Bertrand Louart, La menuiserie et l’impasse industrielle, 2004

La forêt, l’arbre et le bois ont été des éléments qui ont de tous temps grandement contribué à l’édification des civilisations (1). Sauf peut-être de nos jours, où l’industrie ne les considère plus que comme un réservoir de pâte à papier, de sciure et parfois encore de bois d’œuvre. La transformation des métiers du bois qui résulte de cette évolution est considérable. À partir des bouleversements induits dans la menuiserie, il est possible aussi de comprendre la nouveauté radicale que constitue la société industrielle aujourd’hui (2).

Jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle tous les ouvrages de menuiserie et d’ébénisterie ont été réalisés de bout en bout à la main, c’est-à-dire en mettant en œuvre la force musculaire des hommes, leur habileté manuelle et leur patience – on peut même aller jusqu’à dire leur abnégation. Il n’est pas très facile aujourd’hui dans les nations industrialisées – où les machines sont omniprésentes et nous « facilitent la vie » au point de parfois la vider de son sel – de se représenter la somme de travail considérable que nécessitait le plus modeste ouvrage de menuiserie en un temps où il fallait faire tout, mais absolument tout, avec des outils à main.

Sans parler de l’abattage des arbres ni du débit des grumes, le débit des planches, le rabotage et la mise à dimension des pièces, les assemblages, les moulures, le ponçage et autres finitions, l’ensemble de ces tâches demandait un travail patient et long, une habileté manuelle développée à force de répétition des mêmes gestes. Ainsi, les apprentis des ateliers de menuiserie et d’ébénisterie, en même temps que l’entretien et l’affûtage des outils, apprenaient à raboter correctement des pièces de bois pendant plusieurs années et, suivant leur habileté, étaient promus à des tâches de plus en plus élaborées. Aujourd’hui, avec une raboteuse-dégauchisseuse un apprenti dresse une pièce de bois en quelques minutes et sa mise en œuvre nécessite un apprentissage de base de quelques jours à peine.

Sans renier les apports considérables d’une certaine mécanisation – les machines-outils permettent aux artisans de se dégager des tâches où il s’agit de donner au matériau ses caractéristiques physiques et techniques (dimensions, état de surface des pièces, etc.) – ce sont ces conditions qui ont engendré les beaux ouvrages (et aussi les beaux outils) que nous pouvons encore voir.

Le bois est un matériau vivant et cette qualité particulière entre en résonance avec notre sensibilité ; c’est ce qui rend ce métier encore si attrayant et agréable, malgré ce qu’il en est advenu. En effet, il est courant d’opposer le travail manuel (salissant et pénible, des ateliers) au travail intellectuel (propre et gratifiant, des bureaux), mais cette séparation n’est pas absolument pas “naturelle”, elle est bien plutôt le produit d’une division sociale générale du travail qui implique d’un côté des dirigeants et de l’autre des exécutants. Un métier comme la menuiserie – et plus encore l’ébénisterie – montre que, dans sa dimension artisanale, le travail vivant nécessite au contraire la combinaison d’un ensemble varié de compétences et de qualités.

Il y a évidement toute la partie économique et technique où se déploie l’aspect rationnel et “scientifique” de l’activité : construction, dessin technique, évaluation des quantités, usage des machines, etc. Mais cet aspect n’est en réalité absolument pas séparable de celui, beaucoup plus subjectif et sensible, de la conception générale et de la réalisation de l’ouvrage. En fait, c’est bien l’aspect sensible qui dirige l’exécution de l’ouvrage, le côté rationnel n’étant là que pour l’organiser et faire en sorte que le travail soit mené à bonne fin. En effet, l’expérience du travail et de l’usage des différentes essences peut seule permettre de concevoir l’ouvrage en utilisant au mieux à la fois les propriétés mécaniques et esthétiques du bois.

Particulièrement en ébénisterie, où la construction est la plus élaborée, il importe de savoir quels bois sont fermes ou cassants, s’ils “travaillent” beaucoup et comment, quels sont leur dureté, etc. ; bref, tout un ensemble de données physiques qui, combinées, permettront d’assurer la robustesse et la durabilité de l’ouvrage. Il importe tout autant de connaître quel type de débit va faire apparaître quelle forme du veinage, s’il va mettre en valeur la maille ou au contraire dissimuler les nœuds. Dès la conception, il faut penser au type de finition à effectuer en fonction des essences employées ; car suivant le grain du bois, la finition n’a pas forcément le même aspect. Dès les premières étapes de l’exécution – le choix des plateaux encore bruts de sciage, le calpinage et le débit des pièces dans ces plateaux – il est nécessaire de penser à l’aspect final de l’ouvrage, puisque ce sont les pièces visibles qui vont déterminer son aspect général. Comme il n’y a pas deux arbres identiques, il y a ainsi un nombre considérable de subtilités que parfois l’on découvre à mesure de l’avancement de la réalisation…

Le travail artisanal fait donc autant appel à l’intelligence pratique qu’à l’habileté manuelle, dans la mesure où il s’emploie à la conception et à l’exécution d’un ouvrage dans sa totalité et qu’il s’insère dans les relations sociales que cela implique. Malheureusement, le sentiment de l’indépendance – être son propre maître – et de la noblesse du travail artisanal – faire de belles choses de ses propres mains – tendent à disparaître du fait que de nombreux menuisiers soit travaillent en usine, comme salariés, soit sont déclarés comme “artisans” auprès des services de l’État, alors qu’en réalité ils font essentiellement du Ikéa sur mesure. Dans les deux cas, il se réalise dans ces situations une sorte d’inversion de la direction du métier : c’est l’aspect économique et technique qui détermine les ouvrages et non plus la sensibilité humaine ni le caractère vivant du bois.

Par rapport à ce qui se faisait il y a environ 50 ans, la menuiserie a en effet subi de profondes transformations du fait de l’invention de matériaux nouveaux, de machines légères et faciles à mettre en œuvre et des procédés techniques alliant les uns et les autres. Loin d’enrichir le métier, de varier le travail et de renouveler les formes – sans parler d’inventer un style – ces produits n’ont fait que les appauvrir tous ensemble. La menuiserie est l’exemple type d’une “modernisation” du métier qui n’est pas venue directement du côté des machines utilisées dans l’exécution des ouvrages. Au début des années 1930, tous les perfectionnements souhaitables étaient déjà plus ou moins réalisés sur la base des machines-outils, et l’automatisation de la production n’était pas alors techniquement réalisable – on va voir pourquoi. L’industrialisation est venue du côté du « matériau bois », comme on dit maintenant.

La grande invention, ce sont les panneaux en bois dit « restructuré » ; belle inversion publicitaire du langage, puisqu’il s’agit précisément de matériaux qui n’ont plus la structure du bois, ou qui n’ont même, pour les plus récents, plus de structure du tout. Il en existe une grande variété, tant par la composition que par les qualités, et je me contenterai donc d’évoquer les plus connus, tels que l’aggloméré-mélaminé (ce dernier étant aussi connu sous le nom commercial de Formica, à qui l’on doit les magnifiques meubles des années 1950 et 60, et qui est en quelque sorte l’ancêtre du mélaminé actuel) et dernièrement le M.D.F. (Medium Density Fiberboard, panneau de fibres de moyenne densité, nommé aussi « médium ») qui sont fait de sciure et de poussière de bois liés avec de la colle (3). Avec la quincaillerie qui leur est associée et les machines électroportatives, ils constituent un ensemble technologique qui vient se substituer en grande partie, sinon en totalité, au savoir-faire de l’artisan et ainsi anéantissent – dans le sens littéral du mot : réduisent à néant – le métier.

Car, le problème que constitue l’industrialisation d’un métier comme la menuiserie est que son matériau de base n’est absolument pas adapté, non pas à un traitement mécanique, mais bien à une chaîne plus ou moins automatisée de traitements mécaniques. Car, le bois est un matériau vivant. Même coupé, débité et séché, c’est-à-dire ne présentant plus aucune activité biologique, il reste un matériau vivant dont les qualités spécifiques – précisément celles pourquoi il est employé – sont hors de portée des machines.

Les nœuds, le fil, les dessins du veinage, le grain ; la variété des essences et la diversité de leurs propriétés ; les déformations et dilatations qui font dire que le bois travaille ; les assemblages, la construction et les finitions qui viennent mettre en valeur ou au contraire dissimuler ses “défauts” (terme pris ici au sens général de manque d’uniformité du matériau) ; tout cela est trop compliqué. Il y a dans n’importe quel morceau de bois encore trop de vie, trop de paramètres incertains pour les machines. Pire que tout : l’usage qui est fait du bois depuis des millénaires est souvent esthétique ; il sert à embellir et enrichir le cadre de la vie humaine. Ce qui revient à dire que seule la sensibilité humaine peut appréhender sa complexité et réaliser l’articulation entre les différentes qualités et propriétés spécifiques du bois pour en faire véritablement un ouvrage. Bref, la mise en œuvre du bois implique une grande part de travail vivant.

Or, l’industrie et l’économie marchande se préoccupent avant tout de production et de vente ; ces préoccupations impliquent de ramener toutes les opérations à des procédures normalisées qui permettent des procédés mécaniques ; rationalisation indispensable à une production de série qui seule peut assurer un bon « retour sur investissement ». Pour le commerce et l’industrie, le bois est le nœud du problème. On va donc conserver du bois les caractéristiques physiques et techniques que les ingénieurs peuvent quantifier, appréhender scientifiquement et manipuler à l’aide de machines, et supprimer le bois lui-même. Trop complexe, après réduction du problème qu’il pose par décomposition de sa structure en éléments simples et uniformes, il n’en restera que des copeaux, de la sciure, voire de la poussière.

En effet, du point de vue étroit de l’industrie, la sciure est infiniment plus malléable que le bois. D’abord, elle pousse plus vite. Ainsi, dès 1946, la création du Fond Forestier National (FFN) s’accompagne de dispositions visant à augmenter les ressources en résineux par des boisements et reboisements ambitieux en conifères, y compris en essences disparues depuis la dernière glaciation. Cet enrésinement des forêts – dans les pays tropicaux, l’eucalyptus joue le même rôle – constitue une régression au point de vue biologique : la monoculture de résineux entraîne une perte de biodiversité, l’acidification des sols, et d’autres modifications hydrologiques dues au moindre enracinement des arbres.

Ensuite, contrairement au bois massif, la sciure est homogène : mélangée à des colles, pressée à chaud, elle donne des plaques de grandes dimensions, régulières dans la composition, uniformes dans l’épaisseur, stables et indéformables ; et voici le panneau de particules ou de fibres. En collant sur chaque face une feuille de Formica, de mélaminé ou maintenant une simple feuille de papier ciré (4) sur laquelle on aura préalablement imprimé une photo de « décor bois » – de préférence de ces feuillus qui justement disparaissent de nos forêts ou de ces essences précieuses qui se font rares par ailleurs – “on” aura tous les avantages du bois sans aucun des inconvénients ; c’est-à-dire une pauvre chose, un ersatz, un spectacle.

L’idée de départ était donc fort simple en apparence : utiliser les déchets de scierie ou de rabotage mélangés à de la colle pour reconstituer un matériau proche du bois et qui de ce fait pourrait être directement moulé plutôt que façonné (5). Mais en fait, la mise en pratique de cette idée s’est avérée très compliquée. La principale difficulté réside dans l’encollage des particules : il faut que la colle recouvre d’une fine pellicule la surface des particules et rien de plus afin que lors de la mise sous presse, ce soit les jonctions entre les particules qui assurent la cohésion du panneau dans son ensemble. Il ne suffit donc pas, comme avec du béton ou du plâtre (où en l’occurrence les liaisons entre les éléments se font à l’échelle moléculaire, par cristallisation de certains composants), de prendre un seau de colle et de le mélanger à cinq seaux de sciure, d’étaler le tout sous une presse et d’attendre que la colle sèche pour obtenir un composé dont la solidité et la résistance peuvent être vaguement comparable à celles du bois.

Avec ces quelques précisions, on comprend que la fabrication des panneaux de particules implique un ensemble de tâches subtiles et délicates qui ne sont absolument pas à la portée de la patience et de l’habileté d’un être humain, même exceptionnellement doué. Seule une machine peut réaliser de tels exploits, seules des colles issues de la chimie de synthèse peuvent avoir les propriétés requises. Et donc, c’est autour de ces problèmes que va être construit l’appareillage extrêmement complexe qui va mettre en pratique ce qui au départ était une idée tout simple. Car on pourrait croire que rien ne ressemble plus à un tas de sciure qu’un autre tas de sciure. Mais en fait, pour cette machinerie plus sensible et délicate que n’importe quel être humain, il n’en est rien : pour que chaque particule soit correctement encollée, il faut qu’elles aient toutes les mêmes dimensions ; car c’est seulement ainsi que l’on peut calculer précisément et injecter dans la soufflerie qui réalisera l’encollage la quantité de colle adéquate. Autrement dit, la sciure elle-même est encore trop irrégulière ; il faut des « plaquettes » calibrées. C’est donc à partir de là que tout un ensemble de problèmes techniques se posent et s’enchaînent les uns à la suite des autres, justifiant des traitements et dispositifs particuliers.

Le résultat, ce sont de gigantesques machines-usines, dans lesquelles, à toutes les étapes de la fabrication, il y a un réglage extrêmement précis de la température, de la pression, de la densité et de l’humidité des particules ou des poussières en suspension dans l’air en fonction de leur composition ; de la dimension des gouttelettes d’aérosol, de la viscosité et de la diffusion des résines et autres substances chimiques qui vont donner au panneau ses propriétés finales ; une évaluation de l’usure du matériel en fonction des produits que manipule la machine, etc. Tout est vérifié et analysé en continu par des centaines de capteurs ; enregistré, calculé et prévu par les ordinateurs qui pilotent le processus en temps réel. Les ingénieurs ont soigneusement déterminé les « conditions aux limites », c’est-à-dire les événements qui peuvent entraîner l’obstruction des conduits, l’encrassement des mécaniques, l’incendie ou l’explosion des mélanges ; ils ont résolu tous les problèmes liés à la diffusion de la vapeur, à la polymérisation des résines, et aux interactions entres les aspects mécaniques et thermodynamiques des procédés, etc. Rien, absolument rien ne peut être laissé au hasard, et encore moins à l’initiative humaine, chez un tel automate.

Le lecteur voudra bien m’excuser de cette, très succincte, explication de la fabrication des panneaux, mais elle me semblait indispensable pour bien faire comprendre de quoi il est question au juste avec ces matériaux. Encore n’ai-je évoqué ici que l’essentiel de ce processus, il faut en lire la description minutieusement détaillée et froidement technique, passant en revue les nombreux problèmes à toutes les étapes de la fabrication, qu’en fait l’ouvrage cité sur une quarantaine de pages avec des croquis simplifiés des machines : c’est impressionnant, on est pris d’une sorte de vertige… Cela fait froid dans le dos de voir à quel point les ingénieurs ont déployé des trésors d’ingéniosité pour détruire le bois. Car, il n’y a aucun doute à avoir là-dessus, c’est bien ce à quoi ont été employés tant de science, d’intelligence et d’inventivité : à rendre mort, à l’aide d’un processus industriel et d’une organisation économique, quelque chose de vivant et qui en tant que tel participait à la vie quotidienne et à la vie sociale.

L’ensemble du processus de production des panneaux a été conçu rationnellement et de bout en bout par les ingénieurs sur la base de leurs connaissances scientifiques et de leurs analyses des propriétés et du comportement des matériaux. Aucun travail vivant n’a sa place dans ce processus, et cela n’est pas dû à la présence des machines, mais est inhérent à la nature de la production elle-même qui ne peut être effectuée que par de telles machines. En effet, tant que les automates nécessaires pour effectuer ce travail n’existaient pas, reconstituer du bois à partir de la sciure était tout simplement absurde du seul point de vue technique et économique : ç’aurait été beaucoup plus compliqué et coûteux pour un résultat qui aurait été plus médiocre que les procédés connus jusqu’alors, tels que les panneaux de bois en contre-plaqué ou en lamellé-collé. Il aurait fallu, pour concurrencer ces produits reconstitués, atteindre tout de suite une perfection technique qu’aucun processus intégrant du travail vivant n’aurait pu réaliser.

On est donc devant un système technique radicalement différent de celui qui s’est développé sur la base empirique et traditionnelle des métiers ou de celui qui repose sur la base de la connaissance et de la maîtrise scientifique de la matière, permettant ainsi de réaliser partiellement l’industrialisation des pratiques et la mécanisation des procédés issus des métiers.  On ne se contente plus d’utiliser au mieux les propriétés connues de la matière en composant avec ses “défauts” ou ses “inconvénients” – qui dans la conception de l’œuvre, signaient l’alliance de l’homme et de la nature –, on crée de toutes pièces des matériaux spécifiques ayant des propriétés mécaniques et physique déterminées, précises et sans ambiguïtés (6). C’est un renversement complet de perspective dans l’ordre de la production : les capacités d’investigations de la science, alliées à la puissance de l’industrie, cherchent à soumettre totalement la nature et les hommes pour créer un monde manipulable techniquement.

On reproche à notre époque d’être pauvre en grandes réalisations artistiques, mais c’est qu’on ne les voit pas : les cathédrales de notre temps, les réalisations dans lesquelles les hommes ont mis tout leur cœur, sont ces usines automatiques (peu importe qu’elles produisent des panneaux, des ordinateurs ou des automobiles) qui dévorent la substance du monde et la réduisent en poussière agglomérée, en objet inutiles, nuisibles même, éphémères car destinés à se transformer rapidement en déchets, et finalement encombrants — ils envahissent la vie, partout on se heurte à eux, et c’est leur circulation qui finalement paralyse tout le monde, anéantit les conditions de notre autonomie et de notre liberté.

Car cette destruction de l’activité vivante ne fait là que commencer…

Les panneaux en bois restructurés ne sont évidement pas du bois massif, et le changement des pratiques liés à leur mise en œuvre élargie est radical. Avec la suppression des assemblages et des pièces façonnées, c’est tout le métier qui est bouleversé. Il n’est pas question de réaliser des assemblages dans de l’aggloméré ou du médium dont la résistance mécanique est trop faible pour cela ; le façonnage des pièces est donc réduit à la simple découpe des panneaux. La réalisation des “ouvrages” s’en trouve grandement simplifiée : ils ne font plus l’objet d’une construction – assemblage de différentes pièces conçues pour constituer un ensemble cohérent –, mais plus simplement d’un montage – liaison de différents éléments de surface à l’aide de tout un système de jonctions métalliques ou plastiques. L’usage des panneaux impose le type de construction et la forme qui lui est spécifique : son principe général est la caisse ou la boîte à savon.

Alors que la menuiserie et l’ébénisterie traditionnelles mettaient une sorte de point d’honneur à limiter l’usage du métal dans les ouvrages (qui fut pendant longtemps fort coûteux), le réservant aux quincailleries indispensables aux parties mobiles ou mécaniques (portes, abattants, etc.) ou à la décoration (bronzes, incrustations), la conception du mobilier industriel est au contraire entièrement fondée sur l’usage intensif de tout un ensemble de visseries et de quincailleries spécialement conçues à l’effet de pallier à l’impossibilité de réaliser des assemblages dans les matériaux restructurés. Il est également fait un grand usage de la chimie de synthèse : les solvants, les résines, les colles, les vernis, les mélaminés, etc. permettent d’obtenir rapidement des états de surface et d’effectuer des finitions techniquement irréprochables, en les réduisant le plus souvent à la pose d’un décor.

La perfection technique des matériaux ainsi mis en œuvre est telle que toute intervention humaine présente le risque de l’altérer, qu’il s’agisse de la fabrication elle-même, et plus encore de la manutention, du transport ou de la pose. Toute l’habileté du travailleur au cours des différentes opérations est alors de protéger et mettre en valeur cette perfection technique qui ne souffre d’aucune fantaisie ni initiative intempestive : en fait, cette perfection abstraite et froide annihile le travail vivant, le réduit à un pur et simple bricolage, quelque chose d’effectivement assez honteux, qui ne doit surtout pas apparaître dans le produit fini. Car l’automatisation et l’intégration technologique ne sont pas encore arrivées au point de pouvoir se passer du travail humain, pour le montage et la pose in situ notamment. Malgré les progrès dans le B.T.P., il y a des murs qui persistent à ne pas être plans et à angle droit, et il y a donc encore besoin d’effectuer quelques ultimes retouches et ajustements. Ce bricolage et ce maquillage de dernière minute, destinés à rattraper les inévitables erreurs, sera toujours nécessaire ; mais on voit là à quel point la perfection technique consacre finalement la dévalorisation complète du travail humain, l’obsolescence de l’homme (7) face à la machine et face à ses produits, les matériaux restructurés.

En effet, à travers cet ensemble de procédés, les ingénieurs et les bureaux d’étude ont standardisé et rationalisé tout ce qui était autrefois du ressort de l’intelligence pratique de l’ouvrier, laquelle se développait au contact d’un matériau vivant et des circonstances variées de sa mise en œuvre. Les opérations de façonnage, où l’ouvrier pouvait déployer son habileté et éventuellement apporter sa touche personnelle, sont réduites à rien au profit d’un montage d’éléments préfabriqués, de jonction entre produits quasi-finis. La forme du travail est fixée, au sens quasi photographique du terme, à travers ces procédés, matériaux et machines et ce travail se trouve ainsi complètement déqualifié et vidé de tout contenu : toute l’ingéniosité étant cristallisée dans la néo-matière mise en œuvre, l’activité de l’homme ne consiste plus qu’à combiner logiquement ces éléments selon les nécessités du moment. Le résultat est certainement parfait au point de vue technique, mais sans intérêt au point de vue humain, tant en ce qui concerne l’exécution que l’ouvrage lui-même.

Bref, la menuiserie d’agencement en est maintenant vraiment réduite à n’être plus que des suites d’opérations matérielles des plus vulgaires, achevant de consacrer la division radicale entre travail manuel et intellectuel.

Tout montre qu’il est impossible d’avoir en même temps une production de masse, à plus forte raison automatisée, et des produits de qualité. Plus exactement, la production industrielle peut réaliser des produits parfaits du point de vue technique qui lui est spécifique, mais sans valeur et sans âme du point de vue humain. La recherche de « qualité » dont les nouvelles techniques de management de l’entreprise ne cessent de parler (cercles de qualité, contrôle qualité, normes ISO, etc.), n’est rien d’autre que cette perfection technique dont tous les paramètres sont rigoureusement quantifiés et contrôlés à toutes les étapes de la production ; il s’agit d’une rationalisation technique de la production qui n’a rien à voir avec une amélioration des produits dans l’ordre culturel ou social.

Au contraire, cette production fonctionnelle, abondante et bon marché ne peut que corrompre tout le reste. On ne rappellera jamais assez qu’une telle production est fondée sur l’exploitation à grande échelle et le gaspillage gigantesque de ressources vitales et vivantes provenant de toute la planète. À partir de là, c’est l’ensemble des valeurs humaines qui fondent une société qui se trouvent peu à peu ruinées par le suréquipement technologique. Celui-ci rend possible et effectif un tel mépris de la vie, en devenant la base matérielle, et par conséquent le principe unificateur, de cette organisation sociale (selon le principe « un crime commis en commun fonde une communauté »). C’est d’abord l’activité humaine vivante dans son ensemble, les arts et les métiers, qui sont détruits à travers les contraintes économiques et techniques induites à la baisse, comme on l’a vu ici. Ensuite, dans la mesure où ce n’est pas un secteur isolé de la production qui est ainsi industrialisé mais l’ensemble des activités productives, le goût et le jugement sont progressivement altérés chez tous les membres de la société.

L’esthétique industrielle, froide et fonctionnelle, géométrique et dépouillée de toute ornementation, devient la norme ; envahissant tout l’espace social, on finit par la trouver “belle” faute de point de comparaison, mais aussi et surtout pour des raisons idéologiques, parce qu’elle est le symbole de la “Modernité” et du “Progrès” que rien n’arrête, comme on sait, et auquel il faut donc se soumettre (Ikéa fut historiquement à l’avant-garde de ce mouvement dans le mobilier). Maintenant qu’elle a envahi tout l’espace social, que chacun en dépend dans son existence, rares sont ceux qui osent tout simplement exercer leur jugement sur autre chose que les qualités économiques et techniques de ce que produit pour nous (en fait contre nous) la méga-machine industrielle.

Ainsi, la production en masse et la perfection technique des produits industriels supplante de manière systématique sur le plan économique les ouvrages artisanaux et les valeurs qu’ils pouvaient véhiculer. Dès lors qu’elle s’applique à produire des matériaux, des objets ou des biens qui ne sont pas appréciés pour leurs seules qualités physiques et techniques (tels que les outils, les machines ou des matériaux de base pour d’autres productions comme des produits semi-finis), mais qui entrent directement et en tant que produits finis dans la constitution de la vie sociale et dans le cadre de la vie quotidienne, la production industrielle se révèle incompatible avec les valeurs propres à ce contexte.

On peut donc constater qu’à mesure que la production industrielle prend en charge de nouveaux aspects de la vie quotidienne et de la vie sociale (de l’alimentation à l’urbanisme) on assiste à la prédominance des valeurs d’efficacité technico-économique au détriment des valeurs humaines, esthétiques, culturelles et socio-politiques. En imprimant à cette base matérielle ses valeurs propres, l’industrialisation dévalorise et élimine toutes les activités autonomes, étrangères à son système de valeurs. L’emprise du système industriel est aujourd’hui telle que lorsque des individus prétendent contester des produits industriels ou l’imposition des faux besoins, ils mettent en avant l’efficacité écologique, technique ou économique de leurs pratiques alternatives – certes importante – et au second plan des valeurs d’ordre humain, sociales ou esthétiques, plus rarement encore politiques. Ainsi, ils conçoivent la solution de la crise écologique essentiellement dans les termes mêmes du système qui en est à l’origine. Ils veulent « économiser la planète », sont prêts à se faire le relais des mesures technico-écolocratiques qui vont dans le sens d’une « meilleure gestion » et qui en réalité renforcent la mainmise du système industriel sur les ressources vitales. C’est pourtant cette vision gestionnaire, cette instrumentalisation de la nature et du comportement humain à des fins opposées au renouvellement et à l’enrichissement de ces ressources qui est le cœur du problème.

Hannah Arendt avait déjà souligné cette tournure d’esprit induite par la polarisation trop exclusive des rapports sociaux autour de la fabrication :

Les Grecs, sinon les Romains, avaient un mot pour le philistinisme, et ce mot, assez curieusement, dérive d’un mot désignant les artistes et artisans, banausos ; être un philistin, un homme d’esprit banausique, indiquait, alors comme aujourd’hui, une mentalité exclusivement utilitaire, une incapacité à penser et à juger une chose indépendamment de sa fonction ou de son utilité. […] Le matériau, les outils, l’activité elle-même, jusqu’aux personnes qui y participent ; tous deviennent de simples moyens pour la fin et sont justifiés en tant que tels. Les fabricateurs ne peuvent s’empêcher de considérer toutes choses comme moyens pour leurs fins ou, selon le cas, de juger toutes choses d’après leur utilité spécifique. Dès que ce point de vue est généralisé et étendu à d’autres domaines que celui de la fabrication, il produit la mentalité banausique. (8)

Aujourd’hui, alors que les machines effectuent une grande partie du travail, paradoxalement, la mentalité “banausique” n’est plus, loin de là, le propre des seuls artistes et artisans : la société étant entièrement dominée par cette logique de la production – elle envisage tout, choses, êtres et événements, à l’aune de critères économiques et techniques – cette mentalité est devenue universelle.

Avec les panneaux et les autres éléments techniques qui concourent à leur mise en œuvre, nous sommes en présence d’un système technique complètement nouveau, qui n’a plus grand’chose à voir avec les métiers sous leur forme traditionnelle, voire même sous leur forme industrialisée, telle qu’elle s’est développée au XXe siècle.

On peut tout à fait légitiment qualifier ce système de technologique : car il est le pur produit d’une alliance entre des connaissances techniques et scientifiques (en grec ancien tekhnê et logos) très élaborées, qui ont permis par des études et des analyses purement quantitatives et abstraites la réalisation d’une machinerie qui effectue un travail, produit des matériaux et des biens qu’aucun être humain ne pourrait autrement réaliser.

La mise au point du procédé industriel de production des panneaux de bois restructuré est loin d’être un phénomène isolé ; on a vu qu’il n’est possible qu’avec des substances chimiques synthétiques, notamment. En réalité, c’est aux environs de la Seconde Guerre mondiale que ce nouveau système technique s’est constitué progressivement dans les différentes branches de l’industrie. La première fabrication industrielle des panneaux de particules, à base de sciure d’épicéa et de résine phénolique, commença en Allemagne en 1941, et depuis, ce pays est toujours le premier constructeur de matériel pour les usines de panneaux. La guerre a été, comme toujours, un puissant catalyseur qui a permis à différents éléments technico-scientifiques épars de se cristalliser et de s’articuler en un tout dès le début relativement cohérent, y compris au plan idéologique avec la cybernétique.

Ce n’est pas le lieu ici de rentrer dans une analyse générale et plus approfondie de ce système technologique, de ses causes et origines historiques (9). Mais il me paraissait nécessaire de signaler ce changement considérable – généralement inaperçu – qui inaugure l’ère dans laquelle nous vivons encore. Sa signification politique et sociale reste encore largement incomprise : il s’agit surtout d’une nouvelle économie politique, où la science et la technologie deviennent peu à peu les facteurs dominants d’organisation et de production, qui tendent à se subordonner les facteurs sociaux et politiques à mesure que le mode de production industriel prend en charge des aspects toujours plus nombreux de la vie sociale et de la vie quotidienne. Ainsi, progressivement, il reformule les problèmes sociaux et politiques dans les termes et les valeurs qui lui sont propres, c’est-à-dire en termes d’efficacité technique, de souplesse fonctionnelle et de rentabilité économique, donnant naissance à ce que l’on peut légitimement nommer la société industrielle.

Il ne s’agit donc pas tellement de savoir si nous sommes les esclaves ou les maîtres de nos machines, mais si nos machines servent encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement automatique de leurs processus elles n’ont pas commencé à dominer, voire à détruire le monde et ses objets. (10)

De même, la complexité technique et l’intégration dans les réseaux économiques que toutes ces machines impliquent, en dépassant toute mesure humaine, rend impossible leur réappropriation et la réorientation de leur production vers des buts socialement définis, contrairement aux machines-outils du début du XXe siècle. C’est dans la mesure même où la technologie est devenue une force politique, dépassant et écrasant de sa puissance les forces sociales, qu’un projet d’émancipation est devenu littéralement inconcevable aujourd’hui. A tous les points de vue, cette évolution historique constitue une impasse, mais il est, hélas, peu probable que l’humanité puisse en sortir tant que l’emprise technologique ne se desserrera pas.

Ce constat désabusé ne doit cependant pas empêcher de continuer à faire autant que possible de beaux ouvrages “en vrai bois d’arbre”. Au contraire, c’est la condition pour maintenir vivant, malgré tout, ces métiers. Et comme le disait William Morris :

Trouvez ce que vous aimez et pratiquez-le, vous ne serez pas isolé et vous trouverez sans peine de l’aide pour réaliser vos désirs. En développant vos goûts personnels, vous développerez la vie sociale. (11)

Bertrand Louart, menuisier-ébéniste,

Article paru dans la revue Cadmos, n°11, L’arbre, automne 2007.

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Cet article est constitué d’un ensemble d’extraits  issus d’un texte plus développé,

publié en un fascicule de 36 pages A4,

qui constituait le numéro 6 de la revue Notes & Morceaux Choisis,

Bulletin critque des sciences, technologies et de la société industrielle

paru en 2004.

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Traduction italienne de cet article:

La morte della falegnameria nell’epoca della produzione industriale

Malamente n°6 – febbrario 2017

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Notes:

1. Cf. les travaux de l’ethnobotaniste Pierre Lieutaghi, et notamment sont Livre des arbres, arbustes et arbrisseaux, éd. Actes Sud, 2004.

2. Cet article est un ensemble d’extraits du texte La menuiserie et l’ébénisterie à l’époque de la production industrielle publié dans Notes & Morceaux Choisis, Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle n°6, octobre 2004. [Le titre de cet article est une référence à l’ouvrage d’Ingmar Grandstedt, L’Impasse industrielle, éd. du Seuil, coll Techno-critique, 1980.]

3. Pour une description technique détaillée, voir A. Bary-Lenger, J. Pierson, J. Poncelet, Transformation, utilisation et industries du bois en Europe, éd. du Perron, Paris 1999 (chapitre 7.4 à 7.6).

4. Cette falsification d’ersatz est vendue dans les supermarchés de bricolage pour du mélaminé !

5. La production industrielle tend partout à substituer à la sculpture et au façonnage des procédés d’empreinte et de moulage pour des raisons évidentes d’économie de matière, de temps et de travail humain. Cela consacre l’abolition du matériau et de ses propriétés (et des métiers qui leur étaient associés) au profit de la forme et du décor, c’est-à-dire du simulacre et des ersatz. Les matières plastiques, dérivés des hydrocarbures, fournissent le modèle de cette simplification dans la production qui a entrainé une banalisation des objets, un appauvrissement de leurs formes et un gaspillage des ressources considérable.

6. Du moins sur ces plans, car quant à leur nocivité biologique et sociale, c’est seulement l’expérimentation grandeur nature, par leur mise en circulation sur le marché et dans la société, qui la déterminera après coup.

7. Cf. Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956, éd. EdN/Ivréa, 2002.

8. Hannah Arendt, La crise de la culture, 1961 ; éd. Gallimard, coll. Idées, 1972, p. 275.

9. J’en ai donné une esquisse dans Technologie contre civilisation, Notes & Morceaux Choisis, Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle n°3, juin 1999.

10. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, 1958 ; éd. Calmann-Lévy, 1983, p. 204.

11. William Morris, La société de l’avenir, 1887 ; in L’âge de l’ersatz, éd. EdN, 1996.

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