Rodolphe Töpffer, Du progrès dans ses rapports avec le petit bourgeois, 1835

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et avec les maîtres d’école

Le progrès, la foi au progrès, le fanatisme du progrès, c’est le trait qui caractérise notre époque, qui la rend si magnifique et si pauvre, si grande et si misérable, si merveilleuse et si assommante. Progrès et choléra, choléra et progrès, deux fléaux inconnus aux anciens.

Le progrès, c’est ce vent qui, de tous les points à la fois, souffle sur la plaine, agite les grands arbres, ploie les roseaux, fatigue les herbes, fait tourbillonner les sables, siffle dans les cavernes, et désole le voyageur jusque sur la couche où il comptait trouver le repos.

Le progrès (plus qu’une figure), c’est cette fièvre inquiète, cette soif ardente, ce continuel transport qui travaille la société tout entière, qui ne lui laisse ni trêve, ni repos, ni bonheur. Quel traitement il faut à ce mal, on l’ignore. D’ailleurs les médecins ne sont pas d’accord : les uns disent que c’est l’état normal, les autres que c’est l’état morbide ; les uns que c’est contagieux, les autres que ce n’est pas contagieux. En attendant le choléra, le progrès, veux-je dire, va son train.

Pour moi, je m’imagine qu’ici, de la chose est né l’abus, me fondant sur ce que l’abus naît ordinairement de la chose. Or, que la chose soit, qui le nierait P Le progrès social a été aussi subit qu’immense ; il se révèle à chaque instant, sous mille formes, en toutes choses. Rien ne se fait ainsi qu’il y a trente ans, vingt ans, dix ans ; tout se fait mieux, plus vite, au profit d’un plus grand nombre. Voilà la chose. Mais devant ces merveilles, Joseph Homo, qui n’a pas la tète forte, demeure ébloui, étourdi, il bat la campagne. Il voit du progrès partout, dans le soleil et dans la lune, dans les sandwichs et dans les toupets, dans l’Amérique et dans les choux gras. Ce n’est rien que cela, il en veut partout et sur l’heure : dans la religion et dans les capsules, dans la morale et dans les faux cols, dans la politique et dans les binocles. C’est là l’abus.

« Il y a, dit-il, progrès en ceci ; donc il y a progrès en tout. Tout progrès, dit-il, est une innovation ; donc, toute innovation est un progrès. » C’est ainsi qu’il raisonne, passant du relatif à l’absolu, du vrai au préjugé, et du préjugé à mille sottises, selon la méthode qui lui est propre.

Mais la sottise fondamentale, la sottise mère, la sottise modèle, c’est la manière dont Joseph considère le progrès, non pas comme un moyen seulement, mais comme le but, comme l’unique but du bonheur. De cette façon, il poursuit sans atteindre, car derrière un progrès s’en trouve toujours un autre ; de cette façon, il ne jouit pas, la jouissance étant indéfiniment ajournée ; de cette façon, il méprise le passé qui est quelque chose, il dédaigne le présent qui est beaucoup, il attend l’avenir qui est toujours devant lui ; de cette façon, tout en étant mieux, il se trouve plus mal. C’est ce que nous voyons. Partout malaise au milieu du perfectionnement. Partout la chose de demain corrompt à l’avance la chose d’aujourd’hui ; le mieux qui n’arrive pas, gâte le bien qui est sous la main. Point d’assiette, point de sécurité, point de calme ; impossible de se poser, de s’arrêter nulle part. Le progrès est là, avec son grand fouet, qui frappe sur le troupeau :

— Marche !

— Quoi ! toujours marcher ! jamais faire halte ?

— Marche !

— Cet ombrage me plaît, cet asile m’attire…

— Il y en a là-bas un préférable ; marche !

— Nous y voici.

— Marche encore !

Vous diriez ce vilain petit vieux cramponné aux épaules de Sindbâd le marin, le poussant de ci, de là, à gauche, à droite.

Aussi, pour moi, et pour quelques autres que je connais, le progrès est notre bête noire, notre ennemi, celui qui a importuné nos années, sali nos souvenirs, gâté notre demeure ; il est là en tête, il est là en queue, en flanc, fâcheux insupportable, sot bavard, taquin fiévreux. Et le dimanche, nos boutiques fermées, nous allons en Savoie goûter le repos sous les châtaigniers des Allinges, sous les noyers d’Évian. Là, le progrès nous laisse tranquilles ; pas trace… mais qui sait ce qui peut arriver !

En politique, fièvre continuelle. « Tout est à faire, dit-il. La révolution de quatre-vingt-treize, misère ! c’est la révolution qui va venir qui importe ; et quand elle sera faite, vile une autre. Ces cinquante dernières années franchies au pas de course, misère ! c’est ce galop que nous allons prendre qui importe. Ce coup de collier que nous avons donné en juillet, misère !… » Quelle fatigue ! Tout ça pour nous faire libres. Rude maître que la liberté ! connaissez- vous une sultane plus despote ? Le Turc esclave fume tranquillement sa pipe dans son kiosque ; nous, hommes libres, nous courons haletants sur une voie poudreuse et sans fin. Aussi, le dimanche, nos boutiques fermées, moi et quelques autres que je connais, nous allons fumer le cigare en Savoie, sous la feuillée. On se croit Turcs, et c’est délicieux.

En littérature, le progrès est là qui tient l’aiguillon, qui pique, presse, talonne, et vous voyez les moutons se ruer sur les moutons. En huit jours le drame monte sur le drame, en vingt- quatre heures le roman enfonce le roman. « Tu as fait du laid, je vais faire de l’affreux ; tu as fait de l’affreux, je vais faire du monstrueux ; tu as fait du monstrueux, je vais… » plus rien ; voici le fond du sac, il faut rebrousser. Comme c’est agréable pour le bourgeois qu’on a mené perdre !…

En industrie, le progrès tout aussi fiévreux, tout aussi hâtif, encore plus importun. Il ne laisse rien en place, balaie tout devant lui ; il creuse, mine, plâtre, bouleverse, canalise ; il fait des campagnes une officine, des chemins une machine à wagons, des hommes, des charbonniers ou des actionnaires, un tas de drôles véhiculans, voulant véhiculer, ne demandant qu’à véhiculer, qui vous véhiculeront, n’en doutez pas. Et je ne veux pas, moi, qu’on me véhicule ; je ne veux pas !… Et voilà pourtant que j’entre dans le wagon, que je m’assieds sur la chaudière ; car j’aime mieux être dans la machine, que broyé par elle. Aussi, le dimanche, nos boutiques fermées, nous allons en carriole, et c’est volupté. Le cocher arrête au commandement ; la bête boit aux fontaines, et nous au bouchon. Notre chaudière, c’est le pot au feu ; notre vapeur, c’est l’avoine. Cocote prend deux picotins, nous un verre de trop ; et fouette cocher. Si l’on verse dans le fossé, eh bien ! la carriole attend, la bête aussi, et tout vient à point. Il n’y a point là de piston qui s’impatiente, point de chaudière qui vous lance bouilli aux nuages, point de wagon qui vous vienne dessus comme un gros stupide qu’il est.

Et cette fureur de produire, de fabriquer, de perfectionner quand même… et ces capitaux créant des prolétaires, et ces produits ne créant pas des consommateurs… Car le progrès, remarquez-le bien, veut qu’on produise, veut qu’on change, veut qu’on perfectionne, et il ne sort pas de là. Ceci produit, il produit encore ; ceci changé, il change cela ; ceci perfectionné, passe à autre chose. Beaucoup s’y ruinent ; ce n’est pas son affaire. Impitoyable, sans entrailles. Il jette des milliers de dupes sur le pavé : en voici plus loin des milliers d’autres qui lui tendent les bras.

Histoire de mon oncle. Mon oncle inventa les fumades : c’est une bouteille de phosphore dans un étui rouge ; on s’en mettait par les doigts. Grand progrès, pour le temps ! car pour lors ils ne connaissaient que la pierre à feu. Dieux, que sa fumade fut goûtée ! On en parla à l’Académie des Sciences, on en placarda le coin des rues, on en remplit les journaux ; jusqu’aux servantes qui refusaient d’allumer autrement leur chandelle ! La France, puis l’Europe après s’allaient enfumader, et déjà mon oncle songeait aux pays d’outre-mer, lorsque voici venir un drôle qui supprime la bouteille, met son phosphore en sablon, colle son sablon sur du papier : on n’avait qu’à montrer l’allumette… Enfoncé mon oncle ; il garda ses fumades : nous en avons hérité. L’autre pareillement allait attraper des millions, lorsque voici venir un troisième. Celui-ci vendait du gaz dans une urne ; vous tourniez un robinet, pan ! une jolie petite flamme bleue !… Enfoncé l’autre avec son sablon. Ce troisième pareillement allait attraper des milliards, lorsqu’on inventa les couteaux-briquets, qui ramenèrent vers la pierre à feu, qui ramena au briquet ordinaire. J’en ai un ; le dimanche, je le porte avec moi en Savoie, et si je l’oublie, on en trouve partout.

C’est donc le progrès qui nous essouffle, qui nous ennuie, qui nous ruine, qui nous harcèle. Encore passe, si l’on pouvait se défendre de ses atteintes en restant chez soi ; mais non, il colporte par les maisons, du premier au cinquième.

Je suis maître d’école, je vis dans une classe, je m’y retranche, je m’y cache derrière quelques bouquins poudreux, vieux amis qui instruisirent ma jeunesse… Inutile ; le progrès m’a vu, il m’a flairé, il a sonné à ma porte, il s’est fait introduire : cinq fois le jour il me traque dans mon trou.

Celui-ci veut que j’emploie son encre en poudre : plus rien sans l’encre en poudre, pitié pour l’encre liquide ; et il m’insulte de l’œil dont il regarde ma vieille, ma chère écritoire.

Celui-là propose sa plume de métal.

— J’aime mieux mon boyau.

— Mais la plume de métal perfectionnée ?

— J’aime mieux mon boyau.

— Mais avec une encre composée exprès ?

—J’aime mieux mon boyau.

— Par M. Perry ?

— J’aime mieux mon boyau.

Et en moi-même : « Coquin ! infâme produit de civilisation que tu es ! détestable suppôt du progrès, du fléau ; fléau toi-même ! »

Cet autre a mis toute l’histoire sur une page, la grecque, la romaine, la babylonienne : ce sont de vilains filaments en couleurs, d’abominables énigmes, hérissées de dates et de noms propres, quelque chose à dégoûter à jamais de toute histoire quelconque… Cet autre veut que je sténographie… Cet autre veut que je lithochromise… Cet autre veut que je mnémonise, moi et les miens, et mes disciples, et ma servante, et mon bœuf, et mon âne… Ah dimanche ! dimanche ! que ce sera plaisir de s’enfuir en Savoie. Vendeurs de progrès, ces drôles y sont prohibés. Là, à l’abri de leurs atteintes, nous coulerons les heures sous ces vieux arbres, auprès de ces hameaux délabrés, voisins de ces villageois qui ignorent toutes ces horreurs. Heureux heureux les villageois, les villageois des Allinges ! Le progrès n’inquiète point leur vie, ne les poursuit point sur leurs rochers. Le progrès n’a point bouleversé leurs vergers, dénaturé leurs coteaux, défiguré la chaumière qui les vit naître, jeté bas le hêtre qui abrita leur enfance. Ils peuvent s’attacher à quelque chose, compter sur quelque chose, connaître la paix, le calme, la sécurité. La sécurité ! à lui tout seul ce sentiment embellit la vie, il dore les journées, il alimente les heures, il est au cœur une douce, une paresseuse pâture, et les merveilles du progrès n’en comblent pas l’absence.

Trouverai-je quelqu’un qui soit de mon avis, de qui le progrès n’ait pas tourné la tête, perverti le jugement, qui ose en médire avec moi, le trouver bête et sot comme je le trouve ? Ah ! venez, mon ami, rien que ceci m’affectionne à vous ; venez, nous vivrons ensemble, vous êtes mon semblable, mon prochain, je vous aime comme moi-même ; venez, nous irons en Savoie pour y trouver quelque calme avant de mourir, pour y fuir cette grande fantasmagorie, pour y boire paisiblement à la coupe de la nature, et non pas à cette coupe vacillante du progrès, dont le breuvage change à chaque heure, enivre mais ne désaltère pas, s’effleure et ne se savoure jamais : mauvaise drogue que les charlatans composent, que les charlatans conseillent, et que le vulgaire boit, tout amère qu’elle est, parce qu’on lui a persuadé que c’est l’élixir de vie.

Venez, mon ami, nos habitations seront au penchant de ce coteau, en vue du lac et de ses lointains rivages, fraîches le matin, dorées le soir jusque sous les solives du porche, toujours paisibles. La vue de la vôtre me sera chère, la vue de la mienne vous sera douce ; car, toujours les mêmes, associées au calme de notre vie, épargnées par la mode qui ne s’attache à rien, ignorées du progrès qui dénature tout, elles auront part avec tout ce paysage, et à plus de titres que lui, dans nos impressions, dans nos cœurs, dans notre existence ; et si quelque fléau venait à les détruire, oui, voisin, nous en contemplerions la place avec larmes…

Venez, nous aurons, s’il le faut, notre progrès, notre lent et tranquille progrès : ce seront les pousses nouvelles de ce chèvre-feuille, les jets de ces lianes que vous dirigez tout autour de votre fenêtre, la pompeuse parure de votre verger en fleurs… A chaque année, ces simples beautés rajeunies sous la tiède haleine du printemps réjouiront nos yeux, ces rustiques soins amuseront nos loisirs et fourniront à nos entretiens. Le calme, voisin, la sécurité, l’habitude, cette douce chose, la paresse, cette chose plus douce encore, planeront sur nos jours ; nous n’aurons pas à traîner le boulet du progrès ; le mieux ne dérangera pas sans cesse notre bien ; l’inquiétude, le malaise, la fièvre, la dévorante fièvre du perfectionnement ne troublera point la paix de notre enclos, et, quand il faudra quitter la vie, du moins nous aurons vécu…

Doux songe, voisin, mais songe. Ces choses se rêvent, elles ne se pratiquent pas. D’ailleurs, comment pourrions-nous ? Vous avez votre boutique, moi mon école, et puis l’on dit que dans ce vallon, sous ces chèvre-feuilles, seul avec son verger, au bout de huit jours on s’ennuie ; au bout de l’été on revend ; au bout de l’an on revient, guéri du rustique, guéri du songe même. Ah ! ceci surtout serait regrettable ; ne fanons point ces songes, ne refoulons pas dans le néant ce monde aimable ouvert à notre pensée ; ne veuillons point de nos yeux voir, de nos mains toucher cette charmante mortelle que nous rêvâmes si belle, si pure, si sensible à notre voix, si tendrement unie à notre cœur ; nous serions déçus, et le rêve serait tué ! Ajournons tout au moins. Le soir de la vie est, dit-on, plus propre à ces projets. En attendant, voisin, contentons-nous d’aller le dimanche en Savoie.

Mais passez par la bonne route, je vous prie. C’est aux Allinges, que vous voulez aller ? Les Allinges gisent en arrière de Thonon, vers les montagnes : ce sont deux coteaux jumeaux, que couronnent deux châteaux en ruines. Deux frères y vivaient, dans les anciens temps, qui s’y firent une guerre impie ; aujourd’hui, plus de guerre, plus de frères, seulement (je le tiens des gens de l’endroit), à minuit, une femme blanche erre autour des murailles, se montre jusqu’au pied de la tour, ou, assise sur l’escarpement du roc, elle gesticule tournée vers les plaines, pendant que le vent siffle dans sa chevelure. C’est terrible à voir, et nul d’entre eux, la nuit venue, ne se hasarde à monter aux ruines. Ils font l’amour ailleurs.

Pour atteindre à ces coteaux, il y a deux chemins : l’un pour les gens du progrès, l’autre pour nous, voisin. Le premier est un morceau de la route du Simplon, chemin d’égale largeur partout, sans ombrages, car les ombrages gâtent les routes du progrès, droit comme la ligne droite, bordé de cailloux tassés, ayant pour hameaux les baraques des douaniers et les écuries des relais. Si seulement on y pouvait ajuster des rainures et introduire les wagons, ce chemin aurait atteint tout le pittoresque possible, le pittoresque industriel, le pittoresque de notre époque, le pittoresque du progrès. La montre à la main, vous partiriez de Genève à huit heures ; la montre à la main, vous arriveriez à neuf à Thonon : c’est six lieues à l’heure ! La montre à la main, vous déjeuneriez en trois minutes, à cause du perfectionnement de la vapeur appliquée aux œufs cuits à la coque. La montre à la main, vous visiteriez en sept minutes les ruines, que vous connaîtriez déjà par votre Guide aux Allinges ; puis, remontant sur votre chaudière, vous arriveriez, la montre à la main, à Genève, avant onze heures, enchanté de votre course que vous raconteriez, la montre à la main, à tout le monde. C’est vrai que le progrès est une admirable chose ! il accélère, il multiplie les plaisirs ; il double, il triple le prix de l’existence… n’est-ce pas ? badaud, touriste, homme-progrès, homme-vapeur, homme-wagon ; n’est-ce pas ?

Parlons, voisin, de l’autre chemin ; c’est le nôtre. Bonaparte, dans le temps, ne le vit pas, le laissa intact ; et comme, par le Congrès de Vienne, la Savoie revint à ses anciens maîtres, intact il est demeuré, intact il demeurera, si seulement la maison de Savoie demeure. Cette maison aime le pittoresque véritable : je suis de son goût. Les ruines lui plaisent, un rustique délabrement la récrée. Sous sa tutélaire administration, les vieilles routes restent vieilles, mais ombragées ; humides, pierreuses, mais sauvages, paisibles, charmantes pour l’homme qui n’est pas wagon. Les aspects variés s’y succèdent à chaque tournant ; la marche, tantôt montante, tantôt mollement inclinée, quelquefois abrupte, exerce plus qu’elle ne fatigue ; les sources, point emprisonnées sous des voûtes, jaillissent vives et bouillonnantes : elles murmurent le long du chemin, courent dans l’ornière, vous rafraîchissent la semelle, puis s’échappent par la première trouée, et regagnent les prairies. A cette eau pure, voisin, vous buvez, votre bête boit ; vous complimentez la villageoise sur la fraîche saveur de son onde, et pendant qu’elle suspend, pour vous regarder, le travail de sa faucille, vous poursuivez nonchalamment votre paisible voyage.

Ainsi est notre chemin, voisin. Il s’appuie aux Voirons, cette verte montagne, se cachant par la sous les noyers et les châtaigniers ; puis il sort de ces fraîches retraites, pour ramper en plein soleil autour des rocs qui soutiennent la tour de Langin. Cet obstacle franchi, il va promener ses contours dans une plaine fleurie, solitaire, où, sans un clocher qui perce de sa flèche un massif de grands arbres, vous vous croiriez sur des bords ignorés des humains. Voisin, ces lieux sont pleins d’un aimable silence, d’un charme indolent et rêveur, où se rafraîchissent les sens, où le cœur s’abreuve et se désaltère. Et tandis que vous les parcourez, voici les ruines de la Rochette qui vous convient à faire halte sous les antiques hêtres qui en ombragent le seuil.

C’est un vieux manoir : de hautes tours, des caveaux ténébreux, des murailles immenses percées d’étroites meurtrières ; partout le lierre enchaînant les pierres caduques, le ciment friable, et, dans l’ombre des cours, la mousse qui croît sur la mousse, tapisse d’un double velours les débris amoncelés. On approche avec émotion de ces demeures naguère vivantes, aujourd’hui dépeuplées, refuge des oiseaux de nuit, terreur du pâtre crédule. Du fond de ces décombres, le regard cherche avec volupté la lumière : il s’élève le long des murailles, il plonge dans l’azur du firmament, où flottent, libres et légères, les silencieuses nuées ; ou bien, par quelque trou de la muraille, il va se reposer sur la croupe vaporeuse des monts. Cette halte, voisin, je vous la recommande ; c’est la dernière. De là, vous prenez à revers le coteau des Allinges, et après une heure, au sortir de l’ombre des bois, vous voyez tout à coup s’étendre sous vos pieds les riantes plaines du Chablais, ses golfes tranquilles, ses promontoires boisés, et cette vaste nappe du Léman, où se mirent les lointaines rives de la Suisse.

Voilà le chemin, voisin, qu’il faut prendre. Laissez votre montre chez vous : ils ont, au village du Mont, un cadran solaire qui est la merveille du pays ; et puis, l’heure n’est-elle pas d’autant plus douce, d’autant plus charmante, que rien n’en fait sentir le cours, qu’elle se noie doucement dans la durée du jour ? Pour l’homme-wagon, oui, car son plaisir à lui ce n’est point devoir, de jouir, c’est de rouler plus vite que son grand-père, plus vite qu’hier, plus vite que jamais : c’est là ce qui le charme, ce qui l’enchante, et non point ces beaux sites ; aussi, tandis que vous oubliez les heures dans le doux exercice de vos membres, de votre pensée, de votre cœur, lui, les yeux sur l’aiguille, mesure, calcule, compte les minutes, refend les secondes…

Mais, je reviens au progrès, voisin. Se mêle-t-il, dites-moi, de vos affaires ? frappe-t-il à votre boutique ? met-il le nez dans vos épices, comme il fait dans nos enseignements, dans nos méthodes, à nous, maîtres d’école ? Il nous a, mon cher, singulièrement inquiétés, taquinés ; le drôle a fait alliance avec les pères de famille, et le plus souvent il a triomphé de nous autres experts, il a couvert nos paroles de sa grosse voix. Etait-ce son affaire, je vous le demande, que de venir nous régenter, nous régents ? Lui, habile forgeron, habile faiseur de canaux, de wagons, d’omnibus, homme de pratique enfin, mais tête carrée, stupide penseur, devait-il s’ingérer dans ce qui est de l’intelligence, dans ce qui ne se résout ni en rainures, ni en actions, ni en coupons, ni en dividendes, ni en fumades, ni en révolutions, ni en canaux, ni même en littérature à deux sous, en Voltaire compact, ni davantage en crinolines, en faux toupets, en Paraguay-Roux, en Racahout, en Créosote, en Lactoline, en drame shakespearien, en roman-monstre, en chocolat blanc ? En chocolat blanc ! voisin, ah ! c’est là le comble du progrès : pensez-vous qu’on puisse aller plus loin ? Ce qui était noir depuis des siècles, vous le faire blanc, là !… Je conçois que les yeux de l’homme-progrès s’écarquillent à cette vue, que ses narines s’enflent, qu’il méprise son pauvre grand-père qui le but noir, bêtement noir… Et voyez comme un progrès en amène un autre : voici, en poésie, M. Auguste Barbier qui nous sert du vin bleu 1.

Toutefois, voisin, ne plaisantons pas à faux. Je lui passe, a M. Auguste Barbier, son vin bleu ; je boirai son vin bleu, je le trouverai bon, offert par un poète de sa taille, et sur une table aussi richement servie que la sienne. Mais ne voyez-vous pas cette foule de poètes-progrès qui ont aperçu ce vin bleu ?… Jugez de ce qu’ils vont nous servir, de ce qu’il nous faudra boire, déboire… N’attendez-vous pas les joues vertes de la vierge pâlissante, vert-pomme, vert-de-gris ?… le lac rouge, le ciel puce ?… J’attends tout, moi, car je sais que le progrès change, transmute, vire, revire, brouille pour débrouiller, débrouille pour brouiller, et qu’il ne sort pas de là. Mais c’est d’autre chose que je voulais parler.

Il a mis le nez dans notre affaire, il a voulu savoir ce qu’on faisait dans nos collèges, il s’est fait montrer nos outils. Rien qu’à voir qu’ils sont un peu anciens, un peu usés par places, monsieur a fait la mine, il a dit :

— C’est pourri ; jetez-moi ça.

— Mais nous en donnerez-vous d’autres ?

— Jetez-moi ça.

On a jeté ; on jette encore, on jettera, car les pères de famille s’en sont mis. Le progrès leur a persuadé que le temps est venu de l’expéditif, du pratique, de l’intuitif, de l’économique, de l’universel, du pittoresque, des méthodes à deux sous sans timbre, de l’histoire naturelle en images, de la physique en manuels, de l’histoire en filaments, de la grammaire en tableaux, du dessin au poncis, de la musique à la planche noire. Et puis, pour arriver là plus vite, il veut tuer le grec, tuer le latin, tuer tout ce qui n’est pas direct, positif, tout ce qui ne cultive que l’intelligence, que l’imagination, le goût, le cœur, l’âme ; conseillant à la place l’allemand, l’allemand pour tous et partout, l’anglais si on veut, l’italien si on peut, l’iroquois même, mais pas le latin : le latin l’effarouche, comme l’écarlate un taureau. Figurez-vous, voisin, qu’on vous dise : Jetez au vent votre cannelle, votre girofle, votre muscade, votre poivre ; les temps sont venus de la bouillie aux chats. Trouveriez-vous cela drôle ? Bien sûr que non. Croyez-vous même qu’il fût bon pour vos pratiques de leur ôter ces épices qui, sans nourrir par elles-mêmes, donnent aux mets l’assaisonnement, le parfum, pour les bourrer en revanche de bouillie aux chats ? Certainement pas. J’accorde que cette bouillie engraissât vos pratiques, les fit dodues, rondelettes ; pensez-vous que ce fût bien méritoire de les avoir empâtées de ceci, plutôt que de les avoir simplement nourries de cela ? Non, sans doute. Alors jugez comme nous avons vu avec plaisir le progrès établir par chez nous sa bouillie. On s’est tu, parce qu’il a la voix haute, et pour lui le nombre et les temps ; mais cette grande marmite qu’il veut nous forcer à servir pour son compte… c’est joliment dur, allez ! Aussi, quand je vais en Savoie, le dimanche, les marmites me font ombrage, j’évite les chaudières.

C’est que, voisin, le progrès n’y voit pas plus loin que son nez, et c’est de là qu’il tire sa force et ses avantages. Car, comme tous les gens qui n’y voient pas plus loin que leur nez, il est têtu, opiniâtre : sur cette tête carrée, le raisonnement s’use sans y pénétrer ; cela lui donne un certain air de force que les gens aiment. Tandis que nous autres experts, nous doutons souvent, (car enfin, voisin, quand on réfléchit, quand on approfondit, de quoi est-on bien sûr ? ) lui ! lui ne doute pas, il va de l’avant ; c’est sa seule affaire, sa seule pensée : vigoureuse parce qu’elle est bornée, forte comme six bœufs, parce qu’elle est unique, qui ne demande encore qu’à rompre les traits pour aller plus vite. Et les passants qui voient tant de feu, tant de vigueur, s’y laissent prendre.

Ensuite, voisin, comme tous les gens qui n’y voient pas plus loin que leur nez, la nouveauté le séduit avant tout ; il trouvera meilleur le chocolat blanc, soyez-en certain, eut-il un vilain goût de plâtre, parce que, moderne, pour lui, c’est bon ; connu, ancien, c’est mauvais ; il est donc toujours pour le nouveau. Or, vous savez que c’est un goût assez général, un penchant de l’espèce ; cela lui vaut du monde, et sa bouillie a de la vogue.

De plus, voisin, comme tous les gens qui n’y voient pas plus loin que leur nez, il ne comprend que ce qui est prochain, immédiat ; après le nouveau, il aime le positif, ce qui va au fait, tout droit, en un saut. Son affaire est de supprimer l’indirect, l’intermédiaire, qui est souvent l’essentiel, l’utile.

Et croyez-vous donc, voisin, que s’il n’était pas fait ainsi, le progrès, il dirai ! comme il le dit : Le latin aux latinistes ? Bien sûr que non. Mais ici, comme ailleurs, et par les mêmes causes, il méconnaît le seul principe sur lequel on puisse et on doive baser la première instruction : l’exercice et le perfectionnement de l’intelligence. Pour l’enfance, après la moralité, c’est là l’essentiel, tout le reste est accessoire. Eh bien, pour pratiquer cet exercice, pour obtenir ce perfectionnement, on avait, entre autres moyens, le latin, étude complexe, réunissant la richesse et la diversité des éléments à la perfection des méthodes, joignant, quant à son utilité, l’autorité des faits à celle de l’expérience ; en telle sorte que bien des gens pensaient (et moi parmi), que cette supériorité moyenne de capacité dont on fait honneur à certains pays (et au nôtre parmi), tenait, pour peu ou pour beaucoup, à ce que tous, peu ou prou, nous avions été dans la première enfance façonnés par d’habiles maîtres, au moyen d’un instrument supérieur et de méthodes éprouvées. A tous, un peu de ceci était précieux, et non pas aux latinistes seulement. Il y a horloger et horloger, commerçant et commerçant, industriel et industriel ; or, toutes choses égales d’ailleurs, à quoi attribuerez-vous la distance qui vous frappe de l’un à l’autre, et je dirai, de l’un de notre pays à l’un d’un autre pays, si ce n’est à une supériorité, non de connaissances peut-être, mais d’intelligence et de culture, d’aptitude à concevoir, à embrasser, à saisir avec justesse, à procéder avec méthode ? Et cette supériorité, de quoi serait-elle le résultat, plutôt que de ces exercices gradués, laborieux, si propres à former et à étendre les facultés, qui, insuffisants pour le plus grand nombre, quant à la possession de telle langue morte, ne le sont jamais quant au progrès de l’entendement ? Mais l’autre n’entend pas ça. Il dit aux pères de famille : Le latin aux latinistes ; et cette idée frappe les pères de famille. Pour le commerce, ayez la calligraphie ; pour la banque, les chiffres ; pour les arts, le dessin linéaire, c’est-à-dire le procédé du compas et de la règle ; pour tous l’allemand, parce que l’allemand… parce que l’allemand… Parce que l’allemand… répètent les pères de famille ; et cette idée les frappe aussi. Moins de temps et moins d’argent, et cette idée les frappe encore plus.

Et notez qu’il résulte de ceci une chose risible, je veux dire une chose bien triste, voisin. C’est que le progrès, qui travaille réellement là contre les vrais principes de l’égalité sociale, contre ce qui favorise l’émancipation intellectuelle du plus grand nombre, passe pour l’ami suprême, pour l’ami unique, breveté, de l’émancipation, de l’égalité ; tandis que nous autres qui voudrions, tout en rendant autant que possible les hommes égaux par l’intelligence, ne barrer à aucun l’abord aux carrières élevées où aboutit le latin, on nous traite d’exclusifs, d’aristocrates,… on nous appelle perruques !

Ensuite, voisin, comme tous les gens qui n’y voient pas plus loin que leur nez, le progrès aime avant tout l’expéditif, l’abréviatif, le facile ; tout ce qui est expéditif, abréviatif, facile, lui sourit comme le beau temps. C’est par là qu’il gâte, qu’il détruit toutes les méthodes ; j’entends, toutes les bonnes, toutes celles qui, tenant compte de la nature de l’homme, distinguent entre les éléments dont elle se compose, choisissent entre eux, et, pour les développer, font usage du temps avant tout, de l’effort ensuite ; dont le but n’est pas d’être faciles, mais profitables, en telle sorte que faisant usage des difficultés, des obstacles que présente l’instruction, comme de leurs plus puissants secours, elles visent, non à les éluder, mais à les faire bien franchir. Le progrès ne considère rien de tout cela. Pour lui, l’homme n’est point une plante à cultiver dans un certain terrain, selon certaines conditions, avec le secours des saisons et des eaux du ciel ; c’est un arbre qu’il veut sur l’heure charger de fruits tout mûris. Ces fruits sont beaux, mais ils ne tiennent au bois que par un procédé artificiel : ils ne font pas corps avec lui, ils ne s’alimentent pas de sa sève ; avant peu de jours, desséchés, ils tomberont. Il ne considère point qu’avec chaque être recommence en entier la tâche d’un développement progressif et laborieux : les progrès faits par d’autres lui paraissent acquis à cet être ; il ne s’occupe que de lui en formuler les résultats, et de les faire répéter à sa langue, ou contrefaire à sa main. En beaux-arts, le procédé ; en mathématiques, les formules ; en langage, l’intuition, la routine ; en histoire, les filaments ; en toutes choses, ce qui supprime l’exercice de l’intelligence, le jeu des facultés, partout ce qui met à la place le fatras, la bouillie.

Voilà, voisin, ce qu’il fait, le progrès ; n’est-ce pas un mal qu’il ait voulu se mêler de l’instruction ? Encore, s’il était faible, si, seul dans la lice, avec trois ou quatre malotrus, on pouvait le frotter, et puis que ce fût fini. Mais point ; il faut encore lui tirer son chapeau. C’est un chef d’armée à cent mille combattants en tête et en queue. Il a pour lui tous les gens irréfléchis, tous les économes, tous les hâtifs, tous les hommes qui se moquent du reste, tous ceux qui aiment le chocolat blanc, tous ceux qui ne savent pas le latin, tous ceux que le latin ennuie, ou a ennuyés, ou pourrait ennuyer ; tous les radicaux qui veulent l’émancipation des peuples par la diffusion des lumières, tous les rétrogrades qui veulent l’asservissement du peuple par l’ignorance ; tous ceux qui vivent de méthodes abréviatives, expéditives, universelles, pittoresques, d’encre en poudre, de plumes en fer, de mnémotechnie, de sténographie, de manuels, de prospectus, de bouillie ou d’autre chose ;… et beaucoup, voisin, de ceux qui vendent de la cannelle, soit dit sans vous offenser. Il y a cannelle et cannelle.

Et si je vous comptais comment il entend l’éducation religieuse, morale, sociale !… Mais ceci pour une autre fois. A dimanche.

Rodolphe Töpffer, février 1835.

Rodolphe Töpffer, Suisse né à Genève le 31 janvier 1799 et mort dans cette même ville le 8 juin 1846, est un pédagogue, écrivain, politicien et auteur de bande dessinée suisse, considéré comme le créateur et le premier théoricien de cet art.

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1 … C’est enfin la fille de taverne, la fille buvant du vin bleu, etc., etc.

A. Barbier, Iambe, VII.

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