Adrien D., Tous Thomas Pesquet!, 2021

Dans le premier tome de L’Obsolescence de l’homme (1956), le philosophe Günther Anders décrit ainsi la condition de ses contemporains rivés à leur poste de télévision ou de radio :

« Ils sont assis à des millions d’exemplaires, séparés mais pourtant identiques, enfermés dans leurs cages tels des ermites – non pas pour fuir le monde, mais jamais, jamais manquer la moindre bribe du monde en effigie. » [1]

Pour Anders, les hommes des sociétés industrielles sont devenus de véritables « ermites de masse », tellement satisfaits de leur condition et tellement désireux de se retrouver traversés par le flux des sons et des images, qu’il note dans le deuxième tome de son ouvrage :

« N’importe quel intérieur de spoutnik aménagé semblerait habitable et accueillant à côté d’une pièce sans radio ou sans télévision. » [2]

Cet enfermement, cette hypnose et cette dépendance vis-à-vis des outils de communication qui ne cessent de se confirmer depuis, ont atteint un paroxysme lors du premier confinement de mars 2020. Rien d’étonnant alors de voir l’astronaute Thomas Pesquet, ayant vécu lui-même dans une sorte de spoutnik ultra-connecté pendant des mois, invité sur les plateaux télés afin d’y prodiguer quelques conseils pour mieux vivre cette période [3]. Pour prolonger les métaphores du spoutnik et de l’ermite, nous voulons ici démontrer que les conditions de (sur)vie de Thomas Pesquet dans la station spatiale internationale (ISS) représentent notre future condition humaine voire, par certains aspects, est déjà la nôtre en ces temps de pandémie.

A première vue, la surenchère de discours dithyrambiques à la gloire de l’astronaute et sa surmédiatisation, son omniprésence peuvent paraître étonnants alors que son exploit est loin d’être comparable à celui de la mission Apollo 11 de 1969 et des premiers pas de l’homme sur la Lune. Mais c’est oublier qu’à l’aune du réchauffement climatique dû essentiellement au capitalisme industriel, relancer le discours naïf et techno-béat du progrès est indispensable pour faire taire les doutes concernant la 5G, l’intelligence artificielle ou, moins spectaculaire, l’agriculture intensive motorisée et bientôt robotisée, possiblement coresponsable de l’émergence de la pandémie. La critique des écrans, par exemple, semble plus présente depuis le premier confinement et il est loin le temps où les discours des pédagogues 2.0 pouvaient sembler totalement crédibles. Rien de tel donc qu’un Thomas Pesquet, véritable homme sandwich de la technoscience, pour relancer le rêve techno-progressiste aveugle de ses conséquences.

Dans la quasi-totalité de ses interventions, l’astronaute arrive, tel le Captain America des campagnes d’enrôlement de la deuxième guerre mondiale, vêtu de sa belle tenue bleue de membre de l’ISS, incarnant là le super-héros du XXIe siècle, le courage et l’intelligence incarnés dans un seul individu. Qui ne rêve pas de devenir l’incontournable Thomas Pesquet ? Lui qui a fait de longues et difficiles études, qui a passé des épreuves physiques dignes des douze travaux d’Hercule, qui a dû résoudre des problèmes scientifiques d’une difficulté inouïe dans des conditions extrêmes et qui a finalement été choisi parmi l’élite de l’aérospatiale. Le meilleur des meilleurs s’est retrouvé propulsé à 400 km du sol terrestre dans sa station, assisté, connecté, surveillé, scruté dans les moindres recoins de sa vie biologique afin de vérifier qu’il va bien, qu’il fait bien, qu’il ne va pas tomber malade, qu’il fait la bonne manœuvre. Confiné dans sa station, cet individu ultra-performant, intellectuellement au-dessus de la moyenne est avant tout un ultra-assisté. Un être incapable de survivre sans ces capteurs, sans ces nombreux outils de communications, sans une gigantesque infrastructure. Il est l’hétéronomie, la dépendance technologique incarnée.

L’assistanat technologique, ce n’est pas être libre car augmenté, c’est être incapable de faire par soi-même et ce, même si vous avez, comme l’astronaute, une préparation scientifique et physique de haut niveau. La condition de Thomas Pesquet, c’est bientôt la nôtre, c’est même déjà la nôtre, celle d’individus incapables de trouver leur chemin, même celui du trajet quotidien, sans un GPS, incapables de regarder le ciel pour deviner la météo de la journée voire des quelques minutes à venir sans appli, incapables de sortir sans cette prothèse ordi-phonique de peur de ne pouvoir prévenir quelqu’un en cas d’accident grave, l’extérieur étant devenu aussi hostile et imprévisible que l’espace. Peu importe que vous soyez Bac+5 ou livreur à vélo, vous êtes, non vous devez être, assisté, connecté, surveillé, scruté, hétéronome. Et même dans les franges contestataires, on a vu comment la menace de ne plus pouvoir utiliser son smartphone en manifestation a mis en émoi les militants [4].

Ce que met en lumière l’assistanat vécu par Thomas Pesquet, c’est que nous ne pourrons avoir d’autonomie si nous continuons dans l’accumulation technologique. Plus nous nous entourons de technologie, plus nous nous rendons dépendants d’infrastructures qui nous dépassent et plus cela nous demande d’efforts et de formations sur des objets qui seront vite remplacés, rendant impossible toute maîtrise, toute possibilité de contrôle, de choix libre et éclairé. Par ce mouvement, nous approfondissons ce qu’Anders appelait le décalage prométhéen, l’homme est plus petit que lui-même, plus petit que ce qu’il produit. Nous devrons donc nous en remettre aux machines et à leurs algorithmes car nous serons, et nous le sommes déjà, incapables de vision d’ensemble même à l’échelle de notre propre vie, même à l’échelle de notre quotidien. Pour certaines personnes se disant progressistes, cette accélération est inéluctable, « on n’arrête pas le progrès ! » répètent-elles ad nauseam, et le salut viendra de la fusion de l’homme avec la machine. Car c’est elle qui nous permettra de vivre dans un monde complexifié artificiellement, c’est-à-dire complexifié par la multiplication d’objets techniques. Objets qui par les nuisances provoquées par leur élaboration et leur devenir en tant que déchets, détériorent nos conditions de vie sur Terre et creusent cette complexité.

La ligne de fuite est claire, nous créons, ou plutôt notre mode de vie industriel crée les conditions de notre dépossession en artificialisant nos pratiques, quoi de plus normal alors de vouloir s’en remettre à l’intelligence artificielle. La boucle est bouclée.

 

Cet assistanat, l’homme moderne, de droite ou de gauche, l’adore, mais ne la conscientise presque pas, emporté par sa régression technophile, ce besoin de confort, de réconfort, de satisfaction et de puissance qui alimente, bien entendu, un narcissisme de plus en plus développé. Finalement, qui n’aime pas avoir le monde livré à domicile ? Sensation vertigineuse d’omniscience. Et, en même temps, qui n’aime pas être soi-même le centre de l’attention d’un ensemble d’algorithmes ou de toute une équipe au sol qui s’inquiète de votre santé, de vos pensées, de vos désirs ? Soit l’attention réconfortante que l’on donne à un nouveau-né. Comble de cette attention narcissique, tel un bébé dont on change les couches et dont on surveille la couleur des selles, les astronautes de l’ISS filment leur rectum pour déféquer dans des sacs qui seront ensuite, pour certains, analysés [5].

L’imaginaire de Thomas Pesquet comme celui de ses contemporains a été travaillé par la culture techno-industrielle dispensée dans les écoles [6] et particulièrement dans les écoles d’ingénieurs. Mais aussi, voire surtout, par cette culture pop et SF (romans, films, musique et jeux vidéo) qui a permis de construire et préparer, comme l’a noté Anders [7], cette idolâtrie de la technologie qui transforme la conquête spatiale en une conquête de la science pure et immaculée, en une volonté d’exploration qui n’est que défi et grandeur humaine.

C’est elle aussi qui, par exemple, construit cet imaginaire d’un avenir robotisé compatible avec l’écologie, tel R2D2, le mignon petit robot de la saga Star Wars à laquelle fait référence l’astronaute [8], se baladant dans une forêt luxuriante exempte d’une quelconque pollution, même métallique [9]. Cette culture industrielle occulte ainsi dans nos esprits naïfs, mais parfois scientifiques, que le complexe militaro-industriel est toujours de la partie [10] ou que des centaines de milliers de débris gravitent autour de la Terre et laissent craindre un véritable embouteillage dont on a déjà donné un nom intelligent pour en cacher le désastre et la stupidité, le syndrome de Kessler [11]. La technoscience, la science des objets et des processus industriels, non contente de polluer l’eau, la terre et l’air a réussi l’exploit de faire de la banlieue spatiale de la Terre, juste au-dessus de l’ISS, un véritable dépotoir qui obligera bientôt à lancer des satellites bennes à ordure [12].

On peut donc comprendre les angles morts du héros français même si rien ne l’empêchait de se renseigner et de découvrir des textes critiques sur la conquête spatiale [13].

Mais lorsqu’il participe au programme SpaceX du transhumaniste Elon Musk, il franchit là un nouveau pas dans la régression technophile. Pour rappel, Elon Musk est cet homme qui a envoyé une voiture dans l’espace, qui veut aussi envoyer 12 000 satellites d’ici 2025 afin de connecter les moindres recoins de la planète à internet [14] – ce qui inquiète même les astronomes [15] –, qui veut sauver la planète avec des projets écocidaires comme son immense usine robotisée appelée gigafactory et qui veut connecter nos cerveaux à la machine (projet Neuralink) tout en partageant sa propre angoisse à propos de cette perspective tel le maso qui attend fiévreusement sa fessée [16].

Bien entendu nous savons qu’Elon Musk n’est que la partie émergée de l’hystérie technoscientifique propre à la recherche spatiale. Il n’y a qu’à écouter le directeur du centre national d’études spatiales (CNES) parler des avantages sur le GPS qu’apportera le nouveau système de positionnement par satellite Gallileo : Comme dater les opérations financières ultrarapides, à la nanoseconde près, ou savoir sur quel trottoir on se trouve exactement, et de conclure « ce signal Galileo c’est de l’or […] c’est riche de potentialités mais là c’est aux industriels de jouer » (France Inter, décembre 2016). Merci pour les industriels.

L’astronaute français n’est donc mû, une nouvelle fois, que par son désir égoïste et narcissique de se retrouver dans l’espace, célébré comme un héros, admiré comme un super-héros, scruté dans ses moindres détails dans sa cabine ultra-connectée. Peu importe les conséquences, peu importe sa participation au cirque militaro-industriel, lui veut être du voyage, notamment celui parfaitement inutile et écocidaire [17], pour Mars que veut entreprendre Elon Musk.

Le capitalisme industriel nous élève pour devenir «au mieux» ce type d’individu. Certes éduqué, la compétition économique exigeant la compétition scolaire, et sensible, mais de façon abstraite et incohérente, aux problèmes environnementaux comme le développement durable nous y invite. Mais surtout un individu dont l’enthousiasme techno-régressif accompagnant les promesses d’exploit technique, de sécurité et d’attention, suffit à reléguer aux derniers rangs les besoins de liberté et d’autonomie matérielle et intellectuelle.

En somme ce qui fonde notre dignité humaine.

Adrien D.
Enseignant contre-innovant.

 


[1] Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, tome I (1956), L’Encyclopédie des nuisances, 2002, p.121.

[2] Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, tome II (1955-1979), éd. Fario, 2011, p. 85.

[3] “Les conseils de Thomas Pesquet pour faire face au confinement”, journal de 13h, TF1, 19 mars 2020.

[4] Lire à ce propos l’article de Raphaël Deschamps, Sans smartphone, pas de liberté ?, dans la revue Terrestres du 6 février 2021.

[5] Marion Montaigne, Dans la combi de Thomas Pesquet, éd. Dargaud, 2017.

[6] Extrait d’un mail du 18 mai 2021 émanant de l’inspection académique de l’Éducation nationale concernant un projet autour de l’ISS : « Le séjour de Thomas Pesquet dans la station spatiale internationale est l’occasion de rêver un peu… Voici donc un projet collectif associant les élèves de la maternelle à la terminale, pour stimuler leur curiosité en contribuant à la construction des compétences orales ».

[7] L’Obsolescence de l’homme, tome II, p. 132. A propos des artistes de ce domaine, Anders indique qu’il s’agit d’ « employés au service de la technocratie, comme s’ils étaient payés pour éduquer à l’avance leurs contemporains (nous, en l’occurrence) à devenir de bons citoyens ne contestant pas le monde technique ».

[8] Documentaire ARTE, “Thomas Pesquet : se préparer au voyage sur Mars”, 2019, 7min 31s.

[9] Voir le film Star Wars épisode VI.

[10] La détection de sursauts de rayonnement gamma dans l’Univers est, entre autres exemples, une découverte militaire provenant d’un satellite américain surveillant l’activité nucléaire soviétique. Cf. Jean-Pierre Luminet, Le Destin de l’Univers, éd. Fayard, 2006.

[11] Le syndrome de Kessler est un scénario imaginé en 1978 dans lequel le volume des débris spatiaux en orbite basse dû à la pollution spatiale atteint un seuil au-dessus duquel les objets en orbite sont fréquemment heurtés par des débris, et se brisent en plusieurs morceaux, augmentant du même coup et de façon exponentielle le nombre des débris et la probabilité des impacts. Au-delà d’un certain seuil, un tel scénario rendrait quasi impossible l’exploration spatiale et même l’utilisation des satellites artificiels pour plusieurs générations. Voir le film Gravity ou l’émission de France Culture, “Syndrome de Kessler : l’espace, bientôt une poubelle ?” du 19 novembre 2019.

[12] Billet de blog de l’agence spatiale européenne (ESA), “Catch it if you can: how to help catching a satellite” du 4 mai 2021, où l’on explique comment se débarrasser des débris spatiaux.

[13] Par exemple David Watson, “Saturne et le scientisme”, publié dans la revue américaine Fifth Estate n°304 du 31 décembre 1980.

[14] Voir site du projet Starlink. <https://www.starlink.com&gt;

[15] Guillaume Cannat, “Le projet Starlink d’Elon Musk menace la recherche astronomique”, Le Monde, 6 février 2020.

[16] Gabriele Porrometo, “Les intelligences artificielles et Elon Musk : une histoire d’inquiétude et de transparence”, Numerama.fr, 29 mars 2017.

[17] Nous considèrerons ici que cette planète n’a pas d’avenir et qu’y envoyer des robots est déjà un luxe.

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