Jean-Pierre Berlan, Les cloneurs, 2005

Personne ne niera que tant que le grain récolté est aussi la semence de l’année suivante, le sélectionneur semencier n’a pas de marché. En hommes d’affaires, les premiers semenciers professionnels de la deuxième moitié du XIXe siècle l’ont immédiatement compris et ont entamé leur guerre secrète contre cette concurrence déloyale que leur faisaient plantes et animaux en se reproduisant et se multipliant gratuitement dans le champ du paysan. Avec une grande finesse politique, ils ont aussi vu que la réussite de leur dessein final – stériliser les plantes et les animaux par un moyen biologique, légal ou autre – demandait de l’entourer d’un rempart de mensonges.

Les cow-boys de la recherche agronomique des États-unis et leurs partenaires de Delta and Pine Land Co., ainsi que Monsanto, ont heureusement dévoilé le pot-aux-roses avec leur brevet « contrôle de l’expression des gènes » de 1998. Terminator, cette méthode transgénique générique de stérilisation, est le plus grand triomphe technique de la biologie appliquée à l’agriculture. Il est aussi la plus grande faute politique que pouvaient commettre les industriels « des sciences de la vie » puisqu’il révélait le secret le mieux gardé de la biologie appliquée à l’agriculture : la loi du profit s’oppose à la loi de la vie. Et dans notre Économie, c’est la vie qui a tort.

Et avec la même finesse, ils ont aussi vu que l’ignorance consubstantielle à la science en construction – les scientifiques sont dans leurs laboratoires parce qu’ils ne savent pas et non parce qu’ils savent – leur offrait paradoxalement la possibilité de mystifier scientifiquement leur but.

XIXe siècle : de l’isolement à la sélection continue, une mystification scientifique fondatrice

La publicité de Frederick Hallett de 1881 dans The Agricultural Gazette illustre ce qui précède (voir les figures ci-dessous). La signature de la tige de l’épi n’est peut-être pas celle de Hallett, mais dans une publicité pour un épi d’orge présentée simultanément, cette signature est remplacée par une étiquette avec le nom de Hallett. Le symbole est clair : il faut prouver qu’une chose est sienne pour en réclamer la propriété.

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Frederick Hallett, The Agricultural Gazette, 10, 17, 24 et 31 octobre 1881.

Les « avancées » de la biologie moderne auraient ravi Hallett. Les « industriels des sciences de la vie » introduisent dans « leur » matériel végétal leur signature moléculaire – le génome control. Lorsque l’un d’entre eux découvre sa signature dans le matériel végétal d’un concurrent, il le traîne devant les tribunaux pour piratage. Cargill Hybrid Seeds, pris en flagrant délit a préféré éviter un procès en versant 100 millions de dollars à Pioneer.

La notice précise que la méthode de sélection de Hallett est fondée sur sa « découverte scientifique de la loi de développement des céréales ». De fait, il la présente dans les meilleures revues scientifiques de son temps, comme Nature, le Journal of the Royal Agricultural Society (à l’époque aussi prestigieuse que la Royal Society), les comptes rendus des congrès de la British Society for the Advancement of Science, etc. 1

Les deux textes qui entourent l’épi de blé expliquent sa méthode de sélection. Hallett part d’un grain de blé et poursuit la sélection dans sa descendance. Il améliore la pomme de terre selon la même méthode, à partir d’un tubercule unique. Comme le souligne Darwin 2, il perfectionne la technique de l’isolement de ses prédécesseurs gentilshommes agriculteurs du début du siècle.

Ces derniers avaient observé que les plantes de blé, d’orge, d’avoine, breed true to type, c’est-à-dire conservent leurs caractères individuels d’une génération à la suivante. Améliorer les plantes consiste dès lors à « isoler » les plus prometteuses et à les cultiver individuellement pour les reproduire et les multiplier en autant de copies que nécessaire, puis à sélectionner la meilleure pour remplacer la variété. En 1836, John Le Couteur codifie cette technique 3. Hallett perfectionne scientifiquement cette technique de clonage avec sa « sélection continue » annoncée dans le Journal ofthe Royal Agricultural Society en 1862.

Depuis le début du XXe siècle, nous savons, nous, que la sélection continue de Hallett est incapable d’améliorer le blé ou la pomme de terre. Comme l’avaient observé les gentilshommes agriculteurs, une plante de blé conserve ses caractères individuels car c’est une espèce autogame. En partant d’un seul grain, Hallett élimine d’entrée les variations héréditaires. Dans la descendance de ce grain (ou épi) unique, il y a bien des variations, mais elles sont dues au milieu (tout organisme vivant est le produit de ses gènes et du milieu dans lequel il se développe 4) ou aux aléas du développement. Hallett sélectionne donc des variations non héréditaires. Il sélectionne du vent. Et bien entendu, sa méthode de sélection continue appliquée à la pomme de terre, une plante à reproduction végétative, est tout aussi incapable de l’améliorer.

Pourquoi une méthode incapable d’amélioration remplace-t-elle une méthode d’amélioration ? Comment ce remplacement peut-il se faire au nom de la Science ? La réponse se trouve dans la suite de la notice. Après avoir annoncé sa « découverte scientifique », Hallett indique qu’il n’a pu la breveter. Son seul recours est, dit-il, la marque de fabrique. En réalité, sa « sélection continue » est une façon de protéger ses obtentions, comme il le précise en 1887 :

« Il est de la plus haute importance d’acheter des semences fraîches chaque année de Brighton [où se trouve son entreprise] où l’on poursuit sélection sans laquelle aucune “souche” de quoi que ce soit peut se conserver. » 5

En 1892, Hjalmar Nilsson à l’Institut Svalöf en Suède démontre expérimentalement que la sélection continue de Hallett est incapable d’améliorer le blé. Nilsson réinvente alors indépendamment la méthode de l’isolement des gentilshommes agriculteurs anglais du début du siècle. Cette méthode devient celle des « lignées ». Enfin, en 1903, Wilhelm Johannsen démontre théoriquement l’inanité de la « sélection continue » de Hallett. La question de savoir si les plantes « se détériorent » ou « conservent leurs caractères » d’une génération à l’autre, reçoit alors une réponse scientifique, c’est-à-dire à peu près sûre.

Nilsson a été recruté directement par une association d’agriculteurs qui espèrent que des céréales améliorées les sortiront de la crise. La Suède serait idéalement placée, pensent-ils, pour en produire les semences. L’objectif assigné à Nilsson, améliorer les céréales dans l’intérêt des agriculteurs, n’expliquerait-il pas sa lucidité scientifique ?

Plusieurs traits de cet épisode fondateur méritent d’être notés. Sélectionneur professionnel, Hallett n’a que faire de plantes qui conservent leurs caractères individuels d’une génération à la suivante. De telles plantes intéressent seulement des gentilshommes agriculteurs qui veulent accroître la rentabilité de leurs cultures sans recommencer indéfiniment la sélection. Au contraire, l’intérêt de Hallett et de tout sélectionneur professionnel est que les plantes se détériorent dans le champ du paysan.

Pour autant, Hallett est-il un charlatan ? Pas plus en tout cas que les biotechniciens actuels. À l’époque, le chaos des faits est tel qu’il est impossible de savoir « scientifiquement » – avec certitude – si les plantes de blé, d’orge ou de pommes de terre conservent leurs caractères individuels. Il est fréquent par exemple qu’une « variété » « burn out », c’est-à-dire « s’épuise ». Les connaissances sur l’hérédité balbutient. La science est incapable de trancher. Il lui faut une quarantaine d’années pour apporter la réponse. Cette ignorance scientifique permet à Hallett de transformer en découverte une hypothèse qui sert son intérêt et de la publier dans les revues scientifiques. Ainsi, légitime-t-il scientifiquement son intérêt sans être contredit ou en tout cas, sans que la contradiction soit impérative. La science, parce qu’elle est ici avant tout ignorance, est paradoxalement retournée en outil de promotion. De ce point de vue, Hallett est le fondateur de la sélection moderne qui débouche sur les soi-disant « OGM ».

Enfin, la découverte indépendante du clonage par Nilsson et sa nouvelle appellation « méthode des lignées » effacent cet épisode fondateur : le remplacement d’une méthode de sélection utile pour l’agriculteur mais sans profit pour le sélectionneur par une méthode de sélection inutile voire nuisible pour l’agriculteur mais profitable pour le sélectionneur. Les scientifiques amnésiques réécrivent l’histoire à leur profit.

Bref, entre le début du XIXe siècle quand les gentilshommes sélectionneurs anglais inventent la méthode de l’isolement et le moment où elle trouve son fondement scientifique, il s’écoule près d’un siècle. Pendant cette période, la science-ignorance déguisée en science-savoir permet toutes les hypothèses, théories, assertions, pour ne pas dire toutes les manipulations.

Dans l’ignorance, « anything goes » 6. Et plus précisément, anything profitable goes.

Le clonage ou l’industrialisation/privatisation du vivant

La méthode de l’isolement Le Couteur consiste à remplacer une variété de plantes par un modèle ou génotype unique. Il faut donc le produire en autant de copies que nécessaire. Il faut le cloner. La technique consiste donc à remplacer une variété par un clone, défini comme une population de plantes (ou plus généralement d’organismes) génétiquement identiques ou presque.

Pour les plantes autogames (qui conservent leurs caractères individuels au cours des générations successives), ce clonage se fait simplement en cultivant individuellement les plantes les plus prometteuses.

Une « variété » au sens moderne est constituée de plantes identiques. Le clonage est donc depuis deux siècles la méthode quasi-unique de sélection. Dolly – l’extension du clonage aux mammifères – montre que l’uniformité est un idéal auquel les biologistes doivent soumettre la diversité du vivant. Fait révélateur et consternant, l’Inra (Institut national de la recherche agronomique ; la recherche agricole d’État française) a fourni une photo de vaches clonées pour illustrer l’article « La recherche agronomique française explore ses avenirs » 7. Les humains suivront. Les contorsions éthiques sont un « cache-misère » d’autant plus incapable d’enrayer ce mouvement historique 8 que l’eugénisme actuel est consumériste et non plus étatique et qu’il est conforme aux valeurs néo-libérales des « élites » occidentales.

Pourquoi cette dévotion des biologistes à une sorte de machine à vapeur des plus primitives ? Les gentilshommes agriculteurs sont contemporains de la révolution industrielle. Ils en observent la prodigieuse efficacité. Ils en appliquent les principes au vivant. Logiquement, leur méthode est irréfutable. Bio-logiquement, c’est une catastrophe puisqu’elle détruit la biodiversité. Mais ce n’est que récemment que l’on a commencé à s’en rendre compte.

Leurs successeurs sélectionneurs et généticiens leur emboîtent d’autant plus facilement le pas que ces clones se prêtent, à la différence des variétés, à l’instauration d’un droit de propriété. Ce sera fait de facto en France à la fin des années 1920 grâce à un pesant appareil administratif de « traçabilité » des semences et de jure dans les pays du Marché commun en 1961 avec le traité de l’Union pour la protection des obtentions variétales (Upov). Les semences d’une « variété » (c’est-à-dire d’un clone !) protégée ne peuvent être vendues que par l’obtenteur et ses licenciés. Mais cette protection est limitée par des considérations d’intérêt public imposées par de grands agronomes de l’Inra : la pratique fondatrice de l’agriculture, semer le grain récolté, va de soi et la « variété » reste une source libre de gènes pour poursuivre le travail de sélection.

Pourtant, la variété, objet même du traité, « n’a pas, reconnaît l’Upov, de définition précise communément acceptée » 9. Et pour cause ! Les plantes d’un clone sont identiques, aux défauts de fabrication près. À la différence de la variété par définition hétérogène, en constante évolution, le clone est homogène et stable. Cette sorte de mort-vivant peut être décrite aussi minutieusement que nécessaire pour la distinguer des autres clones. La distinction, l’homogénéité et la stabilité (DHS) fondent la protection de l’obtenteur par le certificat d’obtention variétale (Cov). Ces critères de propriété définissent un clone, le contraire d’une variété. L’homogénéité et la stabilité industrielles appliquées au vivant ouvrent donc la voie à sa privatisation.

Le Couteur, esprit scientifique, avait, ajuste titre, appelé pure sorts (souches pures) ces plantes ou génotypes identiques par lesquels il se proposait de remplacer les variétés. Il ignorait le terme « clone ». Mais ses successeurs, pourtant scientifiques patentés, sont revenus au terme « variété ». Ce n’est pas innocent.

Notre société industrielle est en guerre contre ce vivant divers, changeant et gratuit. Pour ne pas se l’avouer, elle recourt à la manipulation orwellienne du vocabulaire. La science-ignorance a pour rôle de rendre politiquement acceptable cette dynamique mortifère.

Au XXe siècle, les scientifiques unanimes, agronomes, sélectionneurs, généticiens, économistes et autres, ont célébré de façon extravagante les « variétés hybrides » de maïs, ce premier triomphe de la génétique appliquée 10. Disséquons cette innovation emblématique de la guerre au vivant.

XXe siècle : la mystification scientifique des ce « variétés hybrides » de maïs

Cloner des plantes qui, comme le maïs, ne conservent pas leurs caractères individuels d’une génération à la suivante présente un intérêt considérable pour le sélectionneur puisque le clone perd dans le champ du paysan les caractères qui avaient incité le paysan à en acheter les semences. Le semencier-sélectionneur se débarrasse ainsi de la concurrence déloyale que lui font les plantes en se multipliant gratuitement. Pourquoi ?

En 1868, Darwin avait montré que l’autofécondation du maïs se traduisait par une dépression de consanguinité. En fait, il s’agit d’un phénomène général touchant les organismes à fécondation croisée, en particulier les mammifères, et observé depuis la nuit des temps par les éleveurs. Chez les mammifères, on ne peut pas pratiquer une consanguinité meilleure (ou pire) que des croisements père-fille, mère-fils, ou frère-sœur. Chez le maïs, le sélectionneur peut faire bien mieux (ou pire) puisque les fleurs sont séparées. Il ensache la fleur mâle au sommet de la tige, la fleur femelle sur la tige et transporte le pollen de la fleur mâle sur la fleur femelle. Il fait une autofécondation, la forme la plus drastique de consanguinité. Et le résultat, comme l’avait constaté Darwin, en est catastrophique pour la génération suivante.

C’est là tout l’intérêt de cloner le maïs. Et, c’est le seul. Le clonage de Shull ne peut améliorer le maïs qu’à la marge car les autofécondations successives produisent un nombre astronomique de « lignées pures ». Le nombre de clones obtenu en combinant ces lignées deux à deux est égal à la moitié du carré du nombre de lignées ! Devant cette difficulté insurmontable, Shull suggère en 1909 de faire en quelque sorte un « modèle réduit » de la variété, chaque plante du modèle étant un clone. De même qu’un train modèle réduit ne peut transporter de voyageurs, ce modèle réduit ne peut apporter qu’une amélioration marginale. Si le rendement du maïs a été multiplié par quatre en une cinquantaine d’années, c’est que les sélectionneurs ont fait autre chose. Le généticien qui croit et enseigne le contraire est, en quelque sorte un pré-galiléen mystifié par l’observation quotidienne de la rotation du soleil autour de la terre. En réalité, le sélectionneur a amélioré les variétés par une sélection classique et a tiré des clones améliorés de ces variétés elles-mêmes améliorées. L’amélioration est due à la sélection et non à l’hybridation.

Puisque toutes les plantes sont génétiquement identiques, le sélectionneur transforme le champ du paysan en machine à autoféconder le maïs, c’est-à-dire à le détruire. L’agriculteur ne peut semer le grain récolté. Le sélectionneur remplace des variétés libres (une variété conservant ses caractères en moyenne d’une génération à la suivante 11, l’agriculteur peut semer le grain récolté) par des clones captifs ou propriétaires (que l’agriculteur ne peut ressemer) 12. Ce qu’il fallait impérativement mystifier.

Dès la redécouverte des lois de Mendel en 1900, les biologistes se rendent compte qu’ils peuvent cloner le maïs. George Shull publie son article fondateur sur le clonage du maïs en 1908. Il devient donc possible de remplacer une variété de maïs par un clone sélectionné. La science génétique balbutiante s’est déjà mise au service du sélectionneur – du capital.

La loi de ségrégation de Mendel indique que le pourcentage de gènes hétérozygotes (une plante de maïs hérite de ses deux parents des gènes ou allèles généralement différents) diminue de moitié à chaque génération. La méthode de clonage que propose Shull consiste à faire six générations (au moins) d’autofécondation pour obtenir des « lignées pures », dont l’hétérozygotie a diminué de 98,5 %. Ces lignées pures breed true to type conservent leurs caractères individuels d’une génération à la suivante lorsqu’on les cultive en évitant leur contamination par du pollen étranger. On croise ensuite ces lignées pures deux à deux pour obtenir non pas des « hybrides », mais des plantes de maïs reproductibles à volonté (des clones) par le sélectionneur et lui seul, puisqu’il en connaît seul les parents lignées pures. Le sélectionneur « isole » ensuite le meilleur clone pour remplacer la variété du paysan. Que ce clone soit « hybride » ou pas n’a donc aucune pertinence. La question de l’hybridité du maïs et de sa génétique n’a rien à voir avec ce que fait le sélectionneur.

Pourquoi alors tant de forêts sacrifiées aux mystères génétiques de l’hybridité du maïs ? Le clonage shullien ne peut améliorer le maïs qu’à la marge (voir note 13). Il faut donc mystifier génétiquement cette réalité. Ce que fait Shull en 1914 en élargissant la « stimulation physiologique » due à l’hétérozygotie « postulée » en 1909 par son rival Edward East pour lui disputer la priorité de son invention révolutionnaire. En 1910, ces rivaux passent un accord secret (!). Shull le révélera en 1942 une fois le triomphe des « variétés hybrides » assuré.

Ces nobles chevaliers de la Science voulaient, selon l’hagiographie, que leur querelle n’entravât pas le progrès scientifique. La réalité est opposée : il s’agissait de neutraliser les travaux britanniques. À la fin de 1910, Bruce d’une part et Keeble et Pellew de l’autre montrent théoriquement et expérimentalement que la dominance mendelienne explique les mystères de l’hybridité et, par conséquent, qu’il est inutile de cloner le maïs pour l’améliorer. Le pouvoir scientifique des deux rivaux maintenant alliés leur permet d’éliminer l’explication britannique de la scène américaine 13. En 1914, Shull propose l’hétérosis pour désigner l’effet favorable en soi de l’hybridité quelles qu’en soient les causes.

Que les plantes de maïs perdent leur vigueur au cours de l’autofécondation (leur transformation en « lignées pures ») et qu’elles la récupèrent en croisement est une question génétique légitime. Mais elle n’a rien à voir avec le clonage. Acceptons l’hypothèse d’un effet favorable en soi de l’hybridité – l’hétérosis. Les généticiens du maïs ont naturellement consacré des efforts considérables à en démontrer la réalité. Cette hypothèse a été tranchée en… 1964, cinquante ans plus tard. Moll, Lindsey et Robinson ont démontré qu’il fallait la rejeter 14. Ce qui n’a rien changé : les « variétés hybrides » sont plus que jamais là et l’article de Genetics est passé à la trappe !

Le renversement de la réalité atteint ici une perfection orwellienne.

Le sélectionneur utilise la dépression d’autofécondation pour, en quelque sorte, stériliser le maïs. Le généticien, lui, croit et fait croire à tous qu’il utilise l’effet favorable inverse (toujours aussi mystérieux), l’hétérosis 15, pour l’améliorer ! L’hétérosis de Shull a la même fonction que la « découverte scientifique de la loi de développement des céréales » de Hallett : faire prendre la vessie de l’expropriation pour la lanterne de l’amélioration.

Les paysans américains, ces vrais biologistes aux prises avec la complexité du vivant et non avec les artefacts réductionnistes de généticiens sous influence, se révèlent moins crédules que les scientifiques. Ne surnomment-ils pas ces « variétés hybrides » révolutionnaires du milieu des années 1930 « le maïs mule » ? La mule est, on le sait, stérile…

Mais c’est trop tard : les paysans sont devant le fait accompli. Ce maïs mule produit plus que les variétés paysannes, même en tenant compte du coût annuel des semences. En février 1922, au nom de l’hétérosis, un coup de force « lyssenkiste » (que le lecteur nous pardonne cet anachronisme) du ministre de l’agriculture, impose le clonage aux sélectionneurs traditionnels récalcitrants. Henry Agard Wallace, le futur ministre de l’agriculture du New Deal de Roosevelt et son vice-président pendant la guerre, avait poussé son père ministre à cette décision. Il avait lui-même produit des semences de variétés libres de maïs au cours des années 1910 et tenté en vain de cloner le maïs selon la recette de Shull et East. Il s’était rendu compte du caractère « titanesque » d’une tâche que seul l’État pouvait mener à bien. Au cours des années 1920, il suit en personne les travaux des « hybrideurs » d’État (hybrid corn breeders), recrutés en masse à la suite de la décision de son père. Ils sont tous directement ou indirectement des élèves d’East et donc initiés à l’ésotérisme de l’hétérosis.

Ces « hybrideurs » d’État mettent une quinzaine d’années pour que la prophétie scientifique de l’hétérosis s’autoréalise. Leur formidable travail de sélection réussit à extraire des clones captifs des variétés libres paysannes abandonnées dans leur état génétique de la fin des années 1910. Dès lors, la confusion est complète et la mystification impénétrable. L’hétérosis a pris la forme fantastique de millions de tonnes supplémentaires. En 1946, Henry Agard Wallace en compare la puissance à celle de la bombe atomique. Il ne reste plus qu’à généraliser l’utilisation de cette puissance (toujours inexpliquée, bien entendu 16) au monde vivant.

En 1926, Henry Agard Wallace fonde Pioneer. Cette start up au capital de 7 600 dollars deviendra la plus grande entreprise semencière au monde, vendue 10 milliards de dollars à DuPont en 2000. Chaque dollar investi en 1926 s’est donc multiplié 1 500 000 fois tout en rapportant de copieux dividendes annuels. Les investisseurs n’ont pas souffert de cette « abstinence » qui récompense, nous affirme la théorie économique, les épargnants qui prennent des risques – avant tout avec l’argent du contribuable. Le capital, comme on le voit, se reproduit et se multiplie avec exubérance au bilan du semencier, pourvu que le maïs ne puisse le faire dans le champ du paysan.

Au cours des années 1970, l’apomixie, une alternative au clonage shullien, ne soulève aucun enthousiasme chez les sélectionneurs et généticiens d’État qui invoquent toutes sortes de raisons, scientifiques bien sûr, pour ne pas travailler à cette méthode prometteuse : l’agriculteur pourrait semer le grain d’un clone apomictique… Quel contraste avec l’enthousiasme suscité par les « variétés hybrides » ! Terminator a été, rappelons-le, mis au point par les généticiens d’État du ministère de l’agriculture des États-Unis en « partenariat » (la grande idée du ministre Allègre et de ses successeurs) avec une firme privée.

Si le paysan des années 1930 subodorait l’escroquerie d’État dont il était victime, son fils et son petit-fils, mesmérisés par les mystères génétiques dispensés par les écoles ou facultés d’agronomie, n’y voient que du feu. Pourtant, si ce petit-fils semait le grain qu’il récolte, les semences lui coûteraient l’équivalent du poids de grain (15 kilogrammes par hectare), plus quelques frais de préparation. Les semences de clones captifs coûtent 150 euros par hectare ou plus, l’équivalent de 15-20 quintaux de grain, soit au moins 100 fois plus. Sur 3,5 millions d’hectares de maïs cultivés en France, c’est un impôt de 3,5 milliards de francs (le budget de l’Inra) qui est levé sur les maïsiculteurs. Et cela pour un résultat qui aurait pu être obtenu plus rapidement et à un moindre coût avec des variétés libres. Ces mêmes clones captifs coûtent aux États-Unis trois fois moins cher qu’en France (au taux de change d’un dollar pour un euro). Pourtant, ces clones captifs y sont déjà immensément profitables.

Une recherche publique se consacrerait à offrir des variétés libres aux maïsiculteurs. La recherche d’État, elle, a une tâche plus urgente, « fabriquer de la protection industrielle » en partenariat avec les firmes privées, à l’image du Génoplante mort-né.

Ces mêmes généticiens inventeurs des « variétés hybrides » de maïs ont été à l’avant-garde du mouvement eugéniste aux États-Unis. East était un eugéniste et un raciste militant. On sait à quoi ont servi ces élucubrations. Mais les mystificateurs de « l’hétérosis » sont toujours mystifiés par leurs propres mystifications.

XXIe siècle : les « OGM » ou la poursuite des mystifications scientifiques

Le débat sur les soi-disant OGM montre que les mêmes mystifications scientifiques sont en cours, mais dans un contexte autrement inquiétant. Hallett, le fondateur, est remplacé par un puissant complexe génético-industriel qui concentre le pouvoir économique, financier, scientifique, commercial et de propagande. Ses organismes génétiquement modifiés sont en réalité des chimères génétiques (des assemblages de gènes provenant d’ordre, de règnes, d’espèces différents) et ces chimères sont brevetées.

La trans-génèse constitue une « rupture », terme dont l’Académie des sciences 17 se garde bien de tirer la conséquence logique : ces chimères sont avant tout ignorance et interrogation. Ces techniques « titanesques » 18 n’ont rien à voir avec la sélection conventionnelle qui utilise la variabilité génétique d’une même espèce et, plus rarement, par croisement, celle d’espèces voisines. Le seul moyen de savoir à quoi ressemblera la planète transgénique du cartel des agrotoxiques est de la faire. Notre planète est leur champ d’expérience et nous sommes leurs cobayes – comme pour leurs pesticides.

Les techniques ont, comme d’habitude, des décennies d’avance sur les connaissances scientifiques. Les Hallett modernes se targuent d’un savoir scientifique qu’ils n’ont pas pour confondre connaissance scientifique et propagande lucrative. Et ce savoir certain, ils ne l’auront jamais car les êtres vivants vivent, donc se transforment de façon inattendue et imprévisible.

Des produits instables, susceptibles de recombinaisons imprévisibles, entrent de façon massive et sans test dans l’alimentation de centaines de millions de personnes et demain de l’humanité toute entière avec pour conséquence une montée inouïe des dangers. Car un risque minime (que reconnaît la formule « il n’y a pas de progrès sans risque ») couru par l’humanité entière implique des catastrophes d’une ampleur sans précédent 19. Le clonage transgénique accélère encore la destruction de la biodiversité qu’il est urgent de protéger.

Et deuxième rupture, ces chimères sont brevetées. La roublardise juridique prétend que seule la technologie est brevetée, mais pas l’organisme dans lequel elle a été introduite. Le brevet permet d’interdire légalement à l’agriculteur de semer le grain récolté. Les investisseurs – les fabricants d’agrotoxiques – touchent enfin au but : se faire confier l’avenir biologique de notre planète.

Ces chimères génétiques brevetées (CGB) sont donc l’aboutissement du mouvement mortifère bi-séculaire d’industrialisation et « d’enclosures » du vivant. C’est là la première vraie continuité. La deuxième est celle des mystifications destinées à en masquer la poursuite.

Ainsi en est-il pour le terme « OGM ». Les êtres vivants étant constamment « génétiquement modifiés », cette expression n’a aucun sens précis. Les scientifiques utilisaient le terme « chimère génétique » au début des manipulations 20. Terme peu appétant. Ils ont donc sacrifié la précision scientifique à la promotion en transformant sémantiquement cette double rupture révolutionnaire en continuité rassurante : les « modifications génétiques » n’ont-elles pas commencé avec la domestication des plantes et des animaux ? Cette tromperie, une de plus, illustre la collusion des scientifiques d’État et des industriels 21.

Les fabricants d’insecticides, d’herbicides, de fongicides, de pesticides, de gamétocides, bref, de biocides se déguisent en industriels des « sciences de la vie » pour mystifier leur objectif final, la stérilisation des êtres vivants par tous les moyens, biologiques, économiques, réglementaires ou légaux. Ils dénoncent le supposé « privilège de l’agriculteur » et la pratique fondatrice de l’agriculture – semer le grain récolté – pour se créer un privilège bien réel sur la reproduction des êtres vivants.

Les scientifiques du complexe génético-industriel prophétisent un avenir transgénique radieux. Ils ont deux objectifs. Le premier est de créer un fait accompli irréversible. Comment rappeler la pollution génétique ? Déjà de bons esprits de la Commission européenne jugent qu’il faut lever le moratoire puisque la pollution génétique s’est déjà diffusée ! Le deuxième est l’autoréalisation de la prophétie de cet avenir radieux en éliminant toute alternative à la poursuite de l’industrialisation et de la privatisation du vivant. Pourtant, c’est une impasse : généralisée à l’ensemble de la planète en 1984, notre agriculture industrielle si performante aurait épuisé dès 1996 la totalité des ressources pétrolières sans qu’une goutte aille aux transports ou au chauffage 22.

L’ère de notre pétro-agriculture s’achève mais les Lyssenko et autres technocrates du complexe génético-industriel continuent d’étouffer la créativité agronomique et agroécologique consistant à faire faire gratuitement (Horresco referens !) par la nature ce que les intrants industriels font à la façon obsolète thermodynamique du XIXe siècle à coûts économiques, énergétiques, environnementaux et de santé publique exponentiellement croissants. Au nom de la Science, ils sacrifient à la transgénèse les disciplines scientifiques traditionnelles de la biologie, de l’agronomie à la sélection en passant par la conservation des ressources génétiques, la microbiologie des sols et autres disciplines.

Les « hybrideurs » brocardaient les obscurantistes qui ne croyaient pas aux vertus de l’hybridité. Leurs successeurs biotechniciens en font autant avec ceux qui ont compris que la vache folle annonçait les plantes folles.

Comment faire confiance à des chercheurs d’État qui nous ont régulièrement trompés en se trompant, mais sans jamais se tromper sur les intérêts qu’ils devaient servir ? Goethe observait :

« La pédanterie qui divise tout de manière inflexible et le mysticisme qui amalgame tout engendrent tous deux les mêmes calamités. »

Les dépassant, une science est possible et nécessaire : c’est l’agronomie, science de la gratuité.

Jean-Pierre Berlan est directeur de recherche à l’Inra de Montpellier.
Il a notamment coordonné La guerre au vivant, éd. Agone, Marseille, 2001.

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Article paru dans la revue Ecologie & politique n°31, 2005.

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Jean-Pierre Berlan,
La Planète des clones,
les agronomes contre l’agriculture paysanne
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éd. La Lenteur, 2019

(236 pages, 16 euros)

Présentation

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Notes:

1 Frederick Hallett, « On “pedigree” in wheat as a means of increasing the crop », Journal of the Royal Agricultural Society, n° 23, 1862, p. 371-381 ; « On the law of development of cereals », Report of the British Society for the Advancement of Science, n° 39, 1870, p. 113 et 293 ; « Food plant improvement », Nature, n° 25, 1882, p. 91-94.

2 « Le Major Hallett a été beaucoup plus loin [que Le Couteur] et par une sélection continue des plantes issues d’un même épi au cours des générations successives, a rendu son “blé pedigree” [et ses autres céréales] fameux dans de nombreuses parties du monde. » Charles Darwin, The variations of animals and plants under domestication, vol. 1 et 2, John Murray, Londres, 1905 (1868), p. 386.

3 John Le Couteur, On the varieties, properties, and classification of wheat, W.J. Johnson, Londres, 1836.

4 Le déterminisme génétique actuel est donc un contresens biologique.

5 Frederick Hallett, The Agricultural Gazette, janvier 1887, p. 75. Repris le 31 janvier et les 7, 14 et 21 février 1887.

6 Paul Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Le Seuil, Paris, 1979.

7 Le Monde, 12 novembre 2003.

8 Cornélius Castoriadis, « Le cache-misère de l’éthique », in La montée de l’insignifiance, Le Seuil, Paris, 1996, p. 206-220.

9 Actes des conférences internationales pour la protection des obtentions végétales, 1957-1972 (procès-verbal résumé des délibérations de première session de la conférence établi par le secrétaire de la conférence, M. Laclavière), Upov, Paris, Genève, 7 au 11 mai 1975, p. 24.

10 Paul C. Mangelsdorf, « Hybrid corn », Scientific American, août 1951, p. 39-47.

11 Les fréquences génétiques restent les mêmes, bien que tous les individus diffèrent d’une génération à la suivante. La population (l’ensemble des individus) conserve ses caractères en moyenne.

12 « L’agriculteur devra retourner chaque année à la combinaison originale plutôt que de poursuivre la sélection dans la descendance de la souche. » George Shull, « The composition of a field of maize », American Breeder’s Association Report, n°4, janvier 1908, p. 300.

13 Pour les Britanniques, l’enjeu est théorique puisque le mais est une curiosité botanique. Pour East et Shull, le clonage du maïs leur ouvre les portes du Panthéon scientifique puisqu’ils ont créé une source nouvelle de profit.

14 R.H. Moll, M.F. Lindsey et H.F. Robinson, « Estimates of genetic variances and level of dominance in maize », Genetics, n°49, mars 1964, p. 411-423.

15 Déclinée sous de multiples formes, la dominance, la superdominance, la pseudo-superdominance, l’épistasie et tutti quanti.

16 En 1997, le Centre international d’amélioration du maïs et du blé (CIMMYT) a consacré un énième symposium à cette question scientifique, toujours aussi mystérieuse. Voir Goldman, p. 4 ; A. Dogra et al., p. 34 ; C.W. Stuber, p. 108 ; A.S. Tsaftaris et al., p. 112 ; J.G. Coors, p. 170 ; J.D. Eastin et al., p. 174 ; R.L. Phillips, p. 350 ; A.R. Hallauer, p. 350 ; etc. in Book of abstracts. The genetics and exploitations of heterosis in crops. An international symposium, CIMMYT, Mexico, 1997.

17 « Déclaration d’un groupe de membres de l’Académie des sciences sur les essais d’OGM en champs », Académie des sciences, 22 novembre 2001.

18 Terme qu’utilise Günther Anders à propos du nucléaire. Voir L’obsolescence de l’homme. Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2002.

19 Voir Michel Tibon-Cornillot, « À propos du naufrage des sciences de la vie », L’Écologiste, n°3, printemps 2001, p. 17-18 et 67-69.

20 Le brevet de Cohen et Boyer sur la première manipulation génétique portait ainsi sur une « chimère fonctionnelle ».

21 Dans une étude « en partenariat » avec quelques 37 organisations professionnelles (de la FNSEA aux marchands de farines animales), des « scientifiques » de l’Inra ont été jusqu’à proposer « la création d’un logo comportant une allégation positive de type “génétiquement amélioré”. […] Cela reste une voie d’avenir à explorer systématiquement » (Pertinence et faisabilité d’une filière sans OGM, Inra, Paris, 1999, p. 18).

22 David Pimentel et Wen Dazhong, « Technological change in energy use in US agricultural production » in C. Ronald Carroll et al. (dir.), Agroecology, McGraw-Hill, New York, 1990, p. 147-164.

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