Herbert Spencer, Le principe de l’évolution, 1895

Les thuriféraires et les hagiographes de Darwin ont pour habitude de dédouaner celui-ci de toute responsabilité quant à la genèse du « darwinisme social », et d’accuser plutôt le philosophe britannique Herbert Spencer (1820-1903). Mais ceux-ci, tout occupés qu’ils sont à trouver un bouc émissaire pour laver leur idole de tout soupçon de compromission avec l’infâme, oublient que c’est bien Spencer qui le premier a employé le terme d’évolution au sens moderne, et non Darwin qui ne l’emploie quasiment jamais.

Cela, le philosophe et historien français Étienne Gilson (1884-1978) l’a établit depuis longtemps dans son ouvrage D’Aristote à Darwin et retour, essai sur quelques constantes de la biophilosophie, (éd. Vrin, 1971). Et notamment avec la section “L’évolution sans Darwin” (pp. 101-121) où Gilson commente longuement un texte de Spencer Le principe de l’évolution (1895) :

Non seulement Darwin n’a pas enseigné l’évolution, mais Spencer ne croit pas à la sélection naturelle. En revendiquant la paternité de la doctrine de l’évolution en général, et de l’évolution organique en particulier, Spencer lui assigne pour cause générale « l’adaptation aux conditions ». Bref, même sur le point précis de la cause et du comment de l’évolution, Spencer n’est pas darwinien. […]

Dès ce temps-là l’opinion publique était pratiquement unanime à parler de la doctrine de l’évolution comme de celle de Darwin. Spencer avait parfaitement raison de protester et de réclamer pour lui-même la paternité de la doctrine, mais l’imbroglio existait, et il était déjà inextricable, car dans une large mesure la grande découverte que l’on attribuait à Darwin n’était pas l’évolutionnisme de Spencer, c’était sa propre doctrine de la Sélection Naturelle sous le nom spencérien d’évolution. […]

Darwin ne se souciait pas particulièrement de ce quiproquo ; c’était un modeste que rien n’intéressait en cet ordre que ses recherches, ses problèmes et les solutions, toujours nuancées, qu’il pensait pouvoir en proposer. Spencer, tout au contraire, ressentait assez vivement la situation. Sa doctrine de l’évolution triomphait sous le nom de Darwin, qui ne l’avait pas enseignée, avec cette conséquence paradoxale que c’était la Sélection Naturelle, dont Spencer ne voulait pas, qui usurpait le titre, et la gloire de l’Évolution. […]

De toute façon, il est trop tard, et cela Spencer le voit. « Je ne donne pas cette explication dans l’espoir que le malentendu qui prévaut actuellement soit bientôt dissipé ; je sais fort bien qu’une fois entrées en circulation les fausses opinions de ce genre durent longtemps, quelles que soient les réfutations qu’on leur oppose. Je défère simplement à la suggestion qui m’a été faite, que si je ne dis pas les choses telles qu’elles sont, je contribuerai à perpétuer le malentendu et ne saurais espérer qu’il prenne fin. »

L’évolution est un problème totalement étranger à Darwin, qui avec le mécanisme de la sélection naturelle s’est avant tout préoccupé de réfuter les « créations spéciales », l’intervention divine dans l’origine des espèces. Cette confusion sur le sens de son œuvre perdure encore, au prétexte – entretenu par les darwiniens qui trouvent-là un moyen d’esquiver la critique – de la lutte contre le créationnisme et autres « intrusions spiritualistes en sciences ».

C’est pourquoi, pour contribuer à dissiper cette confusion, nous reproduisons ce texte d’Herbert Spencer, philosophe qui n’a guère notre sympathie.

Andréas Sniadecki


Le principe de l’évolution

réponse à Lord Salisbury

Décembre 1895

Lors de la réunion de l’Association britannique pour l’avancement des sciences, à Oxford, au mois d’août 1894, le président, Lord Salisbury, dans son discours d’ouverture, a attaqué la doctrine de l’évolution. Les membres de l’Association ne pouvaient naturellement pas protester ouvertement contre les affirmations du personnage qu’ils avaient appelé à les présider. Par suite, ces attaques, répandues à profusion par la presse quotidienne, ont passé sans commentaire. Cette grosse portion du public, pour qui l’on peut, sans crainte de faillir, accepter pour vrais les oracles d’un homme qui est à la fois premier ministre, chancelier d’une Université, et le représentant élu de la science, a accueilli avec délices, comme sans réplique, les raisonnements de Lord Salisbury.

Les biologistes n’en ont pas moins poursuivi leurs études et leurs discussions, sans s’occuper des idées de Lord Salisbury ; ils les trouvaient d’une faiblesse tellement évidente qu’ils croyaient inutile de les réfuter. A mon avis, ils n’ont pas fait assez de compte des effets de ce discours mis par les journaux sous les yeux de deux millions de lecteurs. Rien, peut-être, n’eût été fait pour les neutraliser, sans un incident récent.

Je fais allusion à l’approbation que certains membres de l’Académie des sciences de France ont donnée à la présentation, à cette assemblée, d’une traduction en français du discours de Lord Salisbury. Cet incident rapporté par les journaux anglais avec accompagnement de commentaires élogieux, a confirmé la première impression. D’un côté, les savants anglais ne disaient rien, de l’autre des savants français se répandaient en louanges ; évidemment le plus grand nombre devait conclure qu’il fallait adopter les opinions de Lord Salisbury.

Il semble donc que le devoir commandait de rompre le silence ; mais c’est à regret que j’ai suspendu d’autres travaux pour montrer la faiblesse des arguments de Lord Salisbury.

Telle est l’origine de l’essai suivant. Il m’a paru désirable de le répandre en France et en Allemagne, aussi bien qu’en Angleterre, puisque là comme chez nous, il faut faire tête aux idées réactionnaires.

Des partisans enthousiastes du principe de la sélection naturelle l’ont mis en parallèle avec celui de la gravitation 1. La comparaison n’est pas justifiée. D’abord, la sélection naturelle est loin d’avoir autant que la gravitation, la valeur d’une vérité fondamentale de la science. Ensuite, la sélection naturelle n’est pas la seule cause des phénomènes qu’elle sert à expliquer. Darwin lui-même l’a admis quand il a reconnu la transmission par hérédité des effets de l’usage et du défaut d’usage. Ces réserves faites, je veux bien, pour un instant, accepter la comparaison parce qu’elle me servira à mettre en lumière la nature d’une erreur très répandue.

Reportons-nous au temps où Newton venait de faire connaître sa théorie, et voyons ce que le lecteur des journaux, et, comme il y en avait peu à cette époque, ce que le premier venu en entendait dire. On lui exposait que, d’après Newton, les corps s’attirent en raison directe de leurs masses et en raison inverse du carré de leur distance, et que les phénomènes du système solaire s’expliquent parce qu’ils obéissent à cette loi. Puis, l’on venait lui dire que tout le monde n’admettait pas cette explication, que Glairaut, par exemple, avait trouvé que certains mouvements de la Lune ne pouvaient s’expliquer comme des effets de la gravitation, et que par conséquent la théorie par laquelle Newton rendait compte des mouvements des planètes était inadmissible. Si notre personnage en avait conclu qu’il fallait rejeter du même coup la théorie de la gravitation et celle du système solaire, et aussi que certaines idées de Copernic et de Kepler dont il avait entendu parler, se trouvaient par là réfutées, qu’aurions-nous dit ? Évidemment que cet homme tombait dans une erreur profonde en confondant la théorie de la gravitation avec celle du système solaire ; qu’il y avait des raisons particulières d’accepter le système de Copernic et les lois de Kepler, et que, la loi de la gravitation fut-elle trouvée fausse, la théorie du système solaire, qui l’avait précédée dans l’histoire, dut-elle manquer de l’interprétation rationnelle que lui donnait cette loi, n’en reposait pas moins sur des faits concluants.

La plupart des gens admettent sans hésiter que la doctrine de Darwin, l’hypothèse de la sélection naturelle et celle de l’évolution organique sont une seule et même chose. Il y a pourtant entre elles une différence analogue à celle qui sépare la théorie de la gravitation de celle du système solaire ; et de même que celle-ci, admise au temps de Newton, aurait pu rester debout, quand même la loi de Newton eût été rejetée, de même la réfutation de la sélection naturelle laisserait intacte l’hypothèse de l’évolution organique. En vînt-on à montrer que la sélection naturelle est sans effet ou qu’elle n’est la cause que d’une partie des effets, et qu’à ce titre elle est insuffisante pour expliquer tous les faits, puisque la transmission par l’hérédité des modifications d’origine fonctionnelle est aussi une cause active ; prouvât-on même qu’aucune des causes jusqu’ici invoquées n’est suffisante, la doctrine qui fait dériver les organismes de tous les genres d’une suite continue de modifications accumulées, ne tirerait pas autant de force de ces causes, mais elle reposerait encore sur des bases solides. Tel n’est pas l’avis de Lord Salisbury ; tout comme l’immense majorité des gens, il croit que l’hypothèse de l’évolution organique doit se tenir debout ou tomber avec les causes qu’on lui assigne. Sans doute dans un endroit de son discours, il distingue la sélection naturelle, en tant que cause de l’évolution, d’avec les faits considérés comme preuves de l’évolution parce que l’évolution les explique ; mais, à la fin, il admet que la sélection naturelle et l’évolution sont si étroitement unies qu’on ne peut les séparer, et que si l’une est ruinée, l’autre périt aussi ; que dès lors les faits demeurent sans explication naturelle et qu’il faut absolument les regarder comme surnaturels. Faisant allusion au professeur Weismann 2, il déclare :

« J’admets que si nous repoussons la sélection naturelle, nous n’avons plus que la ressource de revenir à l’action médiate ou immédiate d’un principe opérant d’après un plan. »

Il prend donc à son compte l’idée vulgaire qui fait de darwinisme et d’évolution des termes synonymes.

Quoique le professeur Huxley, qui parlait au nom des biologistes, dont pas un n’ignore la différence des deux théories, pour appuyer le vote de remerciement à l’orateur, eût reculé devant cette confusion, la phrase que nous avons citée a reparu dans la nouvelle publication révisée du discours de Lord Salisbury.

Lord Salisbury appuie avec insistance sur ce que la sélection naturelle manque de preuve directe :

« Il n’est personne, il n’est aucune succession de personnes qui ait observé la marche complète de la sélection naturelle dans un seul cas, et certainement personne n’en a consigné l’observation. »

Puis, de ce que la preuve directe de l’hypothèse ne comparaît pas dans la cause, il admet tacitement qu’il faut accepter l’hypothèse alternative, qui ne produit pas non plus de preuve directe. Le lecteur voudra bien m’excuser si, à propos de cette logique, je reproduis quelques passages d’un essai publié avant l’avènement de Darwin, alors que l’hypothèse du développement, comme on l’appelait, était tournée en ridicule par tout le monde.

« Dans une discussion sur l’hypothèse du développement, écrivais-je, qu’un ami me racontait, l’un des adversaires prétendait que du moment que notre expérience ne nous offre aucun exemple de la transformation des espèces, il est antiphilosophique d’admettre qu’il y en ait jamais eu. Si j’avais été présent, je crois que, sans relever cette prétention fort critiquable, j’aurais répondu que puisque le cours de notre expérience ne nous a jamais fait connaître la création d’une espèce, l’argumentateur était en vertu de son propre raisonnement, obligé de déclarer antiphilosophique l’hypothèse de la création d’une espèce quelconque à une époque quelconque.

« Ceux qui rejettent cavalièrement la théorie de l’évolution par le motif qu’elle ne repose pas sur des faits, semblent oublier que leur théorie, à eux, ne repose sur aucun fait. Comme la majorité des gens élevés dès leur naissance dans une croyance toute faite, ils exigent que les partisans d’une croyance adverse apportent les preuves les plus rigoureuses, mais ils pensent que la leur n’en demande aucune. Nous trouvons, répandus sur le globe, des organismes animaux et végétaux s’élevant, d’après Humboldt, à 320 000 espèces, et, d’après Carpenter, à 2 millions ; ajoutons à ce nombre les espèces animales et végétales éteintes, et nous n’irons pas trop haut en estimant le nombre des espèces animales et végétales qui ont vécu ou qui vivent encore sur la terre à environ 10 millions. Mais, alors, quelle est l’explication la plus rationnelle de la production de ces 10 millions d’espèces ? Est-il plus probable qu’il y ait eu 10 millions de créations spéciales, dont chacune implique l’existence d’un plan médité et d’actes pour l’accomplir ? N ‘est-il pas plus probable que les 10 millions d’espèces se sont produites par des modifications continuelles résultant du changement des circonstances ? […]

On nous répondra sans doute qu’on peut concevoir plus facilement 10 millions de créations spéciales que la production de 10 millions d’espèces par des modifications successives. Mais qu’on y réfléchisse, et l’on verra qu’on est dupe d’une illusion. Que mes adversaires soumettent à un examen attentif leur propre affirmation, et ils reconnaîtront que leur pensée ne leur a jamais présenté l’image nette de la création d’une seule espèce. S’ils ont pu se faire une idée définie de cette opération, qu’ils veuillent bien nous dire comment une espèce nouvelle est construite, et comment elle fait son apparition. Tombe-t-elle des nues, ou s’élance-t-elle avec effort du sein de la terre ? Les membres et les viscères de la nouvelle créature accourent-ils des quatre points cardinaux au même endroit pour la former ? Faut-il adopter l’antique idée des Hébreux, et dire que Dieu prend de l’argile et modèle une créature nouvelle ? […]

Si les partisans des créations spéciales trouvent exorbitant que nous exigions d’eux de nous décrire le procédé de ces créations, je leur répondrai que cette exigence reste bien au-dessous de ce qu’ils réclament des partisans de l’hypothèse du développement. Tout ce qu’on leur demande c’est d’indiquer un procédé concevable. Mais, eux, ils ne se contentent pas d’un procédé concevable, ils exigent le procédé actuel ; ils ne disent pas : faites-nous voir ce qui peut se passer ; ils disent montrez-nous ce qui se passe. Bien loin d’excéder notre droit par notre question, nous ne serions pas déraisonnables de leur demander non seulement un procédé possible de créations spéciales, mais encore un procédé constaté ; l’exigence ne dépasserait pas celle qu’ils imposent à leurs adversaires. »

Il n’était pas question, dans ce passage, de la théorie de l’origine des espèces par sélection naturelle, qui à cette époque (1852) n’avait pas encore vu le jour ; on avait en vue la théorie de l’évolution organique, considérée indépendamment de toute cause déterminée, ou plutôt, comme due à une cause générale : l’adaptation aux conditions. Mais le raisonnement garde toute sa force, quelle que soit la doctrine qu’on oppose à celle de la création spéciale, celle de l’évolution ou celle de la sélection naturelle ; à ceux qui demandent des faits à l’appui de la sélection naturelle, on peut opposer la demande de faits à l’appui de la doctrine adverse.

Lord Salisbury répondra peut-être en citant les faits rapportés par la Genèse. Mais alors même qu’il ignorerait les doutes suscités par les critiques des récits bibliques, ceux du professeur Cheyne, par exemple, et qu’il accepterait avec une foi absolue des traditions reçues par des tribus nomades de pasteurs, il y a trois mille ans, il serait bien obligé de reconnaître que les faits rapportés dans ces traditions ne sont pas de la classe de ceux qu’il prétend exiger des partisans de l’hypothèse de la sélection naturelle : ce ne sont pas des faits constatés par l’observation directe.

Si, donc, il est nécessaire que les deux hypothèses, la création spéciale et l’évolution par sélection naturelle, reposent sur des faits directement observés et si nous devons rejeter la dernière parce qu’il n’existe pas de faits directement observés qui la prouvent, nous devons aussi rejeter la première par la même raison. Personne n’a vu une espèce évoluer et personne n’a vu créer une espèce.

Passons maintenant de la preuve directe à la preuve indirecte. Voyons s’il y a des faits positifs d’observation qui tendent à justifier l’une de ces hypothèses, et s’il y en a qui tendent à justifier l’autre. La comparaison conduit à des résultats très différents. Les faits sont bien vulgaires ; on m’excusera si je les rapporte. Lord Salisbury les ignore.

Les témoins géologiques sont pour la plupart détruits ; ceux qui restent sont déplacés ou défigurés ; on n’a examiné qu’une faible, une infinitésimale partie de ceux-ci ; c’est pour cela que la paléontologie ne donne que des fragments de preuve. Pourtant, plus on étudie les couches de l’écorce terrestre, plus elles attestent que les formes organiques sont le produit de modifications accumulées. Des découvertes récentes, principalement celles qui montrent par des formes intermédiaires que le type oiseau dérive du type reptile, et celles qui font voir la série commençant par l’orohippus à quatre doigts des terrains éocènes, montant dans des couches plus récentes par le mésohippus, le miohippus, le protohippus et le pliohippus, pour aboutir au cheval moderne, ces découvertes ont apporté de forts étais à l’hypothèse de l’évolution : si forts, que Huxley, qui autrefois n’acceptait pas l’hypothèse sans réserve, n’en a plus fait depuis qu’il a vu les fossiles du professeur Marsh. Non seulement, les fossiles donnent ici et ailleurs la direction qu’a suivie l’évolution pour arriver aux formes actuelles, mais ils révèlent du même coup un fait général d’une grande valeur, à savoir que les types les plus anciens de n’importe quelle classe offrent les caractères de structure les plus communs ou les plus généraux, et que les types les plus modernes de la même classe sont plus spécialisés d’une façon ou d’une autre : tout cela prouve une parenté qu’implique nécessairement le procès évolutionnaire de divergence et de redivergence qui accompagne les modifications.

Les principes de la classification apportent encore un témoignage dans le même sens. Le vulgaire, et même les naturalistes de la vieille école, négligent comme sans valeur les remarquables rapports qui, dans le règne animal comme dans le règne végétal, relient leurs divisions primaires, secondaires et tertiaires, leurs classes, sous-classes, ordres, genres, espèces, variétés. Ces divisions se résolvent en groupes qui se fondent eux-mêmes en d’autres groupes dans une série où chaque groupe présente un volume moindre que le groupe précédent ; ce fait concorde parfaitement avec la supposition de leur origine commune. Supposez qu’on ait enterré un bras d’un grand arbre de façon à ne laisser voir que la pointe de ses rameaux et qu’un naturel des îles Féroé, qui ne sait pas ce que c’est qu’un arbre, prenne un de ces rameaux émergents pour une plante séparée et cherche à l’arracher ; il découvrira qu’au dessous de la surface du sol, ce rameau s’unit à d’autres qui lui ressemblent pour former une petite branche ; et ses recherches aux environs lui apprendront que partout les groupes de rameaux aboutissent de la même manière à une petite branche. En creusant davantage le Féroen verra que les petites branches voisines, composées par un groupe de rameaux, s’unissent pour former une branche plus profondément enfouie, et qu’elles ne sont que des subdivisions d’une branche de grosseur moyenne. Qu’il déblaie encore plus avant, et il découvrirait que ces branches sont des parties d’une branche encore plus grosse, et ainsi de suite, jusqu’à ce que, le déblaiement fini, il s’apercevrait que les grosses branches, les moyennes, les petites et les rameaux, avec leurs groupes respectifs, s’éloignent en divergeant d’un seul bras primitif de l’arbre, qui lui-même part du tronc, et qu’ils forment des groupes se résolvant en d’autres groupes toujours moins volumineux à mesure qu’ils s’éloignent du parent d’où ils sortent tous. Remarquez que cet exemple symbolise en même temps la parenté des espèces, genres, ordres, etc., qui existent actuellement, et la parenté qui, dans les limites de nos connaissances, unit les vestiges contenus dans l’écorce terrestre : les deux systèmes de phénomènes se correspondent.

La distribution des formes organiques dans l’espace reproduit le même enseignement que leur distribution dans le temps. Dans diverses contrées, il existe une parenté entre la faune actuelle et la faune fossile ; malgré leurs différences, elles se ressemblent de près. « Cette étonnante parenté, sur le même continent, entre le mort et le vivant », a plus que toute autre cause imposé à Darwin la croyance à la filiation des espèces avec modification de structure. Déjà Owen avait démontré l’existence de cette parenté entre les espèces vivantes de l’Amérique du Sud et les espèces éteintes révélées par les fossiles. En Australie, continent séparé depuis longtemps des autres, tous les mammifères indigènes étaient des marsupiaux, et les fossiles qu’on y a trouvés sont aussi exclusivement des marsupiaux ; voilà un rapprochement qui éclaire la parenté de ces espèces. La ressemblance des faunes présentes avec les faunes passées dans les mêmes régions conduit à des conclusions qui s’accordent exactement avec celles que nous avons déjà obtenues.

Il y a encore les faits révélés par l’embryologie ; ils nous répètent sans fin la même histoire.

Baer a découvert qu’à ses premiers moments, tout organisme ressemble par le plus grand nombre de ses caractères aux autres organismes à leurs premiers moments ; un peu plus tard, sa structure ressemble à celle que montrent a une période correspondante, une multitude moins considérable d’organismes : à chaque étape postérieure, il acquiert les caractères qui distinguent par phases successives l’embryon qui se développe d’avec les groupes d’embryons auxquels ils ressemblait auparavant ; en sorte qu’à chaque étape la classe des embryons auxquels ils ressemble diminue, et que celle des formes semblables se rétrécit jusqu’à ne plus contenir que l’espèce à laquelle cet embryon appartient. Évidemment, ces groupes qui se divisent et se subdivisent en groupes plus petits à mesure qu’ils divergent et redivergent, correspondent complètement aux groupes qui se résolvent en d’autres groupes dans les classifications, et aux groupes issus d’autres groupes de la branche enterrée qui symbolise leurs relations et celles des formes fossiles, telles que nous les connaissons. En d’autres termes, l’arbre embryologique correspond à l’arbre de la classification et aux parties les plus modernes de l’arbre paléontologique que nous n’avons pu encore mettre au jour qu’imparfaitement. Il y a plus, avec l’hypothèse de l’évolution les étranges transformations par où passe le développement de l’embryon peuvent se comprendre, sans cela elles demeurent inintelligibles. Tout animal supérieur commence par une cellule à noyau, forme commune aux êtres vivants les plus petits et les plus simples, les protozoaires. Tandis que chez les protozoaires, la cellule à noyau, subissant une scission, donne naissance à d’autres cellules qui se séparent (chacune des cellules séparées subissant à son tour la même division suivie de séparation), le caractère commun des métazoaires consiste en ce que les cellules formées par des scissions successives, au lieu de se séparer, demeurent rapprochées et forment un groupe. Les membres de ce groupe se séparent en deux couches, entre lesquelles, chez les types supérieurs, une troisième couche se forme ; c’est de ces trois couches que naissent tous les organes internes et externes. Dans toutes les grandes classes de métazoaires, le développement d’un type supérieur est la récapitulation des traits distinctifs des types inférieurs. Dans l’embranchement des vertébrés, par exemple, l’embryon d’un oiseau, ou celui d’un lapin présente, à certain moment, des traits qui le font ressembler à l’embryon d’un poisson, entre autres des plis représentant grossièrement les fentes branchiales. L’embryon de l’homme ne prend à la fin la forme propre à l’homme qu’après avoir revêtu des caractères ressemblant à ceux des mammifères inférieurs. Cette merveilleuse répétition de traits appartenant aux types inférieurs s’accorde tout à fait avec l’hypothèse de l’évolution, et suggère l’idée d’une hérédité transcendante. Il paraît même nécessaire d’admettre que si chacun des types actuels ne s’est réalisé qu’en traversant une succession de types antérieurs, le développement de ces types actuels doit garder des traces de l’histoire de leurs ancêtres, et ne peut ressembler au développement des types qui ont eu une autre série d’ancêtres. Comment pourrait-il se faire que les diverses espèces arrivent à des points différents, si elles ont fait le même voyage ?

Aux faits tirés de l’embryogénie, il en faut ajouter d’autres qui ont de l’affinité avec eux : ceux que nous offrent les organes rudimentaires. Dans ceux-ci les organes propres aux ancêtres se forment pour commencer, mais ne tardent pas à s’effacer ; par exemple, le bourgeon dentaire de la baleine, qui au bout de quelque temps disparaît ; d’autres faits, au contraire, nous montrent des organes propres aux ancêtres (ancêtres peu éloignés dans l’arbre phylogénétique) qui ne disparaissent pas, mais qui cessent de se développer et persistent à l’état d’ébauche. C’est ainsi que certains serpents conservent, cachés sous leur peau, des membres postérieurs rudimentaires, indice rétrospectif qui les rattache à un lézard comme ancêtre. Des crustacés aveugles qui habitent les cavernes du Kentucky, portent un pédicule oculaire, mais l’œil y manque. Dans ces exemples les parties partiellement reproduites sont sans utilité pour l’animal, mais il en est d’autres où elles sont nuisibles ; c’est le cas de l’appendice vermiculaire du caecum chez l’homme, petit rudiment intestinal absolument inutile, mais non sans danger, puisqu’il n’est pas rare qu’il soit le siège de maladies parfois mortelles.

Or, à ces cinq ordres de faits qui suggèrent la même histoire, on n’assigne aucune cause. Comment ces modifications progressives se sont-elles produites ? Pourquoi ce lien qui rattache les formes organiques modifiées les unes aux autres de la même façon dans la paléontologie, la classification, la distribution, l’embryologie et les formes rudimentaires ? Nous n’avons qu’à regarder autour de nous pour voir partout à l’œuvre une cause générale qui, si elle n’a jamais cessé d’agir, suffît à expliquer ces mystères. Prenez une plante ou un animal, et placez-les dans un nouveau milieu, pourvu que ce milieu ne diffère pas du précédent au point de devenir funeste, et l’être vivant se mettra à changer par des modifications qui s’adaptent aux nouvelles conditions. On objectera sans doute aux exemples tirés des plantes cultivées et des animaux domestiques, que la sélection artificielle est la cause du changement; mais, du moment que la sélection artificielle peut produire des variations, il faut admettre que ce sont des influences extérieures qui ont modifié telle plante et tel animal, et que les modifications se sont transmises par hérédité et se sont accumulées. Puis si nous avions besoin d’un exemple où la sélection artificielle n’ait eu aucun rôle, l’espèce humaine nous en fournirait un assez saisissant. A moins d’admettre l’hypothèse que rejettent sans doute les croyances de Lord Salisbury, que les variétés de l’espèce humaine sont le produit de créations indépendantes, on ne peut échapper à la conclusion que les différences qui les distinguent proviennent des différences de leur genre de vie ou de celles de leur milieu. Ou bien ces différences sont sans cause, ce qui est absurde, ou elles ont rendu chaque variété impropre à vivre dans ce milieu, ce qui est encore absurde, ou elles ont rendu chaque variété propre à vivre dans ces conditions ; mais alors, ces différences sont la réponse de la constitution de l’homme au milieu même, seule supposition qui ne soit pas absurde. Telle est bien l’explication nécessaire : ce qui le prouve, ce sont les exemples d’adaptations extraordinaires résultant soit de la destruction des individus impropres à l’adaptation, soit des effets de l’habitude, soit des deux causes. Nous pouvons citer entre autres exemples celui des Fuégiens, qui vivent nus dans leurs îles infortunées, sous la neige qui fond sur leur corps ; celui des Iakoutes, ces hommes de fer, comme on les appelle, qui dorment ou veillent en plein air couverts de gelée blanche ; celui des Hindous dont la constitution est si bien adaptée au climat des tropiques qu’ils peuvent dormir exposés aux rayons d’un soleil torride ; enfin celui des tribus montagnardes de l’Inde qui vivent très à l’aise dans des régions pestilentielles fatales, non seulement aux Européens, mais aux Hindous. Ce n’est pas tout, à mesure que les organismes s’accommodent à leurs milieux, s’opèrent en eux les divergences et les redivergences des races et des variétés. Les hommes sont partis d’un pays pour se répandre dans d’autres régions dans toutes les directions ; il en est résulté plusieurs familles très différentes accommodées à leurs habitats respectifs et des races moins dissemblables qui se distinguent entre elles, par exemple, les peuples aryens d’Europe. Ce qui s’est passé pour l’espèce humaine se passe et s’est toujours passé dans toute espèce d’organisme. Nous y voyons, d’une part, une cause générale qui a accumulé modifications sur modifications depuis le commencement, et, d’autre part, comment s’opère la formation concomitante d’une classe dans une autre classe. La cause dont nous saisissons l’action est de l’ordre de celles qu’il faut pour expliquer les rapports remarquables décrits ci-dessus.

Voilà, donc, cinq grands groupes de faits observés, qui tous suggèrent la même histoire et convergent vers la même conclusion ; la valeur démonstrative de chacun d’eux produit en se combinant avec les autres une valeur démonstrative immense. Enfin l’adaptation directe ou indirecte des organismes à leurs milieux, nous prouve une cause qui rend ces groupes de phénomènes intelligibles. L’hypothèse de l’évolution se tient debout sur ces groupes de preuves qui se vérifient mutuellement, et se passe des conclusions qu’on peut tirer relativement à ses causes spéciales. Voilà ce que nous avons voulu dire plus haut, quand nous avons affirmé qu’alors même que toutes les théories sur les causes spéciales de l’évolution seraient ruinées, la doctrine de l’évolution demeurerait intacte.

Après avoir examiné les faits constatés qui soutiennent indirectement l’hypothèse de l’évolution, voyons les faits constatés qui soutiennent indirectement l’hypothèse qu’on lui oppose. Il n’y en a point. Ni dans l’air, ni dans la terre, ni dans l’eau, on ne découvre rien qui implique une création spéciale. Non seulement nous n’en découvrons point, mais nous envoyons une foule qui la contredisent. Au lieu de preuves indirectes, nous trouvons partout des réfutations indirectes. Il y en a de deux classes, les unes spéciales, les autres générales.

Les réfutations spéciales résultent de l’examen des groupes de faits cités plus haut comme appuis indirects de l’hypothèse de l’évolution ; ces faits discréditent du même coup l’hypothèse de la création spéciale parce qu’ils soulèvent des questions qui restent sans réponse. Pourquoi l’arbre delà classification, l’arbre paléontologique, l’arbre embryologique nous offrent-ils un arrangement de parties divergentes et redivergentes semblable à celui d’un arbre généalogique où l’on remonte de génération en génération à un ancêtre éloigné ? Dieu a-t- il entendu produire par là l’illusion d’une parenté qui n’existerait point ? Et que dirons-nous devant ces étranges parentés embryologiques ? Si le développement de l’embryon était l’effet d’un plan divin, il suivrait, à n’en pas douter, des lignes droites depuis le germe jusqu’à la forme définitive ; il ne montrerait pas les métamorphoses variées que nous y découvrons et qui n’ont aucun rapport soit avec les besoins du moment, soit avec la structure et le mode d’existence où ils aboutissent. Pourquoi ces productions qui avortent et suggèrent l’idée d’une filiation avec modifications ? Ces myriades d’organes partiellement développés pour être plus tard résorbés, font-elles partie du plan, et ont-elles pour but de provoquer l’homme à de fausses idées sur l’origine des choses ? Encore une fois, si des organes rudimentaires ont été créés, ainsi que quelques-uns le prétendent, en vue de conserver la symétrie dans le plan général, comment faire accorder cette raison (qui pour nous, en ce qui concerne l’homme, n’est qu’un pur caprice) avec des faits comme ceux-ci : une espèce de baleine qui a des rudiments de membres inférieurs, tandis qu’une autre espèce a un rudiment de bassin ; ou avec des faits analogues qu’on observe chez certains serpents, qui donnent à penser que la prétendue idée créative n’a pas été conduite jusqu’au bout ? Il est des gens qui croient que le doute révélé par les recherches sur la vérité d’une croyance transmise de génération en génération attirera aux curieux une sévère punition. Peut-être quelques-uns de ces croyants se figurent-ils un Dieu capable de préparer des preuves illusoires pour égarer ceux qui examinent et les induire en erreur. De ces gens, tout ce qu’on peut dire, c’est le mot du guide du Dante : regarde et passe.

Les réfutations indirectes sont les faits qui démontrent l’existence de lois naturelles des phénomènes. Les incidents de toutes les heures, en nous montrant les rapports constants des causes et des effets, produisent dans notre esprit une conviction incompatible avec l’idée de la création spéciale, à ce point que l’affirmation d’un fait de création spéciale en ce moment ne trouverait que des incrédules. Si quelqu’un vient nous dire qu’ayant pris dans sa chambre un bol ne contenant que de l’eau claire, il y a vu soudain apparaître un poisson ; ou qu’il a vu près du sol une masse de nuées, se contracter, se condenser, et prendre finalement la forme d’un animal inconnu, que dirons nous ? Tout simplement qu’il s’est trompé ou qu’il veut nous tromper. Nous attesterions par nos éclats de rire que l’idée d’une création spéciale, quand on nous la présente nettement sous la forme d’un fait actuel, est trop absurde pour être acceptée.

Quelle différence ! D’une part l’hypothèse de l’évolution organique a pour appui indirect une masse considérable de faits constatés, d’autre part l’hypothèse de la création spéciale n’a pas un seul appui indirect dans les faits d’observation, tandis qu’elle rencontre la contradiction de cette même masse de faits et de l’énorme amas de faits observés qui constituent notre expérience quotidienne.

Si saisissante que soit cette antithèse, elle le devient encore davantage quand nous examinons les deux hypothèses à un autre point de vue. Lord Salisbury suppose que l’on ne peut admettre l’hypothèse de la sélection naturelle, faute de faits constatés prouvant directement la formation d’une espèce par cette cause. « Je crois, dit-il, que le professeur Weismann a raison quand il affirme que nous ne pouvons ni avec plus ni avec moins de facilité imaginer l’opération de la sélection naturelle » ; puis il suppose que faute d’une preuve positive, l’hypothèse d’une sélection naturelle n’est qu’une « pure conjecture ». Qu’on me permette de montrer que Lord Salisbury altère gravement le sens du texte du professeur Weismann. Dans le passage qu’il cite, le professeur Weismann dit de la sélection naturelle :

« Nous l’acceptons, non que nous soyons capables d’en démontrer l’opération en détail, ni même que nous puissions avec plus ou moins de facilité l’imaginer (en détail), mais seulement parce qu’il faut […] etc. »

Tel est le sens des paroles du professeur Weismann ; ce qui le prouve c’est le texte d’un passage auquel il fait allusion par ces mots « déjà cité », texte que voici :

« car il est très difficile d’imaginer l’opération de la sélection naturelle dans ses détails ».

Assurément, il y a une différence immense entre le sens voulu par le professeur Weismann et celui que Lord Salisbury a compris. Il est très facile d’imaginer qu’un boulet de canon qui passe en volant, tombera et causera du dommage, mais il est peut-être « très difficile d’imaginer dans ses détails le dommage qu’il fera ». Passons et cherchons si, en l’absence de faits constatés prouvant la production d’une espèce par sélection naturelle, nous avons de sûrs motifs d’admettre cette cause.

J’ai toujours regretté que Darwin ait choisi les mots de sélection naturelle pour dénommer son hypothèse. Ces mots éveillent l’idée d’une opération consciente, et par suite impliquent une personnification tacite de l’agrégat de forces ambiantes que nous appelons nature ; ce mot introduit vaguement dans l’esprit l’idée que la nature peut à la manière d’un éleveur, choisir et accroître une qualité particulière, ce qui n’est vrai que sous certaines conditions. En outre ce mot soulève l’idée d’élection, et suggère la pensée que la nature peut vouloir ou non opérer de la façon indiquée.

C’est en partie le sentiment que ces mots évoqueraient des idées fausses qui me conduisit à employer dans les Principes de biologie [date], l’expression de survie des mieux adaptés ; en partie, dis-je, parce que l’on peut voir dans le paragraphe 164 de cet ouvrage que cette expression se présente naturellement d’elle-même quand nous regardons d’un point de vue purement physique les phénomènes de la vie et de la mort dans leurs rapports avec les forces ambiantes. Je pense que si Darwin s’était servi de cette expression, beaucoup de fausses idées de sa théorie ne se seraient jamais fait jour, et que beaucoup d’objections à ses conclusions auraient été supprimées. Parmi ces objections se trouve celle que soulève Lord Salisbury, à savoir que faute de reposer sur des faits observé ; l’hypothèse de la sélection naturelle manque de base. En effet, si nous substituons à la sélection naturelle la survie des mieux adaptés, il devient évident que l’événement est nécessaire. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à affirmer le contraire, et dire que la loi de la nature est la survie des moins adaptés, que les êtres les plus propres à vivre sont morts, et que seuls ont survécu, ceux qui n’étaient pas propres à la vie. Ces affirmations impliquent contradiction. La survie des mieux adaptés s’impose donc, avec la même certitude qu’un axiome de mathématiques, que nous acceptons parce qu’on n’en peut concevoir la négation.

L’hérédité, dont la certitude dépend d’autres preuves, puisqu’elle est attestée par l’expérience des éleveurs, nous vient en aide. La survie des mieux adaptés implique nécessairement que les individus, dont les organes sont le mieux adaptés à leur milieu, auront en moyenne une postérité mieux adaptée que les autres, et que par ce fait l’adaptation au milieu sera conservée. Un autre corollaire inévitable c’est que si l’habitat change de caractère, ou si l’être vivant change d’habitat, les plus inadaptés disparaîtront en plus grand nombre que les moins inadaptés ; enfin que la destruction des plus inadaptés, au cours des générations successives, aura pour résultat une inadaptation toujours moindre au nouvel habitat jusqu’à la réalisation de l’adaptation complète. Il est impossible d’échapper à ces conclusions.

L’adaptation produira-t-elle la perpétuation et l’accroissement d’une variation particulière ? C’est une toute autre question. La réponse qu’on peut y faire dépend de celle qu’on donnera à une autre question, à savoir avec quelle force, toutes choses égales, cette variation particulière concourt à la conservation de la vie. Seulement, si la survie et la multiplication d’individus portant quelque modification avantageuse de structure n’est pas un résultat nécessaire, la survie et la multiplication d’individus pourvus d’une constitution, ou d’agrégats de caractères, qui les adaptent le mieux aux exigences de leur existence, est un résultat nécessaire ; enfin, cette survie accompagnée de multiplication implique la fixation d’une structure modifiée, lorsque cette structure favorise éminemment ces êtres mieux doués et les aide à faire face aux exigences vitales de leur existence.

Voyons, maintenant, comme le vigoureux contraste des deux théories mis en relief plus haut, se trouve fortifié par ces nouvelles considérations. Nous avons vu que l’hypothèse de l’évolution reçoit l’appui indirect de cinq grandes classes de faits constatés, et que l’adaptation et la réadaptation de la constitution de l’être vivant aux conditions des milieux est une cause générale de l’ordre de celles qu’il faut posséder pour expliquer ces faits. Maintenant, nous voyons que la principale des causes spéciales qui produit l’adaptation, la survie des mieux adaptés, n’est pas seulement une cause dont nous pouvons concevoir clairement l’opération, mais une cause qu’il nous est impossible de concevoir comme n’opérant pas. D’autre part, nous avons reconnu qu’il n’existe aucun fait d’observation qui serve indirectement d’appui à l’hypothèse de la création spéciale ; mais qu’au contraire tous les faits d’observation qui remplissent l’expérience quotidienne prouvent l’existence d’un ordre constant parmi les phénomènes et, par suite, nient l’hypothèse. Enfin, si l’on ne peut se faire une idée rationnelle du procédé par lequel s’accomplit la création spéciale, on en conçoit parfaitement la négation. Nous avons donc porté le contraste des deux hypothèses en pleine lumière, et il en ressort qu’il y a des motifs à posteriori et à priori de croire à l’une, et des motifs à posteriori et à priori de refuser tout crédit à l’autre. On ne peut imaginer un plus fort contraste en matière de crédibilité.

Aucun des exposés de l’opération de la sélection naturelle qui font autorité jusqu’ici ne légitime le travestissement burlesque de cette théorie dont Lord Salisbury a amusé le public. L’origine des espèces ne fait pas une nécessité du hasard de l’union d’individus portant des variations de structure semblables. Dans les chapitres III et VI de son ouvrage intitulé Darwinisme, M. Wallace réunit les preuves accumulées depuis l’époque où Darwin écrivait, et il parle de l’opération de la sélection naturelle tout autrement que Lord Salisbury. Après avoir rappelé la sélection artificielle et reconnu que le succès des éleveurs, dans la production de la race désirée qu’ils ont en vue, dépend de leur adresse à « accoupler les individus qui conviennent », il demande :

« Qui, dans la sélection naturelle, joue le rôle de l’éleveur ? […] Sommes-nous sûrs que les deux individus de sexe opposé vivant dans la même forêt primitive, favorisés l’un et l’autre accidentellement de la même variation avantageuse de structure, s’uniront et transmettront par hérédité cette variation à leurs successeurs ? »

Lors même qu’on ne saurait rien des exposés auxquels nous avons fait allusion, il suffirait de connaître certains faits familiers pour rejeter cette manière de représenter les conditions de la sélection naturelle. On pourrait croire que les studbooks et les herdbooks suffisent. On n’a qu’à se rappeler le soin avec lequel les éleveurs y spécifient une filiation partant de quelque ancêtre signalé, vivant plusieurs générations avant celle de ce jour, pour constater que parmi les éleveurs règne la croyance qu’une variation existante chez un animal particulier se transmet plus ou moins à sa postérité, et qu’il n’est pas besoin pour cela que l’animal avec lequel il s’est uni possède la même variation. Voilà ce que croient des gens qui, dans l’élevage, ont tiré grand profit de cette vérité. Comment, dès lors, peut-on dire que sans l’union de deux individus porteurs de variations semblables, « la nouvelle race n’aurait jamais pris naissance, ce qui rend oiseuse la question de sa perpétuation après qu’elle aurait commencé d’exister » ? Enfin, pour faire sentir à quel point l’expérience contredit la supposition de Lord Salisbury, je prends la liberté d’indiquer quelques faits tirés non de la vie de nos animaux domestiques, mais de l’homme même. A l’occasion d’une controverse que j’ai soutenue il n’y a pas longtemps avec le professeur Weismann, le Dr Lindsay Johnson, oculiste, témoigne en faveur de la transmission de la myopie acquise à travers plusieurs générations ; il me déclare en outre que l’expérience de ses confrères vérifie la sienne. Je cite avec sa permission :

« J’ai vu un très grand nombre de sujets myopes issus de parents et de grands parents jouissant d’une vue longue, mais qui ont, au cours de leurs études ou de leurs occupations, acquis une myopie et un astigmatisme prononcés ; qui ont eu des enfants avec des femmes à vue longue, issues elles-mêmes de parents et de grands parents à vue longue, parmi lesquels plusieurs enfants étaient devenus myopes et ont transmis, à leur tour, la myopie à leurs rejetons. »

A l’appui de cette constatation, le Dr Lindsay Johnson m’a envoyé un arbre généalogique où l’on peut lire que dans une famille de six enfants descendant d’ancêtres doués d’une vue longue dans les deux lignes, quatre enfants ont conservé la vue longue, mais que deux, des miniaturistes, sont devenus myopes. L’un des deux s’est marié avec une femme à vue normale et a eu deux enfants, dont l’un a été myope, et l’autre, qui a aussi épousé une femme a vue normale, a eu trois enfants, tous myopes. Deux de ces enfants se sont mariés à des femmes à vue normale, et parmi leurs enfants il y en a dans chaque cas un qui est devenu myope, les autres étant encore trop jeunes pour présenter cette infirmité qui ne se révèle guère qu’après l’âge de 8 ans. Le caractère transmis par hérédité est dans ce cas un produit de l’usage et non une cause spontanée, mais cela ne change rien au résultat. Nous tenons la preuve qu’une modification de structure existant chez l’un des parents peut descendre chez les enfants, alors que l’autre parent ne la possédait pas, et, de plus, que cette modification peut être retransmise toujours sans l’aide de l’autre parent. Ces faits réfutent les suppositions de Lord Salisbury.

Voyons maintenant les conséquences de l’hérédité des variations en ce qui touche les modifications des variétés et des espèces. Des voyageurs nous racontent que les Bochimans ont la vue si longue qu’ils voient aussi loin à l’œil nu qu’un Européen avec un télescope. Faisons la part de l’exagération et nous ne risquons rien de conclure que ces Africains possèdent une merveilleuse puissance de discerner les objets à de grandes distances. Comment ont-ils acquis ce pouvoir particulier ? Petits comme ils sont, errants par familles séparées, il faut qu’ils se gardent contre leurs ennemis, animaux ou hommes, et qu’ils soient toujours prompts à tuer ou à prendre au piège les bêtes dont ils se nourrissent. C’est donc une condition essentielle de la conservation de la vie pour eux, que de pouvoir distinguer et reconnaître les choses qui se meuvent au loin. Voici un individu qui, peut-être grâce à quelque avantageuse variation dans la forme de son cristallin, ou des muscles de l’adaptation visuelle, ou des éléments rétiniens, possède une vision si perçante qu’il reconnaît un homme, un lion, un antilope, à un demi-mille plus loin que les autres Bochimans. Qu’arrive-t-il ? Il est capable plutôt que les autres de prendre les mesures que commande sa sécurité, ou de se préparer à la chasse ; dans un cas comme dans l’autre, il a plus de chances que les autres de conserver sa vie. De sa femme, qui ne possède que l’acuité ordinaire de la vision, il a des enfants dont quelques-uns, sinon tous, héritent de son privilège ; et pour la même raison, ceux-ci ont, toutes choses égales d’ailleurs, plus de chances de survivre que les autres. Si, parmi leurs descendants, il en est qui possèdent cet avantage particulier encore plus prononcé, et que quelques-uns en héritent au même degré et d’autres à un degré moindre par l’effet du croisement, la survie plus fréquente des individus qui le possèdent en entier ou en partie, fait naître une tendance à l’accroissement de la portée de la vue dans la tribu. Il y aura une race qui s’étendra plus que les autres. De sorte que, n’existât-il pas d’autre cause de la fixation d’une variation que l’hérédité de la variation possédée par un individu unique, nous comprenons qu’elle s’établira, pourvu qu’elle serve efficacement à la conservation de la vie.

Mais il y en a une autre. Nous en trouvons un exemple chez un animal qui habite les mêmes régions que les Bochimans. La structure générale de la girafe ne peut se comprendre que comme le résultat de la coopération de deux facteurs dans la production de l’espèce : la sélection de variations et l’hérédité des caractères acquis. Seulement nous trouvons dans cet exemple un caractère qu’on ne peut rapporter qu’à la seule sélection. La girafe a une langue prenante, presque d’une forme de serpent ; elle la roule autour des petites branches et les tire dans sa bouche. De la sorte, toutes choses égales d’ailleurs, la girafe, qui possède une langue exceptionnellement longue, peut saisir des rameaux et des groupes de feuilles qui restent hors de portée pour celles qui ne sont pas pareillement douées ; c’est un avantage quand la nourriture est rare. Ce qui s’est produit pour le Bochiman à la longue vue, se produit pour la girafe à langue longue ; ses descendants, héritiers en totalité ou en partie de la variation, formeront une race prospère et toujours plus nombreuse. Or remarquez qu’a côté des variations extraordinaires, il y en a d’ordinaires, de celles par exemple que nous offre le volume des mains chez nous. Supposons que la longueur moyenne de la langue de la girafe soit d’un pied et qu’il y en ait qui dépassent cette longueur et qui aillent à 13 pouces, de même aussi qu’il y en ait qui ne l’atteignent pas et qui s’arrêtent à 11 pouces, et que nombre des girafes ayant la langue de plus d’un pied soit égal à celui des girafes qui l’ont de moins d’un pied. Il arrivera que lorsqu’il faudra saisir les ramuscules les plus hauts, un certain nombre de girafes à langue plus courte n’y parviendront pas, alors qu’un certain nombre de girafes à langue plus longue réussiront. Comme toute créature se multiplie jusqu’aux limites posées par les moyens de subsistance, il arrivera nécessairement que les troupeaux de girafes rencontreront parfois une nourriture insuffisante. Alors les girafes à langue courte se nourriront moins bien que les girafes à langue longue. Il se peut que la différence ne soit pas assez forte pour produire directement une plus grande mortalité dans un groupe que dans l’autre, mais elle peut se révéler indirectement. En particulier il y mourra plus d’adultes plus faibles et de leurs rejetons moins vigoureux lorsque le troupeau sera assailli par des carnassiers. Les traînards qui restent de 1 ou 2 mètres en arrière du troupeau perdront la vie. Un très petit défaut dans l’état constitutionnel des adultes ou dans la force des jeunes peut se traduire par une légère différence dans la vitesse de l’animal. En sorte que, toutes choses égales, il mourra plus de girafes à langue courte ou de leurs rejetons que de girafes à langue longue et de leurs jeunes. Il en résultera que, sans choix spécial dans les accouplements, la génération suivante aura en moyenne la langue plus longue. Durant une suite de générations cette variation avantageuse s’étendra par le même moyen, jusqu’à une limite où des désavantages la mettront en échec, ou bien encore où d’autres avantages pour la conservation de la vie produits par une autre variation remporteront par leur grandeur.

Par conséquent, à défaut des événements improbables que Lord Salisbury croit nécessaires, il existe deux procédés concordants par lesquels la survie des mieux adaptés fixe dans une espèce une modification avantageuse.

Lord Salisbury croit que la grande longueur du temps nécessaire à la production d’une espèce par l’évolution, est une raison de rejeter cette hypothèse. A l’appui de son raisonnement, il cite l’opinion de Lord Kelvin qui conclut de ses calculs que la vie ne peut avoir existé sur la terre que depuis cent millions d’années au plus. Mais la vérité d’une conclusion dépend avant tout du caractère de ses prémisses, et les mathématiques n’aident pas beaucoup au choix des prémisses ; aucun mathématicien, si transcendant que soit son génie, ne saurait tirer de conclusion juste de prémisses incomplètes ou incorrectes ; et, tout en accordant une foi absolue aux raisonnements de Lord Kelvin, il est permis d’avoir quelques doutes sur les données d’où il est parti. Mais laissons cette critique ; acceptons sans chicane les cent millions d’années, et voyons ce qui va en sortir. Lord Salisbury dit :

« Si nous arrêtons notre pensée sur l’énorme distance que Darwin nous fait parcourir depuis la méduse gisant sur une plage primitive jusqu’à l’homme que nous voyons ; si nous songeons que le prodigieux changement nécessaire pour transformer l’un dans l’autre s’étend sur un chaîne de générations dont chacune est un progrès sur la précédente d’une variation minuscule ; enfin, si nous considérons que ces changements successifs sont si ténus que dans le cours de notre période historique, trois mille ans au plus, cette variation progressive n’a pas fait un pas perceptible à nos yeux pour ce qui est de l’homme, des animaux et des plantes familiers à l’homme, nous devons admettre que pour une chaîne si longue dont l’anneau le plus petit dépasse la durée des temps historiques, les biologistes n’expriment point un vœu extravagant en demandant au moins plusieurs centaines de millions d’années pour l’accomplissement de la prodigieuse opération. »

Je ne m’arrêterai pas à critiquer l’hypothèse que la méduse est un ancêtre éloigné de l’homme ; mais, en acceptant toutes les données de Lord Salisbury, je veux chercher en quoi elles assurent ses conclusions. Pour commencer, je ne saurais mieux faire que d’extraire un autre passage de l’essai cité au début de cet article, en me bornant à taire remarquer que le physiologiste indiqué comme adversaire en 1852, ne peut plus être considéré comme tel aujourd’hui. Après avoir fait remarquer que les gens qui ne savent rien de la science de la vie peuvent naturellement « trouver risible l’hypothèse d’après laquelle toutes les races d’êtres, l’homme compris, ont pu, avec le temps, sortir par évolution de la plus simple monade », le passage continue ainsi qu’il suit :

« Mais le physiologiste qui sait que tout être individuel est le produit d’une évolution, qui sait de plus que, dans leur état primitif, les germes de toutes les plantes et de tous les animaux, quels qu’ils soient, sont tellement semblables qu’il n’y a pas entre eux de distinction appréciable qui permette de dire si une molécule particulière est le germe d’une conferve, ou d’un chêne, ou d’un zoophyte, ou d’un homme ; ce physiologiste est inexcusable de voir une difficulté dans la question. Assurément si une seule cellule peut, sous certaines influences, devenir un homme dans l’espace de vingt ans, il n’y a rien d’absurde à supposer que sous certaines autres influences, une cellule puisse, dans le cours de millions d’années, donner naissance à l’espèce humaine. »

Supposez que nous poursuivions la comparaison indiquée dans la dernière phrase. Lord Salisbury nous invite à réfléchir au « changement prodigieux » nécessaire pour la transformation de sa méduse en homme. Il n’a peut-être jamais réfléchi au « changement prodigieux » qui en quelques mois change l’œuf humain en un enfant. La différence entre l’homme et l’enfant peut n’être pas absolument aussi grande, puisque dans le cours du changement depuis l’enfance jusqu’à l’âge mûr, il n’y a pas seulement un accroissement de volume, mais quelque accroissement dans le développement de la structure. Toutefois, dans ce qu’il y a d’essentiel, les deux organisations se ressemblent.

Comparons donc les changements embryologiques avec les changements évolutionnaires, dans leurs quantités et dans le temps qu’ils prennent. Les 9 mois de la gestation humaine ou plus exactement les 280 jours, font 6 720 heures ou 403 200 minutes. Ainsi, donc, le changement total de la cellule à noyau qui constitue l’œuf humain en la structure développée de l’enfant de naissance, peut se diviser en 403 200 changements dont chacun occupe une minute. Aucun de ces changements n’est appréciable à l’œil nu, pas même au micromètre. Passons à l’autre terme de la comparaison. Prenons le changement total qui fait du protozoaire primitif, d’une cellule à noyau en somme, l’être humain qui en procède, et divisons-le en autant d’augmentations de changement que le fœtus en traverse. Il faut pour cela diviser 100 000 000 d’années par 403 200, Quel est le résultat ? Nous obtenons près de deux cent cinquante ans pour l’intervalle assignable à une somme de changements égale à celle que le fœtus traverse en une minute. Il y a une autre façon de présenter les faits qui donne un résultat encore plus saisissant. Beaucoup d’animaux des types supérieurs prennent plus d’un an pour parvenir à l’âge de la reproduction, et même, parmi les insectes, il en est qui restent à l’état de larve plus longtemps encore. Toutefois, chez les vertébrés même l’immense majorité des espèces atteignent l’âge de la reproduction en un an, et les rongeurs inférieurs se reproduisent encore plus tôt, enfin dans les divisions inférieures de la série phylogénétique indéterminée qui précède les vertébrés, divisions composées d’êtres petits et simples, la succession des générations a été sans doute encore plus rapide. Nous pouvons admettre que, dans la totalité de la série, le terme d’une année est l’équivalent d’une génération. Il s’ensuit que pour accomplir la transformation du protozoaire en homme, il suffit seulement que dans l’espace de 250 générations les changements soient aussi grands que ceux qui s’effectuent en une minute dans le fœtus humain ; ou, d’après une autre formule, il faut que chaque génération diffère de la précédente autant que le fœtus diffère de lui-même après un quart de seconde.

Ou dira peut-être, que les étapes successives de la transformation subie par l’enfant ne représentent pas exactement les étapes de la transformation opérée depuis la cellule à noyau jusqu’à l’homme, qu’il y a eu des périodes de modifications aberrantes, d’autres où il ne s’est point fait de progrès, et d’autres où il y a eu un recul. Il n’en restera pas moins que si, dans une génération, il se fait autant de changements de forme que le fœtus en subit en une minute, il reste 240 générations improductives de résultat, qu’on peut porter au compte des changements non progressifs, marge très suffisante, assurément.

Il nous reste à signaler une idée fausse que nous relevons dans le discours de Lord Salisbury. Cette erreur ne lui est pas exclusivement personnelle ; elle est généralement répandue. Il déclare, à propos des groupes d’éléments chimiques :

« La découverte de ces familles coordonnées indique obscurément quelque origine commune, sans suggérer le procédé de leur genèse vu la nature de leur parenté. S’il s’agissait d’êtres organisés, toute la difficulté s’évanouirait, il suffirait de marmotter le mot commode d’évolution, un de ces mots vagues octroyés de temps à autre à l’homme, qui ont le privilège d’alléger tant d’embarras et de masquer tant de lacunes dans notre savoir. Mais les familles d’atomes élémentaires n’ont pas de postérité ; il ne nous est donc pas possible d’attribuer leur différence naturelle à des variations accidentelles transmises à perpétuité par l’hérédité sous l’influence de la sélection naturelle.»

D’après ce passage, il faut croire que pour Lord Salisbury la théorie de l’évolution ne s’applique qu’aux choses qui ont une « postérité ». Si les molécules de la matière étaient des « êtres organisés », dit-il, le mot commode d’évolution aurait sans doute suggéré une solution ; mais puisqu’ils ne sont pas des êtres organisés, l’évolution n’a rien à y faire. Apparemment que, pour Lord Salisbury, l’évolution ne joue son rôle que sur les animaux et les végétaux. Il est difficile de croire que, bien informé comme il l’est de l’état actuel de la science, il veuille réellement dire ce que disent les mots dont il se sert. Nous serions presque obligés de lui imputer quelque inadvertance de langage ou quelque lapsus de pensée. Pourtant comme ses paroles et la croyance qu’il semble entretenir sont sous les yeux d’un ou deux millions de lecteurs, je crois nécessaire de dissiper l’erreur qu’elles propagent ; je me bornerai à indiquer ce qu’on doit entendre par le mot évolution bien compris.

Le cosmos, dans son ensemble et dans toutes ses parties, est parvenu à son état actuel soit surnaturellement, soit naturellement ; si c’est naturellement, il faut que non seulement les êtres vivants, mais toutes les autres choses soient devenus naturellement ce qu’ils sont. Une doctrine qui admettrait l’évolution pour le monde animé et la création pour le monde inanimé, serait absurde. Si l’on admet l’évolution, il faut la considérer comme s’appliquant à toute existence, excepté celle qui subit l’opération inverse de la dissolution.

Ceux qui voient que nos interprétations nous laissent forcément à jamais ignorants des données de l’opération, telles que l’espace et le temps, la matière et le mouvement, comme aussi l’énergie première qui se manifeste par ces données, peuvent encore chercher rationnellement une interprétation prochaine. Si les choses de tous genres, inorganiques, organiques et superorganiques sont devenues ce qu’elles sont, non pas surnaturellement mais naturellement, il faut que leur état présent soit le résultat de leurs états précédents, et que la genèse de leurs changements dans le passé ait été de même nature que la genèse des changements actuels. Quel est donc le caractère commun aux successions de changements qui domine le plus ?

Une chose qui subit toujours des modifications et des remodifications s’écarte de plus en plus de sa condition originelle : des changements accumulés produisent une transformation. Quelle est la nature générale de la transformation progressive qui constitue révolution ? L’observation des changements présentés par le développement des plantes et des animaux a suggéré la première réponse qui ait été faite à cette question. Bien que les différences qui séparent les unes des autres la multitude des espèces organisées, défient toute mesure, on reconnaît pourtant que leur développement s’opère par des procédés semblables. Les changements dans le détail sont variés à l’infini, mais le changement général est le même pour toutes. Depuis, on a reconnu que la formule abstraite qui exprime cette transformation pour tous les êtres vivants, exprime également la transformation qui se fait et s’est faite partout. Le système solaire depuis son état primitif jusqu’à son état actuel, en est un exemple, et si nous admettons la conclusion de Lord Kelvin sur la dissipation de l’énergie et par suite sur la destinée finale du système solaire, cette formule se vérifiera encore dans l’avenir. La transformation de la Terre depuis les temps primitifs où sa surface a commencé à se consolider, jusqu’à l’époque actuelle, s’est pareillement conformée à la loi générale. Pour les êtres vivants, la transformation s’y conforme non seulement dans le développement de chaque organisme, mais aussi d’après la conclusion tirée ci-dessus, dans le monde organique en général considéré comme un agrégat d’espèces. Les phénomènes de l’esprit, depuis sa forme la plus basse dans les créatures inférieures jusqu’à celle qu’il revêt chez l’homme, et encore depuis la forme humaine la plus inférieure jusqu’à la plus élevée, en sont d’autres exemples. On en trouve encore dans les étapes successives du progrès social qui commence avec un groupe de sauvages pour aboutir à la constitution des nations civilisées. Enfin nous voyons cette même loi générale se révéler dans tous les produits de la vie sociale, dans le langage, les arts industriels, le développement de la littérature, la genèse de la science.

Cette généralisation inductive est-elle susceptible de vérification déductive ? L’uniformité des opérations résulte-t-elle de l’uniformité de la cause ? Oui. De même que les changements universellement en train aujourd’hui, comme ceux du passé, ont abouti à des transformations qui ont des traits communs, de même aussi dans les actions qui les produisent partout, il y a certains traits communs. Grands ou petits, tous les agrégats se ressemblent en ce qu’ils sont soumis à l’action des choses du dehors et qu’ils ont des parties agissant les unes sur les autres. Que ce soit le système solaire, dans les mouvements duquel nous voyons l’influence de l’univers stellaire qui l’entoure, et aussi l’influence qu’exercent les uns sur les autres les corps qui le composent ; que ce soit l’infusoire exposé aux courants et aux êtres vivants dans l’eau où il est plongé, et formé lui-même d’organes dépendants les uns des autres, tous les êtres se montrent, les uns comme les autres, affectés par les forces incidentes de l’extérieur et par l’action mutuelle de leurs parties. Mais s’il existe une unité fondamentale dans les rapports des agrégats avec leur milieu et de leurs éléments les uns avec les autres, il faut aussi qu’il y ait une unité fondamentale dans les opérations de changement mises en jeu dans tous les cas. D’où, alors, une certaine communauté de caractère dans les transformations produites graduellement. La généralisation empirique signalée plus haut, que révèle l’étude des phénomènes des divers ordres, devient une généralisation rationnelle dès qu’on découvre que dans tous les ordres de phénomènes, une coopération semblable des causes effectue inévitablement les effets semblables qu’on observe. Ce n’est pas par accident, mais par nécessité, que ces transformations de tout genre présentent des traits communs.

Ce n’est pas ici le lieu d’exposer et d’illustrer par des faits cette loi universelle et ces causes universelles de transformation. Tout ce que je me propose, c’est d’indiquer leur domaine et de dire que la doctrine de l’évolution, bien comprise, a pour sujet non seulement les changements présentés par le monde organique, mais aussi ceux qui ont eu lieu durant une période immense avant le commencement de la vie, et ceux qui ont eu lieu depuis que la vie a réalisé sa forme la plus élevée, et que l’homme lui-même, en entrant dans l’état d’association, a donné naissance aux produits variés à l’infini de la vie sociale. Cette doctrine a pour sujet la totalité du procès cosmique, depuis la condensation des nébuleuses, jusqu’à la transformation des souvenirs fixés par la peinture en langage écrit, ou la formation des dialectes ; enfin, comme résultat général, elle montre que toutes les transformations mineures dans leur variété infinie sont autant de parties d’une vaste transformation, qui révèlent partout la même loi et la même cause, à savoir que l’énergie infinie et éternelle se manifeste partout et toujours par des modes toujours différents dans les résultats, mais constamment semblables en principe.

On voit à présent combien l’idée que le vulgaire se fait de l’évolution diffère de la vraie. La croyance régnante est doublement erronée, elle contient deux erreurs emboîtées. C’est à tort que l’on admet que la théorie de la sélection naturelle ne fait qu’un avec celle de l’évolution organique ; c’est à tort encore qu’on suppose que la théorie de l’évolution organique est identique à celle de l’évolution en général. On croit que la transformation tout entière est renfermée dans une de ses parties, et que cette partie est renfermée dans un de ses facteurs.

Avec la supériorité de sa situation, Lord Salisbury aurait pu faire beaucoup pour dissiper ces erreurs ; par malheur, son langage comme ses arguments ont agi en sens contraire.

Herbert Spencer (27 avril 1820 – 8 décembre 1903)

Article paru dans Le journal des économistes, revue mensuelle de la science économique et de la statistique, Tome XXIV, n°3, Librairie Guillaumin & Cie, 15 décembre 1895.


Notes:

1 Darwin le premier : Citation. [NdE]

2 August Weismann (dates). [NdE]

Laisser un commentaire