Diane B. Paul, Darwin, darwinisme social et eugénisme, 2003

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I – Ambivalences et influences

Quel est le rapport entre le darwinisme de Darwin, le darwinisme social et l’eugénisme ? À l’instar des nombreux détracteurs du darwinisme, le populiste et créationniste américain William Jennings Bryan (1860-1925) pensait que la théorie de Darwin (« un dogme d’obscurité et de mort ») amenait directement à croire qu’il est juste que les forts éliminent les faibles et que le seul espoir d’améliorer l’humanité réside dans la reproduction sélective 1. D’autre part, les partisans de Darwin voient habituellement dans le darwinisme social et dans l’eugénisme des perversions de sa théorie. Daniel Dennett s’exprime au nom de maints biologistes et philosophes de la science lorsqu’il décrit le darwinisme social comme « un détournement détestable de la pensée darwinienne » 2. Peu d’historiens professionnels croient que la théorie de Darwin mène directement à ces doctrines ou leur est directement reliée. Mais le débat porte à la fois sur la nature et sur la portée de ce lien.

Dans cet article, j’examine les propres opinions de Darwin et celles de ses successeurs, ce qu’implique sa théorie pour la vie de la société, et j’évalue les conséquences sociales de ces idées. En particulier : la section II étudie les débats autour de l’évolution humaine qui ont suivi la publication de L’Origine des espèces de Darwin (1859) 3. Les sections III et IV analysent les contributions ambiguës de Darwin à ces débats. S’il exaltait parfois la lutte concurrentielle, il souhaitait aussi en atténuer les effets, mais pensait que réguler la reproduction était irréaliste et immoral. Les sections V et VI examine comment d’autres ont interprété à la fois la théorie scientifique et la portée sociale de Darwin. Les successeurs de Darwin ont trouvé dans ses ambivalences de quoi légitimer leurs propres préférences : capitalisme et laissez-faire, certes, mais également réformisme libéral, anarchisme et socialisme, conquête coloniale, guerre et patriarcat, mais aussi anti-impérialisme, pacifisme et féminisme. La section VII examine le lien entre le darwinisme et l’eugénisme. Darwin et nombre de ses successeurs pensaient que la sélection ne jouait plus son rôle dans la société moderne, car les faibles d’esprit et de corps n’en sont plus éliminés. Cela laissait entrevoir une dégénérescence qui inquiétait des gens de tous les horizons politiques ; mais il n’existait pas de consensus sur la manière de déjouer cette menace. Dans l’Allemagne nazie, l’eugénisme s’inspirait d’un darwinisme particulièrement brutal. La section VIII examine le « Darwinismus » tel que l’ont d’abord adopté les progressistes, puis ultérieurement les nationalistes racistes et réactionnaires. La section IX est une conclusion qui évalue l’influence de Darwin sur les problèmes de la société tente de comprendre quelle est notre position actuelle.Lire la suite »

Diane B. Paul, Darwin, social Darwinism and eugenics, 2003

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I. Ambivalences and influences

How does Darwin’s Darwinism relate to social Darwinism and eugenics? Like many foes of Darwinism, past and present, the American populist and creationist William Jennings Bryan thought a straight line ran from Darwin’s theory (“a dogma of darkness and death”) to beliefs that it is right for the strong to crowd out the weak, and that the only hope for human improvement lay in selective breeding 1. Darwin’s defenders, on the other hand, have typically viewed social Darwinism and eugenics as perversions of his theory. Daniel Dennett speaks for many biologists and philosophers of science when he characterises social Darwinism as “an odious misapplication of Darwinian thinking” 2. Few professional historians believe either that Darwin’s theory leads directly to these doctrines or that they are entirely unrelated. But both the nature and significance of the link are disputed.

This chapter examines the views held by Darwin himself and by later Darwinians on the implications of his theory for social life, and it assesses the social impact made by these views. More specifically: section II discusses the debates about human evolution in the wake of Darwin’s Origin of Species (1859) 3. Sections III and IV analyse Darwin’s ambiguous contribution to these debates. Sometimes celebrating competitive struggle, he also wished to moderate its effects, but thought restrictions on breeding impractical and immoral. Sections V and VI see how others interpreted both the science and social meaning of Darwinism. Darwin’s followers found in his ambiguities legitimation for whatever they favoured: laissez-faire capitalism, certainly, but also liberal reform, anarchism and socialism; colonial conquest, war and patriarchy, but also anti-imperialism, peace and feminism. Section VII relates Darwinism to eugenics. Darwin and many of his followers thought selection no longer acted in modern society, for the weak in mind and body are not culled. This raised a prospect of degeneration that worried people of all political stripes; but there was no consensus on how to counter this threat. In Nazi Germany, eugenics was linked to an especially harsh Darwinism. Section VIII sees “Darwinismus” embraced initially by political progressives, and only later by racist and reactionary nationalists. Section IX concludes by assessing Darwin’s impact on social issues and by reflecting on where we are now.Lire la suite »

Adolf Portmann, La biologie et la conduite de notre vie, 1964

Parmi les multiples questions que pose la vie de demain à la biologie, j’ai choisi deux aspects très différents, complémentaires l’un de l’autre : l’un est doué d’un dynamisme révolutionnaire, l’autre se veut conservateur. Le premier concerne la manipulation de l’homme en vue de sa transformation ; le second, par contraste, posera le problème de la protection du type humain, tel que l’évolution naturelle l’a formé. Les deux questions sont liées au développement des sciences modernes, et l’urgence de nos réflexions augmente avec le dynamisme d’une biotechnique chaque jour plus puissante.Lire la suite »

André Pichot, Darwinisme, altruisme et radotage, 1998

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Dans Le Monde du 25 juin, un article de Jean-Paul Dufour nous annonce que des mathématiciens auraient démontré, grâce à la théorie des jeux, la supériorité de l’altruisme sur l’égoïsme dans le comportement social, ce qui serait une preuve que la sociobiologie peut contredire le darwinisme social. Pour une nouvelle, c’est une nouvelle. Lire la suite »

Portrait noir de Charles Darwin

Selon André Pichot, la sélection naturelle n’est pas une découverte mais une doctrine sociale qui, une fois parée de l’autorité de la science, s’imposerait comme idée et comme pratique.

Quelle est l’originalité des idées de Darwin ?

Faute d’une théorie de l’hérédité – notion encore balbutiante en 1859 – et d’une théorie de la variation, la thèse de Darwin est centrée sur la sélection naturelle. Mais on ne peut pas dire qu’il en est le découvreur, car c’est une idée qui existait bien avant lui sous diverses formes. Sans remonter à Lucrèce et pour s’en tenir au XIXe siècle, elle se trouve déjà chez des auteurs mineurs comme William C. Wells, Patrick Matthew qui accusera Darwin de plagiat, et elle est aussi évidemment chez Alfred Russel Wallace.

Je pense que Darwin a repris la version du révérend Joseph Townsend, l’inspirateur de Thomas Malthus. Darwin a reconnu l’influence de ce dernier, mais en réalité la thèse darwinienne est quasiment une copie conforme de la fable publiée par Townsend en 1786 pour justifier la suppression des lois d’assistance sociale (poor laws), et ainsi forcer les pauvres à aller travailler dans les usines. Cette suppression de l’assistance sociale eut finalement lieu en 1834, et elle entraîna le développement, en Angleterre, du libéralisme économique le plus sauvage, jusqu’au krach de 1873. Or, c’est en plein dans cette période que Darwin a proposé sa thèse.Lire la suite »

Malhonnêtetés et Fraudes de Darwin

Tout le monde sait – sauf les créationnistes, bien entendu – que Darwin est un grand génie. Et en conséquence, même quand il a tort, le grand génie a quand même raison de faire ce qu’il a fait, c’est-à-dire de passer sous silence certains faits, objections et problèmes, voir même de frauder.

La méthode hagiographique – pour ne pas parler de culte de la personnalité – est de mise chez les étudiants en biologie évolutive et en histoire des sciences, surtout s’ils veulent se faire bien voir de leur directeur de thèse ou de quelqu’autre personnalité qui pourra appuyer leur carrière parmi les petites coteries de l’université et de la recherche.

C’était donc une très bonne idée de la part de Timothée Flutre, doctorant en bioinformatique (INRA – Université Paris Diderot), Thomas Julou, doctorant en biologie de l’évolution (École Normale Supérieure) et Livio Riboli-Sasco, doctorant en biologie théorique (Université Paris Descartes), en collaboration avec Michel Morange, professeur d’histoire et philosophie des sciences à l’École Normale Supérieure, d’avoir fait traduire par Sophie Jabès, les textes de Darwin et Wallace parus dans Journal of the proceedings of the Linnean Society, vol. III, 1858, et de les avoir publiés sur le site BibNum en décembre 2009.

Ces textes constituent en effet la communication qui a permis à Charles Lyell et Joshua D. Hooker d’établir la priorité de Charles Darwin sur Alfred Russel Wallace dans l’invention du mécanisme de la sélection naturelle. Un document historique donc.

Mais à la lecture de l’« analyse » qu’ils en proposent, sous le titre La théorie de la sélection naturelle présentée par Darwin et Wallace, on en vient à se demander s’ils ont vraiment lu le texte de Wallace et s’ils ont bien compris ceux de Darwin.Lire la suite »