Guillaume Lecointre, guide critique 2014

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N’écoutant que son courage et tout pénétré de son devoir de fonctionnaire du service public, M. Guillaume Lecointre s’est érigé en guide critique (selon le titre d’un de ses ouvrages), pourchassant dans l’opinion publique les erreurs à propos de l’évolution des espèces et marchant sur les pieds de ceux qui tentent de faire des « intrusions spiritualistes en sciences » en diffusant leurs idées aux relents créationnistes. Pour extraire les pailles mystiques et religieuses qu’il aperçoit dans les yeux de ses concitoyens, il n’hésite pas un instant à les extraire avec les très laïques poutres darwiniennes qu’il manie avec la dextérité de l’éléphant dans un magasin de porcelaine !

Cornegidouille ! Quel pestacle ! Quelle rigolade !!!

Il faut dire que notre illusionniste est d’abord et avant tout un clown matérialiste chevronné. Ce systématicien ne sait pas ce qu’est un être vivant, mais il sait qu’ils sont « soumis à la sélection naturelle » (voir Le déni du vivant). Cet évolutionniste est prêt à faire dans le révisionnisme historique pour laver son idole, le coryphée de la biologie évolutionniste Charles Darwin, de toute compromission idéologique avec l’infâme (voir Révisionnisme historique). Et enfin, le clou du spectacle : déguisé en preux chevalier, il transformera devant vos yeux désabusés, avec son épée en carton et sa cape miteuse, une vielle catin décrépie en une jeune vierge pimpante ! (voir Un obscurantiste scientiste)

Quel talent ! Cornes au cul ! Enfoncé le père Ubu !!!

Voici donc, tout de suite, quelques échantillons de cette haute voltige prélevés dans son opuscule L’évolution, question d’actualité ? (éd. Quae, 2014) où il répond à « 80 questions naïves ou faussement naïves posées par tout un chacun après ses conférences ». Comme nous allons le montrer, la pédanterie la plus plate s’y dispute aux simplifications foudroyantes.

Le déni du vivant

Le mérite incontestable de Charles Darwin est non pas d’avoir élaboré une théorie de l’évolution (Lamarck en a fait une 50 ans avant lui et Darwin n’emploie ni le terme ni l’idée à laquelle il préfère celle de « descendance avec modification »), mais bien plutôt d’avoir arraché à la Théologie naturelle la conception de l’être vivant comme machine et de l’avoir amenée dans le giron de la science avec son mécanisme de la sélection naturelle. En effet, contrairement à Lamarck, Darwin ne fait pas de la biologie, il ne se soucie pas de savoir ce qu’est un être vivant : pour lui, il est évident que c’est une machine, un point c’est tout.

Les darwiniens à sa suite reproduiront et reproduisent toujours le même aveuglement. Lecointre nous en donne une brillante illustration avec ce passage :

« QU’EST-CE QU’ÊTRE VIVANT ?

Pour un scientifique, être vivant c’est maintenir un état stable de matière et d’énergie contre certaines lois de la physique et de la chimie. Pour être plus précis, l’être vivant doit maintenir un équilibre dynamique dans lequel il entretient activement des concentrations différentes de composés chimiques de part et d’autre de la paroi de sa (ses) cellule(s), alors que les lois de la physique tendraient à homogénéiser ces concentrations. De même, en raison de ces différences de concentrations, cette paroi est polarisée électriquement. La mort est le retour à la neutralité électrique et aux concentrations homogènes. En d’autre termes, être vivant c’est maîtriser un flux de matière dans un espace délimité.

Mais il ne faut pas confondre les deux questions « qu’est-ce qu’être vivant ? » et « qu’est-ce qu’un être vivant ? » Comme on les a souvent confondues, nous avons défini maladroitement le vivant sur ce qu’il fait, et non sur ce qu’il a. Ainsi a-t-on appris à l’école que le vivant se définit par l’autonomie dans la maîtrise d’un flux de matière (métabolisme) en équilibre dynamique (homéostasie), et par l’autonomie dans la reproduction du semblable. L’homéostasie métabolique et la reproduction sont des fonctions, pas des structures.

Or, en systématique, science des classifications, le « cahier des charges » est de classer en vertu de ce que les êtres vivants ont (structures), et non ce qu’ils font (fonctions). De plus, cette définition traditionnelle était frappée de myopie : elle ne traitait que d’une pérennité physiologique, pas d’une pérennité évolutive. Elle manquait d’une propriété essentielle du vivant, celle de tirer parti des variations fortuites. Cette idée implique de repenser le vivant dans l’évolution.

Et si l’on définissait le vivant par les structures qui lui fournissent ses capacités évolutives ? Il faudrait alors savoir quelles structures minimales du vivant varient, et transmettent ces variations à une structure semblable.

Les protéines sont de celles-là. Ce sont des chaînes d’acides aminés, en d’autres termes des polypeptides. Ces polypeptides sont polymérisables en milieu abiotique. Pour des raisons physico-chimiques qu’on n’exposera pas ici faute de place, lors d’une polymérisation abiotique, il existe même une certaine répétabilité statistique de celui des acides aminés incorporé à la chaîne polypeptidique en fonction des acides aminés déjà incorporés. La chimie des acides aminés est très riche, et le polypeptide peut se replier sur lui-même en une structure tridimensionnelle dont la conformation est à la fois précise et variable : la protéine globulaire. Ce repliement se fait même alors que la polymérisation est en cours. Les protéines globulaires offrent donc une forme sommaire de complexité, de contrôle imparfait (induisant la variation) et une relative répétabilité. En outre, les prions nous ont appris qu’une protéine globulaire peut transmettre sa conformation par contact à une protéine semblable. Il y a là une sorte de transmission du semblable. Variation et transmission sont les deux propriétés à la source de la sélection. On a modélisé que les protéines globulaires pourraient avoir été les premières classes de molécules à avoir subi un phénomène de variation et de sélection naturelle. Ne cherchez pas la traduction à l’origine de ces protéines : il s’agit de protéines d’origine abiotique !

Un être vivant est alors une entité constituée au minimum de protéines globulaires. Cette vision inclut les virus dans une définition du vivant qui est la plus large qui soit, et qui explique pourquoi il n’y a pas de vivant sans évolution : par définition ! »

L’évolution, question d’actualité ?, pp. 71-72
(souligné par nous en gras).

La définition de ce qu’être vivant est (« être vivant c’est maîtriser un flux de matière dans un espace délimité ») s’applique en fait tout aussi bien à une machine.

On voit ensuite avec quelle finesse Lecointre glisse subrepticement de la biologie à la seule science qu’il connaît, la systématique, sa spécialité : pour celui qui a un marteau entre les mains, le monde n’est plus qu’une immense accumulation de clous à enfoncer… Pour lui, ce qui est important, c’est ce que « les êtres vivants ont (structures), et non ce qu’ils font (fonctions) ». Inutile de chercher plus loin pourquoi Lecointre ne veut pas savoir ce que les êtres vivant sont : quelle est leur spécificité par rapport aux objets inanimés que la physique étudie et par rapport aux machines que cette même science permet de construire. Le fait que les êtres vivants font quelque chose, contrairement aux objets inanimés, ne le surprend pas plus que cela : l’activité autonome et la sensibilité propre des êtres vivant n’ont aucune importance pour le systématicien : il peut tout aussi bien classer des êtres vivants, des meubles de style ou des éléments de mythologie ou encore… les systèmes de classification eux-mêmes, sans se poser plus de questions sur tous ces objets…

Voyons ensuite comment notre classificateur se fourvoie complètement en posant presque une bonne question :

« Et si l’on définissait le vivant par les structures qui lui fournissent ses capacités évolutives ? »

Car il est exact que la « pérennité physiologique » est, dans la biologie actuelle, en opposition avec les transformations qui sont le propre des êtres vivants (évolution, mais aussi développement embryonnaire et vieillissement). C’est là l’incohérence fondamentale de la conception de l’être vivant comme machine actuellement dominante en biologie : à savoir le défaut d’articulation entre l’aspect conservatif qu’implique la machine et les dimensions de transformations, de renouvellement, de développement et d’évolution, qui font la spécificité des êtres vivants ; conservation et transformation sont séparées et opposées dans les conceptions actuelles, alors qu’elles sont en réalité manifestement complémentaires et étroitement imbriquées 1. Mais ce n’est certainement pas en généralisant le mécanisme de la sélection naturelle au niveau biochimique que l’on résoudra ce problème.

Car il faudrait d’abord déterminer quel est le phénomène fondamental spécifique aux êtres vivants. Or celui-ci n’est pas seulement de « maîtriser un flux de matière dans un espace délimité », c’est aussi et surtout le fait que ce flux de matière est assimilé par le métabolisme. La principale caractéristique d’un être vivant est qu’il est un corps qui forme lui-même sa propre substance à partir de celle qu’il puisse dans le milieu. Le processus d’assimilation est le phénomène fondamental, à la racine des différents autres phénomènes de la génération (régénération, reproduction, développement et évolution) qui distinguent radicalement et irréductiblement les êtres vivants objets inanimés et des machines.

« On n’a jamais vu une machine puiser dans son environnement de quoi se fabriquer un rouage, ou prendre un rouage à une autre machine et se l’incorporer ensuite d’elle-même dans son propre mécanisme en remplacement d’un rouage usé ou défectueux. De même, on n’a jamais vu une machine engendrer ou construire une autre machine semblable à elle-même. Ni non plus une machine capable de se transformer pour s’adapter à des circonstances nouvelles ou acquérir spontanément des fonctionnalités qu’elle ne possédait pas auparavant et qui induisent de nouveaux rapports avec son milieu. Une machine a forcément un constructeur et un pilote (fût-il un programme) qui sont nécessairement, en dernier ressort, d’origine humaine.

Si, bien sûr, il y a des mécanismes à l’œuvre dans le vivant, ce n’est pas pour autant que l’être vivant, en tant que totalité organique, est une machine. Car dans une machine, les rapports entre ses différents rouages sont fixes et déterminés de manière à transformer les flux de matière qui la traversent. Par contre, l’être vivant est une organisation matérielle capable, en incorporant les flux de matière qui la traversent, de se composer par elle-même : les rapports entre ses différents éléments sont dynamiques, ils peuvent se modifier et se recomposer pour former une nouvelle organisation. L’organisation de l’être vivant n’est pas construite une fois pour toutes, mais qu’elle se forme au travers du développement embryonnaire et de l’évolution. »

Bertrand Louart, Le vivant, la machine et l’homme, 2013.

Tous les mécaniciens qui entretiennent et réparent des moteurs savent que pour changer une pièce d’une machine, il faut la démonter – ce qui implique qu’elle n’est plus fonctionnelle le temps de la réparation.

Chez les êtres vivants, l’organisation est suffisamment redondante, fluide et dynamique pour pouvoir renouveler sa propre substance tout en restant “fonctionnelle”. C’est de cette extraordinaire capacité que provient la possibilité des êtres vivants à évoluer, c’est-à-dire de transformer leur propre organisation lorsqu’ils répondent à des circonstances nouvelles ou lorsqu’ils développent des organes et des fonctionnalités qu’ils ne possédaient pas auparavant et qui induisent de nouveaux rapports avec leur milieu.

C’est ce qui fait que l’être vivant est un sujet à part entière, ce qui échappera toujours aux classificateurs qui ne veulent voir en lui, de manière extrêmement réductrice, seulement qu’un objet « soumis à la sélection naturelle ».

La sélection naturelle toute-puissante

« On a dit que je parle de la sélection naturelle comme d’une puissance active ou divine ; mais qui donc critique un auteur lorsqu’il parle de l’attraction ou de la gravitation, comme régissant les mouvements des planètes ? Chacun sait ce que signifient, ce qu’impliquent ces expressions métaphoriques nécessaires à la clarté de la discussion. […] Au bout de quelque temps on se familiarisera avec ces termes et on oubliera ces critiques inutiles. »

Darwin, L’Origine des espèces, éd. de 1876.

Car la sélection naturelle est l’Alpha et l’Oméga du darwinisme. Sans la sélection naturelle, rien ne peut exister ni s’accomplir sur cette Terre ! Partout où le darwinien porte son regard, la sélection naturelle est à l’œuvre. Hors de la sélection naturelle, point de salut !

Lecointre semble vouloir définir l’être vivant comme une structure matérielle capable d’être sujette à la sélection naturelle parce que les êtres vivants sont des individus, donc des objets présentant des variations, et sont capables de transmettre ces variations à travers les générations.

Il reprend en cela, sans les mentionner, les travaux exposés par son collègue Chomin Chunchillos dans son ouvrage Les voies de l’émergence, introduction à la théorie des unités de niveau d’intégration (éd. Belin, 2014) où l’on peut lire le passage suivant :

« Une définition de l’être vivant

L’évolution par sélection naturelle est un bon critère pour définir les êtres vivants. Ces derniers seraient, précisément, ceux dont l’évolution est soumise à la sélection naturelle. Cette définition revient à caractériser les êtres vivants par leur capacité d’alimentation et de reproduction – deux propriétés traditionnellement liées au concept [sic !] d’être vivant, et qui sont également ce autour de quoi s’ordonne la lutte darwinienne pour l’existence, en tant qu’incluant la concurrence intra- et interspécifique pour les ressources trophiques, ainsi que la compétition reproductive. »

Chunchillos, Les voies de l’émergence, p. 72.

On se souvient en effet qu’un certain Charles Darwin avait expliqué la diversité et la variété des espèces par le mécanisme de la sélection naturelle, fondé sur la concurrence entre les individus pour les ressources rares (nourriture et partenaires sexuels). Plus de 150 ans plus tard, ces darwiniens en viennent donc tout naturellement à définir les êtres vivants comme des entités matérielles « dont l’évolution est soumise à la sélection naturelle ».

Ce qui amène Lecointre à la conclusion suivante :

« Un être vivant est alors une entité constituée au minimum de protéines globulaires. »

L’évolution, question d’actualité ?, p. 72.

Mettez des protéines globulaires dans un sac, et vous n’obtiendrez pas un être vivant. Pas plus qu’un tas de briques ne fait une maison, un tas de protéines ou d’enzymes ne fait un être vivant. D’ailleurs, les virus ne sont pas des êtres vivant – ils ne forment pas eux-mêmes leur propre substance – ils ne sont que des petits véhicules moléculaires pour des fragment d’ADN ou d’ARN qui nécessitent le métabolisme d’une cellule vivante pour être non pas reproduits (produits à nouveau) mais seulement dupliqués (produits à l’identique).

« Le premier être vivant, entendu comme une structure capable d’être sujette à la sélection naturelle, a du être une protéine globulaire, c’est-à-dire une chaîne d’acides aminés repliée sur elle-même. »

L’évolution, question d’actualité ?, p. 76.

Lecointre, qui poursuit partout les « intrusions spiritualistes en sciences », réintroduit ici le vitalisme, à moins que ce ne soit l’animisme : une molécule, un assemblage d’atomes, certes un peu complexe, serait douée de vie !

On a ici la démonstration par l’absurde de cette conception du vivant comme machine moléculaire soumise à la sélection naturelle : la vie n’est pas une propriété que l’on peut attacher à un objet matériel en vertu d’une définition arbitraire ; la vie est le produit d’un ensemble de processus physico-chimiques qui font qu’un objet matériel est un être vivant.

Lecointre et ses compères marchent sur la tête ! Ils ont encore une conception fixiste non de l’histoire des êtres vivant, mais de l’organisation même des êtres vivants.

Les êtres vivant ne sont pas des objets matériels « soumis » à la sélection naturelle, de ce sont des sujets actifs et sensibles capables d’utiliser des éléments relativement stables et abondants de leur milieu pour réaliser leur indépendance à l’égard des éléments aléatoires et rares qui les entourent. C’est en cela que réside leur autonomie, qui leur donne une certaine liberté par rapport aux contraintes extérieures.

Comme le dit Chunchillos, sans se rendre compte du caractère circulaire de son raisonnement, la sélection naturelle présuppose l’existence des phénomènes fondamentaux du vivant, l’assimilation et la reproduction, mais ne les reconnaît pas comme tels et les masque sous le travestissement de la « lutte pour l’existence », de la « concurrence pour la nourriture et la reproduction ». Autrement dit, la sélection naturelle présuppose ce qu’il s’agit d’expliquer et de comprendre et ce faisant elle empêche de comprendre et d’expliquer ce qu’elle présuppose :

« À vrai dire la théorie darwinienne, non en tant que telle, mais quand on entend tout tirer d’elle, y compris l’existence et la forme de la pensée elle-même, n’est pas un cas particulier de la loi générale de survie du stable, mais un sophisme sophistiqué, un avatar de l’erreur de pensée que dénonçait Husserl au début de ses Recherches logiques : l’erreur qui consiste à vouloir déduire les règles de la logique d’un principe d’évolution et d’adaptation, sans voir que la déduction mobilise d’emblée les principes qu’elle prétend fonder. Husserl n’a cessé, tout au long de son œuvre, de traquer cette erreur qui détraque la pensée moderne. »

Olivier Rey, “L’homme originaire ne descend pas du singe”,
revue Études n°4182, février 2013.

La sélection naturelle présuppose deux choses : la variation et la transmission de cette variation. Ceux qui expliquent tout par la sélection naturelle ne cherchent pas l’origine de ces étranges phénomènes inconnus aux machines, alors même qu’ils les attribuent à ce qu’ils considèrent comme des machines. Ils les expliquent donc par des causes étrangères à l’activité de l’organisme lui-même, puisque aucune machine n’est capable de les manifester : la variation est due au hasard des mutations génétiques et sa transmission est le fait de l’hérédité génétique, la transmission d’une substance stable et fixe (la molécule d’ADN) à travers les générations. Or, variation et hérédité sont en fait le produit de l’assimilation et de la reproduction, c’est-à-dire non pas seulement d’événements aléatoires et de la duplication/transmission d’une substance solide et figée, mais avant tout de processus organiques, le résultat de la dynamique interne propre à l’être vivant.

L’évolution par sélection naturelle est donc le plus mauvais critère pour définir les êtres vivants : il consiste à mettre la charrue avant les bœufs en occultant ce qu’elle présuppose et n’explique pas, la dynamique interne propre à l’être vivant. Il consiste à expliquer l’être vivant par les mécanismes supposés de l’évolution des espèces alors que cette évolution est en fait la conséquence et le produit de la nature très particulière des êtres vivants.

La lutte pour l’existence

« La lutte pour la vie [struggle for life], c’est l’ensemble des actes qui maintiennent en vie, qui maintiennent la vie. On est donc loin de la “loi du plus fort”, car la coopération fait aussi partie de cette “lutte”. »

L’évolution, question d’actualité ?, p. 21.

Dès que Lecointre pose son séant quelque part, il doit s’imaginer qu’il lutte vaillamment contre la gravitation universelle avec l’opportune coopération d’une arme redoutable que l’on appelle un siège. Quelle exaltation doit ressentir notre savant que se s’engager ainsi à chacun instant de sa vie dans des combats innombrables ! Quelles satisfactions renouvelées de remporter si courageusement ces luttes avec auprès de soi tant d’alliés aussi inattendus que prompts à l’entraide ! Pour Lecointre, tout est variation, tout est lutte, tout est évolution, donc tout est « soumis à la sélection naturelle » ; la sélection naturelle, c’est tout, son contraire et inversement.

Mais trêve d’ironie facile, et laissons-là ces enfantillages. Avec cette citation, on a l’illustration de ce que nous disions précédemment : la vie n’est rien, c’est la « lutte pour l’existence » qui est tout. Cette « lutte » présuppose l’activité autonome et la sensibilité propre des êtres vivants tout en les dissimulant derrière des « métaphores » confuses et trompeuses.

L’opposition entre compétition et coopération, lutte ou entraide, est un faux débat résultant de la projection sur le vivant des valeurs et des sentiments humains. Darwin en est bien conscient, mais préfère mettre l’accent sur la « lutte pour la vie », quitte à en faire une « métaphore » qui ajoute plus à la confusion qu’elle n’apporte de précision. Même un fixiste comme Pierre Flourens, successeur de Cuvier au Muséum national d’Histoire naturelle, en fera la remarque :

« Enfin, l’auteur se sert partout d’un langage figuré dont il ne se rend pas compte et qui le trompe, comme il a trompé tous ceux qui s’en sont servis. Là est le vice radical du livre. […] M. Darwin commence par imaginer une élection naturelle ; il imagine ensuite que ce pouvoir d’élire qu’il donne à la nature est pareil au pouvoir de l’homme. Ces deux suppositions admises, rien ne l’arrête ; il joue avec la nature comme il lui plaît, et lui fait faire tout ce qu’il veut. » 2

P. Flourens, Examen du livre de M. Darwin sur l’origine des espèces, 1864,
pp. 1-2 et 6.

Les végétaux luttent ou coopèrent-ils avec les minéraux ? Les animaux luttent ou coopèrent-ils avec les végétaux ? Les carnivores luttent ou coopèrent-ils avec les herbivores ? Et les bactéries, que font-elles ?

Bien sûr, l’existence même des êtres vivants implique qu’ils se mangent les uns les autres, que les uns vivent de la mort des autres. Mais cela signifie-t-il nécessairement lutte, compétition (Darwin), et donc « guerre de tous contre tous » (Hobbes) ? Ou au contraire entraide, coopération (Kropotkine), et finalement fraternité universelle ? Le caractère outrancier de ces deux alternatives montre qu’il s’agit bien de jugement de valeurs que nous projetons sur les êtres vivants à partir de nos propres expériences d’êtres humains.

Il est d’ailleurs étonnant de constater que les darwiniens (Lecointre en tête), si soucieux de dénoncer l’anthropocentrisme naïf qui consiste à mettre l’être humain au somment de l’évolution et à juger du caractère « inférieur » ou « supérieur » des êtres vivants à l’aune de nos capacités, reconduisent cette « métaphysique du conflit » si manifestement directement inspirée du comportement humain dans un contexte socio-historique bien particulier – la concurrence sur le marché libre et autorégulateur capitaliste – sans plus se poser de questions.

Pour qui ne s’attache pas à regarder un être vivant de manière isolée, mais considère le monde vivant dans sa généralité, il est évident qu’il y a avant tout interdépendance entre toutes les espèces.

Darwin est conscient de cette interdépendance, et en donne ça et là quelques exemples, mais qui restent de l’ordre de l’anecdote 3. Il ne parvient pas à en tirer de conclusion générale, et conclut son chapitre sur la lutte pour l’existence sur « notre ignorance sur les rapports mutuels entre tous les êtres organisés » 4. Ignorance qui selon lui laisse surtout le champ libre à leur interprétation en termes de struggle for life, moteur de la sélection naturelle – son invention et son fétiche.

Chez Lamarck, il n’y a rien qui corresponde à la destruction des espèces les unes par les autres, dans une concurrence de type darwinien. Pour lui, tout antagonisme entre animaux (le fait qu’ils se mangent les uns les autres), loin de conduire à la disparition d’espèces, ne fait que maintenir un équilibre, et donc préserver les espèces en évitant la prolifération des unes aux dépens des autres. Il observe (comme Kropotkine un siècle plus tard) que la rigueur des conditions climatiques peut contrer la prolifération de certaines espèces, et la maintenir dans des proportions compatibles avec l’équilibre général. Lamarck insiste plutôt sur l’interdépendance entre les différentes espèces en remarquant que les espèces de petite taille, qui ont une vie courte et prolifèrent aisément, sont mangées par des espèces de taille plus grande, qui ont une vie plus longue et se reproduisent plus lentement 5. Les antagonismes entre espèces, comme leur éventuelle coopération, ne font finalement que participer à l’« ordre de la nature » et à son maintien. Avec Lamarck, nous sommes loin de la « lutte pour la vie » entre des individus et plus proche d’une préoccupation du XVIIIe siècle qui est celle de l’économie de la nature (nous dirions aujourd’hui écologie, plutôt qu’économie).

Les deux thèses ne sont pas forcément contradictoires, et celle de Lamarck n’est pas la plus invraisemblable. En effet, les écosystèmes, par les multiples interactions de leurs composants, possèdent une assez grande stabilité, tant que les perturbations ne dépassent pas un certain degré ; et, lorsque ce seuil est franchi, ils varient alors rapidement pour se stabiliser en un autre état. La thèse darwinienne d’une modification progressive des espèces par « lutte pour la vie » entre individus ne paraît plus convaincante qu’à première vue, en négligeant la complexité des interactions dans l’écosystème 6.

La biologie gagnerait donc beaucoup à se défaire de ces « métaphores » darwiniennes et de toute la rhétorique trompeuse qui va avec.

Confusionnisme intéressé

Mais Lecointre, bien loin de clarifier les idées, reprend en les radicalisant toutes les couleuvres d’un darwinisme ultra-orthodoxe :

« Le phénomène de l’adaptation est la stabilisation, dans une population, d’une variation avantageuse. Si elle est avantageuse, c’est en fonction des contraintes du milieu, et cela se mesure en nombre de descendants. »

L’évolution, question d’actualité ?, p. 27

Si l’on comprend bien, les individus qui cumulent le plus « d’avantages » (fitness) sont définis comme tels par le nombre plus grand de descendants qu’ils produisent. Mais ce dernier critère est supposé être la conséquence de la compétition inhérente aux contraintes imposées par le milieu. Nous sommes donc ici face à un raisonnement circulaire, où l’on mesure la réalité d’une notion à l’aide de ses conséquences supposées.

Un peu comme si l’on prétendait que le métro arrive sur le quai parce qu’il y a de plus en plus de personnes à l’attendre, et que l’on vérifiait cette théorie en mesurant le nombre de personnes sur les quais au moment où il arrive : la corrélation – en l’occurrence souvent vérifiée – ne signifie pourtant pas causalité directe. Lecointre nous sert ici cette logique du joueur de bonneteau qui fait tout le charme de la rhétorique darwinienne…

Un cheval de bataille de Lecointre est aussi de prétendre qu’il n’y a pas de complexification des êtres vivants au cours de l’évolution 7 :

« Comme il n’y a pas progrès, il n’y a pas non plus de régression. Simplification s’oppose à complexification. Comme on ne sait pas mesurer la complexité en biologie, on ne sait pas non plus mesurer la simplification. »

L’évolution, question d’actualité ?, p.43

La complexification des êtres vivants étant une notion qualitative, liée aux diverses facultés des êtres vivants, il est en effet difficile de la mesurer quantitativement. En cela, il s’inscrit dans la droite ligne de son maître à penser :

« Mais nous abordons ici un sujet fort compliqué, car les naturalistes n’ont pas encore défini, d’une façon satisfaisante pour tous, ce que l’on doit entendre par un “progrès de l’organisation”. Pour les vertébrés, il s’agit clairement d’un progrès intellectuel et d’une conformation se rapprochant de celle de l’homme. »

Darwin, L’Origine des espèces, 1876.

Pourtant Lamarck avait déjà fort bien exposé ce que l’on pouvait « entendre par un progrès de l’organisation » cinquante ans auparavant. A côté de la différenciation adaptative, que seule veulent voir les darwiniens, les êtres vivants développement également des organes et des fonctions nouvelles qui leur permettent d’avoir des rapports plus subtils avec leur milieu, ce que l’on désigne sous le terme général de complexification. Darwin, et les darwiniens a sa suite, ne parviendront pas à intégrer cette seconde tendance à leurs théories, faute d’une compréhension de la nature des êtres vivants 8. La biologie de l’évolution a donc beaucoup progressé en 150 ans de darwinisme…

Mais Lecointre est encore plus radical que Darwin lui-même et que Gould, qui en reconnaissaient l’existence, puisqu’il prétend que c’est la complexification elle-même qui n’existe pas. Maniant avec dextérité cette logique du joueur de bonneteau qui lui est si chère, il semblerait que pour lui, ce qui n’est pas mesurable ne mérite même pas que l’on s’y intéresse un tant soit peu et que l’on puisse faire comme si cela n’existait pas. Pour Lecointre, cette complexification n’est donc que la projection de jugements de valeur anthropocentristes sur l’évolution du vivant, mettant l’accent sur nos propres caractéristiques.

Pourtant, s’il n’y avait eu que la tendance à la diversification adaptative à l’œuvre dans l’évolution, nous en serions toujours à l’âge des bactéries, et encore celles-ci sont déjà beaucoup plus complexes que les plus simples des êtres vivants apparus à l’origine de la vie.

Tout occupé à recenser ce que « les êtres vivants ont (structures), et non ce qu’ils font (fonctions) », Lecointre passe totalement à côté des relations qu’ils entretiennent avec leur milieu :

« L’existence des êtres vivants, à la différence des autres corps, ne va pas de soi – contrairement à celle d’un rocher, d’une table ou d’une montre qui peuvent persister dans leur être sans avoir besoin de rien. La persistance des êtres vivants est étroitement dépendante des relations qu’ils entretiennent avec leur environnement : c’est uniquement grâce aux échanges avec le milieu, à l’assimilation des éléments de ce milieu (eau, air, nourriture, etc.) que les organismes peuvent exister et persister dans leur nature d’êtres vivants. Ce qu’ils font, la manière dont ils entrent en relations avec le milieu, est aussi important que ce qu’ils ont, les organes grâce auxquels ils effectuent ces relations. Et donc, les organes et les facultés qui leur permettent d’entrer en relation avec les éléments nécessaires à leur survie sont plus importants – d’abord pour l’être vivant lui-même – que d’autres traits ou caractéristiques – que nous seuls, en tant qu’êtres dotés des “facultés plus éminentes”, sommes capables de discerner grâce à nos moyens d’observation et d’analyse. »

Bertrand Louart, Le vivant, la machine et l’homme, 2013.

Incapable d’intégrer cette complexification dans le mécanisme de la sélection naturelle, l’évolutionnisme darwinien n’est qu’un simple transformisme, comme en témoigne Lecointre qui là encore radicalise à l’extrême les idées de Darwin :

« Ainsi, toute variation est déjà évolution. Le fait que tous les visages rencontrés dans la rue sont différents est déjà un fait d’évolution. »

L’évolution, question d’actualité ?, p. 35 (souligné par l’auteur).

Puisque les créationnistes ne veulent voir nulle part d’évolution, les darwiniens la verront partout !

Mais si l’évolution désigne n’importe quel variation, y compris les variations non transmissibles (certains traits généraux du visage sont paraît-il d’origine génétique, mais certainement pas leurs variations avec l’âge), alors le mot évolution ne veut plus rien dire du tout.

Ni vu ni connu, je t’embrouille ! Notre joueur de bonneteau a fait disparaître discrètement ce qu’il prétendait nous faire trouver à la fin de toutes ses manipulations aussi compliquées qu’inutiles…

Révisionnisme historique

L’ouvrage de Lecointre est paru en octobre 2014, pour en quelque sorte commémorer les vingt ans de la création de la Grande Galerie de l’Évolution du Muséum national d’Histoire naturelle. Là encore, notre joueur de bonneteau professionnel va, par d’habiles subterfuges, faire disparaître certaines réalités qui ne cadrent pas avec sa vision idéalisée de « la Science »…

Lamarck oublié

Alors que divers naturalistes et autres scientifiques y sont nommés, on cherchera en vain sous la plume de notre auteur 9, le nom d’un certain Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829). Peut-être, puisque Lecointre semble l’ignorer, faut-il rappeler brièvement ce qu’a réalisé ce personnage dans les sciences naturelles.

Outre le fait d’avoir inventé la biologie en tant que science à part entière en 1802, d’avoir publié en 1809 (soit un demi-siècle avant Darwin) une théorie matérialiste des êtres vivants qui a pour conséquence une théorie sur l’évolution des espèces, d’avoir réalisé la classification des invertébrés (soit 90% du règne animal), Lamarck est un des savants qui durant la Révolution Française a contribué à transformer les Jardins du Roi en l’actuel Muséum national d’Histoire naturelle dans lequel un certain Guillaume Lecointre, de nos jours, continue ce travail de classification des espèces.

Peut-être Lecointre va-t’il enfin faire déboulonner la statue de Lamarck qui orne la grande entrée du Muséum national d’Histoire naturelle ? Car c’est, à n’en pas douter, un monument dont la seule existence porte atteinte, chaque jour que Darwin règne, à son honnêteté intellectuelle.

L’héritage de Darwin

A propos d’honnêteté intellectuelle, en voici un autre échantillon particulièrement éloquent, toujours extrait de son ouvrage :

« DARWIN N’A-T-IL PAS MENÉ AU NAZISME ?

Il existe un malentendu assez marqué sur l’héritage darwinien. Dans ses livres scientifiques, Charles Darwin élabore un travail théorique dans le champ des sciences naturelles. En cela, il fait preuve à son époque d’une grande indépendance scientifique vis-à-vis du devoir-dire social et religieux. En même temps, il adopte une grande prudence. Dans sa correspondance, qui a un autre statut que celui des livres et des articles, il émet aussi des idées. C’est ainsi que l’on connaît ses opinions anti-esclavagistes et progressistes. Tout au long de son œuvre, on découvre que le concept de sélection naturelle est complexe, et que la coopération y trouve sa place comme la compétition.

Ce n’est pas Darwin qui fonde l’évolutionnisme philosophique destiné à justifier le laisser-faire libéral de l’Angleterre victorienne. C’est l’un de ses contemporains, Herbert Spencer. Spencer puise dans Darwin des éléments dissociés de leur contexte, pour construire un édifice qui n’a pas les caractéristiques d’un travail scientifique.

Darwin n’a jamais prôné l’eugénisme. C’est Francis Galton qui le fit, par les mêmes procédés de pseudo-justification. Il est absurde de rejeter le travail scientifique d’un auteur parce que d’autres l’ont utilisé à tort et à travers en dehors des sciences.

Le dignitaire nazi Heinrich Himmler a récupéré la dérive des continents d’Alfred Wegener pour victimiser la « science aryenne » face à la science américaine qualifiée de science juive. En effet, juste avant la guerre, Wegener n’avait toujours pas convaincu la Société américaine de géologie de la justesse de ses idées sur la dérive des continents. Mais il n’avait aucune sympathie pour les nazis, et il est mort en 1932, peu avant leur prise de pouvoir. Dit-on que la dérive des continents a mené au nazisme ? Et pour éviter que cela recommence, faut-il que la dérive des continents soit fausse ? De même, si Adolf Hitler puise des prétextes à son idéologie dans les sciences naturelles, ce ne sont pas les sciences naturelles qu’il faut incriminer, mais les déterminants historiques, sociaux, politiques et idéologiques de ses écrits et de ses actes. »

G. Lecointre, L’évolution, question d’actualité ?, pp. 103-104.

A peu près tout ce qui est dit là est faux, mensonger et trompeur.

Les origines idéologiques

• Prétendre que Darwin fait preuve d’une « grande indépendance scientifique vis-à-vis du devoir-dire social et religieux » est pour le moins comique.

De nombreux historiens anglo-saxons, que l’on ne peut guère soupçonner d’être anti-darwiniens, ont mis en évidence les sources d’inspirations bien peu « scientifiques » de Darwin.

Darwin le dit lui-même dans son Autobiographie : sa démarche intellectuelle tout entière imprégnée de la Théologie naturelle (1803) du pasteur William Paley (1743-1805) qu’il avait assidûment potassé lors de ses études de théologie à Cambridge : dans L’Origine des espèces, Darwin s’oppose en permanence à l’idée des « créations spéciales », c’est-à-dire à ce que nous appellerions aujourd’hui le créationnisme, selon lequel Dieu a créé chaque espèce séparément, pour ainsi dire de sa propre main.

Le paléontologue américain Stephen Jay Gould (1941-2002) a été frappé par la correspondance entre la structure de l’argumentation de Darwin et celle de Paley, et conclut :

« Cette influence, et le désir de renverser le système de Paley, a persisté tout au long de la carrière de Darwin. »

Stephen Jay Gould, La structure de la théorie de l’évolution, 2002 ;
trad. éd. Gallimard, 2006, pp. 173-174.

Autrement dit, Darwin ne cherche pas à comprendre les phénomènes de la nature, l’existence des êtres vivants et leur diversité, pour eux-mêmes ; au contraire, il combat une idéologie, l’idée d’une intervention divine dans la création des espèces, et fait donc un ouvrage avant tout antithéologique. D’ailleurs, dans son Autobiographie, il ne parle de ses travaux scientifiques que dans la perspective de son rapport à ses croyances religieuses.

Dans L’Origine des espèces, Darwin ne s’est pas caché d’avoir trouvé chez le pasteur Thomas Robert Malthus (1766-1834) et son Essai sur le principe de population (1798) – qui n’est pas l’ouvrage d’un naturaliste, mais un plaidoyer ultra-libéral en faveur de l’abolition des lois d’assistance aux pauvres – le moteur de la sélection naturelle : les êtres vivants se multiplient en proportion géométrique (par multiplication) tandis que les ressources alimentaires ne peuvent croître qu’en proportion arithmétique (par addition) ; il y a donc nécessairement « lutte pour la vie ». Mais les « multiplications » de Malthus, qui sont sensées engendrer une surpopulation chronique – le moteur de la sélection naturelle –, n’existent que sur le papier ; c’est un modèle numérique avant l’heure, c’est-à-dire une construction intellectuelle conçue spécialement dans le but d’illustrer et soutenir les thèses sociales et politiques de Malthus 10.

Darwin élabore sa théorie sur la formation des espèces en puisant des éléments idéologiques dans les réflexions liées au contexte politique, économique et social de son temps et en les projetant sur le monde vivant. Ces emprunts sont fait pour l’essentiel à des théologiens, des pasteurs et d’autres moralistes dissertant sur la nouvelle forme d’économie politique qui émerge au moment où Darwin fait ses études, son voyage et rédige son ouvrage majeur : le capitalisme industriel avec sa concurrence sur un marché « libre et auto-régulateur », en réalité fondé sur l’expropriation et une dépossession sans précédent des classes populaires 11.

Un thuriféraire du darwinisme comme Stephen Jay Gould donne de nombreux exemples de tout cela (avec références à l’appui) dans sa monumentale synthèse La Structure de la théorie de l’évolution. Ce qui ne l’empêche pas de justifier ces emprunts extra-scientifiques ainsi :

« Nous sommes les héritiers de Darwin et d’une école anglaise de l’adaptation et du fonctionnalisme bien plus ancienne que la théorie de l’évolution. On peut comprendre la thèse cruciale de Darwin sur la créativité de la sélection naturelle (et les notions en découlant : gradualisme, adaptationnisme, et isotropie des variations) comme un système ayant prioritairement pour objectif de défendre cette façon vénérable et rationnelle d’envisager la nature et le changement. Pour beaucoup d’évolutionnistes, ces idées se situent bien trop près du noyau fondamental des notions qu’ils ont profondément assimilés et qui leur sont à présent largement inconscientes, pour qu’ils puissent les remettre en question ou même les reconnaître expressément comme des propositions pouvant être discutées. »

S.J. Gould, La Structure de la théorie de l’évolution, p. 228.

Voyez comme Charles Darwin est admirable : il a révolutionné les idées de son temps à l’aide d’un ensemble d’idées traditionnelles, aussi vénérables que rationnelles ; il a renversé un ordre ancien tout en en conservant les fondements idéologiques ! Bref, il a réalisé l’alliance de la tradition et de la modernité, comme on dit chez les camelots des entreprises !

Il est regrettable qu’à cette occasion Gould ne discute pas l’origine des idées de cette fameuse « école anglaise de l’adaptation et du fonctionnalisme » qu’il a pourtant rappelée dans les pages précédentes [La Structure de la théorie de l’évolution, pp. 169-198]. Cette dernière n’a rien de scientifique, mais est au contraire toute entière imprégnée de spéculations sur la théologie et l’économie politique dans une optique protestante et libérale. Il est assurément plus simple de dire qu’elles sont « largement inconscientes » et ne peuvent donc êtres discutées. Mais il est comique de voir Gould, qui ne manque jamais de pourfendre – à juste titre – le « préjugé culturel en faveur du progrès », se faire ici l’avocat des préjugés culturels des évolutionnistes anglo-saxons en faveur de « l’adaptation et du fonctionnalisme » à l’aide de… l’argument d’autorité !

Une vision scientiste

― Pourquoi tenter de dissimuler tout cela au public français ?

On sent que Lecointre veut à toute force donner une image des « sciences naturelles », et plus particulièrement de la doctrine de Darwin, comme étant vierges de toutes contaminations idéologiques et spirituelles. Pourtant, la biologie, plus que tout autre science a été et est encore traversée par ces enjeux, pour la simple et bonne raison que nous sommes nous-mêmes des êtres vivant. Mais en bon scientiste, pour Lecointre « la Science » 12 – Objective et Neutre – est forcément au-dessus de ces vulgaires considérations terrestres et humaines…

Spencer responsable ?

• Lecointre accuse Herbert Spencer (1820-1903) d’être à l’origine du darwinisme social ; reste donc à savoir pourquoi on ne parle pas de « spencerisme social » ! Cette accusation n’est certes pas complètement fausse.

Mais pour lui faire justice, il faudrait ajouter que Spencer est aussi à l’origine de l’évolutionnisme darwinien, et cela à son grand regret. Car Darwin emploie très rarement le mot évolution dans toute son œuvre, il lui préfère l’expression « descendance avec modification ». Par contre, c’est Spencer qui à partir de 1850, emploie le terme évolution dans le sens que nous lui donnons actuellement.

Spencer estime, à la fin de sa vie qu’il s’est fait en quelque sorte voler le terme d’évolution par Darwin, car dans l’esprit du public, la sélection naturelle est devenue synonyme d’évolution, alors qu’en fait les deux choses sont différentes :

« On voit à présent combien l’idée que le vulgaire se fait de l’évolution diffère de la vraie. La croyance régnante est doublement erronée, elle contient deux erreurs emboîtées. C’est à tort que l’on admet que la théorie de la sélection naturelle ne fait qu’un avec celle de l’évolution organique ; c’est à tort encore qu’on suppose que la théorie de l’évolution organique est identique à celle de l’évolution en général. On croit que la transformation tout entière est renfermée dans une de ses parties, et que cette partie est renfermée dans un de ses facteurs. »

H. Spencer, Le principe de l’évolution, 1895.

Darwin, avec la sélection naturelle et la « descendance avec modification » s’était proposé un but plus modeste : expliquer la diversité adaptative des espèces, expliquer comment les espèces se forment, leur origine et non leur évolution 13. L’évolution, selon Spencer et d’autres évolutionnistes, implique autre chose qu’une simple différenciation adaptative des espèces 14.

Darwinisme social

Pour revenir à la question de l’application de la sélection naturelle à la société humaine et au darwinisme social, Lecointre nous dit que dans sa correspondance Darwin exprime ses « opinions anti-esclavagistes et progressistes ». Darwin est en effet anti-esclavagiste. Mais que veut dire exactement « progressiste » à la fin du XIXe siècle, lorsque l’on est un bourgeois rentier confortablement installé dans la banlieue de Londres et membre de la bonne société anglaise ?

Heinrich Fick (18221895) était un professeur de droit à l’université de Zurich (Suisse). En 1872, il envoie à Darwin une copie d’une conférence qu’il a donné dans cette université, dans laquelle il déplore que la conscription mobilise les éléments les plus vigoureux, retardant leur mariage et les exposant à la mort sur le champ de bataille. En conséquence, il suggère que le gouvernement impose des restrictions au mariage pour ceux qui échappent à la conscription et qui, étant plus faibles et moins exposés à mourrir jeunes, ont plus de chances d’avoir des enfants et risquent ainsi de contribuer à la dégénérescence de la population.

C’est donc très clairement du darwinisme social, l’application de la logique de la sélection naturelle à la société. Voici ce que répond Darwin :

« J’aimerais beaucoup que vous trouviez l’occasion de discuter d’un point attenant, s’il a une pertinence sur le continent – a savoir la règle réclamée par tous nos Syndicats ouvriers que tous les travailleurs – les bons et les mauvais, les forts et les faibles – devraient tous travailler le même nombre d’heures et recevoir le même salaire. Les syndicats s’opposent également au travail à la pièce – en bref à toute compétition. Je crains que les Sociétés Coopératives, que beaucoup considèrent comme le principal espoir pour l’avenir, n’excluent pareillement la compétition. Cela me semble un grand dommage pour le progrès futur de l’humanité. – Néanmoins, sous n’importe quel système, les travailleurs sobres et prévoyants seront avantagés et laisseront plus de descendants que les ivrognes et les insouciants. »

Lettre de Darwin à Heinrich Fick du 26 juillet 1872 15.

Assurément, Darwin semble se soucier du « progrès futur de l’humanité » en renforçant partout les conditions d’une compétition qui réalise la sélection des plus aptes et favorise leur reproduction… Quant aux Sociétés Coopératives et aux syndicats, qu’elle place notre bourgeois rentier compte-t-il leur laisser ?

Dans sa jeunesse, lors de son voyage autour du monde, Darwin avait été révolté par les traitements infligés aux esclaves, mais cela ne l’a pas amené pour autant à s’opposer à la tyrannie de la « concurrence libre et non faussée » qui réduisaient à la famine les ouvriers au chômage dans l’Angleterre industrielle de la fin du XIXe siècle. Ce n’est certes pas Darwin, à proprement parler, qui « fonde l’évolutionnisme philosophique destiné à justifier le laisser-faire libéral » comme dit Lecointre, mais on doit quand même bien admette que son « progressisme » ne semble pas vraiment l’avoir amené à s’y opposer.

Darwin eugéniste

• Lecointre prétend que « Darwin n’a jamais prôné l’eugénisme ». Pourtant, dans son ouvrage de 1871, on peut lire ceci :

« Chez les sauvages, les individus faibles de corps ou d’esprit sont promptement éliminés, et les survivants se font ordinairement remarquer par leur vigoureux état de santé. Quant à nous hommes civilisés, nous faisons, au contraire, tous nos efforts pour arrêter la marche de l’élimination ; […]. Les membres débiles des sociétés civilisées peuvent donc se reproduire indéfiniment. Or, quiconque s’est occupé de la reproduction des animaux domestiques sait, à n’en pas douter, combien cette perpétuation des êtres débiles doit être nuisible à la race humaine. […] Nous devons donc subir, sans nous plaindre, les effets incontestablement mauvais qui résultent de la persistance et de la propagation des êtres débiles. »

Ch. Darwin, La descendance de l’homme et la sélection sexuelle,
éd. Reinwald, 1891. chapitre V, pp. 144-145.

« L’homme étudie avec la plus scrupuleuse attention le caractère et la généalogie de ses chevaux, de son bétail et de ses chiens avant de les accoupler ; précaution qu’il ne prend que rarement ou jamais peut-être, quand il s’agit de son propre mariage. […] Les deux sexes devraient s’interdire le mariage lorsqu’ils se trouvent dans un état trop marqué d’infériorité de corps ou d’esprit ; mais, exprimer de pareilles espérances, c’est exprimer une utopie, car ces espérances ne se réaliseront même pas en partie, tant que les lois de l’hérédité ne seront pas complètement connues. Tous ceux qui peuvent contribuer à amener cet état de choses rendent service à l’humanité. »

Ch. Darwin, La descendance de l’homme et la sélection sexuelle,
éd. Reinwald, 1891. Conclusion, p. 676.

Si l’on comprend bien le raisonnement, dans la mesure où les « lois de l’hérédité » ne sont pas connues, Darwin estime que des mesures eugénistes, nécessaires pour protéger la « la race humaine » de la dégénérescence, resteront inefficaces. Mais il semble évident qu’à partir du moment où elles seront connues (ou que l’on croira les connaître), il pense que de telles mesures seront tout à fait utiles et mêmes indispensables pour prévenir cette dégénérescence.

Ceci dit, il est exact que Darwin n’a jamais, à proprement parler, prôné l’eugénisme, puisque le mot n’existait pas de son vivant (son cousin Francis Galton le crée en 1883, un an après sa mort). Mais ses déclarations sur ce sujet sont en tout points semblables à toute la rhétorique eugéniste qui sera déployée par la suite.

Un de ses fils, Léonard Darwin (1850-1943), deviendra président de la British Eugenics Society et sera un actif propagandiste de l’eugénisme sur la base de ce genre d’arguments 16. Voici la conclusion d’un de ses ouvrages :

« Le programme eugénique est basé sur la science pure. Mais c’est dans la religion – j’entend par là toutes les aspirations de l’homme vers un idéal – que l’eugénique doit trouver la force motrice nécessaire à la lutte pour le progrès humain, lutte à laquelle la nation doit faire face. »

Léonard Darwin, Qu’est-ce que l’eugénique ?, éd. Felix Alcan, 1931.

Preuve, s’il en était besoin, que l’effet réversif de l’évolution ® Patrick Tort n’est pas héréditaire…

Une science innocente ?

― Lecointre est fort discret sur l’eugénisme.

Il ne nous dit malheureusement pas quels sont, selon lui, « les déterminants historiques, sociaux, politiques et idéologiques » qui ont fait la fortune de l’eugénisme à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. On cherchera en vain dans la prose de Lecointre une quelconque indication ou référence à ce sujet. Tout au plus précise-t-il à propos de Darwin :

« Il est absurde de rejeter le travail scientifique d’un auteur parce que d’autres l’ont utilisé à tort et à travers en dehors des sciences. »

Le problème est que l’eugénisme n’était pas « en dehors des sciences », du temps de Galton et parfois jusque bien après la Seconde Guerre Mondiale, mais était bel et bien une science à part entière, reconnue comme telle avec des instituts de recherche, des revues avec comités de relecture, ses colloques internationaux, etc. Science soutenue par la communauté scientifique de l’époque : c’est une branche de la génétique des populations appliquée à l’être humain et à ce titre alors promise à un brillant avenir.

Mais Lecointre préfère parler de la géologie, cela lui évite d’avoir à parler de ce que les « sciences naturelles » – et la communauté scientifique qui donnait vie et contenu à ces sciences –, à la même époque, soutenaient en la matière.

Plus soucieux de laver Darwin de toute tache que de réellement comprendre « les déterminants historiques, sociaux, politiques et idéologiques » et aussi et surtout scientifiques à l’origine des politiques eugénistes, par ce tour de passe-passe, Lecointre passe ainsi sous silence les centaines de milliers de victimes de l’eugénisme à travers le monde, depuis les premières mesures adoptés aux États-Unis en 1907, jusqu’aux dernières abolies en 1976 en Suède. Car ces victimes n’ont pas été le fait des seuls nazis, mais bien également d’États démocratiques ayant parfois une législation sociale avancée 17.

Lecointre ne recule devant aucun sacrifice pour sauver de la disgrâce la réputation et la respectabilité de son grand homme favori, et à travers lui, celle des « sciences naturelles » dont il est un éminent représentant : aux poubelles de l’histoire, l’eugénisme et ses victimes ! Tout cela n’était pas scientifique ! Circulez, il n’y a rien à voir !

Dans le Guide critique de l’évolution (Lecointre dir., Fortin, Le Louarn Bonnet, Guillot, éd. Belin, 2009), l’eugénisme était déjà expédié en quelques phrases péremptoires :

« Cette posture [sic !] [l’eugénisme] sied aux opinions conservatrices, puisqu’en reléguant à la fatalité génétique les manifestations diverses de la pauvreté, de la criminalité et des incapacités individuelles, elle omet de s’interroger sur les conditions sociales d’accès à l’épanouissement personnel et évite de questionner globalement le partage des richesses, le tout étant légitimé par un scientisme qui, à l’époque, outrepassait souvent le strict champ de l’accroissement des connaissances objectives. »

Guide critique de l’évolution, p. 131.

Manque de chance, l’équation « eugénisme = conservateurs + fascistes » est incomplète. Car il se trouve que la plupart des « progressistes » ont également soutenu cette doctrine. Par exemple, l’éminent biologiste et socialiste Sir Julian Huxley n’hésitait pas à déclarer :

« Une fois pleinement saisies les conséquences qu’impliquent la biologie évolutionnelle, l’eugénique deviendra inévitablement une partie intégrante de la religion de l’avenir, ou du complexe de sentiments, quel qu’il soit, qui pourra, dans l’avenir, prendre la place de la religion organisée. »

J. Huxley, L’homme, cet être unique, 1941 ;
trad. fr. éd. Oreste Zeluck, 1948, p. 47.

En 1939, il sera un des biologistes à l’origine du Manifeste des généticiens signé par de grands noms de la biologie de l’époque comme Theodosius Dobzhansky, J.B.S. Haldane, Hermann J. Müller, Conrad H. Waddington. Ce manifeste prône un eugénisme « de gauche », où l’amélioration des conditions sociales est présentée comme la condition de la réussite et de l’efficacité d’une politique eugéniste 18.

Probablement parce que l’idée d’eugénisme, même de gauche, était devenue un peu trop sulfureuse après la révélation des programmes nazis de sélection des géniteurs et génitrices pour créer et développer une race aryenne pure (lebensborn) et d’extermination des « êtres inférieurs » (untermench) – qui concernait aussi bien les juifs, les slaves, les tziganes que les asociaux, les homosexuels et les handicapés –, Julian Huxley invente en 1957 le terme de transhumanisme pour désigner son idée d’amélioration des performances humaines 19.

Quant à Hermann J. Müller, sympathisant communiste, il avait proposé à Staline dans les années 1930 un programme d’eugénisme positif pour la Russie soviétique 20. Sa mise en œuvre fut empêchée par l’avènement à la tête de la biologie soviétique d’un certain Trofim D. Lyssenko, farouchement opposé à la génétique occidentale…

Associer l’eugénisme au seul Hitler est donc un épouvantail bien commode pour dissimuler combien les sciences naturelles et la communauté des biologistes étaient impliquées dans ces idéologies scientifiques…

A la recherche de la vérité ?

• L’attitude de Lecointre en ces matières porte un nom, c’est du révisionnisme historique : Lecointre réécrit l’histoire à sa convenance en faisant disparaître les aspects qui ne cadrent pas avec sa vision idéologique de la science.

« Est-il besoin de rappeler qu’il n’y a pas de rapport entre l’œuvre du scientifique Charles Darwin et ces politiques désastreuses ? Or on trouve aujourd’hui encore des écrits qui présentent Darwin comme activement responsable de la propagation de ces idées. Le fait qu’il ait lu Malthus le rendrait automatiquement acteur et responsable des errements de Galton et Spencer, et même pour certain d’Hitler. L’histoire des sciences en tant que discipline scientifique mérite mieux que cela. »

Guide critique de l’évolution, p. 131 (souligné dans le texte).

Notons au passage que personne ne prétend que Darwin est « activement responsable » ou serait « automatiquement acteur et responsable » des théories eugénistes et du racisme scientifique qui pour l’essentiel se sont développées après sa mort. Soyons bien clairs à ce propos : imputer la responsabilité des exactions et crimes commis au nom de l’eugénisme, du racisme scientifique ou du darwinisme social à Darwin, tout comme imputer la responsabilité des exactions et crimes commis au nom du communisme à Marx et Engels, est une absurdité ; les personnes sont responsables de leurs seuls propos et de leurs seuls actes, pas de ceux que l’on prétend commettre en leur nom ou au nom de leurs idées, d’autant plus si cela se passe après leur mort. Mais ce qui est fondamentalement malhonnête, c’est de dissimuler les propos gênant d’un personnage historique au prétexte de vouloir le laver de toute responsabilité dans la genèse des idéologies qui ont entraîné ces exactions et ces crimes.

Un scientifique comme Lecointre devrait pourtant être attaché à la recherche de la vérité…

Notons aussi que Darwin ne s’est pas contenté de « lire » Malthus : il dit explicitement dans l’introduction de L’Origine des espèces que la sélection naturelle est « la doctrine de Malthus appliquée à tout le règne animal et à tout le règne végétal ».

Un scientifique comme Lecointre devrait pourtant être attaché à l’exactitude et à la précision…

Enfin, à propos d’Hitler, cette citation fait allusion au titre de l’ouvrage d’André Pichot, La société pure, de Darwin à Hitler (éd. Flammarion, 2000) qui détaille les peu reluisantes collusions de nombreux biologistes avec les doctrines eugénistes et racistes. De la part d’un scientifique comme Lecointre n’est-il pas absurde de rejeter le travail historique d’un auteur parce que ses conclusions, basées sur de très nombreux faits et une documentation très détaillée, ne cadrent pas avec l’image pure et désintéressée que l’on veut a toute force donner des sciences naturelles au public ?

• Qu’est-ce qui est vraiment important dans toute cette histoire ?

Est-ce de laver l’image de Darwin de toute compromission dans le mauvais usage qui a été fait par la suite de ses idées ? Ou bien est-ce de comprendre pourquoi une société s’est emparée de telles idées pour justifier ces exactions et ces crimes ?

A considérer l’insistance de Guillaume Lecointre et son compère Patrick Tort (l’hagiographe officiel du darwinisme en France) à nous brosser le portrait d’un Darwin humaniste et sympathique, en réinterprétant ses écrits et prises de position de manière à en gommer toute ambiguïté et toute part d’ombre, la réponse est claire et évidente.

Assurément, cela doit faire une belle jambe aux victimes de l’eugénisme, du racisme scientifique et du darwinisme social de savoir qu’ils ont été le produit de la mauvaise interprétation d’une doctrine fondamentalement humaniste et généreuse ! Ces centaines de milliers de gens doivent leur en être reconnaissant de savoir maintenant que le grand homme Darwin n’était finalement pour rien dans leurs souffrances et leur mort…

Répandre le culte de la personnalité pour Darwin, et la révérence pour ses idées, voici donc ce qui importe avant tout aux yeux de Lecointre & Tort. Comprendre l’histoire ne les intéresse pas ; ce n’est peut-être pas une tâche assez « scientifique » ? Pourtant, cette analyse historique et critique, un certain André Pichot, épistémologue et historien des sciences au CNRS, l’a réalisée à travers ses différents ouvrages. Ce travail d’élucidation historique, Lecointre & Tort préfèrent le passer sous silence et le dénigrer insidieusement 21.

Est-ce vraiment cela, ce révisionnisme historique et cette occultation de la critique, que mérite, selon Lecointre, l’histoire des sciences en tant que discipline scientifique ?

Dans la partie de la bibliographie consacrée à l’histoire des sciences de son Guide Critique, à côté des ouvrages de ses petits copains, on peut trouver une référence au hors série du magazine Télérama consacré à Darwin en 2009. Et pourquoi pas citer Charlie Hebdo, tant qu’on y est ? 22

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Un obscurantiste scientiste

« On entre pas en science en voulant démontrer une vérité dogmatique. L’attendu est de tester honnêtement des hypothèses. La posture scientifique attend de vous que vous soyez ouvert à la surprise. »

G. Lecointre, L’évolution, question d’actualité ?, p. 103.

Certainement Lecointre n’est pas « entré en science » comme on entre dans les ordres : pour révérer une « vérité dogmatique ». Car, c’est bien connu, on ne naît pas doctrinaire ni fanatique, on le devient. Mais si l’on « entre pas en science » dans cet état d’esprit, c’est pourtant bien ainsi – comme dans toute institution fondée sur une hiérarchie – que l’on y reste et que l’on s’y maintient : en établissant le dogme par cooptation, en occultant les critiques fondées au profit de la lutte contre d’insignifiantes (mais ô combien plus médiatiques) « intrusions spiritualistes en sciences », en faisant réciter la vulgate au public par l’intermédiaire des médias et des institutions scolaires, etc.

On aimerait donc que notre donneur de leçons commence par se les appliquer à lui-même. Mais cela est fort peu probable, tant il est pénétré de l’importance de sa mission 23. Il est tellement plus gratifiant de prendre la posture du preux chevalier des Lumières terrassant l’hydre obscurantiste aux multiples têtes des « intrusions spiritualistes en sciences »…

Ce preux chevalier à lui aussi sa face obscure qui consiste à continuer à croire que la belle princesse recluse dans sa tour d’ivoire qu’il veut délivrer des griffes du malin est encore vierge et pure, qu’elle n’a jamais, au grand jamais, connu le péché. Comment, en effet, peut-on encore croire que « la Science » au XXIe siècle n’est plus rien d’autre qu’une catin décatie a force d’avoir été roulée dans la fange par les politiques, les militaires, les chefs d’entreprises, les technocrates et les scientifiques eux-mêmes qui n’ont eut de cesse de vouloir ainsi en tirer la toute-puissance ?

Au fond, le scientifique matérialiste que prétend être Lecointre est en réalité resté un grand idéaliste : son indécrottable scientisme en est la preuve.

Pauvre Lecointre, pauvre misère…

Andréas Sniadecki, janvier 2016

Post-scriptum :

À l’heure où nous achevons ce texte Lecointre a été promu « commissaire scientifique » [sic !] de l’exposition “Darwin l’original” qui se tient de décembre 2015 à août 2016 à la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris. Nul doute qu’il va mettre son souci d’exactitude et de précision historique au service de l’hagiographie darwinienne la plus débridée…

Il est curieux de constater qu’en ce qui concerne l’histoire des sciences, le culte de la personnalité et le révisionnisme historique ne font l’objet d’aucun scandale et semblent passer pour des pratiques tout à fait normales. La science est si compliquée, n’est-ce pas ? Et le public si réticent ! Aussi, pour lutter contre son obscurantisme lattent (souvenez-vous, le nucléaire, les OGM, les nanotechnologies…), il faut pas avoir peur de lui faire avaler quelques couleuvres. Puisque c’est pour son bien !

La prospérité du culte laïque et obligatoire de l’État, de l’Industrie et des Médias, la sainte trinité de la Science, la Technologie et la Croissance, est à ce prix…

Rappelons au passage comment, en 2005, ayant en vain tenté de faire annuler la diffusion d’un documentaire sur l’évolution de l’homme sur la chaîne Arte, dont il estimait qu’il présentait une thèse de l’Intelligent design et qu’il était commandité par l’Université Interdisciplinaire de Paris (UIP), institution privée crée par Jean Staune, Guillaume Lecointre se justifiait :

« Oui, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour éviter que le public soit trompé, y compris faire contre-pression occulte sur les media, puisque la réussite apparente de l’UIP procède précisément par pression occulte. […] Agir par influence est la seule façon de lutter contre l’intrusion des religions dans les sciences, qui s’infiltrent précisément par jeux d’influences. […] Ce n’est pas facile à faire comprendre au public, tant qu’il n’aura pas compris que le véritable enjeu n’est pas de science, [mais de] réintroduire la religion dans la science et, demain, l’éducation, participant au retour global du religieux dans la vie politique de la cité. Si cela est compris, empêcher la diffusion d’un film de l’UIP n’est pas de l’obscurantisme, c’est de la lutte politique au sens noble du terme. »

Extrait de notre dossier Guillaume Lecointre, Guide critique 2005.

La reprise des méthodes mêmes de l’adversaire pour combattre l’ignorance, la confusion et le mysticisme montre qu’en réalité Lecointre ne défend nullement la laïcité et l’indépendance de la science face au religieux, mais seulement sa petite chapelle contre la concurrence que lui font d’autres chapelles.

Depuis cette affaire, Lecointre s’est donc élevé au rang de commissaire scientifique. Nul doute que bientôt il sera ministre de l’instruction et des cultes… Ce qui nous permettra de vérifier une fois de plus l’adage qui devrait pourtant être bien connu des évolutionnistes :

Plus le singe monte haut, mieux on voit son cul

A.S.

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Guillaume Lecointre, guide critique 2014

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A lire également sur le même personnage:

Les orphelins du progrès

Guilaume Lecointre, guide critique, 2005

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Notes:

1 Sur ce point, voir André Pichot, Expliquer la vie, de l’âme à la molécule, éd. Quae, 2011, p. 1134.

2 Flourens se réfère à la première traduction française de L’Origine des espèces réalisée par Clémence Royer (1830-1902) qui avait cru bon de traduire natural selection par élection naturelle.

3 Un exemple parmi les plus célèbres d’interdépendance que décrit Darwin dans L’Origine des espèces, éd. Flammarion-GF, 2008, p. 126.

4 Chapitre III, L’Origine des espèces, éd. Flammarion-GF, 2008, p. 131.

5 Lamarck, Philosophie zoologique, 1809 ; éd. GF-Flammarion, 1994, pp. 128-130. Dans ce passage Lamarck s’oppose à la thèse de Malthus sans le nommer explicitement.

6 Passage sur Lamarck d’après A. Pichot, Histoire de la notion de vie, 1993, pp. 655-658.

7 Sur ce sujet, voir aussi sa conférence “La complexité en évolution, une notion inutile” donnée au Festival d’Astronomie de Fleurance en 2013 : <www.youtube.com/watch?v=xtwAXVqepc4>

8 Sur ce point voir notre texte Stephen Jay Gould, une évolution sans histoire, 2015. [@Sniadecki]

9 Le nom de Lamarck apparaît dans une citation de la postface signée par le Muséum national d’Histoire naturelle.

10 Voir Bertrand Louart, Aux origines idéologiques du darwinisme, 2010 [@Sniadecki]

11 Sur ces points, voir Karl Polanyi, La grande Transformation, 1944 et Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, 1963. Sur les rapports entre la théorie de la sélection naturelle et l’économie politique du capitalisme industriel naissant, voir André Pichot, Aux origines des théories raciales, de la Bible à Darwin, éd. Flammarion, 2008, chapitres 8 et 9.

12 Cf. Guillaume Carnino, L’Invention de la science, la nouvelle religion de l’âge industriel, éd. du Seuil, coll. L’Univers historique, 2015.

13 Sur ce point, voir Étienne Gilson, D’Aristote à Darwin et retour, essai sur quelques constantes de la biophilosophie, éd. Vrin, 1971, sections “Darwin sans l’évolution” et “L’évolution sans Darwin”, pp. 82-121.

14 Voir précédemment, à propos de la complexification des êtres vivants.

15 Richard Weikart,A Recently Discovered Darwin Letter on Social Darwinism, Isis, 1995, 86: pp. 609-611. La traduction française est de Patrick Tort.

16 Malgré l’intense lobbying de ce personnage et d’autres scientifiques, il n’y aura pas de législation eugéniste en Angleterre, notamment grâce à l’écrivain conservateur et catholique Gilbert Keit Chesterton (1874-1936) qui organisa l’opposition aux projets de lois en ce sens ; cf., G.K. Chesterton, Eugenics and Other Evils, 1922 [@Internet] et Suzanne Bray, “G.K. Chesterton et l’opposition au mouvement eugéniste en Grande-Bretagne pendant le premier quart du XXe siècle”, Ethnicité et Eugénisme: Discours sur la race, éd. L’Harmattan, 2009, pp. 157-178.

17 Cf. Alain Drouard, “Un cas d’eugénisme «démocratique», quarante-cinq ans d’«hygiène génétique» au Danemark”, La Recherche n°287, mai 1996. [@Sniadecki]

18 Cf. Biologie sociale et amélioration de la population, septembre 1939. [@Sniadecki]

19 Cf. Julian Huxley, “À vin nouveau, nouvelles bouteilles”, 1957. [@Sniadecki]

20 Cf. André Pichot, La société pure, de Darwin à Hitler, éd. Flammarion, 2000, p. 231-232

21 On ne trouvera pas non plus chez eux de référence à des ouvrages anglo-saxons, pourtant nombreux, qui analysent en détail et parfois de manière très critique les motivations personnelles de Darwin ou les divers usages qui ont été faits de ses idées. L’hagiographie et le panégyrique sont plus faciles…

22 Lecointre et ses amis ont participé à la rédaction du hors série du magazine Télérama. Lecointre tenait une chronique dans l’hebdomadaire Charlie Hebdo il y a quelques années.

23 Sur les méthodes pour le moins autoritaires qu’est prêt à employer Lecointre dans son entreprise de communication avec le public, voir ci-dessous.

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