ dévasté par ce manque de disponibilité personnelle généré par le mode de vie moderne, tandis qu’elle devient le support libidinal de toute exploitation commerciale. Tous les ressorts de la personnalité sont ainsi captés, parfois à notre insu, et assujettis a la poursuite concurrentielle des besoins de l’accumulation capitaliste. Dans ce réseau serré, où nous sommes les vecteurs de la machinerie économique, les bonnes intentions sont vite dévoyées, les initiatives usurpées, le sens retourné et la finalité perdue. Aussi est-il urgent de construire notre identité par rapport à un système de valeurs imperméables aux forces dominantes. Il est urgent de transformer la participation contrainte au système en autonomie active.

Salariat et démocratie à la brocante !

Le salariat comme rapport de production ne signifie pas seulement vente de la force de travail, c’est-à-dire, dépossession des modalités de l’organisation de l’activité, du produit et des résultats de l’activité , des informations et décisions qui la concernent, ainsi que de sa finalité ultime, sa valeur d’utilité sociale directe. Il est aussi privatisation des rapports sociaux et dépossession collective: le détenteur de capital on acquérant du travail, des biens, fait entrer dans son patrimoine privé des espaces naturels ou construits qu’il va utiliser a sa guise sans avoir à rendre compte quasiment a quiconque, des services c’est-à-dire des pans entiers de l’activité collective qui seront assujettis a ses objectifs particuliers et intéressés, des connaissances et des productions intellectuelles qui, appropriées n’auront plus la liberté de circulation et d’échange, des énergies individuelles confisquées, bloquées dans l’inactivité – le chômage – ou des activités contraintes. Les choix fondamentaux de la société, l’orientation des activités et de la recherche, le droit ou non de faire, les conditions de l’échange, les limites du temps a consacrer aux obligations collectives, l’utilité sociale, sont ainsi légalement abandonnés à l’avidité et partent à la dérive.

La démocratie, comme mode de régulation politique des intérêts privés antagoniques faisant alliance dans un « intérêt général. », constitue l’habillage idéologique d’une participation déléguée aux spécialistes des affaires dîtes publiques, mais en réalité privatisées dès l’origine; le citoyen consommateur de services publics n’ayant rien a dire ni à défendre, dont un lobby quelconque ne soit déjà le porte-parole, et rien a faire qui ne soit déjà entrepris par la bureaucratie « à son service ». En contrepartie de l’impôt, le citoyen doit se décharger de tout et le vote le condamne à choisir entre des groupes de pression, tous prisonniers des contraintes du marché et ne revendiquant que des intérêts catégoriels. On lui demande ses préférences, parmi les différents types de managers qui donneront chacun leur teinte a « l’intérêt général » bien compris.

La faillite de cet échafaudage institutionnel est de plus en plus manifeste sur le plan écologique, social et politique. Le désastre écologique en cours trouve son origine dans le droit concomitant d’appropriation privée et d’exploitation du monde vivant ou naturel, sans obligation de restitution équivalente, conduisant à subordonner sa préservation aux contingences du marché. L’appropriation du travail d’autrui a des fins d’accumulation conduit l’entreprise à user au maximum de chaque salarié tout en limitant leur nombre, ce qui constitue, avec les progrès de la productivité et le développement des moyens humains et techniques disponibles, une absurdité. Pour les individus d’abord dont la journée de travail ne décroît pas en proportion des gains de productivité, ce qui importe, c’est d’augmenter le taux de plus-value (bénéfice exclusivement financier et réserve aux détenteurs des moyens de production). Tandis que pour la société, prise dans son ensemble, on en arrive maintenant à une situation de sous-utilisation des moyens existants, en capacité productive, savoir-faire, connaissance, main-d’oeuvre, sans que de nombreux besoins soient pour autant satisfaits. On parvient à cette situation saugrenue, où des recherches sophistiquées permettent d’établir avec pertinence ce que l’on devrait faire utilement, pour remédier à certains maux ou répondre à des besoins, mais qu’on ne fait surtout pas, en raison de prévisions de rentabilité économique insuffisante. Cela est vrai dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’urbanisme, de l’environnement, de certains secteurs de la recherche… où la raison économique se manifeste comme une véritable régression sociale. A cela il faut ajouter le fait que l’entreprise n’assume que les conséquences financières et directes de ses décisions (choix technologiques, lieux d’implantation, embauche/débauche). Elle se décharge sur la collectivité de leurs effets de synergie (interactions, effets d’amplifications), non immédiatement économiques : impacts sur le psychisme, la santé, l’environnement social, la qualité de vie, les équilibres écologiques… La prise en compte des besoins à partir de la grille financière établie au niveau de l’entreprise conduit a une impasse destructrice.

Dans un ordre d’idée diffèrent, il faut considérer que la généralisation de l’instruction, la diffusion de l’information et de l’audiovisuel rendent de plus en plus illégitime la concentration des responsabilités politiques. On ne peut plus ignorer la maturation de l’individualité moderne, comme recherche de ses potentialités propres, affirmation de sa singularité, découverte du moi et élaboration personnelle de l’alliance que chacun doit faire avec la société. Le rapport de l’individu aux institutions, son engagement dans la société, sont de plus en plus conscients et donc sources de conflits et de désirs de négociation sur la base de l’autodétermination individuelle. La tutelle que le fonctionnement social continue de répandre et qu’il tente de conforter par la valorisation des comportements d’autorité et de soumission, par le respect formel, par la confusion qu’il entretient, entre le légitime et le légal, le désirable pour le système et le désirable pour l’individu, tout cela est de plus en plus mal supporté et donne une coloration bien désuète aux rapports sociaux institutionnels. Un écart croissant se creuse entre les possibilités d’expression et de réalisation de soi, que le savoir-faire technologique lui-même met sur le marché, et la façon dont la société utilise effectivement ses possibilités en les soumettant à ses objectifs étroits de rendement et de rentabilité, les transformant en purs objets de spectacle et de consommation. La subordination systématique de toute créativité a ces impératifs amorce une dislocation du tissu social, un écrasement de plus en plus mal vécu d’une expression humaine authentique non finalisée économiquement, la marginalisation des cultures non-marchandes devenues de simples appendices. Et elle continue d’imposer la domination des valeurs utilitaires de la rationalité quantitative et des rapports humains abstraits, c’est-à-dire conçus de façon séparée (des autres et du monde) en excluant la représentation symbolique et les liens affectifs qu’elle sous-tend.

Au cœur de ces contradictions se trouve toujours l’inadéquation du principe de régulation salaire/profit/accumulation au regard des moyens techniques disponibles, des besoins à satisfaire, des exigences d’autonomie. Et ce qui va de pair, l’inadaptation du mode de répartition des responsabilités, puisque les affaires communes et les questions de société sont reléguées au niveau de l’entreprise particulière et des représentants politiques qui assurent le relais, permettant de court-circuiter la population ou du moins d’acheter son adhésion à des projets qu’elle ne détermine pas et qu’elle ne maîtrise pas.

Reprendre l’intégralité de notre vie

L’autonomie, en soustrayant les choix vitaux de la société à l’arbitrage du marché pour les restituer au débat public, affirme du même coup l’interdiction de l’accumulation réalisée dans l’échange à partir du procès de production. L’institution de l’agora comme lieu de confrontation et de décision sur les orientations et les choix d’activité et de production, signifie nécessairement, pour n’être pas purement formelle, la réappropriation des rapports sociaux de production: l’abolition du salariat. Le but de la production n’est pas d’escompter un bénéfice monétaire mais son utilité directement sociale pour la collectivité. Tout surplus d’effort (investissement, dans le langage économique) correspond soit a une compensation par une baisse d’activité dans un autre secteur, soit un choix préalablement discuté de créer volontairement ce surplus et de l’affecter, quitte à le compenser par la suite. Ce mode de régulation correspond donc aussi à une autolimitation collective de l’effort à produire. Il s’agit de maîtriser ce que l’on produit et comment on le produit, dans quel contexte, de réintroduire aussi la possibilité du plaisir de faire, la réalisation personnelle dans le faire. La production n’est plus liée au procès d’accumulation. Le temps consacré à produire pour la société , dans des activités hétéronomes ou médiates est réduit, tandis que le temps utilisé pour les activités autonomes, réalisées pour elles-mêmes peut se développer.

L’autonomie n’est ni un collectivisme ni un capitalisme : la vie entière n’est pas soumise au travail pour la société mais est partagée entre les obligations communes et les activités autonomes,le temps mobilisé pour les premières étant par ailleurs soumis à la détermination collective et permettant en contrepartie de disposer de ce qui est produit. Et ce qui est produit dans ce secteur ne l’est que dans la mesure de ce qui est juge nécessaire pour vivre. Le pouvoir de débattre et de décider s’exerce par les individus réunis en assemblées et dans leurs relations interpersonnelles, par un processus d’autodétermination. Le mode de participation permet aux divers groupes et collectivités de réaliser leur projet, sans exclusion du fait d’une loi majoritaire. Les principes de l’autonomie devront intégrer les singularités comme constitutives de l’identité collective mais aussi les interdits propres a empêcher le capitalisme de refaire surface. Renverser le flux du pouvoir de telle sorte qu’il s’exprime depuis les autonomies suppose en effet qu’un nouveau système de valeurs soit mis en place et garantit collectivement.

L’autonomie, en subvertissant le principe de l’accumulation, ouvre la voie à de nouvelles, valeurs, qui couvent aujourd’hui sans pouvoir s’affirmer pleinement. Ces valeurs, si elles sont portées et pas simplement proclamées, contiennent en elles-mêmes la possibilité de reconquérir le champ de la subjectivité individuelle, du don, du monde sensible et palpable, du temps maîtrisé. Elles introduisent la référence à l’habitabilité du monde comme garante de notre caractère d’humanité. Le faire n’est plus seulement une obligation définie par la société mais surtout le moyen d’être soi a travers ses propres réalisations dont les conditions d’expression sont, le plus possible, facilités par la collectivité. La vie sociale n’a pas de buts extérieurs à ceux que les membres de la collectivité se donnent et les rapports sociaux sont pour l’essentiel des liens tissés directement par les individus et les groupes dans la réalisation d’intérêts non médiés. Le monde environnant n’est pas un ensemble d’intérêts antagoniques dont il faudrait simplement tirer les ficelles pour sortir indemne, il est l’HABITAT. Non séparé, à la fois autonome et interdépendant, donne et acquis, auto-généré et construit. Vie intime et agencement collectif, organisation physique, rythme biologique, équilibre psychique. Terrain des multiples, lieu de rencontre, espace vécu. A la fois objet finalisé et collectif et source singulière d’émotions, de souvenirs et de projections. Le sens résulte des sens donnes et non d’une interprétation univoque dominant les individus, La reconnaissance n’est pas le fait d’une norme figée, conventionnelle, elle est le fruit de l’expression vivante, de la mise en pratique de liens d’attachement, de la matérialisation de valeurs éthiques, de représentations imaginaires. L’individu redevient acteur dans toutes ses dimensions, au lieu d’être ignoré, cantonne dans une reconnaissance sociale étriquée, finalisée pour le marché. L’identité collective s’élabore à partir de la compréhension sensible de notre communauté d’intérêts, en ferme d’exigence d’habitabilité et en même temps a partir de la conscience de l’irréductibilité de la trajectoire et de l’expérience individuelle.

avril 1990.

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