Jean-Baptiste Fressoz, Mundus œconomicus, 2015

Les historiens ont montré que la philosophie utilitariste et libérale du XVIIIe siècle visait à reprogrammer l’humain en sujet calculateur, en homo œconomicus, contre les morales traditionnelles du don, du sacrifice ou de l’honneur [Hirschman, 1980 ; Laval, 2007]. Ce chapitre propose un éclairage complémentaire : l’homo œconomicus exigeait en retour un monde taillé à sa mesure, repensé, recomposé et redéfini afin qu’il puisse maximiser librement son utilité. Je montrerai comment, au début du XIXe siècle, sciences, techniques et économie politique ajustèrent les ontologies afin d’instaurer un mundus œconomicus [Fressoz, 2012].

Dans le premier quart du XIXe siècle, deux projets visant à clore l’ère des révolutions et à résoudre la question sociale coexistent et interagissent. Le premier est économique et industrialiste. Saint-Simon (1760-1825) l’expose avec clarté. Dans ses Considérations sur les mesures à prendre pour terminer la révolution, il explique aux royalistes français qu’ils doivent s’allier aux industriels afin « d’organiser un régime économique libéral, ayant pour objet direct et unique de procurer la plus grande source de bien-être possible » [Saint-Simon, 1820, p. VI]. Le social ne pourra s’harmoniser que par l’abondance. Mais ce projet d’une société apaisée, laissant libre cours aux appétits de l’homo œconomicus, se heurtait aux limites étroites de l’économie organique du premier XIXe siècle. D’où le rôle fondamental de l’innovation technique. Le succès du pouvoir libéral dépendant de la prospérité matérielle, la technique devient une raison d’État.

Le second projet est celui d’un exercice doux du pouvoir passant par la réforme de la langue et la formation d’idées justes, l’inculcation du vrai et l’éducation [Rosenfeld, 2001]. Ce projet est hérité de la philosophie des Lumières. Comme le dit fort bien d’Holbach (1723-1789), gouverner avec douceur consiste à « amener des esprits faibles à la raison qu’ils ignorent » et commander ainsi à « des sujets raisonnables, dociles et vraiment attachés » [Holbach, 1776, p. XXII]. Vers 1800, ce projet est porté par le mouvement des Idéologues et la classe des sciences morales de l’Institut. Les sciences y jouent un rôle central. Dès 1793, Condorcet (1743-1794) insiste sur leur importance pour le gouvernement :

« Lorsqu’une révolution se termine […] on a besoin d’enchaîner les hommes à la raison par la précision des idées et par la rigueur des preuves. » [Condorcet, 1793, p. 109]

Contre la langue commune ou la rhétorique des assemblées, le nombre, par sa précision, permet d’établir des compromis politiques plus subtils, et par son caractère démonstratif, des consensus plus larges. En Angleterre, le projet d’un gouvernement doux et indirect est incarné par Jeremy Bentham (1748-1832) :

« Les lois d’un ordre supérieur mènent les hommes par des fils de soie qui s’attachent à leurs inclinations et se les approprient pour toujours. » [Bentham, 1796]

Ce chapitre montre comment, après 1800, les sciences et les techniques ont tissé les fils de soie de la société libérale, comment les savants ont pensé à la fois l’abondance matérielle et le gouvernement doux, comment, en somme, ils ont recomposé le monde pour les besoins de la « révolution industrielle ».

L’invention de la « révolution industrielle »

L’idée d’une « révolution industrielle » naît en France au sein de l’élite savante issue des guerres révolutionnaires. L’expression désigne la lutte qu’elle entend mener contre l’Angleterre : à un empire de marins et de marchands, la France doit opposer un empire d’industriels et de savants.

Phénomène normal au XVIIIe siècle, la guerre devient pendant la Révolution et l’Empire un affrontement général entre des peuples, leurs vitalités et leurs forces productives [Bell, 2007 ; Knight, 2013 ; Alder, 1997 ; Bret, 2002]. En France, la mobilisation des savants et des ingénieurs forge une idéologie techniciste de la guerre. Vers 1800, le fait militaire est constamment à l’arrière-plan des discours sur les techniques. À propos de la vaccination antivariolique, un médecin français affirme qu’elle doit produire « une belle race d’hommes […] propre à faire respecter l’État au-dehors » [Parfait, 1804, p. 67]. Dès les années 1800, le vaccin est rendu obligatoire dans les armées française, britannique et prussienne [Baldwin, 1999, p. 235]. La guerre confère un sens national au travail des savants-industriels. Le chimiste Jean-Antoine Chaptal écrit :

« Bloquée de toutes parts, la France s’est vue réduite à ses propres ressources […] le gouvernement fit un appel aux savants et en un instant le sol se couvrit d’ateliers ; des méthodes plus parfaites et plus expéditives remplacèrent partout les anciennes ; le salpêtre, la poudre, les fusils, les canons, les cuirs, etc., furent préparés ou fabriqués par des procédés nouveaux. » [Chaptal, 1819a, vol. 2, p. 37]

La chimie, de la poudre à la soude factice, symbolise le fiat technologique qui peut « tout faire éclore et tout faire sortir du chaos » [Darcet, 1794, p. 1].

L’appel aux savants de l’an II est également fondateur d’un rapport nouveau entre science, industrie et État. La Révolution et l’Empire voient apparaître une oligarchie nouvelle de savants-administrateurs jouant un rôle clé dans le gouvernement, les hôpitaux, le mouvement philanthropique, l’armée, l’industrie, les grands corps, les infrastructures et dans diverses commissions médicales, techniques et économiques. La carrière de Chaptal (1756-1832) est emblématique de l’écheveau d’intérêts reliant le service de l’État, le monde savant et les profits industriels : médecin, chimiste, grand industriel, directeur de l’agence des poudres en 1794, membre de l’Académie des sciences, du Conseil des arts et manufactures, de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, conseiller d’État et surtout ministre de l’Intérieur sous le Consulat [Pigeire, 1932] 1.

L’idée de révolution industrielle émerge en France dans ce milieu. L’expression elle-même apparaît, à notre connaissance 2, pour la première fois en 1797 sous la plume de Jacques-Antoine Mourgue (1734-1818), un négociant montpelliérain, directeur de la Société royale des sciences de cette ville et appartenant à la clientèle de Chaptal (qui le nommera au Conseil général des hospices et qui recrutera son fils Scipion Mourgue, 1772-1860, comme secrétaire général du ministère de l’Intérieur) 3. La révolution industrielle désigne chez Mourgue un projet économique précis visant à renverser l’assise fiscale du gouvernement britannique en sapant son emprise commerciale. La Grande-Bretagne est présentée comme une nation contre-nature, un pays hors-sol, dont la « dette publique monte à une somme plus forte que la vente totale de son fonds de terre » [Mourgue, 1797, p. 10]. Or cette dette, selon Mourgue, est réglée par toutes les nations du monde s’approvisionnant aux sources de l’immense industrie anglaise. Pour rétablir la balance, la France doit « opérer cette révolution industrielle qui, en concourant avec les Anglais dans tous les marchés […], les privera d’autant de ressources pour l’allègement du fardeau de leurs impositions » [Mourgue, 1797, p. 11]. La première exposition industrielle organisée en 1798 au Champ de Mars par le ministre de l’Intérieur François de Neufchâteau (1750-1828) repose également sur cette idée que « nos manufactures sont les arsenaux d’où doivent sortir les armes les plus funestes à la puissance britannique » [Neufchâteau, 1798, p. 228].

L’idée de révolution industrielle émerge ainsi dans un contexte de guerre, de domination navale britannique et de perte de l’empire colonial. Elle renvoie à un ensemble de succès technologiques liés au blocus et à l’autarcie (extraction du sucre de betterave, synthèse de la soude artificielle, procédé révolutionnaire de fabrication de la poudre). Elle repose sur une confiance exacerbée dans le fiat technologique laissant présager une transformation soudaine du système productif permettant de rattraper l’Angleterre presque instantanément.

Grâce au thème de la révolution industrielle, la technocratie héritée de l’Empire négocie bien le tournant de la Restauration. La domination économique britannique lui confère un rôle patriotique, son intérêt propre coïncidant avec celui de la nation. En 1819, Chaptal explique que la défaite face à l’Angleterre démontre « ce que peut l’industrie » [Chaptal 1819b (p. 67)]. Le discours du « retard français » qui apparaît à cette époque ancre l’innovation dans l’idéologie du pouvoir.

En outre, l’oligarchie industrielle offre aux royalistes la perspective de clore définitivement l’ère révolutionnaire. Selon Chabrol de Volvic (1773-1843), ingénieur des Ponts et Chaussées, ancien de l’expédition d’Égypte et préfet bâtisseur de la Seine reconduit par Louis XVIII, « la véritable politique consiste à rendre la vie commode et les peuples heureux ». Cet idéal sans grandeur de la première Restauration libérale, consentant à garantir « la liberté des modernes » théorisée par Benjamin Constant (1767-1830) comme « la sécurité dans les jouissances privées » [Constant, 1819], s’accordait bien au projet technologique d’apaisement social et politique. Dans les cénacles libéraux français, on relie la liberté des modernes aux nécessités d’une « révolution industrielle ». Le compte rendu d’un ouvrage de Constant publié dans La Minerve française, l’organe de la pensée libérale, appelle ainsi de ses vœux une « grande révolution industrielle […] une révolution de paix, de raison et de bonheur qui ne peut jamais coûter une larme à l’humanité » [Tissot, 1818, vol. 3, p. 441]. La révolution industrielle devient la thérapeutique de la Révolution française. Le thème prendra d’ailleurs toute son ampleur après la révolution de 1830 comme contrepoint de la « révolution sociale » [Dupin 1837 (p. 432)]. La « révolution industrielle » constitue ainsi une idéologie centrale des pouvoirs postrévolutionnaires traversant les courants politiques et assurant in fine la suprématie de l’industrialisme, dans ses variantes autoritaires, libérales ou républicaines [Wallerstein, 2011].

Garantir l’environnement du capital

Pour l’élite technocratique des années 1800, le premier obstacle à la révolution industrielle n’est autre que le fait politique lui-même : les rémanences de l’Ancien Régime d’une part (avec ses marchés segmentés, ses droits d’usage complexes, ses magistrats de police et ses cours judiciaires puissantes) et l’instabilité révolutionnaire de l’autre (avec ses revirements en matière de politique industrielle, douanière ou monétaire) perturbent les calculs d’investissement de l’entrepreneur.

En 1798, dans un livre au titre modeste, Essai sur le perfectionnement des arts chimiques, Chaptal propose un programme dont il compare l’importance aux réflexions révolutionnaires sur l’organisation des pouvoirs [Chaptal, 1798]. Dans la société dont rêve Chaptal et qu’il s’emploiera à mettre en place au ministère de l’Intérieur, l’industrie est située au-dessus du politique. Sa protection est impérative :

« Quelle que soit l’industrie manufacturière établie, le gouvernement lui doit protection : du moment qu’elle existe, il ne s’agit plus d’examiner s’il a été avantageux de l’introduire. » [Chaptal, 1819a, vol. 2, p. 418]

Le but du politique est d’adapter l’ordre social aux nécessités du capitalisme industriel : il faut garantir sa propriété, garantir ses approvisionnements en matières premières et en main-d’œuvre, garantir une politique douanière et une législation stables [Chaptal, 1819a, vol. 2, p. 443]. Selon Chaptal, les règlements versatiles de l’Ancien Régime ont découragé les capitalistes. À propos des machines à vapeur :

« Nos entrepreneurs n’ont pas été assez courageux pour risquer les frais de ces établissements […] parce que le gouvernement ne leur a donné jusqu’ici aucune garantie contre les événements qui peuvent paralyser leurs efforts. » [Chaptal, 1798, p. 51]

Du fait de l’accroissement des capitaux nécessaires à l’industrie, l’entrepreneur acquiert une centralité nouvelle dans l’économie politique libérale. Selon Jean-Baptiste Say (1767-1832), l’entrepreneur est un être doté de qualités éminentes : il doit « savoir braver cette espèce d’incertitude qui enveloppe l’issue de toutes les entreprises humaines », posséder « une audace judicieuse », « un sang-froid imperturbable », « une qualité plus rare encore que le courage : la persévérance » [Say, 1836 {1828}, p. 145]. L’omniprésence du thème des « encouragements » nécessaires à l’industrie (cf. la Société pour l’encouragement de l’industrie nationale fondée en 1801 par Chaptal) repose sur cette définition psychologique de l’entrepreneur. L’État doit multiplier ces individus si précieux en accompagnant leur prise de risque.

Les grandes réformes de l’époque concrétisent ce programme de protection et de stabilisation du capital industriel : livret ouvrier qui fixe la main-d’œuvre ; nouveau droit des brevets qui garantit la propriété des idées ; lois douanières qui créent un marché national relativement protégé et plus prévisible ; stabilité monétaire avec la création de la Banque de France ; affaiblissement de l’ordre judiciaire trop incertain et soumis au pouvoir des notables locaux ; recours massif à l’ordre administratif comme mode de régulation techno-économique. Comme le souhaitait Chaptal, le capital engagé dans la production industrielle est de plus en plus protégé des mouvements du politique.

Les sciences et les techniques sont activement mobilisées dans ce projet. Les mathématiques pratiques contribuent par exemple à fixer la propriété du sol, et donc le prélèvement de l’impôt, par l’établissement, à partir de 1807, du cadastre parcellaire de la France. « Opération immense », « véritable constitution de l’Empire » selon Napoléon (1769-1821), le cadastre parcellaire constitue sans doute l’une des applications les plus massives des mathématiques au début du XIXe siècle [Pommies, 1808]. Les géomètres, les instruments géodésiques et les centaines de milliers de plans coloriés doivent supprimer les contestations. L’exactitude est gage de paix sociale : « Il faut, selon Napoléon, que les plans soient assez exacts pour […] empêcher les procès. » Le but est de constituer la France comme un ensemble de propriétaires n’ayant plus à craindre l’arbitraire de l’administration fiscale, garantis dans leurs propriétés et pouvant donc en jouir paisiblement.

À la même époque, la géologie joue un rôle similaire pour le sous-sol. En France, le développement de la prospection géologique d’État est concomitant au régime de la concession perpétuelle établi par la loi d’avril 1810. L’État napoléonien sécurise le capitalisme minier par la loi, en même temps que ses ingénieurs reconnaissent le sous-sol. Le but est de rendre les richesses minérales plus facilement exploitables en redéfinissant la propriété suivant la conformation des filons [Girardin, 1810, p. 267]. Le sous-sol, appartenant à l’État, peut être considéré en masse, selon sa nature géologique, en faisant abstraction de la propriété du sol. Dès 1811, les ingénieurs des mines conduisent une vaste reconnaissance de la région de Saint-Étienne afin de délimiter les gisements et de préciser les contours des concessions futures [Beaunier, 1817].

Les sciences et les techniques fabriquent également l’environnement de l’homo œconomicus en contribuant à instaurer un nouvel espace marchand national plus transparent, plus homogène et plus concurrentiel. Selon les savants œuvrant au système métrique, les mesures nouvelles doivent transformer « le territoire de la République […] en un vaste marché » [Agence temporaire des poids et mesures, 1796, p. 4]. Leur but est d’extraire la métrologie des standards locaux contrôlés par les corps intermédiaires, faciliter la circulation des produits et des informations commerciales et instaurer une nation unifiée par le commerce et la concurrence. Les mesures révolutionnaires sont emblématiques d’un projet de réforme des esprits par la fabrication d’une langue nouvelle. Selon l’agence temporaire du mètre, « sans un langage bien fait il est presque impossible de raisonner juste ». Le mètre doit instaurer une langue de transaction claire rendant possible le calcul de l’homo œconomicus : une fois la variabilité des mesures éradiquée, le prix donnerait à voir la vraie valeur des choses [Alder, 2005].

L’analyse chimique et la nouvelle nomenclature, en dévoilant les constituants ultimes des produits, participent également au projet d’une transparence des échanges. Par exemple, avec les techniques de dosage élaborées dans les années 1800 par le chimiste rouennais Descroizilles (1751-1825), le marché des acides, des soudes et des potasses, fondamental pour l’industrie textile, ne dépend plus des savoirs artisanaux sur la qualité et l’origine des produits mais repose sur la mesure des concentrations et des forces au moyen d’instruments [Fressoz, 2012, p. 155].

Externaliser la substance humaine

« La production mécanique dans une société commerciale, écrit Karl Polanyi, suppose tout bonnement la transformation de la substance naturelle et humaine de la société en marchandise. » [Polanyi, 1983 {1944}, p. 70] Au tournant des XVIIIe et XIXe siècle, la substance humaine constitue l’un des obstacles principaux au projet de révolution industrielle. Aux prémices de la mécanisation, l’opposition est générale. Les bris de machines se multiplient et atteignent leur paroxysme dans le triangle textile de l’Angleterre en 1811-1812. En Normandie, en 1789, plus de la moitié des cahiers de doléances réclament la suppression des métiers mécaniques [Jarrige, 2009, p. 23-51]. Ces luttes s’inscrivent dans une « économie morale » défendant les savoir-faire artisanaux, la qualité des produits et la réputation productive des localités, l’idée d’un prix juste et une forme d’équilibre économique, toutes choses que la mécanisation perturbe soudainement [Thompson, 2012 {1963} ; Randall, 1991]. Ces valeurs étaient d’ailleurs généralement partagées par les petits maîtres et les élites locales qui considéraient les transformations trop rapides d’un mauvais œil.

Lorsqu’il lance l’expression « révolution industrielle », Mourgue a si bien conscience de ces résistances qu’il propose un programme précis pour les circonvenir. Il est indispensable selon lui de briser le « despotisme » des artisans en introduisant les machines dans les régions sans tradition textile et en employant une main-d’œuvre moins coûteuse de femmes, de vieillards et d’enfants. Les ouvriers récalcitrants des principales places textiles de Normandie et de Champagne seraient alors contraints d’accepter les mécaniques ou bien de succomber sous la concurrence [Mourgue, 1797, p. 16-18]. Ce projet ne reste pas lettre morte. Au ministère de l’Intérieur, son fils, Scipion Mourgue, sous l’égide de Chaptal, mène une politique active d’incitation à la mécanisation. Il se rend même à Sedan afin de réprimer les bris de machines et rassurer les entrepreneurs [Moulier, 2004, chapitre 17].

L’économie politique apparaît comme discipline autonome, distincte de l’éthique ou du droit, dans ce contexte. Dans les années 1820-1830, en Angleterre, alors que la misère et la conjoncture économique font douter du bien-fondé de l’industrialisation, des économistes vulgarisateurs comme Robert Torrens (1780-1864) et John Ramsay McCulloch (1789-1864) ou des savants comme Andrew Ure (1778-1857) et Charles Babbage (1792-1871) parent les machines de vertus providentielles : elles enrayent la baisse de la productivité et repoussent l’état stationnaire prédit par Ricardo ; elles augmentent le profit, stimulent l’investissement et créent de nouveaux métiers se substituant à ceux qu’elles détruisent ; elles promeuvent enfin le progrès moral des ouvriers en les affranchissant des tâches abrutissantes. L’économie politique devient le grand discours apologétique de la machine 4. Elle accompagne plus généralement le désencastrement du travail par rapport aux normes, institutions et solidarités qui en régulaient l’exercice. En démontrant son optimalité, elle absout le marché libre des dérèglements sociaux. La vulgarisation religieuse diffuse une vision providentialiste de l’économie condamnant toute intervention (limiter le prix du pain, aider financièrement les pauvres, etc.) comme contraire à l’ordre naturel voulu par Dieu. Le marché est pensé comme une vaste arène où Dieu parle directement à tous, un lieu de rétribution morale, de pénitence et de gratification, « un grand projet pour la rédemption des hommes » selon le Premier ministre tory Robert Peel (1788-1850) [Hilton, 1997]. En 1826, dans un contexte prérévolutionnaire, le théologien et économiste Thomas Chalmers (1780-1847) recommande l’économie politique comme « un sédatif pour toutes sortes d’agitations et de désordres » [Cité par Berg, 1980, p. 163]. En France, ce projet anxiolytique est repris par une pléiade d’économistes et de vulgarisateurs. Le plus important d’entre eux, Jean-Baptiste Say, enrichit les théories anglaises d’un élément essentiel : la loi des débouchés. Contrairement au monde productif d’Ancien Régime, préoccupé au premier chef par la surproduction et les effets de la concurrence sur la qualité des produits 5, la loi des débouchés, en négligeant le rôle de la monnaie et de l’épargne, explique que la production crée par elle-même son propre débouché. Elle annule ainsi un des motifs essentiels de la régulation corporative et justifie un industrialisme débridé.

Externaliser la substance naturelle

Au XVIIIe siècle, l’air, l’eau et plus généralement les circumfusa (les « choses environnantes ») étudiés par la médecine néo-hippocratique étaient considérés comme les déterminants essentiels de la santé des populations. La police d’Ancien Régime portait donc une attention scrupuleuse à l’endroit des nuisances artisanales : elle statuait sur les plaintes, accordait des autorisations aux ateliers incommodes et prononçait des interdictions. Elle produisait ainsi, de manière jurisprudentielle, un zoning des activités artisanales [Le Roux, 2011 ; Fressoz, 2012, p. 149-337].

L’ordre environnemental postrévolutionnaire part d’une critique de la régulation policière. Dans un rapport de 1804 à l’Académie des sciences, Louis Guyton de Morveau (1737-1816) et Chaptal expliquent que les capitalistes (et ils parlent en connaissance de cause) refuseront d’investir dans les nouveaux dispositifs techniques de la révolution industrielle :

« tant que le sort des fabriques ne sera pas assuré […] tant qu’un simple magistrat de police tiendra dans ses mains la fortune ou la ruine du manufacturier ».

Les exigences du capital ne tolèrent plus les incertitudes de la police. Suivant cette logique, le décret du 15 octobre 1810 sur les établissements classés extrait l’industrie de l’emprise policière. Les entrepreneurs ne sont plus soumis à une régulation en temps réel, à une surveillance continue et au risque de voir leurs droits d’exercice retirés pour cause de nuisance ou de danger. L’administration soumet les usines à des procédures d’autorisation rigoureuses (enquête de « commodité et incommodité » auprès des voisins et rapport d’expert) et garantit en échange leur pérennité, quelles que soient les plaintes ultérieures. Les voisins, ne pouvant espérer la suppression de l’usine, n’ont d’autre recours que les tribunaux civils pour obtenir le versement d’indemnités.

Administration et justice civile constituent les deux faces d’un même régime libéral de régulation environnementale : la justice civile, en faisant payer le prix de la pollution, est censée produire les incitations financières conduisant l’entrepreneur à réduire ses émissions. De bien commun déterminant la santé et soumis à la police d’Ancien Régime, l’environnement devient l’objet de transactions financières. Tout au long du XIXe siècle, ce furent les indemnités, accordées de gré à gré ou arbitrées par les tribunaux, qui permirent d’éviter que les conflits environnementaux ne s’enveniment. Ce régime indemnitaire prévalait également pour les dommages causés par l’exploitation minière (la loi du 22 avril 1810 imposant aux concessionnaires d’acheter au double de leur prix les champs qu’ils dégradent) et, dans une certaine mesure, pour les atteintes aux corps des ouvriers : la salubrité et la sécurité étaient censées être rentables pour l’entrepreneur car, selon la théorie smithienne du salaire compensateur, les ouvriers qui couraient des risques réclamaient des salaires plus élevés.

Pour pouvoir établir un régime libéral de compensation des dommages, encore fallait-il contourner la médecine environnementale du XVIIIe siècle. L’hygiénisme eut le rôle historique d’accommoder l’industrialisation et son cortège inouï de pollutions dans le cadre d’une médecine qui reste globalement néo-hippocratique. Cette spécialité naît au sein du Conseil de salubrité de Paris, un petit groupe d’experts chargés d’autoriser les établissements industriels. Contre les citadins qui réclament la suppression d’usines en invoquant les « choses environnantes », les hygiénistes entreprennent de prouver par des méthodes très novatrices (expérimentation d’environnements artificiels, statistiques sur les risques professionnels et enquêtes ouvrières) que les usines pouvaient être incommodes sans être pour autant insalubres. Afin de déconnecter les lieux et les santés, ils comparent les risques entre différents quartiers ou entre différentes professions. Par exemple, en étudiant les taux de mortalité, l’hygiéniste Alexandre Parent-Duchâtelet (1790-1836) démontre que les environnements puants de Montfaucon ou de la Bièvre ne sont pas particulièrement insalubres. La description des lieux (topographie médicale) cède la place à la description statistique de la santé des populations qui les habitent.

L’hygiène sociale de Louis-René Villermé (1782-1863), également membre du Conseil de salubrité de Paris, et qui fait des conditions de vie et de richesse une cause (non pas la seule, mais la plus importante) des différences de mortalité, naît dans ce programme hygiéniste et industrialiste. Son article fondateur de 1830 qui corrèle la mortalité des quartiers de Paris non pas à l’environnement (étroitesse des rues, proximité de la Seine, présence d’ateliers, etc.) mais aux revenus des habitants s’inscrit directement dans le programme de la génération fondatrice du Conseil de salubrité de désimputation, par la statistique, de l’environnement comme cause pathologique. L’industrialisation qui est alors contestée dans ses principes mêmes à travers les plaintes environnementales bourgeoises devient une transformation historique acceptable au prix de quelques amendements : moralisation des ouvriers, augmentation des salaires au niveau des « besoins réels », abolition du travail des enfants et caisses de prévoyance. L’hygiénisme définit les conditions sociales minimales permettant de maintenir la force humaine de travail nécessaire à l’industrie.

Le passage de la topographie médicale à l’enquête hygiénique, c’est-à-dire le basculement des étiologies de l’environnement vers le social, permet de lier industrie et progrès sanitaire. Contre les bourgeoisies urbaines offusquées par les nuisances de l’industrialisation, les hygiénistes administrent la preuve non seulement que l’usine, malgré ses incommodités, n’est pas insalubre mais qu’elle pourrait faire advenir une société prospère et donc une population en meilleure santé. L’administration, qui avait le dernier mot en matière d’autorisation des établissements classés, dispose dorénavant de théories médicales permettant de rejeter l’invocation des choses environnantes par les voisins. Lorsque, au milieu du XIXe siècle, un dictionnaire définit « fabrique » par « voisinage dangereux », il s’agit du Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert (1821-1880). Grâce à l’hygiénisme, le libéralisme conquiert les choses environnantes.

À la même époque en Angleterre, la doctrine anticontagioniste, qui formait la base théorique du mouvement hygiéniste (sanitarians), défendait l’idée selon laquelle les maladies étaient causées non par des germes transmissibles mais par la saleté et par les miasmes qui s’en dégageaient. Le débat entre contagionisme et anticontagionisme opposait deux visions de l’économie et du rôle de l’État : le premier impliquait de maintenir le système des quarantaines qu’industriels et négociants souhaitaient voir abroger au nom du libre-échange. L’anticontagionisme dédouanait la globalisation commerciale et l’impérialisme de la résurgence de grandes épidémies (le choléra venu d’Inde) dans la première moitié du XIXe siècle [Ackerknecht, 1948].

Cette doctrine justifiait également la libéralisation du marché du travail. Dans les années 1830-1840, Edwin Chadwick (1800-1890), grande figure de l’hygiénisme anglais, entreprend de démontrer que la surmortalité dans les quartiers industriels n’était pas due à la pauvreté ou à la faim, mais à la saleté. La crasse causait la maladie qui causait la pauvreté – et non l’inverse. Le sens causal définissait une politique : dans le sillage de la réforme des Poor Laws de 1834 abolissant l’aide paroissiale, l’enjeu était d’exonérer le marché libre du travail des conséquences biologiques désastreuses de la pauvreté. Grâce à la doctrine hygiéniste de Chadwick, la construction des égouts et la réforme des conduites individuelles prenaient le pas sur la réforme sociale [Hamlin, 1998].

Produire des responsables

La norme technique de sécurité s’invente en France dans les années 1820 dans un contexte similaire de conflits autour des technologies de la révolution industrielle dont il s’agit de légitimer la présence en ville. La norme de sécurité représente un geste politique neuf et radical : le pouvoir reconnaît à la science la capacité de sécuriser les mondes productifs par la définition rationnelle et a priori des formes techniques [Fressoz, 2012, p. 237-284]. Au XVIIIe siècle, le processus de sécurisation (des bâtiments, des voitures, etc.) piloté par la police ou par les corporations était en tout cas fondé sur l’expérience des communautés de métier. La normalisation s’élaborait de manière jurisprudentielle, après les accidents ou en sanctionnant les malfaçons. Les règlements formulaient ce qu’il ne fallait pas faire, ils se fondaient sur le constat des mauvaises pratiques plutôt que sur une théorie du devoir être [Carvais, 2001]. Le changement des années 1820 est considérable : le risque relève dorénavant de l’ordre savant.

La norme technique de sécurité s’inscrit dans deux projets politiques différents.

Premièrement, en contrôlant le risque industriel de façon administrative et savante, le gouvernement cherche d’abord à le légaliser et à l’imposer à une bourgeoisie citadine inquiète et prompte à se mobiliser contre les industriels. En cela, la norme se place dans la lignée du décret de 1810 sur les établissements classés. Elle en est un complément et une adaptation. Le problème qui se pose en 1820 est de parvenir à établir en ville le gaz d’éclairage et des machines à vapeur à haute pression, c’est-à-dire des technologies manifestement dangereuses. De même que l’autorisation administrative prévue par le décret de 1810 garantissait aux entrepreneurs leur droit d’exercice quelles que soient les plaintes ultérieures, les normes de sécurité leur assurent de ne pas voir les règles productives changées au fur et à mesure des accidents. L’uniformité de la norme sur le territoire national garantit en outre une concurrence non faussée.

Deuxièmement, en produisant des objets apparemment sûrs, ne pouvant, de leur propre mouvement, provoquer d’accident, la norme visait à produire des sujets responsables. Le Code civil de 1804 répondait à un projet de moindre gouvernement : le législateur entendait constituer la société comme un ensemble d’individus dont les interactions judiciaires harmoniseraient les comportements. Dans ce cadre, l’accident était conçu comme une affaire privée mettant en cause un responsable et une victime. Il était objet de droit en tant que faute et devait être combattu comme telle, en imposant la réparation. La responsabilité quasi délictuelle définie par l’article 1382 du Code civil conditionnait donc le dédommagement à l’existence d’une faute. Mais, pour que ce système autorégulé fonctionne, encore fallait-il pouvoir identifier des fautes, c’est-à-dire attribuer des causes humaines aux accidents. Il fallait donc pouvoir distinguer avec clarté deux ordres ontologiques : celui des personnes sujettes à imputation et celui des choses passives.

Or les techniques de la révolution industrielle brouillent l’imputation des responsabilités : après les accidents technologiques (explosions de machines et de bateaux à vapeur, de gaz, déraillements de train), juges et ingénieurs se retrouvent face à des ensembles causaux aux contours flous, mêlant indistinctement des erreurs, des inattentions, des ignorances, des dysfonctionnements techniques imprévisibles, des processus d’usure, des fragilités matérielles, des conditions d’usage et de maintenance, etc. La cause se disséminait dans un réseau continu de personnes et de choses rendant impossibles l’imputation et la compensation. Cette symétrie entre humains et non-humains, que la sociologie des sciences contemporaine considère comme un résultat, constituait pour le législateur un point de départ et un problème. Car placer sur un même plan d’imputabilité les choses et les personnes ne résolvait aucune question pratique de justice, et accepter une violence issue des choses elles-mêmes privait la société d’un puissant moyen d’autodiscipline des individus : la peur continuelle de la faute et de sa sanction.

C’est dans ce contexte que la norme technique joua un rôle juridique crucial. En 1823, le gouvernement français impose aux chaudières à vapeur des caractéristiques définies par l’Académie des sciences : une seconde soupape de sécurité doit être « disposée de manière à rester hors d’atteinte de l’ouvrier » et une « rondelle autofusible » doit empêcher les températures excessives. Dans les deux cas, le but est de restreindre la liberté de l’ouvrier que l’on suppose être à l’origine des accidents. L’épaisseur des tôles, le point de fusion des rondelles autofusibles et le diamètre des soupapes sont calculables à partir de la pression d’usage et du diamètre. Des équations mathématiques définissent pour la première fois la forme légale d’un objet technique.

Que se passe-t-il alors quand une chaudière explose ? Les ingénieurs des Mines dépêchés sur les lieux de l’accident s’intéressent autant aux vices de la machine qu’à ceux de l’ouvrier. On découvre de manière opportune que celui-ci, au moment de l’accident, était ivre, s’était endormi, ou même menait une vie dissolue. Une instruction de 1824 explique que le chauffeur doit être « non seulement attentif, actif, propre et sobre, mais encore exempt de tout défaut qui pourrait nuire à la régularité du service ». À propos des surcharges de soupape, l’instruction prévient :

« qu’elles sont extrêmement dangereuses […] il faut que les ouvriers sachent bien que l’un des principaux effets d’une explosion serait d’épancher une immense quantité de vapeur brûlante qui leur causerait une mort cruelle. »

Le danger encouru par l’ouvrier favorise la discipline et augmente donc la sécurité. Une machine à vapeur parfaitement prévisible est aussi, le cas échéant, une bonne machine à punir.

En produisant des objets apparemment parfaits et parfaitement prévisibles, la norme permettait d’orienter les imputations de manière systématique vers les humains et de maintenir, dans une société technologique, le simulacre d’un homme responsable. La norme technique constituait ainsi l’infrastructure matérielle du libéralisme juridique.

Le monde infini du capitalisme fossile

Vers 1800, la révolution industrielle se heurtait enfin à un obstacle massif : la planète, et ses limites [Bonneuil et Fressoz, 2016]. La France, comme le reste de l’Europe, vit dans une économie organique où le développement des manufactures est contraint par la ressource énergétique et donc par la quantité de bois disponible. Il fallait par exemple quatre hectares de forêt pour produire une tonne de fer, deux hectares de prairie pour nourrir un cheval, etc. Tout développement d’une production affectait négativement la capacité d’autres secteurs à croître. L’essor des forges et des verreries, consommatrices de bois, entrait en conflit avec les besoins du chauffage et de la cuisine. Depuis la fin du XVIIIe siècle, la France connaît une grave crise forestière : le prix du bois double entre 1770 et 1790 [Buridant, 2008]. L’École des mines de Paris est fondée durant le rigoureux hiver 1783 alors que le prix du bois de chauffe atteint des records dans la capitale et que le mécontentement gronde. En 1788, l’intendant de Bretagne prédit que « dans vingt ans tous les établissements [manufacturiers] actuels tomberont faute de bois pour les alimenter ». Du devenir des forêts semblent dépendre la survie du peuple, le maintien des manufactures et le rang des nations.

Malgré le développement de l’énergie hydraulique et musculaire, le principal facteur soulageant la contrainte énergétique fut en fin de compte l’exploitation du charbon minéral. Mais le charbon n’est pas non plus sans susciter de vives inquiétudes. On redoute son épuisement rapide. En 1792, un rapport du Comité de l’agriculture, du commerce et de la marine explique à l’Assemblée nationale qu’il faut veiller à la conservation des forêts car les mines de charbon « ne sont pas aussi communes qu’on le pense. On s’aperçoit que celles d’Auvergne s’épuisent, les recherches qui se sont démultipliées dans les environs de la capitale n’ont pas été heureuses » [Vidal et Laurent, 1892, vol. 39, p. 292]. À ses débuts, le charbon ne paraît être qu’une solution temporaire. En Grande-Bretagne, le géologue John Williams exprime des craintes similaires à la même époque : la multiplication des machines à vapeur pour pomper l’eau des mines signale des difficultés croissantes d’exploitation et présage d’un épuisement rapide du charbon [Albritton Jonsson, 2014].

L’essor de la géologie joua sur ce point un rôle anxiolytique majeur. Dans les années 1800, William Smith (1769-1839), un géomètre anglais officiant au creusement de mines et de canaux, utilise les fossiles comme marqueurs des strates géologiques et démontre que l’étude de leur succession permet de prédire la présence de charbon dans un sous-sol donné. En signalant les gisements probables, en guidant les forages et en évitant des travaux inutiles, les géologues rendent l’investissement dans le secteur minier moins risqué et plus lucratif. Les cartes géologiques (dont Smith est le précurseur) encouragent les propriétaires de domaines situés dans des zones favorables à entreprendre des sondages, accroissant d’autant les réserves prouvées [Torrens, 2002]. D’une manière générale, la géologie construit l’image d’un sous-sol organisé selon de vastes couches minérales cachées mais continues [Rudwick, 2005, p. 431-445]. En passant de la vision ponctuelle des exploitants des mines à une vision plus large et continue du sous-sol, elle fonde les concepts rassurants de « découverte potentielle » ou de « réserves probables » et autorise ainsi des estimations beaucoup plus optimistes que celles des praticiens.

De manière plus fondamentale, la géologie, à travers l’essor du gradualisme, transforme la vision de la Terre, de son âge et des ressources qu’elle offre à l’industrie. L’idée que la Terre est très ancienne et que sa morphologie est façonnée par des causes actuelles agissant sur la très longue durée (et non par des événements catastrophiques) s’ancre dans la culture européenne en même temps que le charbon devient la principale source d’énergie 6. Il fallait en effet donner à la Terre une ancienneté suffisante pour laisser aux reliques des végétations anciennes le temps de s’accumuler en couches épaisses, pourvoyant pour des siècles aux besoins industriels.

Le basculement d’une énergie organique de surface vers une énergie fossile souterraine favorise une confiance dans une nature-stock infiniment ancienne et donc immensément riche. Depuis la nuit des temps, nous dit Sadi Carnot (1796-1832), la nature avait préparé « l’immense réservoir » [Carnot, 1824, p. 1] sur lequel pouvait dorénavant prospérer l’industrie. Jean-Baptiste Say renchérit :

« Heureusement que la nature a mis en réserve, longtemps avant la formation de l’homme, d’immenses provisions de combustibles dans les mines de houille, comme si elle avait prévu que l’homme, une fois en possession de son domaine, détruirait plus de matières à brûler, qu’elle n’en pourrait reproduire. » [Say, 1836 {1828}, p. 127]

Le géologue et théologien William Buckland (1784-1856) voit la main providentielle de Dieu dans la profondeur des couches de charbon anglais :

« Aussi anciennes que soient les époques durant lesquelles ces matières […] furent accumulées, on peut assurément penser que l’utilité future de l’homme faisait partie de leurs fins. » [Buckland, 1837, vol. 1, p. 403]

Grâce à son immense ancienneté, la Terre, malgré la finitude manifeste de sa surface, devient un réservoir pratiquement infini de ressources. En quelques décennies, la géologie avait transformé la « science lugubre » de Malthus en un plaidoyer rassurant pour une croissance sans fin.

Mundus œconomicus

Les savoirs ne sont capables de transformer le monde qu’à la mesure de leur enrôlement dans des projets politiques déjà constitués. La science qui instaure le mundus œconomicus et qui permet un exercice libéral du pouvoir est instituée dans cette fonction de manière autoritaire.

Après 1800, compte tenu de l’importance qu’acquiert la technique pour l’État, les formes dialogiques de production d’expertise (l’assemblée de la Faculté de médecine ou les consultations des corps de métiers) sont remplacées par des institutions savantes et administratives. Les corps de métiers ne sont plus des sources d’expertise mais doivent surtout être réformés sous l’égide des institutions savantes. La création de comités technologiques (comité de vaccine, conseils de salubrité, ou comité des machines à vapeur) change profondément les relations entre gouvernement, savoirs et public. La technique a acquis une trop grande importance pour que l’énoncé de ses compétences reste discutable. La douceur technologique du pouvoir a pour corrélat son investissement dans le domaine de la raison, de la preuve, de la vérité.

Dans le mundus œconomicus, le social et sa régulation sont également envisagés de manière profondément différente : non pas comme un ensemble de corps aux intérêts et aux savoirs variés, mais comme une somme d’individus dont il faut réguler les affrontements. La loi fabrique le bon cadre des conflits (en les individualisant et en fixant leurs modalités judiciaires) et la science établit l’ordre cognitif dans lequel ils prennent place. Par exemple, en redéfinissant l’altération des circumfusa comme une simple incommodité, l’administration hygiéniste laisse aux individus en conflit la tâche d’arbitrer des désaccords mineurs quant aux nuisances olfactives des usines. Les vraies oppositions ont été résorbées en amont par la redéfinition savante des liens entre environnement et santé. De la même manière, parce que la chaudière qui explose est normalisée et perfectionnée par une administration savante, il doit forcément exister un responsable contre qui se retourner pour obtenir une indemnité. L’hygiénisme ou la norme de sécurité permettent ainsi d’établir un cadre individualiste et libéral de régulation des conflits suscités par la modernité.

Selon Saint-Simon, le pouvoir postrévolutionnaire devait opérer une mue : passer d’un « gouvernement des hommes » à une « administration des choses ». En le paraphrasant, on pourrait dire que la maxime du mundus œconomicus était précisément de gouverner les hommes par l’administration des choses.

Jean-Baptiste Fressoz

Chapitre 17 de l’ouvrage :
Dominique Pestre (dir.), Histoire des sciences et des savoirs,
Tome 2, Modernité et globalisation,
éd. du Seuil, 2015.


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Notes:

1 Bien d’autres personnalités incarnent ce complexe État-science-industrie entre 1790 et 1830 : Lazare Carnot, membre du Comité de salut public en 1793 ; Gaspard Monge, mathématicien et ministre de la Marine ; Pierre-Simon Laplace, ministre de l’Intérieur après le 18 Brumaire, mais encore Claude-Louis Berthollet, Chabrol de Volvic, Charles Guyton de Morveau, Louis-Jacques Thénard, Pierre-Simon Girard, Joseph Fourier, Jean-Pierre Darcet, Gaspard de Prony, Louis Cagniard-Latour, Gay-Lussac, Charles Dupin… [Dhombres 1989, Fox 2012].

2 François Crouzet estime que la première occurrence de l’expression se trouve dans une lettre du diplomate Louis-Guillaume Otto du 6 juillet 1799. Cette date est généralement reprise par les historiens Cf. Landes 1999 (p. 129) et Horn 2006 (p. 51). Sur l’histoire ultérieure du terme, voir Vincent 2007.

3 La carrière de Jacques-Antoine Mourgue demeure mal connue. Né à Marsillargues, près de Montpellier, en 1734, dans une famille protestante, il émigre en Angleterre où il fait son apprentissage des affaires. Protégé du militaire et gouverneur de Cherbourg Dumouriez, il est nommé ministre de l’Intérieur par Louis XVI en succession de Roland, poste qu’il n’occupera que cinq jours. Pendant la Terreur, il se retire dans les Cévennes où il monte une entreprise d’extraction de salpêtre à destination de l’Agence révolutionnaire des poudres (dirigée par Chaptal). Après Thermidor, de retour à Paris, il se consacre à ses recherches et à des réflexions philanthropiques sur le crédit et s’associe à l’entreprise textile de son fils Scipion.

4 Il faut distinguer cette vulgarisation économique des positions plus ambiguës de Ricardo qui insiste sur le bien-fondé des plaintes des artisans mis au chômage par les machines. Cf. Berg, 1980 (p. 43-111).

5 Les statuts des corporations stipulaient souvent des quotas de production à ne pas dépasser afin d’éviter une concurrence excessive, de maintenir la qualité des produits ainsi que la réputation des artisans de la ville. Ainsi, les chapeliers marseillais ou parisiens ne pouvaient produire plus de trois chapeaux par jour ; cf. Sonenscher, 1987.

6 Selon James Hutton, le fait que l’on trouve du charbon sous des qualités différentes correspondant aux étapes intermédiaires de sa formation conforte la thèse gradualiste en indiquant que le processus est toujours en cours. Cf. Hutton, 1788 (p. 33).

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