Philippe Descola, Les animaux et l’histoire, par-delà nature et culture, 2016

Anthropologue français, disciple de Claude-Levi-Strauss et professeur au collège de France, Philippe Descola est l’auteur d’une œuvre importante qui, au-delà du seul champ de l’anthropologie, nourrit la réflexion de l’ensemble des sciences sociales. Après plusieurs années passées aux côtés des populations Achuar – aux confins de l’Équateur et du Pérou – à la fin des années 1970, Philippe Descola a publié sa thèse La Nature domestique, suivie d’un récit plus personnel dans la collection Terre Humaine intitulé Les Lances du crépuscule (1993). À partir de ce terrain initial, il a proposé une vaste analyse des sociétés modernes du point de vue de la pluralité de leurs « ontologies » et de la diversité des relations entre « humains et non-humains ».

L’enjeu était de proposer un cadre analytique unifié des différentes manières dont sont conceptualisées les relations entre les existants en évacuant la distinction, jugée ethnocentrique, entre la nature et la culture. Ce projet a abouti en 2005 à la publication d’un grand livre, Par-delà nature et culture, dont les historiens n’ont sans doute pas encore tiré toutes les conclusions pour nourrir leur propre réflexion. Cet ouvrage qui a exercé une grande influence repense en effet en profondeur notre cosmologie naturaliste et en rappelle le caractère relatif.

La question des animaux, d’une manière générale, occupe une place singulière et centrale dans cette œuvre très vaste et ambitieuse. Nous avons rencontré Philippe Descola pour évoquer avec lui la place des animaux dans la réflexion des sciences sociales, en particulier des historiens, puis leur rôle dans les diverses cosmologies, leur place au XIXe siècle, et plus largement dans sa propre réflexion.

Revue d’histoire du XIXe siècle : Les animaux sont omniprésents dans votre œuvre, comme ils le sont dans les représentations du monde des populations Achuar que vous avez longuement étudiées. Alors qu’un animal turn semble se dessiner depuis une vingtaine d’années dans les sciences sociales, l’anthropologie et l’ethnologie ont sans doute été les premières à mettre les animaux au cœur de leurs analyses, bien avant l’histoire. Comment expliquer cette primauté ? Est-ce uniquement le résultat de l’observation de sociétés autres qui n’avaient pas encore évacué le monde animal des interactions sociales communes ?

Philippe Descola : Je m’adresse à des historiens, il faut donc périodiser. Rappelons d’abord que l’anthropologie est née d’une bizarrerie rapportée par les observateurs : dans de nombreuses parties du monde sous domination coloniale les gens ne semblaient pas établir de différences très tranchées entre les humains et les animaux, les plantes et les esprits ou d’autres formes de vie présumées présentes dans l’environnement. On peut dire que l’anthropologie est née de la nécessité d’éclaircir ce mystère, qui était auparavant traité par une discipline qui relevait plus des sciences historiques – les études folkloriques – mais qui l’abordait plutôt dans une tradition littéraire, en recherchant des motifs et des thèmes, en voyant comment s’enracinait le symbolisme des animaux dans une tradition locale de légendes, de cultes de saints ou de pèlerinages. Les premiers ethnographes et observateurs rapportaient fréquemment que les populations locales personnifiaient les animaux. J’ai appelé cela un « scandale logique », c’est du moins ainsi que cela apparaissait aux yeux des contemporains, et c’est ce scandale pour la raison qui a été en grande partie à l’origine de la réflexion anthropologique.

Les grands textes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle – Tylor et La civilisation primitive, Durkheim et les formes élémentaires de la vie religieuse, Frazer et le Rameau d’Or, etc. – portent en grande partie sur ces questions : comment peut-on considérer qu’un animal est un ancêtre, un parent, un double, un interlocuteur ? Dès le début cette interrogation était présente. Elle est même constitutive de l’anthropologie, mais à la différence des études folkloristes qui s’intéressaient à des textes, les anthropologues ont tenté de comprendre l’immédiateté du rapport et le tissu d’institutions qui réunissaient les humains et les animaux dans un même ensemble. On trouve même cela dans les études parfois très fines de ces proto-ethnographes que sont souvent les missionnaires. Ainsi le père Kemlin, parti en 1898 en Cochinchine Orientale chez les populations Moï des hauts plateaux, raconte comment une femme passe un contrat avec un tigre et il commente longuement le contrat et les conditions dans lesquelles il est passé. Voici une première réponse à votre question : sous l’angle de ce que l’on appelait les religions primitives, l’étude du rapport aux animaux est constitutive de la discipline anthropologique. Par rapport aux travaux des historiens, l’intérêt des ethnologues à cet égard est fondé sur la perplexité et l’étonnement de découvrir encore vivaces des attitudes et des coutumes qu’on aurait pu penser relever d’un passé très ancien à une époque – la fin du XIXe siècle – par ailleurs très rationaliste et dans laquelle la distinction entre nature et culture paraissait aller de soi sur un plan épistémologique pour les élites européennes. Les descriptions rapportées de la périphérie colonisée tendaient à remettre en cause cette distinction établie.

Et puis est né, bien plus tard, cet animal turn que vous évoquez. Il est difficile de savoir comment cela a commencé. Les praticiens n’aiment pas faire de l’histoire présentiste et n’ont pas toujours le recul nécessaire pour saisir comment cela s’est passé. Mais il est clair qu’il y a maintenant des animal studies bien établies. Ce courant est né dans le monde anglophone, en Angleterre et aux États-Unis. Les anthropologues ne sont pas les seuls à avoir joué un rôle dans ce processus, il y a aussi l’animal welfare des philosophes, certains auteurs ont joué un rôle particulièrement important comme la féministe Donna Haraway. Elle a observé que beaucoup des figures centrales de la primatologie étaient des femmes, ce qui l’a poussé à interroger la naturalité du rapport hommes/animaux, entre le soin – care – aux animaux et des dispositions qui seraient spécifiquement féminines, etc. Il y a tout un ensemble de questions qui se sont développées à ce moment-là, bien au-delà de l’anthropologie, et qui ont contribué à cristalliser un domaine des animal studies. Ces dernières sont depuis devenues un champ à part, avec leurs revues spécialisées, leurs chaires et départements universitaires, mais mon propre travail ne s’inscrit pas dans ce champ de spécialité, même si j’accorde une importance centrale aux rapports entre humains et non-humains.

RH 19 : En France, ce tournant des animal studies semble plus tardif que dans le monde anglo-américain, comment l’expliquer ? Est-ce lié à la précocité des mouvements de protection de la cause animale au Royaume-Uni ?

Philippe Descola : Oui, le fait que cela ait commencé aux États-Unis et au Royaume-Uni n’est pas un hasard ; le rapport à l’animal est très anthropocentré ou socio-centré en France, il est conçu comme cela ; je pense notamment à la loi Grammont de 1850 qui condamne les violences publiques faites aux animaux, du fait qu’elles rendent visibles une dégradation de l’idée qu’on peut se faire de l’humain. La question s’est posée d’emblée de façon différente dans le monde anglophone, en particulier du fait de la tradition philosophique de Bentham. Beaucoup de travaux historiques et anthropologiques se sont intéressés à ces questions, je pense notamment à l’ethnologue Vanessa Manceron et à son travail sur le destin parallèle des ligues de protection des oiseaux en France et au Royaume-Uni [1].

RH 19 : Nous voudrions revenir sur la question des méthodes d’enquête et leur rôle dans les différences de traitement dont font l’objet les animaux chez les historiens et les anthropologues. Vous évoquiez les folkloristes, mais chez les historiens il y a encore parfois une étude qui peut sembler un peu naïve des représentations des animaux à partir des productions culturelles. Le contact direct avec les bêtes que vous évoquez dans le récit de votre terrain chez les Achuar change-t-il quelque chose ?

Philippe Descola : Sans doute. Le fait de partager le quotidien de populations environnées d’animaux et qui les traitent de façon très différente de celles que l’on peut connaître dans son pays d’origine produit une expérience fondatrice de l’altérité. Les anthropologues sont des urbains, pas forcément ab initio mais ils ont fait des études dans des villes et y vivent. Or voilà qu’en partant sur des terrains exotiques, ils se trouvent plongés encore relativement jeunes au fin fond de la brousse ou de la forêt et alors même que, bien souvent, le monde rural de leur pays d’origine ne leur est pas familier. Ils découvrent donc par un écart maximum des conduites dont ils n’avaient au fond pas connaissance auparavant, et ça ne peut manquer de les frapper. Une des choses qui m’avaient beaucoup marqué chez les Achuar – et sur laquelle j’ai par la suite beaucoup écrit [2] – est la très grande quantité d’animaux apprivoisés qu’il y avait dans les maisons Achuar. Personnellement beaucoup de chats ont partagé ma vie depuis mon enfance ; à une époque j’ai également beaucoup monté à cheval, j’étais donc familier d’une certaine classe d’animaux.

Mais le fait de vivre dans une maison ou vaquent en liberté de nombreux animaux d’espèces très différentes, qui interagissent entre eux et avec les humains, constituait une expérience tout à fait nouvelle. Ce contact direct incite effectivement à remettre en cause ce qu’on pensait des animaux du fait de l’éducation qu’on reçoit et qui, à l’exception de quelques espèces domestiquées, fait d’eux plutôt des signes et des symboles que des êtres avec lesquels on interagit au quotidien, des partenaires de la vie sociale… Cet élément est central, et d’une certaine façon cette dimension nous est donnée de façon plus immédiate à nous les ethnologues qui partons dans des pays lointains, alors que dans le cas du travail historique il faut sans doute, pour voir les animaux autrement, procéder au préalable à un travail réflexif de mise à distance des schèmes au moyen desquels les animaux sont perçus dans l’Europe moderne.

RH 19 : Justement, certains travaux historiques ont-ils exercé une influence sur vos propres enquêtes ?

Philippe Descola : Oui, un historien en particulier a joué un rôle très important pour moi dans cette réflexion, c’est Keith Thomas, je l’ai lu assez tôt en français lors de la traduction, en 1985, de son livre Dans le jardin de la nature [3]. C’est pour moi un grand livre qui a beaucoup contribué à me faire découvrir l’historicité du rapport à la nature. Il montre qu’au cours d’une période finalement assez brève – trois siècles – les transformations ont été considérables dans la sensibilité des Anglais vis-à-vis des animaux, en montrant à la fois les convergences et les divergences des différentes couches de la société à cet égard. Je pense aussi au livre de Robert Delort, Les animaux ont une histoire, ou à l’ouvrage de Jean-Claude Schmitt sur le saint lévrier. Je les avais lus dans le cadre du séminaire de recherche que j’ai commencé à donner à l’EHESS au retour de mon terrain. Je ne savais pas grand-chose sur les animaux au Moyen-âge et d’un coup je découvre un chien là aussi personnifié à qui on voue un culte ! Par ailleurs, comme Jean-Claude Schmitt avait dans ce livre une approche assez structuraliste, c’était même véritablement de l’anthropologie structurale, je me sentais en terrain connu. Il m’a fallu attendre plus longtemps pour trouver l’équivalent chez les antiquisants. J’ai ainsi découvert tardivement les travaux de Liliane Bodson à l’université de Liège, une grande figure de l’étude des animaux dans l’Antiquité, une pionnière érudite qui a beaucoup fait pour qu’on s’intéresse à cette question. Mais les grands classiques de l’anthropologie historique de la Grèce que je lisais à l’époque, comme Gernet, Vernant, ou Vidal-Naquet, ne semblaient pas particulièrement s’intéresser à cette question, même si Vidal-Naquet avait écrit sur le gibier et le chasseur.

D’une façon générale – c’est une parenthèse – quand j’ai été recruté à l’École des hautes études, je revenais tout juste du terrain et venais de soutenir ma thèse, à l’époque il fallait – lorsqu’on était maître de conférences – demander la permission pour faire un séminaire. J’étais donc allé voir François Furet pour lui dire que je voulais travailler sur ce que j’appelais déjà à l’époque l’anthropologie de la nature. Il fut très surpris et ne voyait pas très bien ce qu’était cet oxymore apparent auquel je m’intéressais ! D’ailleurs, à l’époque, mes collègues de l’EHESS, à l’exception de quelques-uns qui s’intéressaient à l’anthropologie des techniques comme François Sigaut, ou à l’anthropologie économique comme Maurice Godelier, étaient très sociocentriques. La découverte que la vie sociale ne se passe pas uniquement dans une sorte de bocal dont l’environnement constituerait la toile de fond ne s’est faite que très progressivement en France, mais j’étais déjà persuadé de mon côté que la vie sociale est fondée sur des interactions multiples avec toutes sortes d’êtres qui ne sont pas tous humains.

RH 19 : Dans votre travail vous avez tenté de comprendre les fondements ontologiques de l’Occident en distinguant plusieurs manières possibles de distribuer les existants. Dans Par-delà nature et culture, vous distinguez notamment quatre formules en fonction de la manière dont se répartissent l’intériorité et la physicalité des êtres : le totémisme (autrui possède des éléments identiques à moi) ; l’analogisme (l’intériorité et la physicalité d’autrui sont distinctes des miennes) ; l’animisme (intériorités similaires et physicalités hétérogènes) ; et enfin le naturalisme (intériorités différentes et physicalités analogues). Pourriez-vous, pour les lecteurs de la revue qui ne connaîtraient pas vos travaux, revenir sur ces quatre formules ? Par ailleurs, pourquoi les animaux occupent-ils une place si singulière dans ces cosmologies et dans les relations que les êtres entretiennent entre eux ? Et pouvez-vous expliciter en quoi notre cosmologie naturaliste instaure un nouveau régime d’existence des bêtes ?

Philippe Descola : Il y a un premier problème qui tient aux éternelles difficultés de terminologie. Il faut noter d’emblée que les humains sont des animaux aussi. L’Homme et l’Animal sont deux catégories complexes, et sans doute bien trop englobantes. C’est précisément parce que nous sommes des animaux que la proximité et la différence entre les animaux humains et les animaux non humains n’ont cessé de stimuler l’imagination, l’invention taxinomique comme les capacités symboliques des humains, et cela depuis très longtemps. Du fait de cette proximité, notamment avec les animaux qui semblent avoir des capacités, des dispositions, des fonctions assez proches de celle des humains, la volonté de ces derniers de marquer des différences en spécifiant certaines propriétés et en excluant d’autres m’a paru importante.

J’ai d’ailleurs consacré la dernière partie de ma leçon inaugurale au collège de France à expliciter mes positions en prenant des exemples empruntés au rapport que diverses sociétés entretiennent à des oiseaux, c’est-à-dire en utilisant les quatre formules que vous mentionnez pour montrer comment elles représentent aussi quatre façons de concevoir et d’entrer en relation avec les oiseaux. Pourquoi les oiseaux ? Parce que depuis très longtemps ils fournissent aux humains une matière à penser du fait de très grandes proximités avec eux, en dépit des différences morphologiques, dans leur comportement, dans leur développement ontogénétique et dans leur système de communication. Il y a d’abord le fait qu’ils offrent une vie de famille clairement reconnaissable, avec les jeux de séductions dans la formation des couples, la construction d’un foyer, les soins des adultes aux enfants, le tout couplé à un dimorphisme sexuel généralement très net qui évoque les différences de vêtement et de parures chez les hommes et les femmes ; il y a aussi le fait que l’ontogénèse se fait selon des étapes clairement marquées comme chez les humains, avec des changements physiques importants ; il y a enfin, la communication sonore et, avant les éthologues qui se sont intéressés à cette question, il est probable que la plupart des humains se soient rendus compte que, comme le langage humain, le chant des oiseaux est transmis par apprentissage, se caractérise par des variations dialectales au sein d’une même espèce, des modifications des messages selon que des congénères soient présents ou non… Ce sont des choses qui sont disponibles à l’observation. Je décrivais donc quatre formules.

J’ai d’abord choisi le toucan, fondé sur mon expérience ethnographique chez les Achuar. Il est conçu comme un partenaire social avec lequel des rapports de compétition et de solidarité sont possibles, conçu comme un beau-frère générique, comme un séducteur aussi, donc animé d’une intentionnalité, en tous cas d’une agency intentionnelle très proche de celle des humains et en même temps qui s’en distingue en vivant dans un monde bien différent, celui de la canopée, monde qui est l’actualisation des dispositions physiques logées dans son corps. La différence entre les Achuar et les toucans ne passe donc pas là où nous l’établissons : les uns comme les autres sont des personnes, avec une subjectivité, une dimension morale et les oiseaux se voient du reste comme des humains ; mais leur nature de toucan les distingue irrémédiablement des humains car elle les conduit à vivre dans un monde qui n’intersecte que très partiellement avec celui des Achuar. J’ai appelé cela animisme : les intériorités des humains et des non-humains sont semblables, mais ils se distinguent par leur corps.

C’est une ontologie très singulière. Au fond ce que j’ai voulu faire depuis des années c’est de distinguer des phénomènes là où l’anthropologie les avait auparavant réunis. Comme je le disais précédemment, cette interrogation vis-à-vis de l’animal est très ancienne et on a eu tendance à mettre sous la même rubrique, quel que soit le nom qu’on leur ait donné par ailleurs – totémisme, animisme, naturalisme, nagualisme [4], etc. – des conceptions des animaux qui fondamentalement se distinguent des nôtres, comme de celle des occidentaux du XIXe siècle. Toutes les informations rapportées à cette époque allaient dans le même sens d’une indistinction entre animaux humains et non humains, tout ce qui n’était pas occidental n’était qu’une vaste pelote exotique à l’intérieur de laquelle des distinctions n’étaient pas faites. Et donc ce que j’ai voulu faire c’est établir des différences internes car à l’évidence le toucan n’était pas du tout traité de la même façon que l’étaient, par exemple, le cacatoès et le corbeau, qui sont deux oiseaux totémiques chez les Nungar.

C’était ma deuxième formule, le totémisme illustré par ces deux oiseaux. Les Nungar composent une société divisée entre deux groupes totémiques qui portent l’un le nom du corbeau, l’autre celui du cacatoès ; ces oiseaux ne sont pas des ancêtres dont on descend, mais des animaux qui vont incarner de façon visible un ensemble de propriétés caractéristiques de tous les membres humains et non humains de chaque groupe totémique. Ce sont donc des prototypes totémiques qui, à l’époque où ils vivaient sur la terre, n’avaient pas du tout l’apparence des oiseaux tels qu’ils sont actuellement et qui sont à l’origine des deux classes au sein desquelles les humains et les non humains sont réunis. Le totémisme est contre-intuitif mais fascinant, ce n’est pas un hasard s’il a fasciné tous les grands savants des XIXe-XXe siècles. En même temps ces prototypes reçoivent dans des espèces nommément désignées l’incarnation, l’incorporation de certaines de leurs qualités. Le nom qu’on donne en général à ces espèces totémiques, ce n’est donc pas un nom d’espèce, c’est le nom d’une qualité – « le guetteur » ou « l’attrapeur » – qui sert aussi à désigner une espèce ; ce qui permet de se détacher de l’idée d’ancestralité d’un animal parce qu’évidemment il est conceptuellement difficile d’imaginer comment il est possible de descendre d’un ours, d’un aigle, ou d’un cacatoès. On est dans un dispositif ontologique dans lequel des animaux sont en fait une incarnation de qualités qui leur préexistent.

Comme troisième formule, j’avais pris le vautour, l’urubu. L’urubu, le vautour noir du Mexique, est assez souvent un double de la personne humaine – il y en a d’autres ; il naît en même temps qu’un humain, se développe aussi et tous les accidents qui pourront lui arriver se répercuteront sur les humains, de même que les accidents qui arrivent aux humains se répercuteront sur lui. C’est là un rapport complétement différent aux oiseaux que ceux que j’ai mentionnés précédemment. Les gens ne savent pas quel est leur double, le rapport avec le double est un rapport de correspondance, mais sans lien direct ; il se passe quelque chose dans un domaine qui va se répercuter dans un autre domaine ; c’est une formule ontologique que j’ai appelé « analogisme » et qui correspond à un monde de singularités dans lequel les rapports entre les différents êtres du monde s’organisent selon des formes diverses de correspondances : le rapport entre microcosme et macrocosme, par exemple, ou les dédoublements hiérarchiques.

Pour la quatrième formule, celle que je nomme naturaliste, j’ai pris le perroquet, qui n’est pas un animal européen mais qui a stimulé l’imagination des philosophes occidentaux à partir du XVIIe siècle – il est utilisé par Leibniz, par Descartes, par Locke – lorsqu’ils se sont penchés de façon systématique sur la question de ce qui distingue les humains des non–humains. Tous les philosophes insistant sur le fait que les perroquets mais aussi d’autres animaux parleurs, qui donnent l’illusion de l’humanité, ne serait-ce que parce que quelquefois ils ont un certain à-propos dans l’usage du langage, ne sont pas des humains parce qu’ils n’ont pas la capacité d’inventer des langages nouveaux, ils se contentent d’imiter ce qu’ils entendent. Cette distinction mettait l’animal à sa place dans le monde que j’ai appelé naturaliste, c’est-à-dire un être qui n’avait pas les capacités cognitives et morales des humains mais des capacités physiques qui dans certains cas – les oiseaux parleurs – les mettaient en continuité directe avec les humains. Donc les quatre formules peuvent être illustrées par quatre types de rapport aux oiseaux.

RH 19 : Pouvez-vous préciser les conséquences qu’a eu l’affirmation de la cosmologie naturaliste sur l’organisation sociale, est-il possible de voir les effets de ces grands partages dans le quotidien des populations, notamment au XIXe siècle où ils semblent se durcir ?

Philippe Descola : On est toujours dans une situation très compliquée : plus on a d’informations détaillées sur une situation ou un moment historique, plus il est difficile de réduire ce moment historique à une formule unique. L’avantage (ou l’inconvénient) que les anthropologues ont, c’est sans doute pire pour les archéologues, c’est qu’ils disposent d’une information partielle qui nécessite de reconstituer des systèmes en développant des modèles qui rendent compte de la majorité des aspects de ces systèmes tels qu’ils ont été décrits. Pour des périodes comme le XIXe siècle c’est possible, Marx l’a fait pour l’économie et pas mal de gens l’ont fait pour les institutions politiques, mais réduire cette diversité à une ontologie est beaucoup plus délicat. De ce point de vue, quelle est la caractéristique du XIXe siècle ? Il y a une rupture, que Keith Thomas a bien montrée ; un décalage paradoxal et qui n’a cessé de s’accentuer – je parle ici en consommateur d’histoire, et pas en producteur – entre l’éloignement des animaux dans le milieu urbain et le développement de la sensibilité à leur égard. Keith Thomas décrit par exemple des expéditions au XVIe siècle en vue de massacrer des animaux sauvages – des cerfs dans les domaines aristocratiques –, où pour embêter son voisin on partait faire des chasses sauvages et on massacrait tous ses cerfs. C’est une attitude très étrange ; cela supposait une sorte d’identité presque substantielle entre le seigneur du lieu et les animaux qu’il avait sous son contrôle.

Une autre chose m’avait frappé, la pratique du combat entre taureaux et chiens dans des arènes, pratique qui existait encore au XVIIIe siècle. Il s’agissait de spectacles appréciés tant par le peuple que par l’aristocratie. Comment en une période très brève – en un siècle – passe-t-on d’une attitude de ce type à des sociétés de protection de la nature tout en acceptant au fond que des animaux domestiques soient utilisés dans des mines, dans des transports – je pense aux chevaux en particulier – comme des objets corvéables à merci, mais aussi durant les guerres où les animaux deviennent de la chair à canon ? Il y a une contradiction étonnante au XIXe siècle. À la fois l’industrialisation de l’animal de travail et en même temps le développement d’une sensibilité pour l’animal sauvage et domestique.

RH 19 : Saisir la contradiction des sensibilités, c’est effectivement une question qui nous paraît centrale pour penser la situation du XIXe siècle.

Philippe Descola : C’est une idée que j’ai vaguement esquissée dans Par delà nature et culture (désormais PDNC) et je serai bien incapable de lui donner un fondement empirique soutenu, mais il me semble que le XIXe siècle est à la fois la période de l’émergence de ce que j’appelle la naturalisme et en même temps une période où prolifèrent ce que Boltanski et Thévenot appellent des « cités », c’est-à-dire au fond des systèmes de valeurs et d’interactions extrêmement diversifiés, peu compatibles, et qui donnent à la vie sociale toute sa tension et sa complexité. Le rapport à l’animal est un bon exemple de cette très grande variété. Mais lorsqu’on élabore des modèles il est nécessaire de faire des choix qui ne rendent pas nécessairement compte de toutes les situations empiriques. Élaborer des modèles implique de retenir des faits qui paraissent les plus pertinents pour qualifier un collectif, une période, une société, une civilisation, et d’en éliminer d’autres avec un certain arbitraire.

RH 19 : En ce sens, existe-t-il une histoire de ces coexistences ? Peut-on distinguer des périodes et lieux où l’un des modèles serait plus dominant, parmi d’autres ?

Philippe Descola : Je pense que c’est une voie possible en effet. J’ai proposé des principes qui me paraissaient pertinents pour comprendre quand même pour l’essentiel la vie des collectifs non modernes extérieurs à l’Europe, mais j’ai été très intéressé de voir que des historiens se sont emparés de ces propositions pour étudier empiriquement des périodes particulières ; j’ai été intéressé de voir par exemple une très belle thèse d’un élève de Jean-Claude Schmitt sur l’animalité au Moyen-Âge [5] où il périodise précisément les conceptions ou le traitement de l’animal, en montrant le passage d’un champ typiquement analogiste aux prémices du naturalisme. J’ai à l’esprit aussi un sinologue, Patrice Fava, qui travaille sur la possibilité que dans l’histoire de la Chine, que j’avais vue de loin comme étant majoritairement analogiste, il y ait à certaines périodes et dans certaines régions des régimes caractérisés par d’autres ontologies. Je pense que c’est une piste à suivre mais la seule réponse à cela est empirique.

Il me semble par ailleurs que ce qui était l’un des aspects les plus typiques dans l’épanouissement du naturalisme au XIXsiècle, c’était précisément la transformation des animaux domestiques en une source de force et d’énergie, en particulier pour le transport et donc leur industrialisation, avec le développement de la zootechnie. Les registres d’élevage, ou livre d’origine (studbook en anglais), c’est-à-dire les registres de recensement d’animaux appartenant à une certaine espèce, sous-espèce, race ou lignée, et dont les parents sont connus, sont certes plus anciens mais la normalisation de la production animale se généralise surtout à cette époque pour répondre aux besoins de sociétés en expansion. Elle vient des élites bien sûr – songeons à la course hippique – mais elle se généralise aussi avec les haras si mes souvenirs sont bons. Il y a tout un travail de mesure, de classification, de normalisation à cette époque qui me paraît symptomatique du naturalisme et, même s’ils montent en puissance, les mouvements de protection de la nature qui émergent à la même époque restent à mon avis minoritaires.

RH 19 : Poursuivons dans cette perspective. Le XIXe siècle, siècle de l’industrialisation, de la rationalisation technique, de l’émergence des sciences sociales et des idéologies du progrès est donc à l’évidence un temps d’accomplissement du « grand partage » que vous évoquez. Et plusieurs travaux discutent cependant son aboutissement. Ils invitent à se demander si toute la population, y compris en Europe, partageait la nouvelle cosmologie naturaliste. Dans les campagnes par exemple, il semble que tout au long du XIXe siècle, ce sont plutôt des formes de cosmologies mixtes qui subsistent, comme en attestent la vigueur des cultures magiques, fonctionnant, pour reprendre votre typologie, sur un modèle analogique [6]. Pour une part peut-être majoritaire des populations du temps, la place des animaux et le rôle des plantes n’obéissent pas – ou pas toujours – à la répartition naturaliste. Dans un autre registre, moins massif, certains occidentaux ne se sont-ils pas mis à l’école des autres ontologies pour subvertir la vision du monde occidental ? Nous songeons par exemple au petit groupe de ceux qu’on appelle les « anarchistes naturiens » à la fin du XIXe siècle, soucieux de réinventer un nouvel équilibre socio-écologique en se mettant à l’école des populations primitives de mieux en mieux connues à l’époque. Dès lors comment peut-on interpréter ces « trouées » pour la compréhension de la situation occidentale qui n’a peut-être, comme le dit Bruno Latour, « jamais été moderne » ?

Philippe Descola : Réfléchir aux discours et pratiques de refus ou de résistance à ce que je nomme la cosmologie naturaliste serait effectivement une autre voie intéressante à creuser. La littérature est aussi une bonne source pour cela. Il y a un roman de Maurice Genevoix que je trouve très instructif de ce point de vue, c’est Raboliot (1925) où Genevoix exalte la vie libre d’un braconnier de Sologne. Il montre au fond très bien ce que vous dites, à savoir que pas très loin de Paris en Sologne, un braconnier peut mener la vie d’un Achuar ; ce braconnier est quelqu’un qui a complétement perdu les repères sociaux de son époque, qui a cédé à l’appel de la forêt, cela se termine d’ailleurs très mal.

Je me souviens d’en avoir discuté avec Tim Ingold qui, à propos de cette question, a une position quasiment morale concernant ce qu’il appelle les « chasseurs cueilleurs » – il s’agit ici d’un terme assez générique pour désigner des sociétés qui ont un contact selon lui moins médiatisé avec le monde naturel ou l’environnement. Il considère que ce type d’existence est supérieur à nos pratiques occidentales dominantes tout en affirmant qu’il n’y a aucune commune mesure possible entre le monde d’un chasseur-cueilleur, un Inuit ou un Aborigène australien, et celui d’un savant contemporain. Or, Raboliot montre que des personnages de ce type peuvent exister dans les interstices du naturalisme, et qu’ils n’ont pas disparu. J’ai connu quelqu’un, quand j’étais enfant dans la Haute-Ariège, qui était très proche de Raboliot, un type qui vivait exclusivement de braconnage et qui ne se sentait bien qu’en pêchant des truites à la main.

RH 19 : Le retour à la maison de l’anthropologie dans les années 1970-1980, qui apparaît notamment dans la collection « Terre Humaine », a lui aussi mis le doigt sur la présence dans les sociétés industrialisées d’une multitude d’acteurs minoritaires ou invisibles qui n’étaient pas encore complètement insérés dans la cosmologie naturaliste.

Philippe Descola : Oui, mais ils ne systématisent pas, c’est ça la différence. Ce que j’appelle une ontologie, ce sont des inférences qu’on fait par rapport au mobilier du monde. Je dis parfois qu’il s’agit de plis qu’on choisit d’accentuer ou d’ignorer pour en faire des systèmes de différences. Mais nous, anthropologues intéressés par le comparatisme, nous n’avons pas accès à la totalité des traitements individuels de ces plis, nous n’avons accès qu’à des choses déjà systématisées, soit par des individus particulièrement doués ou ayant une attitude réflexive plus poussée que d’autres à l’égard de leur monde, soit par des historiens, ou des ethnologues qui vont produire la synthèse locale et temporaire de l’objectivation de certains de ces plis par le groupe humain auquel ils s’intéressent.

Mais au fond chacun d’entre nous, et c’est quelque chose sur lequel j’insiste beaucoup, est capable d’avoir des intuitions animistes ou analogistes à un moment ou à un autre, mais ces intuitions sont en partie inhibées car elles ne sont pas acceptables dans notre monde, elles sont considérées comme bizarres. Raboliot et d’autres figures comme lui vivent dans un certain isolement, ils n’ont pas les moyens de systématiser une culture animiste car il faut être beaucoup pour échanger et produire des sous-cultures. Il faut un dispositif collectif de ce type pour que cela coagule. C’est pourquoi on voit Raboliot comme un individu singulier plutôt que comme un petit fragment de continents submergés qui subsisteraient à l’intérieur des limites générales du naturalisme.

RH 19 : Au XIXe siècle beaucoup croient au diable, l’essentiel des populations était sans doute, on l’a dit, davantage dans un fonctionnement de type analogique, mais ceux qu’on lit et qui surnagent dans nos sources sont davantage dans le naturalisme que ceux qui restent silencieux. Ceci dit, le XIXe siècle est aussi celui de la colonisation, du commerce mondial, où l’Occident s’impose. D’où trois questions : pouvez-vous préciser encore le rapport à l’histoire dans votre réflexion. Dans votre chapitre « histoires de structures » (PDNC), vous évoquez une transformation sur une échelle millénaire… Les quatre ontologies ne sont-elles pas travaillées simultanément ? S’agit-il de niveaux différents d’action (histoire/structure), ou y a-t-il croisements et accélérations ? Dès lors, quels sont les effets de la domination coloniale ? Le XIXe siècle est-il selon vous marqué par la domination d’une ontologie sur l’autre ou plutôt par l’indigénisation incessante des ontologies à l’échelle globale ? La question de l’accélération du croisement des ontologies au XIXe siècle vous apparaît-elle comme une bonne question pour l’anthropologie structurale ?

Philippe Descola : Dans mon ouvrage, j’ai introduit l’histoire sous une forme structurale car cela me semblait au fond la seule manière de faire étant donné les éléments dont je disposais et compte tenu du fait je ne suis pas historien. Ce livre avait au moins 150 pages de plus et Pierre Nora, dans sa grande sagesse (rire), m’a suggéré de couper, car la tentation de l’histoire universelle est un risque dans ce genre de projet. Cette histoire des structures était une façon d’envisager des transformations structurales en se déplaçant, non pas dans le temps en suivant l’évolution de certains traits et leur réorganisation dans des ensembles nouveaux, mais dans l’espace, en l’occurrence du nord de l’Amérique du Nord au sud de la Sibérie, afin de voir comment l’on peut passer d’une ontologie à une autre par des étapes intermédiaires. Dans mon ouvrage il y a un aspect diffusionniste non pas au sens littéral – car il ne s’agit pas de suivre la diffusion de traits culturels spécifiques ou de tenter une « épidémiologie des représentations », pour parler comme Dan Sperber [7] – mais qui résulte d’une attention à la façon dont les choses se transforment tout au long d’un continuum spatial et sans jamais préjuger du sens de l’histoire. C’est la logique de la transformation qui m’intéresse, à la manière dont Marx procédait en étudiant par une démarche régressive comment, à partir de la définition du capitalisme qu’il avait donnée, on pouvait remonter le temps pour trouver certains de ses éléments constitutifs dans des transformations de formes économiques précapitalistes.

Concernant le XIXe siècle et la colonisation, il y a bien sûr des formes d’accélération, mais je pense profondément qu’il faut commencer en amont, à l’époque des premières expansions coloniales ibériques qui ont eu des effets bien après. Je suis un américaniste et j’observe comment se propagent des représentations des amérindiens qui naissent au XVIe et se perpétuent jusqu’au XXe siècle, y compris les préjugés et le traitement de ces populations par les colonisateurs. Il s’agit d’une histoire longue. Le XIXe siècle a cette caractéristique particulière que le naturalisme est bien établi parmi les élites et dans les métropoles, c’est l’époque de l’écart maximal entre le naturalisme des élites et ce que ces élites découvrent chez des populations lointaines, alors qu’au XVIe siècle il existait fréquemment des éléments analogistes partagés entre colonisateurs et colonisés.

D’autre part, le grand mouvement de globalisation, notamment la circulation des animaux et des plantes, commence très tôt, et ces êtres se déplacent dans l’espace en modifiant les situations de départ et d’arrivée. Dans la région que je connais le mieux, l’Amérique latine, les plantes comme les bêtes arrivent avec leur mode d’emploi, c’est flagrant avec le chien, mais aussi le bétail et le porc. On voit très bien comment des systèmes différents de rapport à l’animal peuvent coexister, car l’animal nouveau n’apparaît pas seul, mais avec l’ensemble des techniques domesticatoires, des formes d’alimentation et des représentations transmises par le colonisateur, et il est donc placé dans une « niche », elle-même nouvelle, qui peut induire des comportements tout à fait différents de ceux que l’on a vis-à-vis des animaux autochtones. Et on peut dire la même chose des plantes. Tout cela crée donc très tôt une extraordinaire complexité et une très grande diversité de situations, diversité et complexité qui me semblent particulièrement bien caractériser le XIXe siècle.

RH 19 : Les historiens continuent de parler par siècle, malgré tout ce que cela peut avoir d’artificiel. Or, on voit bien au XIXe siècle que des temporalités complexes s’imbriquent, et vos remarques sur l’histoire de longue durée de l’Amérique du sud le montrent bien. Par ailleurs, il existe sans doute plusieurs XIXe siècles ; après 1860 l’indigénisation s’accélère à l’heure du nouvel impérialisme et des nombreuses expéditions vers des territoires nouveaux, comme l’Afrique, qui demeuraient mal connus auparavant. Avec la mondialisation des échanges, la révolution des transports et les nouvelles logiques de prise de contrôle de territoires lointains les dynamiques d’indigénisation ne deviennent-elles pas innombrables ?

Philippe Descola : Il existe de nombreux travaux d’historiens passionnants sur la préfiguration des modes de gestion disons « modernes » de la nature dans les Empires coloniaux du XIXe siècle, les premières réserves naturelles sont édifiées dans les Empires bien avant les métropoles. Il faut mentionner le travail de Richard Grove et son ouvrage sur « l’impérialisme vert » [8]. Les recherches en histoire environnementale, autour des premières réserves naturelles en particulier, ont joué un rôle important dans ces réflexions sur le partage et l’hybridation des ontologies à partir de recherches empiriques concrètes. Par exemple, les travaux de Frédéric Thomas en France sur l’Indochine, montrent très bien l’incompréhension des ingénieurs agronomes et des forestiers français à l’égard des pratiques indigènes et le travail de normalisation technique auquel ils n’ont cessé de procéder, et qui se retrouve aujourd’hui chez les élites technocratiques des anciens pays colonisés. On peut faire le même constat pour l’Afrique [9].

La densité de la présence européenne joue évidemment aussi un grand rôle dans ces processus, les premiers Européens présents à l’époque moderne sont souvent des pionniers qui adoptent les modes de vie des populations avec lesquels ils vivent, ils sont en quelque sorte les premiers ethnologues, même si, à l’instar des coureurs des bois de l’Amérique du Nord française, ils n’ont malheureusement pas laissé de documents. Au XIXe siècle, lorsque le maillage du territoire et le contrôle des environnements, des hommes et des animaux se resserrent, de plus en plus d’individus viennent appliquer les recettes, par exemple la zootechnie moderne et sa cosmologie naturaliste, qu’ils avaient acquises et apprises en métropole.

RH 19 : Dans les Lances du crépuscule vous faites allusion à d’anciennes croyances andines partagées par de nombreuses tribus d’Amazonie, qui attribuaient aux Blancs un appétit insatiable pour la graisse des indigènes qu’ils auraient obtenue en les faisant cuire dans de grandes marmites, et certains prétendent que « ces pratiques macabres serv[ai]ent en réalité à approvisionner en lubrifiant et combustible les machines gigantesques grâce auxquelles les Blancs ont établi leur pouvoir sur le monde, monstrueux Moloch d’acier qu’un sacrifice permanent doit alimenter » [10]. Pour les historiens du XIXe siècle, cette anecdote renvoie à la persistance de pratiques massives à cette période, au cours de laquelle on chassait par exemple des baleines pour leur graisse utilisée pour l’éclairage ou comme lubrifiant.

Philippe Descola : Il s’agit en effet d’une croyance très diffusée, et qui s’étend encore à l’heure actuelle. Au départ c’était un phénomène spécifiquement andin. On désigne cela sous le nom de pishtaco en général ; à l’origine un pishtaco est un membre des communautés indigènes dans les Andes qui devient sorcier et capture l’énergie vitale des autres pour s’en nourrir. Peu à peu cette croyance initiale se transforme, notamment lorsque les Blancs interviennent. Au départ la graisse humaine doit permettre de faire des chandelles, aujourd’hui elle doit actionner les fusées ! Derrière cette légende il y a la dénonciation de l’exploitation physique et prédatrice, et à mesure que les capacités des colonisateurs évoluent sur le plan technique l’usage auquel on destine la graisse change.

Désormais cette histoire se diffuse et descend vers les populations amazoniennes du piémont andin alors qu’à la fin des années 1970 elle y était encore inconnue. L’explication élémentaire est que l’exploitation de la force de travail est perçue comme une véritable dévoration par les populations qui y sont soumises. Mais ça prend d’autres formes aujourd’hui dans toute l’Amérique latine indigène, notamment à travers la hantise du trafic d’organes. Même si les cas avérés sont en réalité très peu nombreux, c’est devenu une véritable épidémie de peurs et d’angoisses dans les communautés autochtones.

RH 19 : Pour terminer nous souhaitions vous interroger sur les enjeux peut-être plus politiques de votre travail. Dans vos écrits, vous évitez les dénonciations trop radicales de notre naturalisme moderne. Par rapport aux années 1970 et aux écrits radicaux d’auteurs comme Pierre Clastres ou Jacques Lizot, l’anthropologie contemporaine semble s’être assez dépolitisée, qu’en pensez-vous ? Vous semblez prudent dans votre appréciation des enjeux contemporains et pourtant vous soulignez également les profondes contradictions socio-écologiques de notre ontologie moderne ; vous avez d’ailleurs organisé un colloque sur l’« anthropocène » au collège de France à l’occasion de la préparation de la COP 21. Que peuvent apporter les sciences sociales, qu’elles soient histoire, sociologie ou anthropologie, à de telles interrogations ? À la fin des Lances du crépuscule, vous rappelez que l’exploration de sociétés au mode de vie et de pensée autre peut aider à penser la pluralité des possibles inscrits dans notre présent. Dans Par-delà nature et culture, vous êtes peut-être plus prudent encore en soulignant que les autres ontologies ne fournissent pas de solution et que c’est à chacun d’œuvrer à la construction d’un monde plus juste. N’offrent-elles pas néanmoins des pistes pour réinventer une autre cosmologie adaptée aux enjeux actuels ?

Philippe Descola : Ce sont des questions pertinentes et légitimes, et c’est d’ailleurs à cela que j’ai décidé de consacrer mes prochaines années de cours au collège de France ! Pour des raisons évidentes, mes orientations personnelles jadis militantes cherchaient à transformer l’état du monde dans lequel nous vivions par l’action syndicale et politique directe. Désormais, il me semble que je peux surtout être utile en procédant à un profond travail de reconceptualisation des outils au moyen desquels nous pensons notre rapport au monde. Ce travail, je l’envisage comme un savant, c’est-à-dire en cherchant à comprendre et en luttant contre le langage eurocentrique ou ethnocentrique des sciences sociales, langage qui a été indispensable dans la trajectoire d’émancipation de l’Europe moderne, mais qui est désormais déformant pour comprendre non seulement les réalités extra-européennes, mais aussi le monde qui émerge sous nos yeux.

L’histoire comme causalité antécédente des événements et condition du futur, la société comme un ensemble composé seulement d’humains transformant une nature extérieure à elle, l’économie comme un domaine séparé du reste de la vie sociale, toutes ces notions, si centrales dans le processus d’objectivation de la trajectoire historique de l’Europe et fondements jusqu’à aujourd’hui des sciences sociales, sont extrêmement déformantes pour comprendre des réalités extra-européennes. De même, ces conceptions ne permettent pas de prendre en compte le rapport intriqué que nous avons établi avec de nouveaux non humains, depuis les machines cognitives et les robots jusqu’au climat et aux organismes génétiquement modifiés. Le travail qui me semble indispensable aujourd’hui consiste à reformuler les concepts afin d’échapper à cet européocentrisme, pour mieux comprendre la diversité des situations dans lesquels les humains interagissent avec d’autres êtres non-humains, notamment les animaux. À partir de ce travail de reconceptualisation et de reformulation des concepts, il s’agit d’envisager des pistes ou des solutions pour sortir des impasses contemporaines.

Dans le colloque sur l’anthropocène que vous mentionnez, ma conférence insistait sur l’existence de trois concepts fondamentaux dans le naturalisme et dans notre rapport actuel à l’égard des non-humains : l’appropriation, l’adaptation et la représentation. Ce sont trois concepts très anthropocentriques qui doivent être profondément remaniés si on souhaite échapper aux impasses de l’individualisme possessif, c’est-à-dire à cette idée que les acteurs de la vie sociale sont des humains propriétaires d’eux-mêmes, capables d’instaurer des dynamiques d’appropriation et d’échanges entre eux et le reste du monde. Voici comment je conçois le travail des intellectuels. Il s’agit évidemment d’un travail collectif, et je n’ai pas de recettes toutes faites à offrir. Ma contribution vise à proposer des reformulations des concepts à partir desquels nous pensons le monde, c’est par exemple ce que je tente de faire avec le concept de « collectif », emprunté initialement à Bruno Latour, mais que j’envisage de façon un peu différente. De quoi les collectifs sont-ils composés ? Quelles sont les formes d’hybridation qu’ils autorisent ? Comment des collectifs de compositions différentes peuvent-ils coexister ?

Au-delà de cela, il est indispensable d’échapper à la notion de représentation (politique) et au fait que ce sont toujours les humains qui représentent les autres êtres. Les solutions les plus communes pour en sortir ne me paraissent rien changer ; je pense à l’extension de la conception ancienne de la représentation à d’autres êtres comme les animaux qui présenteraient quelques caractéristiques communes avec les humains – soit de type cognitif soient en termes de sensibilités – comme le propose par exemple le philosophe Peter Singer, auteur en 1975 d’un célèbre ouvrage sur La Libération animale [11]. Il faut aller bien au-delà et tenter de concevoir comment des milieux de vie pourraient être eux-mêmes porteurs de droits, droits dont les humains seraient en quelque sorte des extensions. C’est donc aussi tout le système juridique qui est à repenser. Je pense que mon rôle et mon utilité potentielle résident d’abord dans cet effort de reconceptualisation, dans cette tentative de reformulation, en des termes qui ne fassent pas violence à la façon dont d’autres civilisations ont pensé leur rapport au monde, plus qu’en étant directement embarqué dans la vie politique et militante.

RH 19 : Une dernière question peut-être plus personnelle : en relisant vos textes, nous y repérons un désir d’utopie, ou du moins une recherche d’un monde un peu plus juste, pourriez-vous expliciter davantage cet horizon utopique et politique ?

Philippe Descola : Je ne connais pas d’anthropologue réactionnaire. On a parfois dit que Lévi-Strauss l’était, mais c’était très injuste, et ce n’était vraiment pas le cas ; il suffit de lire la conférence, qui vient d’être publiée, qu’il a prononcée devant des militants de la CGT (Confédération générale du travail) sur le caractère révolutionnaire de l’ethnologie [12]. Dès le début de la discipline, Tylor affirmait que les anthropologues étaient nécessairement des réformateurs. Parce qu’ils observent des manières de vivre la condition humaine très différentes de celles qui ont cours en Europe, ils sont immédiatement sensibles à la diversité des choses et des conditions. L’ethnologue et l’anthropologue voient surgir avec clarté à quel point l’exploitation, la domination et la violence n’ont rien de normal ou naturel, elles prennent d’ailleurs des formes très diverses et existent autant dans les sociétés qu’ils étudient que dans celle dont ils sont originaires. Lorsque j’étais un jeune militant d’extrême-gauche dans les années 1970, la question de la nature ne se posait pas, on n’y voyait au mieux qu’une « contradiction secondaire » du capitalisme. Les théoriciens politiques de l’époque considéraient qu’il fallait d’abord faire la révolution et transformer le prolétariat en une avant-garde pure pour que les choses s’arrangent d’elles-mêmes. Or, il me paraissait déjà évident que la dégradation des milieux de vie, que l’industrialisation de l’agriculture et les excès de pollution – déjà très présents et dénoncés par des militants et théoriciens de l’écologie politique comme Gorz – étaient un enjeu central. Marx lui-même a été un théoricien pénétrant des formes du capitalisme, c’est le léninisme appauvri qui faisait des ravages à l’époque. Même un anthropologue anarchiste comme Pierre Clastres est alors passé à mon avis à côté de cette question du rapport aux non-humains, c’était quelqu’un de compliqué, proche de « socialisme ou Barbarie », mais qui demeurait très socio-centré. Son modèle de la guerre primitive contre l’État demeure, comme l’essentiel des sciences sociales de l’époque, très sociocentré et les non-humains n’interviennent quasiment pas dans ses analyses.

À cette époque, j’avais le pressentiment, à la lecture des récits d’ethnologie et des chroniqueurs anciens, que les Indiens des basses terres d’Amérique du Sud avaient un rapport étrange à la nature. Ils étaient présentés comme des sortes d’appendices de la nature, des « animaux du second rang », comme disait Buffon au XVIIIe siècle, et il me semblait qu’il fallait explorer davantage cette dimension. On les voyait comme excessivement soumis à la nature, soit positivement (au sens de l’harmonie rousseauiste), soit négativement (domination des instincts et de la violence des éléments). Il me semblait que s’il existait une telle continuité entre les observations des premiers chroniqueurs du XVIe siècle, celles des observateurs du XIXe siècle, et les modèles de l’« écologie culturelle » ou de la sociobiologie du milieu du XXe siècle, cela signifiait qu’il existait une relation très singulière à la nature, et que celle-ci appartenait pleinement à la vie sociale. À l’époque cette intuition restait évidemment mal formulée, mais c’est elle que j’ai cherché à creuser dans tout mon travail ultérieur. Avant même de partir chez les Achuar, j’avais le sentiment que le sociocentrisme des sciences sociales devait être dépassé.

 

Entretien réalisé au collège de France (Paris),
par Quentin Deluermoz et François Jarrige
le 15 janvier 2016.

 

Philippe Descola, “Les animaux et l’histoire, par-delà nature et culture”, Revue d’histoire du XIXe siècle, 54 | 2017.


[1] Vanessa Manceron, ‘What is it like to be a bird? Imagination zoologique et proximité à distance chez les amateurs d’oiseau en Angleterre’, in Michèle Cros, Julien Bondaz et Frédéric Laugrand [dir.], Bêtes à pensées. Visions des mondes animaux, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 2005.

[2] Philippe Descola, « Pourquoi les Indiens d’Amazonie n’ont-ils pas domestiqué le Pécari ? », in Bruno Latour et Pierre Lemonnier [dir.], De la préhistoire aux missiles balistiques, Paris, La Découverte, 2004, p. 329-344.

[3] Keith Thomas, Man and the Natural World: Changing Attitudes in England 1500-1800, New York, Pantheon Books, 1983 ; traduction française Dans le jardin de la nature : la mutation des sensibilités en Angleterre à l’époque moderne : 1500-1800, Paris, Gallimard, 1985.

[4] Dans les croyances amérindiennes, le nagual est un être mythologique à la fois humain et animal, un esprit tutélaire qui peut être un animal particulier, concret, ou bien le représentant abstrait d’une espèce. Depuis la fin du XIXsiècle, l’étude du nagualisme a beaucoup intéressé archéologues, linguistes et ethnologues.

[5] Pierre-Olivier Dittmar, Naissance de la bestialité. Une anthropologie du rapport homme-animal dans les années 1300, thèse d’histoire, EHESS, 2011.

[6] Voir Vincent Robert, La petite-fille de la sorcière. Enquête sur la culture magique au temps de George Sand, Paris, les Belles Lettres, 2015.

[7] Dan Sperber, La contagion des idées, Paris, Odile Jacob, 1996.

[8] Richard H. Grove, Green Imperialism: Colonial Expansion, Tropical Island Edens and the Origins of Environmentalism 1600-1860, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 ; et en français : Les îles du Paradis. L’invention de l’écologie aux colonies 1600-1854, Paris, La Découverte, 2013.

[9] Frédéric Thomas, « Protection des forêts et environnementalisme colonial : Indochine 1860-1945 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 56/4, 2009, p. 104-136 ; ou James Fairhead et Melissa Leach, Misreading the African Landscape. Society and Ecology in a Forest-Savanna Mosaic, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.

[10] Philippe Descola, Les Lances du crépuscule. Relations Jivaros, haute Amazonie, Paris, Plon, 1993, p. 161.

[11] Peter Singer, La libération animale, Paris, Payot, 1975.

[12] Claude Lévi-Strauss, De Montaigne à Montaigne, éd. et préface d’Emmanuel Désveaux Paris, EHESS, 2016.

Publicité

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s