Aurélien Berlan, Le citadin, le citoyen et le bourgeois, 2014

Comme la plupart des textes de Max Weber (1864-1920), La Ville (Die Stadt) est un livre foisonnant, fascinant par la richesse du matériau historique qu’il brasse et par l’intelligence des catégories mises en œuvre pour le penser. Mais, contrairement aux textes publiés de son vivant, La Ville fait partie des manuscrits retrouvés après sa mort soudaine en 1920. Sa rédaction a sans doute commencé en 1911 et fut interrompue au début de la Première Guerre mondiale, sans que Weber ait ensuite le temps de la reprendre [1]. C’est donc un texte inachevé et, du moins en apparence, un peu composite : on y trouve à la fois une réflexion générale sur « le concept et les catégories de ville » (chapitre 1), une analyse de « la ville d’Occident » comme commune et des facteurs expliquant son émergence (chapitre 2), puis une comparaison de la manière dont cités antiques et communes médiévales ont évolué du modèle oligarchique de « la ville patricienne » (chapitre 3) vers la forme plus démocratique de « la ville plébéienne » (chapitre 4). Qu’est-ce qui fait l’unité de ce texte ? Où le situer dans l’œuvre de Weber ? Quelle est son intention directrice ?

Il est d’autant plus difficile de répondre à ces questions que Weber plonge d’emblée le lecteur dans l’immense matériau de son enquête, sans lui indiquer ni les objectifs qu’il vise, ni les voies qu’il compte emprunter pour les atteindre ; en outre, il ne nous a pas laissé d’indications univoques sur le statut de ce texte dont le manuscrit a été perdu, de sorte que nous ne sommes même pas sûrs que son titre ni ceux des chapitres soient de sa main [2]. Il ne faut donc pas s’étonner que sa réception, jusque-là assez limitée, ait souvent reposé sur de lourds contresens. Tandis qu’il a été introduit aux États-Unis, en 1958, comme un essai de « sociologie urbaine » [3], il était considéré en Allemagne comme une charge contre les valeurs « démocratiques » bourgeoises [4] et, en Italie, comme une ode à la liberté communale bourgeoise [5] – toutes interprétations contradictoires et, chacune à sa manière, contraires aux intentions de Weber.

En France, la première traduction, bien que plus tardive, n’a pas engagé la réception sur de meilleures bases. Elle est parue en 1982 chez Aubier-Montaigne, dans la collection Champ urbain [6]. Comme aux États-Unis, le texte était ainsi rattaché à la « sociologie urbaine » (inaugurée par l’école de Chicago), ce qui induisait un profond malentendu sur sa nature, son objet et ses objectifs. Ce contresens apparaît dans la préface que Julien Freund avait faite à l’époque : compte tenu de sa fin abrupte [7], il suggérait que Weber « aurait sans doute complété son étude par d’autres chapitres consacrés aux villes modernes » [8] – celles dont son collègue Georg Simmel avait quelques années auparavant analysé l’impact sur la « vie de l’esprit », plus proche en cela de la sociologie urbaine des « styles de vie » émergeant dans les grandes métropoles [9]. Mais, en réalité, le texte de Weber n’a rien à voir avec la « sociologie urbaine » entendue en ce sens : si la matière et la littérature mobilisées le font plutôt pencher du côté de l’histoire antique et médiévale [10], il s’agit en réalité d’un essai sociohistorique qui, par son objet, se rattache au champ politique et, par sa problématique, est au cœur de la réflexion généalogique de Weber sur les spécificités de notre civilisation occidentale moderne.

C’est tout d’abord un essai sociohistorique où le sens historique de Weber apparaît dans toute son originalité, à mille lieues de la sociologie contemporaine. Il y procède à une analyse comparée des cités antiques et des communes médiévales qui met en évidence ce que les villes occidentales ont eu d’unique à l’échelle de l’histoire universelle, du moins à certains moments de leur histoire : leur constitution en communes, en entités politiques administrées par leurs propres citoyens, comme certaines cités-États de l’Antiquité (grecque et romaine surtout, mais pas seulement) ou maintes « communes » et autres « villes franches » dans toute l’Europe médiévale, notamment en Italie (les républiques de Venise, de Gênes ou de Florence) et en Allemagne (que l’on songe aux « villes libres » de la Hanse comme Hambourg, Brème ou Lübeck, ou aux « villes d’Empire » comme Francfort et Cologne). Dans la mesure où cette autonomie politique n’a été qu’un intermezzo historique avant l’intégration des villes dans les États territoriaux, aborder la question des villes modernes aurait été pour ainsi dire « hors sujet ». Ce n’est pas la figure du « citadin » ou de l’ « urbain » qui intéresse Weber, mais celles du « citoyen » et, plus encore, du « bourgeois ».

Cet essai peut aussi être dit politique dans la mesure où son objet l’est : la ville comme commune, c’est-à-dire comme forme d’organisation politique, non comme milieu de vie caractérisé par un habitat dense. Après avoir dégagé son « concept politico-administratif de ville » (voir infra, p. 54), Weber essaie de rendre compte des facteurs (géopolitiques, religieux, militaires, etc.) permettant d’expliquer l’émergence de cette structure politique spécifique à l’Occident. Ensuite, il s’attelle à comprendre l’évolution politique des villes occidentales en analysant les luttes sociales ayant parfois conduit à une démocratisation, toujours relative, du pouvoir communal – c’est le texte où Weber aborde en détail les formes de gouvernement que nous avons coutume de considérer comme les précurseurs de nos « démocraties » modernes. Enfin, Weber cherche à cerner la portée de cette autonomie politique en s’intéressant tout particulièrement à son versant économique – comme l’a souligné Hinnerk Bruhns, la question de la politique économique urbaine en est l’un des « fils rouges » [11].

Si la nature et l’objet du texte sont désormais clairs, son objectif premier est plus difficile à dégager, comme en témoignent les diverses manières dont Weber a pu évoquer le contenu de cette analyse comparée, en la rattachant successivement aux deux grands chantiers qu’il a lancés quand il écrivait La Ville : Économie et société (à partir de 1910) et L’Éthique économique des religions mondiales (initié en 1913).

Un chapitre de La Domination ?

Il semble qu’à l’origine Weber avait prévu d’intégrer ce texte à sa contribution au Grundrifi der Sozialökonomik (Précis d’économie sociale – il s’agit d’un ouvrage collectif en plusieurs volumes dont il avait accepté la direction éditoriale en 1909), contribution qui a donné lieu à ce bouquet de textes que nous connaissons sous le titre d’Économie et société. Dans le premier volume paru en 1914, on trouve un plan d’ensemble de l’ouvrage, daté du 2 juin 1914 ; en ce qui concerne la contribution de Weber, « L’économie [dans ses rapports avec] les ordres sociaux et les puissances sociales » (première partie d’une section plus vaste intitulée « Économie et société »),’ le plan prévoit un chapitre sur « La domination » [12], dont la troisième section est intitulée « La domination non légitime. Typologie des villes ». Si le concept de « domination non légitime » n’apparaît pas en tant que tel dans La Ville, le premier chapitre s’attelle bien à une typologie des villes et les trois suivants analysent des phénomènes (les conjurations, les tribuns à Rome, les tyrans, etc.) qui ont pour point commun de rompre avec les pouvoirs dits « légitimes ». La Ville serait ainsi un texte « politique », une section du chapitre d’Économie et société sur « La domination ».

Une déclaration de la même époque semble confirmer l’idée que Weber prévoyait d’intégrer ce texte à Économie et société : dans une lettre du 21 juin 1914 au médiéviste Georg von Below, il évoque une contribution au Grundriß qu’il compte faire imprimer avant la fin de l’année, dans laquelle il analyse « de façon comparative et systématique les formes des groupements politiques », en précisant :

« Ce qui est spécifique à la ville médiévale, donc ce que l’histoire doit justement nous exposer […] ne peut être développé qu’en constatant ce qui manquait à d’autres villes (antiques, chinoises, musulmanes). » [13]

Si l’on retrouve le programme comparatiste de La Ville, il est ici ordonné à une morphologie systématique des groupements politiques qui n’apparaît pas dans le texte – on peut se demander si Weber ne faisait pas plutôt allusion au chapitre sur les « communautés » [14] ou même à l’ensemble de sa contribution au Grundriß. Quoi qu’il en soit, un dernier argument plaide pour rattacher La Ville à Économie et société : parmi les nombreux renvois internes que Weber y fait, six ne peuvent être résolus dans La Ville, dont trois font clairement référence à d’autres textes rédigés pour le Grundriß [15]. Et, dans un de ces textes, il y a un renvoi très net à La Ville, Weber évoquant le « mélange entre lignages etpopolo grasso en Italie, qu’il faudra aborder plus loin » [16].

Un complément à l’Éthique protestante ?

S’il semble bien que Weber avait écrit le texte que nous connaissons pour Économie et société, il l’a ensuite rattaché à sa réflexion sur les origines du capitalisme qui, en tant que « puissance qui pèse le plus lourdement sur le destin de notre vie moderne » [17], a toujours été au cœur de sa réflexion. Sa thèse de droit portait Sur l’histoire des sociétés de commerce au Moyen Âge (1889), notamment en Italie ; en permettant la collaboration réglée entre bailleurs de fonds et entrepreneurs, et en instituant la séparation du capital d’affaires et du patrimoine personnel (inscrite spatialement dans la dissociation du lieu de travail et du foyer) [18], elles ont selon lui posé les bases de la « forme entreprise » qui caractérise le capitalisme moderne.

Mais l’histoire du capitalisme ne se résume pas à la genèse juridique de la « forme entreprise » dans la mesure où celle-ci ne peut déployer toutes ses potentialités que si elle est animée par un « esprit » adéquat. Approfondissant sa réflexion dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), Weber s’est alors tourné vers la question, soulevée par Werner Sombart [19], de l’ « esprit du capitalisme » moderne. Sa thèse est bien connue, mais elle est encore souvent mal comprise : Weber ne dit pas que le protestantisme ascétique aurait « engendré » le capitalisme, mais qu’il a massivement diffusé une des composantes essentielles de ce qu’il appelle son « esprit » : l’idée qu’il faut (d’un point de vue moral) exercer avec sérieux et constance une profession déterminée, comme s’il s’agissait d’une vocation. En fait, Weber s’intéresse aux racines historiques de la conduite de vie rationnelle et, avec cela, du « type d’humanité » caractéristique de l’ensemble de la culture occidentale moderne : l’homme ordonné à sa profession comme à une vocation, tel qu’il conditionne le bon fonctionnement de toute entreprise comme de toute administration [20].

Dans le sillage des débats qu’a suscités cette thèse, Weber s’est tourné vers les « éthiques économiques » portées par d’autres religions et a élargi sa problématique au processus de rationalisation propre à l’Occident, avec sa dimension spécifiquement « bourgeoise » [21]. Or, comme il l’explique au début de Confucianisme et taoïsme, première des études regroupées dans L’Éthique économique des religions mondiales [22] en 1915 :

« En Occident, dans l’Antiquité et au Moyen Âge, les supports de la rationalisation des finances, de l’économie monétaire et du capitalisme orienté par la politique furent les villes, ainsi, que, au Moyen Âge, la Curie et l’État naissant. » [23]

Plus tard, Weber a donc envisagé d’intégrer les analyses de La Ville au recueil d’essais de « sociologie des religions » qu’il préparait : en 1919, il a annoncé qu’ils devaient être complétés, « notamment par une esquisse du développement de la bourgeoisie européenne dans l’Antiquité et au Moyen Âge, esquisse consacrée à la genèse de la spécificité sociale du monde occidental » [24]. Et, dans l’ « Avant-propos » (1920) de ce recueil, il précise sa problématique ainsi que la nature de cette « spécificité sociale » :

« Par conséquent, pour une histoire universelle de la culture, le problème central – d’un point de vue purement économique – n’est pas pour nous, en dernière analyse, le déploiement de l’activité capitaliste en tant que telle, dont seule la forme changerait : capitalisme aventurier ou commercial, ou bien capitalisme lié à la guerre, à la politique et à l’administration. Le problème concerne, au contraire, l’apparition du capitalisme d’entreprise bourgeois, avec son organisation du travail libre. Ou, exprimé dans l’optique de l’histoire de la culture, le problème central est celui de la bourgeoisie occidentale dans sa spécificité, laquelle est, à n’en pas douter, liée à l’apparition de l’organisation capitaliste du travail, sans pour autant s’identifier simplement à cette dernière. En effet, l’existence de “bourgeois”, définis comme un corps social [Stand], a précédé le développement du capitalisme spécifiquement occidental. Et cela ne s’est produit qu’en Occident. » [25]

Weber était bien sûr conscient que la Réforme n’avait pas engendré d’un seul coup et à elle seule l’ « éthique du travail » constitutive du monde moderne : elle a certes constitué une étape décisive dans sa genèse, mais elle n’a pu le faire que parce que le terrain avait été préparé par la bourgeoisie médiévale, cette classe urbaine d’artisans, d’entrepreneurs et de marchands portés vers le « rationalisme pratique » [26]. Dans la mesure où cette bourgeoisie s’est constituée au sein des villes occidentales, il apparaît clairement que le projet de La Ville est d’établir la généalogie de la bourgeoisie occidentale, au moins dans ses grandes lignes.

En ce sens, La Ville constitue bien un complément à l’Éthique protestante [27] : ce texte analyse, en amont de la Réforme, l’apparition de la bourgeoisie, classe de travailleurs libres sans laquelle on ne peut comprendre le sens et l’impact historiques de l’éthique de la profession-vocation [28]. En quelque sorte, Weber y renoue avec son premier champ historique d’analyse, ces villes médiévales où les prémisses juridiques de la forme entreprise ont été mises en place, tout en élargissant considérablement sa perspective. Loin de se cantonner, comme il l’avait fait en tant que doctorant, à l’histoire juridique du capitalisme, il aspirait désormais à réaliser une histoire culturelle de l’Occident moderne en esquissant la généalogie de cette classe bourgeoise qui lui est spécifique.

Un moment dans la généalogie du type d’humanité caractéristique de la modernité

Quelle que soit la place exacte de La Ville dans son œuvre, une chose est sûre : le phénomène urbain occidental est au cœur de la pensée de Weber, raison pour laquelle les analyses qu’il lui a consacrées pourraient aussi bien s’intégrer à Économie et société qu’à sa Sociologie des religions. Comme il l’a expliqué dans son « manifeste intellectuel » de 1904, l’article sur « L’ “objectivité” de la connaissance dans les sciences et la politique sociale » : « La science sociale que nous nous proposons de pratiquer est une science de la réalité. Nous cherchons à comprendre dans sa spécificité la réalité de la vie qui nous environne et au sein de laquelle nous sommes placés », ce qui implique, ajoute Weber, de déterminer les « raisons qui ont fait qu’historiquement elle s’est développée sous cette forme et non sous une autre » [29], c’est-à-dire d’en faire la généalogie. Or il est évident que la question de la ville occidentale ne pouvait pas ne pas être au cœur de la réflexion d’un auteur s’intéressant à la genèse de l’Occident moderne et de ce qui le caractérise : le capitalisme d’entreprise et l’État bureaucratique. Car les villes ont joué un rôle essentiel dans leur développement, tout particulièrement les villes médiévales qui ont été le berceau de la bourgeoisie : elles ont été le théâtre d’évolutions majeures en ce qui concerne la rationalisation économique (développement du travail libre, de la forme entreprise, etc.), juridique (élimination des moyens magiques de preuve au profit de l’enquête rationnelle, émergence d’un droit territorial, etc.) et politique (apparition du fonctionnaire élu et formé, favorisée par le développement des universités dans les villes, etc.) et ont constitué un terreau favorable au développement de la conduite de vie rationnelle et du type d’humanité qui, selon Weber, sont au cœur de la civilisation moderne. Plusieurs arguments plaident en faveur de cette manière d’intégrer La Ville à la problématique généalogique et anthropologique de Weber [30].

Bien qu’enchâssée dans de multiples autres considérations, cette perspective est effectivement présente dans le texte et permet d’en comprendre les grandes articulations – seulement, Weber ne la pose pas dès le début : elle n’apparaît qu’au dernier chapitre (voir infra, p. 178). Pour montrer quelle a été la contribution des villes à la naissance de l’homme moderne qui se consacre paisiblement au gain, la démarche de Weber est alors la suivante : dans un premier temps, il se demande pour quelles raisons et à quelles conditions, en Occident seulement, les « citadins » se sont parfois constitués en « citoyens » de leur ville et ont pris en main l’administration de leurs affaires communes ; dans un second temps, il pose la question de savoir comment ces « citoyens » ont paradoxalement engendré le « bourgeois » moderne qui se consacre tout entier à ses activités économiques privées.

La structure du raisonnement wébérien confirme cette intention généalogique. Si l’objet de Weber n’avait été que de comprendre, sans arrière-pensées, l’autonomie communale en procédant à l’analyse comparée des formes qu’elle a prise historiquement, on ne comprendrait pas pourquoi il commence toujours ses comparaisons par les villes médiévales : ce point de départ serait arbitraire et l’on pourrait inverser l’ordre d’exposition. Mais ce n’est pas le cas. Comme la problématique de Weber est généalogique, les deux grands champs d’investigation historique (le Moyen Âge et l’Antiquité) n’ont ni la même importance, ni le même rôle dans le raisonnement : les villes médiévales priment logiquement sur les cités antiques, lesquelles servent à mettre en lumière leur spécificité.

Enfin, cette problématique de la généalogie du monde moderne dominé par le capitalisme et l’État « rationnels » est explicitement centrale dans les deux autres textes où Weber s’est penché sur le même objet : une partie de son analyse des Structures agraires dans l’Antiquité [31] (1909) et une partie d’un cours de 1919-1920 sur l’histoire universelle de l’économie [32] – textes dans lesquels Weber présente de manière plus ramassée, avec quelques variantes, les grandes idées de La Ville. Avant de citer largement le premier texte, qui a le double mérite d’être de la main de Weber et de précéder immédiatement la rédaction de La Ville, rappelons la structure du cours de 1919 : il culmine dans une dernière partie consacrée à la « naissance du capitalisme moderne » et à ses « présupposés », au nombre desquels Weber compte le « déploiement de la technique d’exploitation industrielle lucrative » (§ 6), le développement de la « bourgeoisie » (§ 7 – c’est la section qui correspond à La Ville), celui de l’ « État rationnel » (§ 8) et celui du « mode de pensée capitaliste » (§ 9).

Dans le premier texte, la comparaison des villes antiques et médiévales est tout aussi clairement ordonnée au « problème de l’origine […] du capitalisme moderne » [33]. Weber souligne ainsi les différentes contributions des villes médiévales à son développement : elles ont généré le « cercle de consommateurs, assez vaste et relativement stable, dont le capitalisme moderne avait besoin pour ses produits », ainsi qu’une nouvelle « organisation de la production », fondée sur le travail libre et sa rationalisation progressive ; elles ont permis la « pénétration du capitalisme dans l’artisanat comme dans l’agriculture » et créé les « formes juridiques de l’entreprise commerciale et manufacturière capitaliste continue » [34]. Autrement dit, « sur le sol de l’organisation commerciale et artisanale du Moyen Âge, le capitalisme moderne créa les conditions de sa propre croissance ». Et Weber souligne la dimension anthropologique du processus :

« Dès l’origine, le “bourgeois-citoyen” du Moyen Âge est bien plus homo œconomicus que celui de la cité antique ne peut ou ne veut l’être. » [35]

Mais ce n’est pas tout, car la ville médiévale a aussi contribué à la rationalisation de l’administration :

« Durant tout le Moyen Âge et à son apogée, la ville qui se développe […] est le principal support non seulement de l’économie monétaire, mais aussi – et ces choses sont liées – de l’administration exercée en vertu d’un devoir officiel » [36]

Premier pas vers le développement de l’État rationnel où l’administration perd toute dimension personnelle. Bref, la ville occidentale fut un maillon essentiel dans la genèse de la modernité.

L’idéal-type de la ville occidentale comme commune

En abordant la question des villes antiques et médiévales, Weber s’inscrit dans une longue tradition de réflexion politique et historique : bien sûr dans celle qui, de Machiavel [37] à Jacob Burckhardt [38], s’est intéressée aux cités antiques et médiévales, mais surtout à celle qui, de Sismondi à Augustin Thierry [39], s’est intéressée à la « révolution communale » dans l’Europe médiévale afin de saisir les origines de la bourgeoisie en pleine ascension politique. Plus directement, il faut souligner que les débats sur les communes médiévales se sont intensifiés en Allemagne entre 1890 et 1914, et qu’ils furent marqués par des enjeux idéologiques forts, chaque auteur cherchant à justifier ses convictions politiques en les rattachant au « modèle » que constituaient alors les communes médiévales allemandes [40].

Du concept de ville à celui de commune :
méthode comparative et idéal-typique

La Ville s’inscrit dans ces « conflits opposant les diverses “théories des villes” » [41] dès le premier chapitre, où Weber propose une réflexion préliminaire sur le concept de ville, notoirement difficile à définir tant le phénomène urbain a pris des formes historiques différentes. Weber y discute certaines conceptions de son temps afin de poser par contraste le concept de ville qui sera au centre des chapitres suivants. Après avoir expliqué l’insuffisance de critères purement quantitatifs, il construit patiemment un concept économique de ville en agrégeant divers caractères (prépondérance d’activités non agricoles, diversité des métiers, lieu de marché où les citadins satisfont une part essentielle de leurs besoins, etc.). Ce faisant, il engage implicitement le débat avec Sombart, avocat d’un « concept économique de ville » [42], et distingue différents types de ville – notamment la « ville de producteurs » (ville de commerce ou ville d’industrie) et la « ville de consommateurs » (ville princière ou ville de rentiers). Mais il ne raffine pas trop cette « casuistique » économique des villes. Cette discussion lui sert surtout à mettre en évidence, par contraste, la spécificité de la perspective qui sera la sienne [43] : le concept politique de ville. Et à la justifier en notant qu’une conception purement économique de la ville pose problème dans la mesure où elle ne peut être développée sans référence à un territoire dominé par la ville et à des mesures réglementant la vie économique, c’est-à-dire à une « politique économique urbaine ». Ce qui montre bien que la ville a aussi, nécessairement, une dimension politique, marquée par le fait qu’elle a presque toujours été une place forte et le siège des autorités administratives.

En croisant ces deux perspectives, économique et politique, on obtient certes un concept convaincant de ville comme lieu de marché et garnison, opératoire dans le monde entier. Mais ce n’est pas ce concept « universel » de ville qui intéresse Weber, contrairement à d’autres érudits comme Lewis Mumford [44]. Il ne lui sert qu’à dégager la spécificité de ces villes qui, forteresses et places marchandes, ont été en outre des « communes » (Gemeinde), des entités politiques plus ou moins indépendantes qui avaient un droit et une administration propres, au lieu d’être gouvernées par des instances extérieures (qu’il s’agisse de gouverneurs venus d’ailleurs ou de seigneurs n’ayant pas le même statut que les citadins, leurs sujets). Ce qui signifie qu’en leur sein une partie de la population, l’ordre des citoyens (ou des bourgeois), jouissait d’un statut particulier caractérisé par le fait de pouvoir participer, selon des degrés et des modalités variables, à l’administration des affaires publiques.

C’est à ce concept, la ville comme commune, qu’est consacré La Ville [45]. Il ne s’agit pas d’un phénomène universel : pour l’essentiel, il est limité à l’Occident, raison pour laquelle Weber parle ensuite de ville spécifiquement ou typiquement occidentale, tout en soulignant que cela ne signifie pas que toutes les villes d’Occident aient toujours été des communes – la plupart ne l’ont jamais été et celles qui l’ont été, à des degrés variables d’ailleurs, ne le furent que de manière temporaire. Mais c’est seulement en Occident que ce phénomène a pris une ampleur massive. Weber le montre à la fin du premier chapitre en comparant les villes occidentales à celles d’autres aires culturelles, surtout orientales et asiatiques (les points de comparaison étant la Mésopotamie, le monde arabe, l’Inde, la Chine et le Japon). Si les villes d’Extrême-Orient ne se sont jamais approchées de l’organisation communale, celles du Proche-Orient l’ont fait, mais de manière rudimentaire et temporaire.

Avant d’aller plus loin, quelques remarques s’imposent sur la méthode de Weber, comparative et idéal-typique. Dans La Ville, il multiplie les comparaisons afin de mettre en évidence, par contraste, les différences entre les divers types de ville qui l’intéressent. Car, selon lui, la réflexion historique vise moins à définir des « lois générales » qu’à faire apparaître les spécificités des diverses configurations historiques, et notamment ce qu’il y a eu de nouveau dans certaines d’entre elles [46]. Mais il ne faut pas se méprendre sur le sens des types que construit Weber : il s’agit d’ « idéal-types », c’est-à-dire de constructions théoriques qui sont certes élaborées par abstraction de « ce qui est commun à plusieurs phénomènes concrets », mais qui n’ont pas la prétention de constituer des « types moyens » (issus de l’agrégation des traits que les villes présenteraient le plus souvent). Le but des concepts n’est pas de « coller » à la réalité (protéiforme), mais de fournir, en fonction de la problématique que l’on poursuit, des instruments adéquats, quitte à forcer le trait. Les idéal-types sont ainsi définis comme des « tableaux de pensée cohérents » dont les différentes parties s’articulent sans se contredire – c’est en raison de cette exigence logique que le type est dit « idéal », et non au sens où il incarnerait un idéal normatif. Mais cela fait aussi qu’il ne correspond plus à aucune ville réelle, laquelle inclut toujours des éléments qui ne sont pas en relation purement logique avec les autres, mais en relation simplement factuelle, tirant leur origine de la singularité de l’histoire de la ville. Tel est le prix à payer pour travailler avec des concepts bien définis, outils indispensables pour qui veut réfléchir aux causes historiques des phénomènes étudiés [47].

Les idéal-types de La Ville vont ainsi permettre à Weber de formuler quelques hypothèses quant aux spécificités et aux origines de la civilisation occidentale. En construisant d’abord l’idéal-type de la ville d’Occident (opposé à celui de « ville orientale »), Weber met en évidence des traits caractéristiques de la civilisation occidentale : l’existence de corps civiques régissant les villes, l’affaiblissement des liens de parenté, le principe de l’auto-équipement militaire. En distinguant ensuite, à l’intérieur du concept de ville occidentale, les types de la cité antique et de la commune médiévale, puis au sein de cette catégorie ceux de la ville continentale du Nord et de la ville maritime du Sud, Weber met en lumière l’émergence d’un type humain qui l’intéresse dans sa généalogie du capitalisme : l’homo œconomicus recherchant pacifiquement le gain ; en outre, il peut formuler des hypothèses sur les facteurs qui ont présidé à son déploiement médiéval et moderne – on y reviendra [48].

Si cette série d’oppositions entre idéal-types, focalisée de plus en plus sur les villes continentales du nord de l’Europe, constitue l’armature logique de l’essai de Weber, il faut noter que sa trame est tout autre. Weber souligne certes la nécessité de définir les concepts, mais il ne se concentre pas sur le tableau des abstractions. Il présente ainsi très brièvement son idéal-type de la commune occidentale en soulignant immédiatement ce qui importe au fond : l’existence d’une « bourgeoisie » (au sens ancien de ceux qui ont le « droit de bourgeoisie »), c’est-à-dire d’un corps de citoyens qui participent à l’administration des affaires communes. Ce travail défi- nitionnel fait en quelques lignes, il confronte immédiatement son concept aux données historiques pour en éprouver la validité : dans les villes d’Orient et d’Asie, il n’y eut nulle part constitution pleine et durable d’une « bourgeoisie » en ce sens (voir infra p. 62 et sq.).

Soulignons un autre aspect important du rapport de Weber à ses idéal- types, particulièrement visible au début du chapitre 3 : il y dégage l’idéal- type de la ville patricienne en faisant contraster les types « extrêmes » (s’éloignant des cas qui l’intéressent) que constituent, pour l’Europe du Sud, Venise (ville où le patriciat s’est clos sur lui-même et transformé en noblesse, contrairement aux autres villes italiennes), et, pour l’Europe du Nord, les villes anglaises (qui n’ont eu qu’une autonomie politique limitée en raison de la puissance de la monarchie). Autrement dit, Weber ne se sert pas de ses idéal-types pour réduire la diversité du matériau historique ou occulter les contre-exemples. En outre, il rappelle toujours qu’entre les types les transitions sont souples et fluides : c’est justement parce que la réalité est protéiforme qu’il faut nettement définir ses concepts, seul moyen de mettre de l’ordre dans le chaos des faits en situant ces derniers par rapport aux concepts que l’on s’est donnés (voir infra, p. 148).

Caractéristiques de la commune :
groupement, sociétisation, institution (Anstalt)

Dans le chapitre 1, Weber définit l’idéal-type de la ville d’Occident comme commune par cinq critères : avoir des fortifications, être un lieu de marché, disposer d’un tribunal et d’un droit propre, constituer un groupement, bénéficier d’une autonomie et d’une autocéphalie relatives (infra, p. 62). Commençons par expliquer le sens des deux derniers critères.

Le concept de groupement (Verband) est omniprésent dans La Ville. Pour désigner le groupe social dans sa forme la plus générale, Weber le préfère manifestement à ceux de communauté et d’association, qui gomment la part de domination dans la vie collective. Car tout groupement suppose l’existence d’instances de domination chargées de faire respecter les règles implicites du groupement, en recourant si nécessaire à la contrainte [49]. Mais il y a divers types de groupement : un groupement est autonome quand ses règlements sont institués par ses membres, hétéronome quand ils sont octroyés de l’extérieur ; il est hétérocéphale quand le dirigeant ou la direction administrative sont désignés par une autorité extérieure, autocéphale quand ils émanent du groupement lui-même. Les deux derniers critères signifient donc que les communes sont des organisations politiques qui établissent leur propre règlement et, sur cette base, désignent leurs dirigeants. En cela, elles se distinguent des municipalités actuelles dont les marges de liberté sont plus restreintes.

Une fois posé ce concept de commune, Weber pointe les spécificités de ce groupement en introduisant, au fil du chapitre 2, une série de nouveaux concepts, ceux de « sociétisation » (Vergesellschaftung), d’ « institution » (Anstalt) et de « collectivité territoriale » (Gebietskorperochaft).

Dans son article « Sur quelques catégories de la sociologie compréhensive » (1913), contemporain de La Ville, Weber définit la « sociétisation » (voir le glossaire) à partir du concept d’ « action en société » : dans ce cas, l’action se réfère à un « ordre » faisant l’objet d’un accord explicite entre les acteurs, qui peuvent y ajuster leurs attentes, par opposition à l’ « action en entente » qui repose sur des bases implicites [50]. L’idéal-type en est l’ « “association à but déterminé” rationnelle, ayant pour base un accord explicite portant sur les moyens, le but et les règlements » [51]. La sociétisation a donc une dimension volontaire : c’est un type de relation où l’on entre de son plein gré – comme ces conjurations par lesquelles se sont constituées les communes médiévales. Voilà ce qui la distingue des relations sociales qui se tissent dans le cadre d’un groupement ou d’une « institution » (Anstalt) : on n’entre pas de son propre chef dans ces deux types de relations sociales où l’action est également orientée en fonction de règlements et d’instances de domination – on y est pris bon gré mal gré. Si la frontière est flottante entre les groupements et les institutions, deux choses les distinguent aux yeux de Weber : d’une part, leur « rationalité » (les institutions incarnent un degré supérieur de rationalité téléologique puisque leurs règlements suivent le schéma du calcul des moyens par rapport à une fin) ; d’autre part, Weber les ordonne selon un rapport génétique : les institutions se développent à partir des groupements selon une logique de rationalisation [52]. C’est justement l’une des lignes directrices de La Ville que de montrer comment le groupement communal, qui a d’emblée une dimension « institutionnelle » (anstaltsmässig), la renforce peu à peu jusqu’à paver le chemin de l’État moderne, incarnation par excellence de la notion d’Anstalt [53].

Si la commune est une « sociétisation », cela signifie que la constitution de ce groupement résulte d’un acte volontaire, reposant sur des bases explicites – le popolo italien en est l’exemple même, en tant que « premier groupement politique tout à fait conscient de son caractère illégitime et révolutionnaire » (voir infra, p. 152). Si la commune a de plus en plus un caractère « institutionnel », cela signifie en revanche que ses règlements vont peu à peu s’imposer aux individus selon des critères objectifs (comme la présence sur le territoire régi par le droit urbain), sans que leur adhésion volontaire ne soit plus exigée ; cela signifie aussi qu’un processus de rationalisation du pouvoir y est à l’œuvre, passant par la mise en place d’un droit rationnel issu de la loi positive (voir infra, p. 166-167).

Ce qui manifestement intéresse Weber dans ce processus, c’est un changement lent et radical dans la forme des groupements politiques, de plus en plus « institutionnalisés ». Alors qu’il s’agissait à l’origine de « groupements personnels » (reposant sur des liens de filiation, comme les tribus, les clans, etc.), ils sont devenus pour l’essentiel des « collectivités territoriales » dont les règlements s’imposent à tous les individus qui se trouvent sur le territoire qu’ils régissent. Or cette « dépersonnalisation » du lien politique est un processus de « rationalisation » que l’on peut nettement observer dans les villes occidentales, qui commencent par être fondées (ou se prétendre fondées) sur des « groupements de personnes » (comme les phratries grecques, les gentes romaines, etc.) et finissent par être de pures « collectivités territoriales », incarnations du « principe institutionnel » [54]. Ce faisant, le lien politique s’est peu à peu détaché des allégeances tribales et lignagères.

Genèse de la commune :
fraternisation, synœcisme, conjuration

Une fois précisé le concept de commune, la question se pose de savoir comment s’est formé ce groupement inédit qui annonce nos États modernes : de quelle manière les barrières entre les groupes de parenté ont- elles été dépassées et par quel processus les fonctions « politiques » qu’ils endossaient (comme la protection des personnes) ont-elles été transférées à des groupements dépourvus de toute dimension « personnelle » ?

C’est pour répondre à cette question que Weber introduit le concept de « fraternisation » (Verbruderung) : une autre spécificité de la ville occidentale comme commune est d’être une « fraternisation », c’est-à-dire un groupement politique reposant sur l’union de plusieurs groupes ou individus, ce qui suppose le dépassement des barrières culturelles les séparant. La fraternisation crée entre ceux qui y prennent part une « égalité juridique », une parité sociale et politique liée à un statut commun ; elle élargit ainsi le commerce social au-delà des barrières que lui fixaient les liens claniques, ce qui se manifeste sous deux formes : l’extension du connubium (le droit de se marier) et de la commensalité (la communauté de table) à tous les membres du nouveau groupe issu de la fraternisation, l’ordre (Stand) des bourgeois/citoyens [55].

La fraternisation n’a pas pris la même forme dans l’Antiquité et au Moyen Âge. Dans l’Antiquité, la commune (polis) est souvent considérée comme le résultat d’un « synœcisme », de l’installation commune de plusieurs lignages dans une même place forte (voir le glossaire). Ce qui importe ici n’est pas tant que cette installation fût réelle ou fictive – le plus souvent, il s’agissait plus d’un regroupement des forces militaires sous une même autorité que d’un établissement des lignages au même endroit. Ce qui importe selon Weber, c’est la création d’une nouvelle « communauté de culte » dont le meilleur symbole est la commensalité instaurée entre les lignages fédérés (voir infra, p. 135-136). Mais, dans la mesure où chaque lignage conservait encore son propre culte familial, dont les membres d’autres lignages étaient rituellement exclus, il y avait encore des bornes posées à la fraternisation. En revanche, ces barrières rituelles vont presque complètement disparaître dans le monde médiéval chrétien [56].

La fraternisation prend une autre forme au Moyen Âge, celle de la conjuration. Comme ce terme l’indique, elle est fondée sur un serment qui engage réciproquement ceux qui le prêtent et noue entre eux des liens d’obligation – serment mutuel qui met à égalité, contrairement au serment féodal classique, « hommage » à une autorité à laquelle on fait allégeance [57]. Ce qui distingue la fraternisation médiévale de la fraternisation antique, c’est son caractère insurrectionnel, lié à son contexte géopolitique de départ. Les cités grecques se sont constituées dans un monde de villages qui n’étaient pas fédérés dans des structures politiques stables ; en tant que rassemblement des lignages armés, elles étaient d’emblée en situation d’hégémonie militaire. En revanche, c’est contre des pouvoirs solidement établis (les comtes, la noblesse rurale et les autorités épiscopales) que les bourgeois se sont conjurés au Moyen Âge. Bien sûr, le processus insurrectionnel n’avait des chances de réussir que là où le rapport de force entre la ville et les autorités établies n’était pas disproportionné. Voilà pourquoi la dimension insurrectionnelle des fraternisations médiévales apparaît le plus clairement en Italie, du fait de l’éloignement du pouvoir impérial et de la présence massive en ville de lignages équipés en armes. Les villes d’Europe du Nord étaient dans une situation moins favorable parce qu’elles étaient moins éloignées du pouvoir impérial et, surtout, parce que la noblesse armée, au lieu de s’installer en ville comme en Italie, était restée sur ses terres.

Pour autant, ces différences de contexte géopolitique ne signifient pas qu’il n’y ait eu de conjurations qu’en Italie : il y en eut ailleurs, en France comme en Allemagne. Mais, en Europe du Nord, de nombreuses communes furent aussi fondées « d’en haut », par un seigneur souhaitant profiter des bénéfices (matériels et fiscaux) qu’une ville et son marché sont susceptibles de rapporter. Pour ce faire, il fallait attirer les futurs habitants par un certain nombre de franchises et de privilèges, notamment le droit de participer à la gestion des affaires de la cité. Par ailleurs, Weber fait remarquer que les annales municipales ont eu tendance à effacer les traces des conjurations qui constituaient à l’origine, au plan juridique, une rupture révolutionnaire avec les pouvoirs existants. De même, les seigneurs qui n’ont pu reprendre leurs villes en main ont dû accepter le nouvel état de choses, en concédant de droit les pouvoirs qui leur avaient été arrachés de fait. Ce faisant, la continuité juridique formelle était rétablie : les autorités communales étaient réintroduites dans le fil des pouvoirs légitimes.

On comprend dès lors que ce que Weber appelle la « genèse dérivée » des communes (où elles apparaissent comme le fruit d’une concession de la part des autorités en place, ou d’un accord avec elles) soit surreprésentée par rapport à ce qu’il appelle la « genèse originaire » des communes, où il s’agit d’un renversement du pouvoir, Weber parlant d’ « usurpation » pour souligner la dimension insurrectionnelle du processus (voir infra, p. 91-93). Il en résulte que le phénomène des conjurations a été sans doute plus diffus que les sources ne le laissent entendre ; en tout cas, il constitue le mode proprement médiéval de fraternisation communale.

Conditions religieuses et militaires
de la constitution en communes

Une fois qu’on a compris comment s’est faite la constitution en communes, reste à savoir pourquoi cette organisation politique urbaine n’est massivement apparue qu’en Occident. Weber avance deux raisons : pour se constituer en commune, il faut d’une part que les barrières rituelles entre les divers groupes de citadins aient été levées, qu’ils puissent en tant que tels s’asseoir à la même table – or cela n’a été le cas qu’en Occident, sous la pression du christianisme ; il faut d’autre part que ces groupes de citadins ne soient pas impuissants sur les plans politique et militaire, c’est-à-dire qu’ils puissent tenir tête au prince – or c’était, selon Weber, impossible dans les contextes asiatiques et orientaux, où la bureaucratisation des armées s’est faite très tôt, donnant ainsi aux princes une supériorité militaire absolue sur les citadins désarmés.

Si seules les villes occidentales se sont massivement constituées en communes, cela tient d’abord à la présence, en dehors de l’aire culturelle occidentale, de fortes barrières religieuses séparant les groupes sociaux et rendant impossible leur fraternisation – des barrières liées au culte des ancêtres en Chine et au système des castes en Inde. Certes, les familles antiques étaient encore fermées les unes aux autres au niveau du culte : chaque lignée avait, en Grèce comme à Rome, son propre culte, interdit aux autres – un peu comme en Chine. Si l’ascension politique de la plèbe avait déjà remis cela en cause en obtenant l’ « égalité rituelle » entre patriciens et plébéiens, il restait des barrières rituelles posant des bornes à la fraternisation. En revanche, cette « exclusivité sacrée » des familles a entièrement disparu au Moyen Âge, conséquence d’un événement de l’Antiquité auquel Weber ne fait qu’une brève allusion dans La Ville, mais auquel il accorde une grande importance historique : contre l’appel du Christ à dépasser toutes les barrières rituelles entre humains, même celles liées à la loi judaïque, Pierre refuse à Antioche la communauté de table avec les non-circoncis, ce qui suscite la critique de Paul (voir infra, p. 81-82). Selon Weber, cet événement révèle le rôle historique qu’a joué le christianisme dans la genèse des communes : il constitue le « moment où la “bourgeoisie” occidentale a été conçue, même si sa naissance, dans les “conjurations” révolutionnaires des villes médiévales, n’a eu lieu que plus d’un millénaire plus tard. Car sans commensalité, c’est-à-dire, en termes chrétiens, sans eucharistie commune, la fraternité jurée et la bourgeoisie urbaine médiévale sont absolument impossibles » [58]. Autrement dit, la première condition de possibilité des communes est le dépassement des barrières religieuses entre les humains. Et seul le christianisme les a complètement renversées en mettant chacun, quelles que soient ses appartenances sociales, à égalité face à un Dieu universel et en éliminant l’importance rituelle du lien de parenté (voir infra, p. 82-83 et 87).

Après avoir proposé cette explication religieuse, Weber avance un autre facteur, lié cette fois à la spécificité de l’organisation militaire en Occident – facteur dont il estime qu’il est le seul à avoir toujours été « positivement décisif ». Les armées occidentales ont été longtemps fondées sur le principe de l’auto-équipement des soldats : au lieu d’être équipés par le roi, ils étaient propriétaires de leurs armes, comme les chevaliers nobles ou les hoplites grecs. Bien sûr, cela donne une immense autonomie à l’armée vis-à-vis de son chef, contrairement aux armées bureaucratiques équipées par le prince et, de ce fait, plus dépendantes de lui. Ce faisant, Weber ne fait qu’étendre à l’organisation militaire un principe que Karl Marx considérait comme le fondement du système capitaliste : la séparation des travailleurs d’avec les moyens de production scelle leur dépendance et leur soumission [59] – sauf qu’ici c’est de la « séparation entre le soldat et les moyens de guerre » qu’il est question. Or, sur cette base qui a prévalu dans le monde oriental en raison des nécessités liées à l’irrigation (qui ont selon Weber conditionné la bureaucratisation de la Chine comme de l’Égypte antique), les sujets ne peuvent faire face militairement au roi ni se constituer en commune autonome : « Sur ce terrain ne pouvait naître aucune commune politique, aucune commune de citoyens autonome face à la puissance royale. Car le citoyen n’était pas un militaire » (voir infra, p. 105-107).

Enfin, il faut noter que Weber mentionne à diverses reprises dans La Ville une dernière condition favorable à la mise en place de communes urbaines, permettant d’expliquer pourquoi le phénomène communal n’a pris forme ni partout ni toujours en Occident : il ne fallait pas que les villes soient insérées dans un groupement politique qui leur fût extérieur et dispose d’un appareil bureaucratique susceptible de satisfaire les besoins administratifs des bourgeois. Autrement dit, moins les villes avaient au-dessus d’elles un groupement politique unifié et une administration rationnelle, plus elles pouvaient développer leur autonomie politique (voir infra, p. 91 et 209-210).

Similitudes dans l’évolution politique des villes antiques et médiévales

De même qu’il y a des analogies dans le mode de constitution des villes antiques et médiévales, il y en a aussi dans les manières dont elles ont évolué – c’est à leur analyse que sont consacrés les chapitres 3 et 4. Partout, elles apparaissent sous la forme de « villes patriciennes » dominées par une couche de notables, c’est-à-dire de rentiers que leur situation rendait disponibles pour assumer certaines charges administratives, et plus précisément de patriciens, sortes de notables et de chevaliers dont la supériorité militaire et politique sur les autres couches de la population était absolue. Les institutions communales étaient alors de type oligarchique : les lignages patriciens se partageaient les charges en tâchant d’éviter la mise en place d’un pouvoir personnel dynastique. S’il y avait un roi, comme c’était parfois le cas dans les cités antiques, il constituait tout au plus un primus inter pares : une autorité qui, loin d’avoir un pouvoir absolu, était dépendante de l’approbation de ses pairs (les autres patriciens) pour la prise de décisions et leur mise en œuvre. Sinon, les magistratures suprêmes étaient exercées de manière collégiale par des « consuls » élus pour une durée limitée (de sorte qu’il y avait alternance au pouvoir) et étaient contrôlées par un ou plusieurs « Conseils » où siégeaient les chefs des lignages patriciens.

Démocratie antique et démocratie médiévale

Dans les communes médiévales, on appelle ce premier stade « consulat », en référence aux consuls qui y jouaient le rôle de magistrats suprêmes (voir infra, p. 91 et 95). La vie urbaine était alors marquée par les faides, conflits entre lignages patriciens qui pouvaient dégénérer en véritables « guerres privées » [60]. Pour tempérer et arbitrer ces confits, les communes italiennes ont ensuite mis en place un second système fondé sur un magistrat unique, élu pour un bref mandat et issu, pour garantir son impartialité, d’une autre commune : le podestat (voir infra, p. 120 et sq.). Néanmoins, les faides se poursuivaient et la ville patricienne était soumise à une instabilité chronique qui fragilisait les affaires bourgeoises en plein essor. La frange supérieure de la bourgeoisie, exaspérée par ces désordres et les dénis de droit dont elle était victime, supportait de moins en moins d’être tenue à l’écart du pouvoir alors qu’elle avait de plus en plus envie et besoin, pour conduire ses affaires, d’en prendre les rênes. Une série de nouvelles révolutions a renversé la domination patricienne et a abouti à une démocratisation relative du pouvoir. Celle-ci s’est faite en deux étapes : l’ascension de la frange supérieure de la bourgeoisie, puis celle des classes moyennes.

Contre le pouvoir du patriciat, les couches supérieures de la bourgeoisie montante se sont constituées en groupements de la même manière que les communes patriciennes étaient nées, par sécession et conjuration. Le modèle par excellence en est la constitution du popolo dans les villes italiennes : résultat de la conjuration des marchands et des entrepreneurs qui se sont enrichis, il s’est constitué, selon Weber, en « commune distincte », avec ses propres fonctionnaires (notamment le capitaine du peuple) et forces militaires (les milices corporatives), au point de former un « État dans l’État » (voir infra, p. 152). Weber fait ensuite un parallèle avec la sécession de la plèbe romaine et le rôle des éphores à Sparte, pour en conclure que la démocratisation ne signifie pas tant l’élimination des patriciens (au contraire, elle a souvent supposé une alliance entre la haute bourgeoisie et une fraction des patriciens), mais seulement leur mise à l’écart formelle ; surtout, la démocratie reposait sur la constitution d’un pouvoir de cassation qui permettait de bloquer l’action des magistrats patriciens (quand ils allaient à rencontre des intérêts des couches populaires), et qui de ce fait est peu à peu devenu le pouvoir suprême à l’intérieur de la commune. La démocratisation du pouvoir communal est ainsi passée par la mise en place de magistrats nouveaux qui s’est d’abord faite parallèlement aux institutions patriciennes, avant de se substituer à elles dans leurs fonctions gouvernementales.

Au-delà de ces similitudes, il y a des différences profondes entre les démocraties antiques et les démocraties communales. La démocratisation des cités antiques repose sur un fondement différent : non pas la montée en puissance économique de la bourgeoisie, mais l’importance militaire croissante des classes moyennes paysannes. C’est en effet l’évolution de la technique militaire qui a renforcé le pouvoir de l’infanterie des hoplites face à la cavalerie des grands propriétaires nobles. Face à la phalange hoplitique de fantassins lourdement cuirassés et armés de longues lances, la cavalerie était impuissante. L’importance militaire de la cavalerie déclinant, les nobles ont dû partager le pouvoir avec la nouvelle base sociale de la puissance militaire de leur cité : les paysans suffisamment aisés pour se fournir la « panoplie » complète, armes et cuirasses – c’est la « démocratie des hoplites ». Et il en va de même en ce qui concerne la seconde étape de la démocratisation des cités antiques, pleinement atteinte à Athènes : le passage de la « cité hoplitique » à la « cité démocratique » est également lié au facteur militaire – en l’occurrence au fait que la puissance militaire d’Athènes a de plus en plus reposé sur sa flotte et donc sur un corps de matelots ouvert aux citoyens les moins riches (puisqu’il ne fallait plus se payer d’équipement onéreux [61]). Au-delà de ces fondements différents des logiques de démocratisation, on voit une différence sociale majeure entre les démocraties antiques et leur pendant médiéval : les premières s’appuyaient essentiellement sur la paysannerie, les secondes sur les artisans (infra, p. 204-205). On comprend donc le caractère unique de la démocratie antique, en particulier en Grèce : en quelque sorte, elle incarne la victoire de la campagne sur la ville [62].

Il y a une dernière différence entre démocraties antiques et démocraties médiévales : alors que les secondes ont souvent été suivies par la mise en place de tyrannies, celles-ci ont plutôt précédé les régimes démocratiques antiques. Néanmoins, il y a aussi des parallèles frappants entre les tyrannies antiques et les tyrannies médiévales, toutes résultats des luttes acharnées que se menaient les différentes couches sociales au sein des villes. Avant de passer, par-delà ces comparaisons en série, à ce qui intéresse vraiment Weber, une remarque doit être faite sur la manière dont il interprète ces similitudes.

Les lois internes de l’évolution politique :
critique positive du matérialisme historique

Pour Weber, ce serait faire un immense contresens que d’interpréter tous ces parallèles sur la base du « marxisme » : ils ne sont pas le reflet de fondements économiques identiques, mais tout au contraire la manifestation que les évolutions politiques ont leurs « propres lois » et suivent une « logique intrinsèque » (Eigengesetzlichkeit), liée aux possibilités techniques limitées de compromis entre les groupes en conflit au sein des villes (infra, p. 162). Les luttes sociales, effectivement motrices dans l’histoire des communes, n’étaient pas pour autant de même type au Moyen Âge et dans l’Antiquité : elles n’avaient pas les mêmes fondements économiques.

On le comprend si l’on remarque que ces luttes sociales ne se ramènent pas toutes, ni totalement, à des « luttes de classes » : il s’agissait plutôt de « luttes entre les ordres » (Ständekämpfe). Car il est essentiel, aux yeux de Weber, de distinguer ces deux manières de regrouper les individus : les classes, fondées sur des différences d’ordre économique, et les Stände (les « ordres » ou les « groupes de statut » – voir le glossaire), qui reposent sur des distinctions de rang liées à la manière de vivre et à l’honneur qui y est (ou non) attaché. La raison en est que les classes et les ordres ne convergent pas toujours : on peut être dans une situation économique semblable sans avoir le même « rang » ni le même statut. Le sentiment d’appartenance commune est ainsi parfois plus fort entre un aristocrate aisé et un aristocrate ruiné qu’entre le premier et un parvenu, même si leurs situations économiques sont proches. Il en résulte des contraintes particulières sur les alliances possibles en cas de luttes sociales : par exemple, le poor white trash qui faisait face à la ploutocratie esclavagiste dans le Sud des États-Unis (infra, p. 196) n’a pas fait cause commune avec les esclaves noirs.

Cette distinction joue un rôle particulièrement important dans La Ville, notamment dans le dernier chapitre, où Weber donne du crédit à l’idée marxiste classique selon laquelle la lutte des classes constitue le « moteur de l’histoire » [63], tout en la complétant à partir de sa vision plus complexe de la stratification sociale, qui intègre la dimension symbolique introduite par la notion de Stand. Les luttes sociales constituent bien le moteur de l’évolution politique des communes. Mais ces luttes doivent être analysées à la fois en termes de « luttes des classes » et de « luttes entre les ordres ». Il en ressort une vision nuancée des luttes sociales, moins simpliste que bien des analyses marxistes. Weber rejoint néanmoins Marx lorsqu’il reconnaît que les luttes sociales modernes sont avant tout des luttes de classes. La révolte de Ciompi montre justement comment les luttes sociales commençaient à être, dans les communes italiennes, de pures luttes de classes : avec l’apparition du système capitaliste de la « manufacture disséminée » (Verlagsystem – voir le glossaire), c’est l’opposition du travail et du capital qui s’est retrouvée au cœur des luttes urbaines, contrairement à ce qui se passait dans l’Antiquité où elles opposaient les grands propriétaires aux petits paysans menacés d’endettement et de déclassement (voir infra, p. 156-197). Weber ne cherchait donc pas simplement à contredire Marx, mais aussi à le compléter et à le corriger dans une démarche de « critique positive du matérialisme historique » [64].

Généalogie de la bourgeoisie occidentale

S’il y a bien des analogies et des parallèles, du point de vue de leur organisation et de leur évolution politiques, entre les communes médiévales et les cités antiques [65], il ne faut pas s’arrêter là. Au contraire, il faut mettre en évidence leurs particularités respectives. Comme Weber l’explique dans ce qui constitue la première annonce du projet comparatiste de La Ville, consignée à la toute fin de son article de 1909 sur les Structures agraires dans l’Antiquité :

« On aurait bien besoin d’une comparaison vraiment critique des phases de développement de la cité antique et de la ville médiévale. […] Pour être fructueuse, il faudrait cependant qu’elle ne cherche point des “analogies” et des “parallèles”, comme ces schémas d’évolution généraux qu’il est de mode de construire aujourd’hui ; au contraire, elle devrait mettre en lumière la particularité des deux processus de développement qui aboutissent à des résultats si différents, et guider ainsi l’imputation causale de ce déroulement différent. » [66]

La mise en évidence des différences structurelles entre les luttes sociales antiques et médiévales n’a donc pas pour objectif premier de dénoncer le caractère réducteur de la vulgate marxiste – il s’agit seulement d’une remarque en passant, qui témoigne du dialogue constant de Weber avec Marx. Elle vise avant tout à expliquer pourquoi le processus communal du Moyen Âge et celui de l’Antiquité ont abouti à des « résultats si différents ». Car, comme Weber le dit dans un passage crucial de La Ville, en réponse directe à cette considération méthodologique de 1909 :

« Ni le capitalisme moderne, ni l’État moderne ne se sont constitués sur le sol des villes antiques, tandis que le développement des villes médiévales, bien qu’il ne fût pas à lui seul une étape préalable déterminante, ni même le porteur de ces deux phénomènes, fut cependant pour leur formation un facteur tout à fait décisif que l’on ne peut négliger. » (voir infra, p. 178)

Ce qui nous permet de réintégrer La Ville à la problématique de la genèse de l’Occident moderne dominé, selon Weber, par le capitalisme d’entreprise et l’État bureaucratique. Dans la mesure où ces deux complexes institutionnels ont été portés par la bourgeoisie, on a vu que cette genèse devait prendre la forme d’une généalogie de la bourgeoisie occidentale dans sa spécificité. Et, pour ce faire, le seul moyen est ici encore de procéder de manière comparative. En l’occurrence, Weber analyse ce qui distingue cette bourgeoisie de son pendant antique, espérant donner des éléments d’explication pour comprendre pourquoi leurs évolutions politiques respectives, pourtant si semblables de l’extérieur, ont abouti à des résultats si différents. C’est ici qu’un certain nombre de problèmes de traduction se posent.

La polysémie de la notion allemande
de Bürger et de ses dérivés

Proposer de comparer les « bourgeoisies » médiévales et antiques pourrait sembler étrange au lecteur français, habitué à user de vocabulaires distincts pour désigner les formations sociales, politiques et culturelles qui sont nées sur le socle des villes antiques et médiévales : d’un côté, le corps des citoyens des cités antiques, de l’autre, la bourgeoisie des communes médiévales. Les qualifier toutes deux de « bourgeoises » pourrait même suggérer un « biais marxiste » d’interprétation tant elles sont différentes, en dépit de tous les parallèles que l’on peut montrer entre leurs évolutions respectives.

Il en va autrement en langue allemande, qui n’a jamais eu qu’un seul mot, « Bürger », pour désigner ce que la langue française a peu à peu distingué sous les termes de « bourgeois » (XIe siècle), « citoyen » (XIIe siècle) et « citadin » (XVe siècle). Weber est bien conscient de la polysémie particulièrement forte de la notion allemande. Dans la notion de Burgertum s’imbriquent selon lui trois acceptions différentes : économique, politique et sociale. Primo, elle regroupe une série de classes définies par des intérêts économiques : la grande et la petite bourgeoisie, composées respectivement des entrepreneurs et des artisans (dont les intérêts ne sont pas identiques, même s’ils tranchent nettement avec ceux d’autres classes). Secundo, elle rassemble tous les citoyens au sein d’un corps politique défini par le monopole de certains droits – une acception qu’elle a eue en français où le « droit de bourgeoisie » désignait, avant la Révolution, le « droit de cité ». Tertio, elle désigne un ordre (Stand) défini par un niveau de fortune et de culture constitutif d’un certain prestige – groupe qui rassemble diverses couches sociales : entrepreneurs, rentiers et universitaires [67].

Pas plus que l’allemand, le français ne dispose de termes différents pour désigner la bourgeoisie dans la première et la troisième acception que Weber propose de distinguer. Cela tient bien sûr au fait qu’elles sont intimement liées : les classes définies par les intérêts économiques bourgeois et les couches jouissant du prestige bourgeois se recoupent en partie – on y retrouve notamment les entrepreneurs (au moins à un certain stade de développement du capitalisme). En revanche, nous avons l’habitude de mettre nettement à part la seconde acception du terme, c’est-à-dire de distinguer la bourgeoisie (comme statut social et classe économique) du corps politique des citoyens. Et cette habitude est tellement ancrée depuis le XVIIIe siècle [68] qu’utiliser le même terme pour les deux prêterait à confusion : le terme « bourgeoisie » a entre-temps pris un sens bien trop particulier dans notre langue, chargé de lourdes connotations sociopoli- tiques et définitivement détaché de son sens « communal-politique » originel. À l’évidence, il serait absurde de qualifier de « bourgeois » les paysans en armes ou les matelots à l’âge d’or de la démocratie grecque.

Nous avons donc dû renoncer à une traduction unitaire de la notion de Btirger et de ses dérivés. Voilà les principes auxquels nous nous sommes tenus, sauf exception (auquel cas le terme allemand est mis entre parenthèses) : dans le contexte antique, Bürger est traduit par « citoyen », mais, dans le contexte médiéval, il est en général traduit par « bourgeois ». Ce faisant, nous nous sommes conformés à l’usage des historiens, avec toutefois une entorse en ce qui concerne les villes médiévales italiennes, où le groupe qui, dans le Nord de l’Europe, était plus souvent désigné comme celui des burgenses, y apparaissait comme celui des cives – raison pour laquelle les historiens de l’Italie médiévale parlent plutôt de « citoyens » à leur propos [69]. Toutefois, dans la mesure où le propos de Weber est de faire la généalogie de la bourgeoisie moderne, nous avons aussi été amenés à utiliser à leur propos la notion de « bourgeois ». Mais il va de soi que, dans le contexte médiéval, notamment italien, quand il est évident que Weber prend la notion de « Bürger » dans son sens spécifiquement politique, nous avons traduit par « citoyen ». En outre, quand il arrive à Weber d’utiliser plusieurs fois le terme « Bürger » dans une même phrase, en jouant sur ses différentes acceptions, nous avons évité les répétitions en utilisant les diverses notions françaises. Quoi qu’il en soit, le lecteur doit toujours garder en tête que les termes « citoyen » et « bourgeois » sont la traduction de la même notion allemande.

En revanche, nous avons décidé de traduire en général le terme Burgertum par « bourgeoisie », même dans le contexte antique. Car pour désigner le « corps des citoyens », que ce soit dans le contexte antique ou médiéval, Weber recourt souvent au terme univoque de Burgerschaft (voir le glossaire). Quand il emploie la notion de Bürgertum dans le contexte antique, c’est justement pour souligner les analogies avec le contexte médiéval. Il en va de même avec le champ lexical du Kleinbürgertum (Kleinburgerklasse, kleinbürgerlich, etc.), toujours rendu par « petite bourgeoisie ».

Du citoyen antique au bourgeois moderne :
émergence de l’homo œconomicus

Ces remarques de traduction suggèrent déjà quelle est la spécificité du Bürger médiéval par rapport à son homologue antique : si l’on suit la langue française, le premier est un « bourgeois », un individu aux préoccupations essentiellement économiques, alors que le second est un « citoyen », un homme dévolu à la chose publique, à la vie politique de la cité. C’est grosso modo à ce résultat que Weber arrive en comparant le Bürger des villes médiévales à celui des cités antiques, en nuançant toutefois cette opposition et, surtout, en prenant du recul par rapport aux jugements de valeur qui y sont implicites. Car, par rapport à cette présentation volontairement caricaturale fondée sur le sens courant que les termes ont désormais dans notre langue, l’intérêt de Weber est de poser un regard désabusé sur les réalités historiques en cause, à la fois contre la fascination suscitée par le « citoyen » antique et le mépris dans lequel est parfois tenu le « bourgeois ».

De manière idéal-typique, Weber oppose le citoyen antique au bourgeois médiéval comme l’homo politicus à l’homo œconomicus. Mais encore faut-il rappeler le sens que ces adjectifs ont dans sa terminologie : ce qui définit la politique, à ses yeux, c’est le recours à un moyen spécifique, la violence ; ce qui caractérise en revanche l’économie, c’est la démarche pacifique dans l’obtention du gain [70]. Il en résulte que le citoyen antique n’est pas « dévolu à la chose publique » au sens d’un intérêt dépassant les « vulgaires préoccupations économiques » bourgeoises : lui aussi a des préoccupations économiques, mais il les assouvit par des moyens politiques, en recourant aux armes. Autrement dit, il a bien des « intérêts lucratifs », mais ils sont « liés à la guerre », à une « politique de rapines militaires » : distribution des terres conquises aux citoyens, partage entre eux du butin, des tribus dus par les peuples soumis ainsi que des contributions versées par les « alliés ». D’où le militarisme des cités grecques, qui leur servait de politique économique, Weber soulignant que tout finissait, dans la cité antique, par dépendre des succès militaires [71].

Contre toutes les idéalisations de la cité antique, si courantes chez les philosophes, Weber rappelle ainsi que le citoyen antique était avant tout un soldat : porter les armes, voilà le critère de la citoyenneté. En forçant le trait, il définit donc la cité antique comme une « corporation de guerriers » (infra, p. 219). S’il utilise le même terme « Bürgertum » pour parler de la bourgeoisie médiévale et de la « bourgeoisie » antique, il est bien conscient de ce qui distingue cette dernière : c’était un « corps de militaires (Militärstand) citadins s’équipant eux-mêmes » [72].

Le bourgeois médiéval typique était en revanche un homme qui, lui aussi, avait des préoccupations économiques et des intérêts lucratifs, mais les assouvissait par le recours à des moyens pacifiques : le travail artisanal et commercial. En effet, « la ville (continentale) – malgré toute l’importance accordée aux moyens de se défendre – a dès le départ, et de plus en plus, un caractère « bourgeois », orienté vers l’activité économique sur le marché » [73]. Ce qui ne veut pas dire que ce « bourgeois » n’avait que des préoccupations privées. Lui aussi s’intéressait à la « chose publique » : il participait à la vie politique de la cité ou y aspirait. Mais c’était désormais pour assurer la défense de la ville, non la conquête de territoires, et garantir ses intérêts d’artisan ou de commerçant. Or c’est justement là le point important : si les villes médiévales ont joué un rôle charnière dans l’histoire du monde moderne, c’est parce que le pouvoir politique, détenu en général par les élites militaires, y était passé aux mains des élites économiques (infra, p. 130 et 204). Il en a résulté une tout autre politique, favorisant la mise en place d’un droit et d’une administration rationnels et prévisibles, conditions de l’essor du capitalisme moderne [74]. Si la démocratisation du pouvoir communal intéresse Weber, c’est avant tout parce qu’elle a scellé cette évolution.

Cette opposition idéal-typique doit être nuancée, de deux manières. D’une part, les villes hellénistiques et les villes de l’Antiquité tardive avaient déjà un caractère plus « bourgeois » que les villes de l’Antiquité classique : la constitution des grands États les avait elles aussi partiellement démilitarisées [75]. D’autre part, l’idéal-type du bourgeois médiéval ne fut en réalité pleinement réalisé que dans les villes du nord de l’Europe. Les villes du Sud, et notamment les villes maritimes italiennes, se situent selon Weber à mi-chemin entre les cités antiques et les communes du Nord, comme en témoigne justement la forme particulière que leur Burgertum avait à l’origine : il s’agissait d’abord d’un corps patricien de « cavaliers » qui ne pratiquaient certes pas le commerce, mais y investissaient leurs capitaux. C’étaient à la fois des hommes de guerre et des hommes d’affaires, à mi-chemin entre la bourgeoisie de marchands et d’artisans typique du nord de l’Europe et des citoyens antiques qui étaient avant tout des soldats. Autrement dit, c’est d’abord et avant tout dans les villes du Nord que l’homo œconomicus s’est constitué dans toute sa pureté. Pour quelles raisons ?

Celles que nous avons déjà évoquées pour expliquer les différences entre les conjurations médiévales et les synœcismes antiques – raisons qui tiennent à l’environnement géopolitique (voir infra p. 208 et sq.). Les communes d’Europe du Nord sont nées dans un monde où le centre de gravité de la technique militaire se situait à l’extérieur des villes : à cette époque et pendant tout le Moyen Âge, « il n’existait aucune armée qui fût supérieure à une armée de chevaliers en armure », de sorte que les armées bourgeoises n’eurent jamais un caractère offensif et ne purent jouer le rôle, contrairement aux armées d’hoplites, de « corporations à but lucratif ». Tout cela a poussé leurs bourgeoisies à se tourner vers l’acquisition pacifique au détriment de l’exercice des armes. Inversement, la cité antique, « ville côtière » et regroupement de lignages nobles, puis « corporation de guerriers », a d’emblée représenté le « suprême développement de la technique militaire de son temps » [76]. Dans ce cadre où la politique permettait de satisfaire les intérêts économiques, le capitalisme moderne, fondé sur l’organisation rationnelle du travail libre, n’avait aucune raison de se développer. Or les villes médiévales du sud de l’Europe, surtout les villes maritimes, étaient plus proches du type antique : c’étaient aussi des « confédérations de familles nobles » (infra, p. 81), et plus le temps passait, plus la noblesse eut tendance à s’y établir, contrairement à ce qui se passait dans le Nord ; le capitalisme y prit donc une tournure plus militaire. Si donc l’on estime avec Weber que ce qui caractérise le capitalisme spécifiquement moderne, c’est le travail pacifique, alors en faire la généalogie implique moins de regarder vers l’Italie, comme l’ont fait tant d’auteurs avant et après lui, que vers le nord de l’Europe [77].

Tout ceci conduit Weber à la conclusion suivante : contrairement à ce que postule naïvement la science économique, l’homo œconomicus n’est pas une donnée naturelle, mais un résultat historique [78]. Et son émergence tient à des facteurs politiques, médiatisés par des conditions géographiques. C’est leur situation géopolitique particulière qui a fait que les citadins des villes continentales du nord de l’Europe se sont détournés du recours à la force dans la quête du gain – mais en quelque sorte par défaut : leur impuissance militaire relative ne leur laissait guère le choix. Comme la ville n’était pas la puissance militaire par excellence, il ne leur restait que le travail comme moyen d’acquisition. Si c’est pour des raisons économiques que le citoyen antique était un homo politicus, c’est inversement pour des raisons politiques que le bourgeois médiéval s’est fait homo œconomicus (infra, p. 212). Du moins pour les citadins du Moyen Âge, l’économie fut donc, pour ainsi dire, la poursuite de la guerre par d’autres moyens.

Aurélien Berlan, docteur en philosophie.

 

Introduction du livre de Max Weber, La Ville, 1920
traduit de l’allemand par Aurélien Berlan,
éd. La Découverte, octobre 2014.

 


[1] Sur l’histoire de ce texte et de son édition, voir la note éditoriale de Wilfried Nippel dans l’édition critique de la Max Weber Gesamtausgabe : Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft. Die Wirtschaft und die geselischaftlichen Ordnungen und Mächte. Nachlaß Teilband 5 : Die Stadt, herausgegeben von Wilfried Nippel, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), Tubingen, 1999 (cité MWG1/22-5), notamment p. 48-51.

[2] La question se pose dans la mesure où la notion de « ville plébéienne », servant de titre au chapitre 4, ne se retrouve sinon nulle part dans un texte où le terme « plèbe » est pris en son sens historique antique (le second ordre du peuple romain, en opposition au patriciat – voir le glossaire) et non au sens générique de « populace » (voir MWG 1/22-5, p. 55-56 dont je m’inspire). Notons toutefois que Weber transpose souvent les concepts hors de leur contexte d’origine. Dans La Ville par exemple, il emploie parfois la notion de « plèbe » dans le cadre de la Grèce et du Proche-Orient antiques.

[3] Hinnerk Bruhns, “Webers Stadt und die Stadtsoziologie”, in Hinnerk Bruhns et Wilfried Nippel (dir.), Max Weber und die Stadt im Kulturvergleich, Vandenhoeck & Ruprecht, Gôttingen, 2000, p. 41.

[4] Dolf Sternberger, Ich wunschte, ein Bürger zu sein, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 1964, p. 51-57 et p. 93-113.

[5] Voir l’introduction d’Enzo Paci (qui estime que La Ville propose un modèle de « libre association humaine » en lutte contre la tyrannie) à la traduction italienne : Max Weber, La Città, trad. O. Padova, Milan, 1950, p. XL.

[6] Max Weber, La Ville, trad. Ph. Fritsch, Aubier-Montaigne, Paris, 1982 (réédition Les Belles Lettres, Paris, 2013). Cette traduction pionnière présente de nombreux défauts, notamment parce qu’elle a été faite sur la base d’une édition allemande bâclée. Une nouvelle traduction s’imposait donc, sur la base de l’édition critique allemande parue en 1999 dans le cadre des œuvres complètes de Max Weber : le texte de Weber y a été expurgé de ses nombreuses coquilles et est enrichi d’un appareil de notes précieux pour sa compréhension. Notons que la réédition française de la traduction de Fritsch en 2013, dite « révisée », n’en a pas tenu compte et est donc tout aussi peu fiable que la précédente.

[7] Le texte s’achève sur une comparaison des noblesses grecque et romaine qui, comme le souligne Nippel, constitue mal une conclusion pertinente : on s’attendrait au moins à l’analyse, annoncée par Weber plus tôt, de la manière dont Rome a succombé à la « monarchie militaire » (voir infra, p. 172 et MWG1/22-5, p. 45).

[8] Max Weber, La Ville, op. cit., p. 8 et 15.

[9] Voir Georg Simmel, “Les grandes villes et la vie de l’esprit” (1903), in Georg Simmel, Philosophie de la modernité 1, La femme, la ville, l’individualisme, trad. J.-L. Vieillard-Baron, Payot, Paris, 1989, p. 233-252, retraduit par Philippe Fritsch sous le titre “Métropoles et mentalité”, en tête d’un recueil consacré à l’école de Chicago : Yves Grafmeyer et Isaac Joseph (dir.), L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Aubier, Paris, 1990, p. 61-79.

[10] Pour autant, le livre a peu retenu l’attention des historiens : seuls quelques aspects, comme la réduction idéal-typique de la cité antique à une « corporation de guerriers » et à une « ville de consommateurs », ont suscité le débat – voir Hinnerk Bruhns et Wilfired Nippel, “Max Weber, Moses I. Finley et le concept de cité antique”, OPUS. Rivista internazionale per la storia economica e sociale dell’antichità, VI-VII (1987-1989), 1991, p. 27-50. Sinon, on le mentionne en passant ou on l’ignore complètement, même quand on en retrouve la problématique (voir par exemple Simone Roux, Les Racines de la bourgeoisie, Sulliver, Cabris, 2011).

[11] Hinnerk Bruhns : “La Ville bourgeoise et l’émergence du capitalisme moderne. Max Weber : Die Stadt (1913/1914-1921)”, in Bernard Lepetit et Christian Topalov (dir.), La Ville des sciences sociales, Belin, Paris, 2001, pp. 47-78 ; Hinnerk Bruhns, “Max Webers ‘Grundbegriffe’ im Kontext seiner wirtschaftsgeschichtlichen Forschungen”, in Klaus Lichtblau (dir.), Max Webers « Grundbegriffe » : Kategorien der kultur- und sozial- wissenschaftlichen Forschung, VS Verlag fur Sozialwissenschaften, Wiesbaden, 2006, p. 151-183.

[12] Voir Max Weber, La Domination, trad. I. Kalinowski, La Découverte, Paris, 2013.

[13] Cité par Wilfried Nippel in MWG 1/22-5, p. 45. Georg von Below (1858-1927) est un historien allemand conservateur qui a travaillé sur les communes du Moyen Âge – Weber le mentionne infra, p. 58.

[14] Voir Max Weber, Les Communautés, trad. C. Colliot-Thélène et E. Kaufmann (traduction de MWG 1/22-1), à paraître aux éditions La Découverte.

[15] Voir infra, p. 90-91, 136 et 198-199.

[16] Voir Max Weber, La Domination, op. cit., p. 198, trad. mod. La fin de cette argumentation s’inspire de la note éditoriale de Wilfried Nippel in MWG 1/22-5, p. 47.

[17] Max Weber, Sociologie des religions, trad. J.-P. Grossein, Gallimard, Paris, 1996, p. 493.

[18] Max Weber, Zur Geschichte der Handelsgesellschaften im Mittelalter. Nach Sudeuropaischen Quellen (1889), MWG 1/1. Voir aussi Économie et société, trad. J. Chavy et alii, Bocket, Paris, 1995, vol. 2, p. 116.

[19] Werner Sombart (économiste et sociologue allemand, proche de Weber, 1863-1941), Der Moderne Kapitalismus, Duncker & Humblot, Berlin, 1969 (1902), chap. 14 et 15 sur l’esprit capitaliste.

[20] Voir Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Suivi d’autres essais, trad. J.-P. Grossein, Gallimard, Paris, 2003, ainsi que l’analyse de cet ouvrage que j’ai proposée dans La Fabrique des derniers hommes. Retour sur te présent avec Tönnies, Simmel et Weber, La Découverte, Paris, 2012, p. 248 et sq.

[21] Max Weber, Sociologie des religions, op. cit., p. 366.

[22] Cet ensemble inclut aussi Hindouisme et bouddhisme, trad. I. Kalinowski, Flammarion, Paris, 2003 et Le Judaïsme antique, trad. I. Kalinowski, Flammarion, Paris, 2010.

[23] Max Weber, Confucianisme et taoïsme, trad. C. Colliot-Thélène et J.-P. Grossein, Gallimard, Paris, 2000, p. 26.

[24] Cité par Wilfried Nippel dans sa note éditoriale in MWG 1/22-5, p. 47.

[25] Max Weber, Sociologie des religions, op. cit., p. 500-501.

[26] Voir ibidem, p. 161-162, 473 et 355.

[27] Hinnerk Bruhns avance un autre argument en ce sens : dans Confucianisme et taoïsme, Weber analyse d’abord les « bases sociologiques » chinoises, dans leur plus grande généralité (conditions politiques, économiques, juridiques, etc., en commençant notamment par une analyse des villes chinoises soulignant ce qui les distingue des villes occidentales, cf. Confucianisme et taoïsme, op. cit., p. 26-36), avant d’analyser les contenus de doctrines religieuses dans leur impact économique. Dans la mesure où l’Éthique protestante ne se charge que de ce dernier « versant de la relation causale » (Sociologie des religions, op. cit., p. 503), où se trouve le pendant occidental à l’analyse des bases sociologiques de la Chine ? Dans La Ville, justement, au moins en partie. Voir Hinnerk Bruhns, “L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme : textes et contextes”, in Max Weber au confluent des sciences historiques et sociales. Postface de Jean-Pierre Albert. Études & Travaux de l’école doctorale TESC, Université de Toulouse Le Mirail, 2009, p. 13-14.

[28] Voir Max Weber, Hindouisme et bouddhisme, op. cit., p. 532 (trad. mod. : « En Occident, l’émergence de l’éthique rationnelle intramondaine se rattache à l’apparition de penseurs et de prophètes qui, nous le verrons, furent confrontés aux problèmes politiques propres à une formation sociale qui est inconnue de la culture asiatique : l’ordre politique des bourgeois des villes. »

[29] Max Weber, Essais sur la théorie de la science, trad. J. Freund, Pocket, Paris, 1992, p. 148, trad. mod.

[30] Sur cette problématique, voir Aurélien Berlan, La Fabrique des derniers hommes, op. cit., p. 239 et sq.

[31] Max Weber, Économie et société dans l’Antiquité. Précédé de : Les Causes sociales du déclin de la civilisation antique, trad. C. Colliot-Thélène et F. Laroche, La Découverte, Paris, 1998, p. 365-384.

[32] Max Weber, Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société, trad. C. Bouchindhomme, Gallimard, Paris, 1991, p. 334-356. Ce texte n’est pas de la main de Weber, il a été établi sur la base de notes d’étudiants.

[33] Max Weber, Économie et société dans l’Antiquité, op. cit., p. 374.

[34] Ibidem, p. 374-375, 378 et 380.

[35] Ibidem, p. 380 et 374.

[36] Ibidem, p. 373.

[37] Nicolas Machiavel (1469-1527), auteur à la fois d’une histoire de la commune dont il est issu (Histoires florentines, 8 livres, 1521-1525, que Weber mentionne infra, p. 149) et d’une réflexion sur l’évolution politique de la Rome antique (Discours sur la Première Décade de Tite-Live, 3 vol., 1512-1517).

[38][38] Jacob Burckhardt (historien suisse, 1818-1897), auteur de La Civilisation de la Renaissance en Italie (1860), trad. H. Schmitt et alii, Librairie Générale Française, Paris, 1986, ainsi que d’une Histoire de la civilisation grecque (1898-1902), trad. F. Mugler, Éditions de l’Aire, Vevey, 2002, que Weber mentionne dans la bibliographie d’Économie et société dans l’Antiquité, op. cit., p. 398.

[39] Jean de Sismondi (économiste et historien suisse, 1773-1842), auteur d’une monumentale Histoire des républiques italiennes du Moyen Âge, Nicolle, Paris, 1807-1818 ; Augustin Thierry (historien français, 1795-1856), auteur des Lettres sur l’histoire de France (1829), Tessier, Paris, 1839, qui fait la généalogie du tiers état.

[40] Voir Luise Schorn-Schütte, “Stadt und Staat. Zum Zusammenhang von Gegenwarts-verständnis und historischer Erkenntnis in der Stadtgeschichtsschreibung der Jahrhundertwende”, in Die alte Stadt, 10e année, Kohlhammer, Stuttgart, 1983, p. 228-266 ; Klaus Schreiner, « « Kommunebewegung » und « Zunftrevolution ». Zur Gegenwart der mittelalterlichen Stadt im historisch-politischen Denken des 19. Jahrhunderts », in Franz Quarthal et Wilfried Setzer (dir.), Stadtverfassung, Verfassungsstaat, Pressepolitik, Thorbecke, Sigmaringen, 1980, p. 139-168.

[41] Voir infra, p. 91 ; sur les auteurs contemporains dont s’inspire Weber, voir Reinmar Schott, « « Die Stadt » und ihre Vorlâufer. Zu den Quellen der Stadttypologie Max Webers », Geschichte und Gegenwart, 15e année, 1996, p. 141-153.

[42] Werner Sombart, Der Moderne Kapitalismus, op. cit., p. 128.

[43] Perspective politique plus proche de celle de Georg von Below, que Weber mentionne infra, p. 58.

[44] Lewis Mumford, La Cité à travers l’histoire, Agone, Marseille, 2012 (1961).

[45] En ce sens, l’objet de réflexion de Weber est moins un espace géographique qu’un groupe social, l’ordre des bourgeois/citoyens. Il est donc encore plus précis que ce qui a plus récemment intéressé Mogens Hansen, la polis comme cité-État, comme entité politique indépendante, quel que soit son mode d’administration : voir Mogens Herman Hansen, Polis. Une introduction à la cité grecque, trad. F. Regnot, Les Belles Lettres, Paris, 2008, notamment p. 105-118, sur la manière (discutable) dont il lit l’essai de Weber.

[46] Comme il l’explique dans Économie et société dans l’Antiquité, op. cit., p. 368 : « Si l’on estime que la tâche de l’ “historien” ne consiste pas exclusivement à nier son propre rôle en prouvant que “tout a toujours existé” […], alors on mettra l’accent sur les glissements qui se font jour en dépit de tous les parallèles, et l’on n’accusera les ressemblances que pour faire mieux ressortir la singularité de chacune des deux sphères d’évolution [médiévale et antique]. » Sur la méthode de Weber, voir Stephen Kalberg, La Sociologie historique comparative de Max Weber, trad. A. Maury, La Découverte, Paris, 2002.

[47] Max Weber, Essais sur la théorie de la science, op. cit., p. 172-175 pour les citations de ce paragraphe.

[48] Sur les mérites et les limites de la méthode idéal-typique de Weber dans La Ville, voir par ailleurs infra la postface d’Yves Sintomer.

[49] Pour une définition plus précise du concept de groupement, voir infra, le glossaire et, surtout, Max Weber, Essais sur la théorie de la science, op. cit., p. 354 et sqq., et Économie et société, op. cit., vol. 1, p. 88 et sqq.

[50] Voir Max Weber, Essais sur la théorie de la science, op. cit., p. 323 et sqq., trad. mod. ; voir aussi les explications de Jean-Pierre Grossein, dont nous suivons le choix de traduction, dans Sociologie des religions, op. cit., p. 86-89.

[51] Max Weber, Essais sur la théorie de la science, op. cit., p. 352.

[52] Ibidem, p. 356-360.

[53] La notion d’Anstalt est polysémique et spécifique à la langue allemande ; le problème de traduction qu’elle pose est redoublé par le fait que Weber la prend en un sens assez personnel. Il nous semble difficile de la traduire autrement que par le terme d’ « institution » pris au sens étroit, comme quand on parle d’institutionnalisation du pouvoir. Pour éviter toute confusion, le terme Anstalt suivra toutes les occurrences du concept dans la traduction.

[54] Voir infra, p. 81, 90, 97, 166, 182 et 204. Sur la « dépersonnalisation », voir Aurélien Berlan, “Rationalisation et réification chez Max Weber”, in Vincent Chanson, Alexis Cukier et Frédéric Montferrand (dir.), La Réification. Histoire et actualité d’un concept critique, La Dispute, Paris, 2014, p. 119-145.

[55] À propos du concept de Stand, voir le glossaire et Économie et société, op. cit., vol. 1, p. 395-397.

[56] Sauf en ce qui concerne les juifs, restés à l’écart de l’ordre des citoyens puisque la communauté de table et le connubium n’étaient rituellement pas possibles avec eux ; voir infra, p. 86-87.

[57] Voir Marc Bloch, La Société féodale (1939-1940), Albin Michel, Paris, 1994, p. 492-493, ainsi que Florence Hulak, “L’avènement de la modernité. La commune médiévale chez Max Weber et Émile Durkheim”, Archives de Philosophie, 2013/4, tome 76, p. 553-569.

[58] Max Weber, Hindouisme et bouddhisme, op. cit., p. 121 (trad. mod.).

[59] Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I (1867), trad. J. Roy, Gamier-Flammarion, Paris, 1969, p. 528.

[60] À ce propos, voir infra, le glossaire et Gisela Naegle (dir.), Frieden Schaffen und sich verteidigen im Spätmittelalter, Oldenburg, Munich, 2012, p. 24-31 : « Fehde, vendetta und guerre privée ».

[61] Voir infra, p. 210-211 et 220 et, pour les concepts de « cité hoplitique » et de « cité démocratique », Économie et société dans l’Antiquité, op. cit., p. 125.

[62] Voir infra, p. 200 et Économie et société dans l’Antiquité, op. cit., p. 370. À propos de la question de la démocratie dans La Ville et l’œuvre de Weber, voir Catherine Colliot-Thélène, “La ville et la démocratie”, in Catherine Colliot-Thélène, Études wébériennes. Rationalités, histoire, droits, Paris, PUF, 2001, et Yves Sintomer, La Démocratie impossible ? Politique et modernité chez Weber et Habermas, La Découverte, Paris, 1999.

[63] Notons que cette idée, avancée au début du Manifeste communiste (1848), n’est pas proprement marxienne : on la retrouve dans l’historiographie bourgeoise française du XIXe siècle, notamment chez Augustin Thierry.

[64] Propos de Max Weber rapporté par sa femme Marianne Weber, Max Weber. Ein Lebensbild, C. B. Mohr, Tübingen, 1926, p. 617.

[65] Ce qui justifie de les réunir en un concept unique, la « ville occidentale », en les opposant aux villes orientales, très différentes sur ce point, quelles que fussent par ailleurs les différences entre elles sur d’autres plans.

[66] Économie et société dans l’Antiquité, op. cit., p. 405.

[67] Max Weber, Histoire économique, op. cit., p. 334 (trad. mod.).

[68] C’est au milieu du XVIIIe siècle que se met en place l’opposition du bourgeois et du citoyen. Conscient du fossé séparant son époque du modèle antique, Rousseau estime ainsi que le terme « citoyen », hérité de l’Antiquité, devrait être éliminé de notre langue : l’homme de son temps est un « bourgeois » qui n’est ni tout à fait « homme », ni tout à fait « citoyen » (Émile, 1762, livre I). Dans l’article « Bourgeois, citoyen, habitant » (1773) de l’Encyclopédie, Diderot affirme que les villes de son temps sont pleines de bourgeois, mais qu’il y a parmi eux peu de « citoyens ». Voir Manfred Riedel, “Bürger, Staatsbürger, Burgertum”, in Otto Brunner, Werner Conze et Reinhart Koselleck, Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, Band 1, Klett, Stuttgart, 1972, notamment p. 678-684.

[69] Voir Jean-Claude Marie Vigueur, Cavaliers et citoyens. Guerre, conflits et société dans l’Italie communale, XIIe-XIIIe siècles, Éditions de l’EHESS, Paris, 2003.

[70] Sur la définition de la politique par la violence, voir Max Weber, Le Savant et le Politique, trad. C. Colliot-Thélène, La Découverte, Paris, 2003, p. 118 et sqq. ; sur la définition de l’économie par l’usage de moyens pacifiques, voir Max Weber, Économie et société, op. cit., vol. l,p. 101-103.

[71] Max Weber, Économie et société dans l’Antiquité, op. cit., p. 373.

[72] Max Weber, Confucianisme et taoïsme, op. cit., p. 27, trad. mod.

[73] Max Weber, Économie et société dans l’Antiquité, op. cit., p. 374.

[74] Max Weber, Sociologie des religions, op. cit., p. 501-502 : « Le capitalisme d’entreprise moderne et rationnel a besoin de moyens techniques calculables (berechenbar), mais il a besoin tout autant d’un droit prévisible (berechenbar) et d’une administration régie selon des règles formelles. »

[75] Max Weber, Économie et société dans l’Antiquité, op. cit., p. 372.

[76] Max Weber, Histoire économique, op. cit., p. 351 ; voir aussi infra, p. 142.

[77] Toute la question étant bien sûr de savoir si le capitalisme moderne se situe vraiment dans le seul prolongement du travail pacifique ou s’il ne repose pas plutôt sur une nouvelle alliance, médiatisée par l’État, entre violence militaire et rationalisation économique – auquel cas le capitalisme vénitien, avec ses colonies et ses monopoles commerciaux, en serait plus proche, à cette différence près que les entrepreneurs modernes, même quand ils sont « va-t-en-guerre », ne sont plus des militaires.

[78] Je m’inspire de Hinnerk Bruhns, “Max Webers Grundbegriffe im Kontext seiner wirtschaftsgeschichtlichen Forschungen”, in Klaus Lichtblau (dir.), Max Webers « Grundbegriffe », op. cit.

Laisser un commentaire