Guillaume Carnino, La victoire par la science, 2013

Jusqu’à récemment (et parfois encore), l’histoire de l’humanité était présentée comme une succession linéaire de progrès indiscutables et cumulatifs courant des premiers hominidés aux sociétés industrielles avancées (si l’on excepte la parenthèse médiévale invariablement noircie à dessein). La montée en puissance des préoccupations écologiques a participé à la dissolution progressive de ce discours béatement progressiste, et plusieurs travaux ont ainsi fait exploser la linéarité fantasmée du développement technique humain. Pour le dire autrement, la vision d’une modernité enchanteresse, reléguant la maladie, la mort et l’injustice dans les tréfonds des âges sombres a fait long feu, et aujourd’hui, en parallèle d’un discours critique de la mondialisation économique et politique, le postulat d’une technologisation linéaire et inéluctable des sociétés humaines a été invalidé : avant d’être massivement imposées aux populations, l’industrialisation, la mécanisation et la bureaucratisation furent confrontées à d’importantes difficultés.

Aujourd’hui, l’histoire de la modernité a donc été en partie inversée : plutôt qu’une progression harmonieuse et linéaire d’un âge sombre vers un avenir radieux, la constitution des sociétés industrielles avancées apparaît bien davantage comme la production d’un ordre hiérarchique inédit. Dès lors, s’interroge-t-on, comment un tel consensus, quasi universel, a-t-il pu être construit, alors même que de nombreuses et parfois tenaces résistances ont émaillé l’ensemble du processus d’industrialisation ?

Tout d’abord, la production d’un nouvel ordre juridique, économique, administratif, technique et politique, visant à stabiliser les formes sociales propices à l’industrialisation, se met progressivement en place, en France, de la fin du XVIIIe siècle aux années 1850. Mais un nouvel aspect se surajoute à ces cinq dimensions fondatrices à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, tout en subsumant certaines de leurs caractéristiques les plus décriées : cet aspect, bien qu’articulé autour d’un immense dispositif matériel, politique et économique, peut être qualifié comme étant de nature idéologique ; il s’incarne dans le déploiement massif de ce que l’on appelle alors peu à peu la science, au singulier.

De la philosophie naturelle à « la science »

Le terme de science est ancien, et renvoie au siècle des Lumières à l’idée d’une connaissance générale et informée: celle-ci peut être relative à tout domaine de l’activité humaine, de la confiserie 1 à la religion 2. Si la science est parfois rattachée à l’idée d’une connaissance rationnelle, c’est alors simple coïncidence 3, car le terme ne désigne pas particulièrement l’investigation mathématique des lois du réel. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’expression de philosophie naturelle était le plus proche synonyme de ce que nous appelons aujourd’hui science. Du même coup, la philosophie apparaissait comme la catégorie générale sous laquelle était subsumé l’ensemble du savoir humain 4.

Quelques titres publiés après 1850 montrent à quel point le basculement fut massif en l’espace d’un demi-siècle: La Science sans maître : journal de l’éducation mutuelle de l’humanité 5 ; Essai sur la méthode de Bacon. De l’Idée de la science 6 ; La Science contre le préjugé 7 ; François Arago, son génie et son influence: caractères de la science au XIXe siècle 8 ; Petit livre où l’on traite de la vraie science 9, etc. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la science devient synonyme de connaissance rationnelle et mathématique du réel, elle acquiert un caractère de vérité indubitable (ce qui a pour effet d’exclure les autres prétendants à la vérité : religion, sagesse populaire, etc.), et on lui prête toutes les qualités du monde.

Comment ce basculement s’est-il opéré ? Voici ce que je voudrais tenter d’esquisser dans les quelques paragraphes qui suivent.

« Et pourtant, elle tourne ! »

Galilée (1564-1642) est, en France, encore relativement inconnu au XVIIIe siècle. Dans L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, il n’est mentionné qu’occasionnellement, pour sa contribution à des avancées mineures en astronomie ou en physique.

Au cours du premier XIXe siècle, une véritable opération de canonisation laïque va progressivement s’opérer. Sous l’influence de Voltaire et de la marquise du Châtelet, il est initialement réhabilité, puis hissé au panthéon par les Laplaciens, alors en quête d’ancêtres fondateurs : s’insérant parfaitement dans la mystique du génie romantique produit par la nature dans le seul but de révéler celle-ci (un argument circulaire mais redoutablement efficace), il apparaît comme l’inventeur d’une nouvelle façon de pratiquer la philosophie naturelle fondée sur le vrai et non l’autorité des anciens, fussent-ils aristotéliciens.

À l’heure des rivalités nationalistes en pleine expansion, positivistes et catholiques vont se rejoindre dans la peinture d’un Galilée inédit, désormais hérétique s’opposant à l’Inquisition au nom des sciences (au pluriel), voire de la science positive.

Enfin, à l’heure du Second Empire, alors que Napoléon III décide de libéraliser le régime après 1859 afin de lâcher du lest aux opposants (notamment suite à l’attentat d’Orsini) en unifiant l’Italie, au grand dam du Vatican (ce qui a pour effet de lézarder l’alliance du Trône et de l’Autel), de multiples controverses éclatent, les républicains usant des plus récentes avancées savantes pour tenter de discréditer les prétentions politiques des catholiques : alors que le très croyant Pasteur tente de circonvenir les attaques d’un Pouchet matérialiste revendiquant la génération spontanée comme preuve de l’existence d’individus sans ancêtres (échappant donc à l’origine divine de l’Être), les anticléricaux s’emparent de la querelle relative à l’antiquité de l’Homme pour montrer que la temporalité biblique est fausse, au moment même où Clémence Royer, qui traduit en français L’Origine des espèces de Darwin, qualifie l’ouvrage de « foncièrement et irrémédiablement hérétique ».

Les adversaires du catholicisme inventent alors un Galilée anticlérical, génie incompris en butte à l’obscurantisme religieux, et le mythe du « e pur si muove » (« Et pourtant elle tourne ! ») se répand sous couvert de sa dénégation. Comme le dit bien Larousse dans son célèbre dictionnaire :

« Quant au fameux mot : E pur si muove, il faut bien reconnaître qu’il n’a jamais été prononcé. Aucun témoignage contemporain ne le mentionne. Mais disons, avant de le reléguer parmi la foule innombrable des mots soi-disant historiques, qu’il est de ceux qui sont plus vrais que la réalité même, parce qu’ils résument admirablement les sentiments d’un homme. Ces mots-là, s’ils n’ont pas été dits, on peut être sûr qu’ils ont été pensés. Le e pur si muove, prononcé ou non, restera éternellement, parce qu’il est la réponse victorieuse de la science à quiconque veut étouffer sa voix. » 10

Galilée n’est alors plus le défricheur d’un nouveau type de philosophie, mais celui qui invoque fébrilement pour lutter contre le christianisme :

« Science, amour du vrai, flamme pure et sacrée, […] Contre tous les périls arme-moi, soutiens-moi ; Elève ma constance au niveau de ma foi ! » 11

Tardivement, le siècle des révolutions, après avoir fait de Galilée le précurseur puis le héraut et enfin l’avatar de la science moderne, émancipe cette dernière de sa tutelle pour en faire une force autoagissante, quasiment auto-poïetique. Au début du XIXe siècle, Galilée est celui qui crée la physique nouvelle, mère de la philosophie naturelle que l’on nomme bientôt science au singulier. Dans les dernières années de la Monarchie de juillet, tout au long de la IIe République et jusqu’aux premières années du Second Empire, Galilée est presque synonyme de la science, cette puissance qui se déploie institutionnellement et matériellement chaque jour davantage. Au cours de la décennie qui précède la IIIe République, ce n’est plus Galilée qui produit la science, mais celle-ci qui en vient à être son moteur, sa dynamique propre. Le savant qui, par son génie, révélait la nature et montrait la voie à suivre n’est plus que le premier prophète d’une puissance qui lui est devenue supérieure.

Populariser la science

Au cours du premier XIXe siècle, la science acquiert progressivement son sens contemporain. Ce faisant, elle se popularise à mesure que l’activité de laboratoire, jadis réservée à une infime minorité de la population 12, se massifie. Dès le début des années 1850, une poignée de déçus du Second Empire vont remiser leurs convictions républicaines (dont la revendication est devenue périlleuse) et utiliser l’activité savante pour attaquer l’establishment académique. Parmi les ténors de cette science populaire on trouve le célèbre Louis Figuier, inspirateur de Jules Verne, le socialiste Victor Meunier, le très catholique abbé Moigno, l’agitateur et médecin François-Vincent Raspail, sans oublier l’astronome Camille Flammarion 13. Plus d’une trentaine de vulgarisateurs vont ainsi peu à peu diffuser, au travers de publications pléthoriques posant les bases d’un nouveau genre littéraire, l’idée d’une science révélant l’ontologie véritable du quotidien. Ces publications dessinent progressivement un monde dont les constituants premiers ne sont plus des objets, des plantes ou des êtres humains, mais bien plutôt des molécules, atomes et autres transferts d’énergie.

La dynamique portant la science au sommet des réalisations humaines s’installe aussi grâce aux artistes qui multiplient les œuvres allégoriques la concernant 14, mais aussi via la mise en place d’un système de brevet inédit, continuité d’une transformation initiée pendant la Révolution française et posant les bases d’un monde où l’invention n’est plus affaire collective, mais appropriation individuelle 15. La profession d’ingénieur se remodèle du même coup, notamment suite à la création de l’Ecole centrale des arts et manufactures dès 1829 (sous l’impulsion du chimiste Jean-Baptiste Dumas), qui entend allier le déploiement industriel aux plus hautes découvertes scientifiques, et ainsi combler le gouffre séparant les savants polytechniciens des besogneux contremaîtres issus des écoles d’Arts & métiers créées par Napoléon Bonaparte. Des sociétés d’encouragement voient le jour, sur le modèle de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale jadis présidée par Chaptal, et cette dernière, sous la présidence de Dumas, remodèle son implication à l’aune du déploiement scientifique qui s’opère :

« La Société d’encouragement, dans ce contexte, est amenée à repositionner son intervention et en vient donc à assumer une fonction d’accompagnement de l’industrialisation en se plaçant à la charnière de la science et de la technique. » 16

Les réformes scolaires et universitaires, menées tambour battant dès le Second Empire et courant jusqu’à la IIIe République, vont progressivement instituer l’apprentissage de la science au fondement du devenir sociétal. On multiplie les enseignements scientifiques au travers de la leçon de choses dès le primaire, on instaure un enseignement secondaire favorisant l’apprentissage des matières scientifiques en vue de leur pratique industrielle, on dote les laboratoires de moyens sans précédents, on pousse à la création d’universités en lien très étroit avec les industries locales. L’enseignement de la science sera d’ailleurs in fine la valeur sur laquelle la société française s’arrimera politiquement à la fin du siècle.

L’idée de science se diffuse d’ailleurs au moment où, suite à la Great Exhibition révélant le Crystal Palace britannique en 1851, Napoléon III fait organiser la première Exposition universelle française, dès 1855. Avant sa visite du Palais de l’industrie, Victor Meunier espérait ardemment :

« Un jour viendra que cette science une, théorique et pratique, la SCIENCE enfin, à laquelle nous aspirons aura ses chaires et ses conciles ; en attendant, elle trouvera ici un asile, en nous un apôtre. » 17

Au sortir de l’exposition, le journal La Science pour tous rappelle :

« Jamais l’industrie n’avait été appelée à présenter à la face du monde un aussi grand nombre de merveilles, et jamais la science n’avait été appelée à jouir d’un pareil triomphe ; car, ne l’oublions pas, c’est à la science que l’industrie est redevable des procédés qui lui ont permis de produire tant de chefs d’œuvre. » 18

En 1867, cent mille visiteurs se pressent à l’inauguration de la manifestation parisienne. La pédagogie industrielle visée par la Commission impériale (qui va jusqu’à payer le voyage à 3 000 instituteurs afin qu’ils répandent la bonne parole dans les campagnes 19) se traduit par la fabrication de toutes sortes d’articles devant le spectateur médusé : M. Rouart produit plusieurs kilos de glace à l’heure, M. Leboyer propose d’imprimer en quelques minutes des cartes de visite personnalisées, des machines à laver le linge et métiers à tisser procèdent à leur mécanique besogne sous le regard des badauds éberlués, et un scaphandrier passe même plusieurs heures par jour dans un « aquarium humain » pour le plus grand plaisir des chalands. Les grues gigantesques de la galerie des machines impressionnent, tout comme les billets de semaine personnalisés, avec – c’est alors inédit – photo du récipiendaire ! L’exposition universelle de 1878, puis l’exposition d’électricité de 1881 et l’immense exposition de 1900 achèveront ce demi-siècle de propagande industrialiste et scientiste.

Le personnage le plus emblématique de cette alliance nouvelle entre production, science et État est sans doute Louis Pasteur, dont la carrière entière se déroule au service de l’industrie (vinaigrerie, brasserie, viticulture, sériciculture, élevage, etc.) bien qu’au nom de la science pure 20. A la fin du siècle, Pasteur semble être la réalisation concrète des espoirs qu’on a reportés sur la science depuis 1850 : travail et connaissance désintéressée, substitution d’une ontologie scientifique vraie à un monde des sens illusoire, bénéfice matériel pour l’ensemble du corps social, profit économique généralisé, victoire sur la maladie et la mort. Ce n’est donc pas en dépit des revendications de pureté et de désintéressement que la science se pratique avant tout en lien étroit avec la production, mais bien plutôt grâce à ce même mouvement qui canonise le savant comme prophète du genre humain tout en le plaçant au cœur des nécessités manufacturières. Il ne s’agit donc ni d’un biais ni d’un détournement : la science n’est aucunement « pervertie » par ses préoccupations industrielles car ce sont en réalité celles-ci qui lui fournissent son matériau, ses questionnements, et parfois même ses solutions, et ce alors même que son statut mythologique lui offre l’élan d’une ferveur nouvelle et inégalée. L’émergence de « la science » correspond homothétiquement au développement industriel.

Stabiliser le social : la science fondatrice de la république

Début 1876, le suffrage opposant conservateurs et républicains, dans lequel se joue l’avenir du futur régime, se solde par la défaite de la réaction bonapartiste, orléaniste et cléricale : la République est sauvée 21. La constitution de ce front majoritaire qui plébiscite l’action républicaine a partie liée avec l’émergence de l’institution science, mobilisée très tôt par les fondateurs de la IIIe République.

En 1875, Emile Littré est intronisé en même temps que Jules Ferry au sein de la franc-maçonnerie parisienne, où il prononce un long discours positiviste 22. En 1878, Conservation, révolution, positivisme est réédité, agrémenté de remarques critiques. Ce texte inaugural, le « petit livre vert », selon l’expression de François Furet, a eu une grande influence sur la pensée républicaine des fondateurs. L’objectif de Littré n’est autre que de trouver une solution satisfaisante au désordre politique contemporain :

« C’est dans notre société agitée, incertaine, révolutionnaire quand on menace la liberté, réactionnaire quand on menace l’ordre, qu’il faut trouver une base à une plus forte autorité. » 23

La solution consiste donc à renverser l’ordre ancien, comme les socialistes le demandent, mais, contrairement à ce qu’ils préconisent, il faut le faire en établissant un « socle » nouveau pour stabiliser spirituellement le monde à venir :

« C’est ce système qu’apporte le dogme nouveau, conciliant seul l’ordre et le progrès : l’ordre, en le fondant sur l’ensemble des lois naturelles ; le progrès, en le rattachant à la modification de ces lois naturelles par l’intervention bienfaisante de l’intelligence et de l’activité. […] Le régime nouveau est essentiellement caractérisé par la paix et l’industrie. » 24

La science, garante de la paix sociale, stabilise le déploiement industriel.

Pourtant, malgré plusieurs mandats politiques (il est député en 1871 et sénateur inamovible après 1875), Littré s’exprime peu à l’Assemblée et ne prononce guère de discours publics : son influence est celle d’un philosophe inspirateur de la nouvelle garde républicaine, qui, en retour, lui rend les hommages qui lui sont dus. L’art oratoire, que Ferry et Gambetta maîtrisent à la perfection, est alors l’un des espaces clefs de la formation de l’identité républicaine.

En 1870, Ferry prononce un discours, aujourd’hui quasi mythique, concernant l’égalité d’éducation 25, où il cerne déjà cet enjeu politique, comme étant la clef des problèmes philosophiques et sociaux soulevés par Littré : bercés des lumières de la science vraie, les futurs citoyens n’auront plus à se tourner vers les chimères de l’école chrétienne, « arriérée et routinière » ; d’autre part, et c’est là l’un des points forts de son discours, l’égalité d’éducation doit fonder une nouvelle justice sociale ayant pour but de rendre supportables les inégalités sociales. Son discours de novembre 1892 est en ce sens exemplaire :

« Vous n’êtes pas seulement, messieurs les professeurs, des maîtres de langues, d’arithmétique ou de technologie : vous devez devenir des éducateurs. Vous devez, tout en communiquant les notions positives dont vous êtes chargés, n’oublier jamais [qu’] il y a une éducation générale des esprits à poursuivre ; […] vous devez […] leur inculquer […] cette idée qu’il y a […] des nécessités qui tiennent à la nature des choses. […] Ne craignez pas d’exercer cet apostolat de la science qu’il faut opposer résolument, de toutes parts, à cet autre apostolat, à cette rhétorique violente et mensongère, […] cette utopie criminelle et rétrograde qu’ils appellent la guerre des classes. » 26

Tout comme la théologie doit céder la place à l’ordre nouveau dont la science est le socle spirituel, les utopies métaphysiques et socialistes doivent plier devant le catéchisme scientifique cher à Littré dont l’école républicaine, laïque, gratuite et égalitaire, doit être la tribune. L’instruction publique n’a de valeur qu’en tant qu’elle constitue une éducation morale du peuple. La science, avant d’être une pratique de laboratoire, doit fonder l’unité nationale sous la houlette du gouvernement républicain. L’école élémentaire n’a pas pour vocation d’élever les couches laborieuses jusqu’aux lumières des véritables savants, mais de leur inculquer l’ordre sous-jacent que révèle la pratique de la science : pour les besoins de la pédagogie républicaine, ce n’est pas la science telle quelle se fait qu’il convient d’enseigner, puisque le peuple n’aura vraisemblablement jamais à la pratiquer, mais bien la science fondatrice, exemplaire, morale, voire « mythologique », qu’il faut inculquer.

« L’esprit scientifique pénétrant la société peu à peu, descendant de l’enseignement supérieur dans les deux autres ordres d’enseignement est véritablement la seule digue à opposer à l’esprit d’utopie et d’erreur, si prêt, quand il est abandonné à lui-même, quand il n’est pas réglé et éclairé par la science, à devenir l’esprit de désordre et d’anarchie. » 27

Les différents réseaux d’influence au sein desquels Littré et Ferry gravitent sont ainsi autant de caisses de résonance pour l’idée de la science, constituant le socle sur lequel la nouvelle société doit, grâce à l’éducation, être fondée en nature. On comprend alors pourquoi le portefeuille de l’Instruction publique devient, sous la IIIe République, un poste crucial au sein des gouvernements successifs 28. Si la science est désormais au cœur de l’univers républicain, c’est parce qu’elle laisse enfin espérer la possibilité de faire coïncider les tendances divergentes qui déchirent la nation depuis la Révolution.

Le physiologiste Paul Bert, ministre de l’Instruction publique et des cultes sous le gouvernement Gambetta en 1881-1882, déclare ainsi :

« Lorsque l’enfant aura appris, dans l’étude des sciences d’observation, le culte de la loi; lorsqu’il saura, de source certaine, que tout effet a une cause antécédente, n’ayez plus peur que, ce caprice chassé de la nature, cet enfant devenu homme et citoyen l’admette dans la société. Non il ne croira plus aux miracles, il n’attendra plus rien du coup d’État, venant du pouvoir et venant de la rue. Et en effet, qu’est-ce qu’un miracle […], sinon un coup d’État dans la Nature ? Qu’est-ce qu’un coup d’État, sinon un miracle dans la société ? Les deux idées sont corrélatives : venues à la suite d’un enseignement antiscientifique, elles disparaîtront ensemble devant un enseignement scientifique. » 29

Le positivisme de Littré, dégagé du mysticisme religieux et outrancier des exécuteurs testamentaires de Comte, permet de faire tenir ensemble deux ordres politiques qui paraissent philosophiquement incompatibles : l’ordre et la liberté, le progrès et les Droits de l’Homme. Car en effet, la liberté démocratique n’exclut pas la révolution, soit le désordre, et l’existence d’un ordre politique ne garantit en rien le maintien des libertés fondamentales. De la même façon, la marche du progrès – qui ne fait aucune place aux laissés pour compte de l’industrialisation et autres « luddites » – peut, sous certaines conditions, sembler contradictoire avec l’affirmation démocratique implicitement contenue dans la pratique du suffrage universel (par ailleurs exclusivement masculin jusqu’en 1945). La solution consiste alors dans la diffusion d’une « pédagogie de la raison », « épistémologiquement boiteuse, mais politiquement féconde30 », qui réunit les différents termes contradictoires en les subsumant au sein d’un même projet, celui de la science. Une fois éduqué rationnellement et informé des lois naturelles du genre humain, le citoyen de la république choisit en son âme et conscience la solution optimale, car scientifique, aux problèmes sociaux : exercer sa liberté, une fois les exigences portées par la science intégrées, consiste à faire usage de sa raison. En sa limite, la logique de l’éducation scientifique dissout la liberté dans la nécessité: d’une seule voix, tous les votants vont librement exprimer leur désir pour la meilleure option disponible :

« Les colons, consultés, approuvèrent le projet de l’ingénieur, et c’était, en vérité, ce qu’il y avait de mieux à faire. » 31

Le plus librement du monde, les citoyens qui peuplent L’île mystérieuse approuvent l’option la plus rationnelle à leurs yeux : celle de l’ingénieur et de la science, ce qui ôte du même coup toute pertinence au débat politique.

Si l’école enseigne qu’obscurantistes et réactionnaires se sont toujours alliés pour fustiger l’invention, directeurs industriels et républicains apparaissent comme défendant deux variantes de la même posture, se trouvant en butte à des oppositions similaires, et donc défendant aux yeux de tous in fine les mêmes intérêts: ceux du peuple. La liberté se confond alors peu à peu avec le progrès des manufactures. En des termes quelque peu anachroniques, on pourrait considérer que cette pédagogie de la science dissout la démocratie dans la technocratie, ce qui a pour effet de légitimer l’avènement d’une civilisation où la parole des experts fait loi.

Alors que le premier XIXe siècle instaure de nouvelles régulations environnementales, politiques, techniques et économiques, de nombreux acteurs sont encore enclins à refuser ces transformations qui mettent en péril le monde qu’ils connaissent. Progressivement, l’idée de science va se déployer, suivant des canaux multiples, et infuser l’ensemble de la société française. Ce nouveau catéchisme advient parallèlement à son intrication au sein de l’univers industriel, et arrime le devenir politique des sociétés sur celui de la république libérale et positive. Aux désinhibitions administratives, techniques, politiques et juridiques, s’ajoute alors une dimension idéologique, qui permet d’expulser l’expertise savante hors du débat politique 32.

On peut trouver ce schéma réducteur et pétri de contradictions – ce qu’il est indéniablement. Paul Challemel-Lacour, auteur d’une biographie de Galilée, expose d’ailleurs à quelques pages d’intervalle les jugements suivants :

« Les vérités de la science, abstraites et impersonnelles, fruit du labeur patient et non pas inspiration de la grâce, n’ont rien à promettre. » 33

« [Galilée], et c’est là son plus grand titre, […] a doté l’intelligence humaine d’un levier qui centuple ses forces, d’un instrument de certitude, c’est-à-dire d’émancipation grâce auquel le gouvernement suprême de la vie et des sociétés lui est désormais assuré. Une puissance nouvelle, celle de la science, est née au monde. » 34

La science est neutre, elle n’a rien à promettre car elle ne travaille pour personne.

Et pourtant la science est tout, elle promet le pouvoir suprême et œuvre pour l’humanité tout entière.

Rationnellement, ces deux propositions sont contradictoires: la science ne peut pas à la fois ne rien promettre et tout promettre, n’être responsable en rien de l’état du monde et en même temps œuvrer à la transformation perpétuelle de ce même monde. Cette contradiction reste pourtant quotidienne et coutumière chez de nombreux auteurs : elle apparaît même fondatrice de la science, car son irrationalité apparente est contrebalancée et camouflée par les mythes qui lui donnent consistance :

« Le E pur si muove, prononcé ou non, restera éternellement, parce qu’il est la réponse victorieuse de la science à quiconque veut étouffer sa voix. » 35

L’expression est forte, mais elle est nécessaire car elle recouvre très précisément la fonction mythologique de la science. Si Galilée atteint un tel niveau de popularité, et que le second XIXe siècle invente un savant anticlérical qui correspond fort peu au véritable personnage historique, c’est peut-être avant tout parce que cette figure mythique est alors indispensable à la cohésion du social.

Comme dans toute société, certains principes fondateurs sont contradictoires car issus de compromis et de rapports de force difficilement maîtrisables : la science peut tout, mais elle n’est responsable de rien et n’a de comptes à rendre à personne. Que la réalité soit bien moins tranchée que ces déclarations de principe ne le laissent entendre est une évidence qu’il serait absurde de nier. Pourtant, cette conception contradictoire de la science, qui fonde à la fois l’ordre et la liberté, le progrès et les Droits de l’homme, s’impose peu à peu à l’ensemble du corps social sans susciter la moindre réaction vis-à-vis des propriétés irrationnelles qu’on lui prête, alors même que de nombreux penseurs font profession de réfléchir sur sa nature. L’anthropologie nous apprend que l’» irrationalité » des « primitifs » se fonde sur des mythes. De la même manière, Galilée et l’ensemble des martyrs de la science apparaissent comme une dimension structurant le social au point de rendre cohérent un ensemble en apparence disparate de croyances : le mythe galiléen possède désormais une fonction cosmologique. Tout comme le Christ a expié les péchés du monde sur la Croix, Galilée s’est sacrifié pour montrer que la Terre tourne, et ce à I’encontre de l’opinion la plus puissante et la plus répandue en son temps: désormais, fût-il Empereur ou Pape, nul ne peut dicter ses désirs à la science, qui se situe dans un au-delà suprasensible, et que seul ses grands prêtres – les experts – peuvent sonder et interroger afin d’y trouver les réponses destinées au monde profane.

Les centaines de statues érigées par la IIIe République, les soixante-douze noms de savants gravés sur le frontispice de la Tour Eiffel, l’héroïsation des scientifiques, la canonisation pastorienne, tous ces éléments disparates convergent pour former une mythologie cohérente ayant pour principale conséquence d’exclure la science du champ politique. Cette exclusion n’est pas la résultante d’un renoncement, car plus que jamais, tous s’accordent pour considérer que la science est la première puissance de transformation du réel, soit une force politique de premier ordre. Pourtant, exceptés certains savants et industriels en mesure de jouer sur les deux tableaux – la politique profane et la planification technologique –, nul ne peut plus intervenir directement dans les affaires de la science sans avoir été au préalable intronisé en son sein.

L’histoire permet de mettre au jour ce hold-up intellectuel et politique effectué au profit de l’industrialisation du monde. L’idéologie scientiste prétend que lorsque l’expert (ès pollution, ès OGM, ès nucléaire, ès croissance, etc.) parle, plus personne ne doit rien objecter. Savoir que ce langage de dupe a précisément été forgé dans le but de pacifier le social autorise à lutter contre cette technologisation, qui s’avère in fine être la principale force de destruction des sociétés contemporaines.

Guillaume Carnino

Historien des sciences et philosophe. Activement impliqué dans les luttes contre les technologies mortifères, il participe à la revue Offensive Libertaire et Sociale et anime les Éditions L’Échappée.

Auteur des ouvrages :

(dir. avec Cédric Biagini),
La Tyrannie technologique. Critique de la société numérique,
éd. l’Échappée, Montreuil, 2007.

L’invention de la science. La nouvelle religion de l’âge industriel,
éd. du Seuil, coll. L’Univers Historique, 2015.

Article paru dans la revue d’études théorique et politiques de la décroissance Entropia n°15, L’histoire désorientée, automne 2013.


Notes:

1 Menon, La Science du maître d’hôtel confiseur, Paulus-Du-Mesnil, Paris, 1750.

2 Jean-Nicolas Grou, La Science du crucifix, en forme de méditation, Didot l’aîné, Paris, 1783.

3 Alexis-Jean-Pierre Paucton, Théorie des lois de la nature, ou la Science des causes et des effets, suivie d’une dissertation sur les pyramides d’Égypte, Veuve Desaint, Paris, 1781. La précision « des causes et des effets » montre bien qu’a priori rien ne rattache « la science » aux lois de la nature en 1781.

4 Comme en témoigne le Dictionnaire des philosophes d’Alexandre Savérien publié en 1772, dont les huit tomes traitent respectivement de métaphysique, morale et droit, restauration de la philosophie, mathématiques, physique, chimie, cosmologie et histoire naturelle.

5 A. Morin, La Science sans maître: journal de l’éducation mutuelle de l’humanité, Brière et Cic, Paris, 1855.

6 A. Biechy, Essai sur la méthode de Bacon. De l’Idée de la science, Aurel, Toulon, 1855.

7 « La Science contre le préjugé », Périodique, Paris, 1856.

8 Armand Audiganne, François Arago, son génie et son influence: caractères de la science au XIXe siècle, Garnier frères, Paris, 1857.

9 E. Giraud, Petit livre où l’on traite de la vraie science, Paris, 1858.

10 Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle [17 vol.], Larousse, Paris, 1866-1876, p. 955.

11 François Ponsard, Galilée. Drame en vers, Michel Levy, Paris, 1867, p. 49.

12 Voir par exemple Steven Shapin & Simon Schaffer, Léviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique, La Découverte, Paris, 1993.

13 Bruno Béguet (dir.), La Science pour tous, Cnam, Paris, 1995.

14 Voir par exemple les sculptures de Louis-Ernest Barrias, Jean-Baptiste Carpeaux, Robert Élias, Jean-Léon Gérôme, Jules Cavelier, Eugène Delaplanche, Jules Blanchard, Horace Daillion, etc. Sans compter les auteurs, tels Maxime Du Camp et ses Chants modernes encensant l’industrie par la science, Gustave Flaubert raillant les prétentions de la science populaire dans Bouvard et Pécuchet, et bien sûr l’immensément célèbre Jules Verne, véritable « ambassadeur du progrès », reçu à ce titre par le Pape lui-même en 1884.

15 Gabriel Galvez-Behar, La République des inventeurs. Propriété et organisation de l’innovation en France (1791-1922), PUR, Rennes, 2008.

16 Serge Benoit, Daniel Blouin, Jean-Yves Dupont & Gérard Emptoz, « Chronique d’une invention: le phonautographe d’Edouard-Léon Scott de Martinville (1817-1879) et les cercles parisiens de la science et de la technique », in Documents pour l’histoire des techniques, n°17, 2009, p. 73.

17 Victor Meunier, L’Ami des sciences, 1.1, n°1, 7 janvier 1855, p. 2.

18 J. Collonge, La Science pour tous, t. I, 13 décembre 1855, p. 1, nous soulignons.

19 Jean-Charles Geslot, « L’Empire et la technique. Le discours scientifique et la place des Expositions universelles dans l’action culturelle du Second Empire », Communication au colloque Les Expositions universelles en France au XIXe siècle. Techniques – Publics – Patrimoines, 14 au 14 juin 2010 (version texte : communication personnelle de l’auteur).

20 Guillaume Carnino, « Louis Pasteur, la science pure pour l’industrie », article à paraître.

21 Dominique Barjot, Jean-Pierre Chaline & André Encrevé, La France au XIXe siècle, PUF, Paris, 2008, p. 472 ; François Furet, La Révolution, t. II : 1814-1880, Hachette, Paris, 1988, pp. 462-463.

22 Émile Littré, « Discours de réception dans la franc-maçonnerie », in Fragments de philosophie positive et de sociologie contemporaine, Bureaux de La Philosophie positive, Paris, 1876, pp. 596-603.

23 Emile Littré, Conservation, révolution, positivisme, Librairie philosophique de Ladrange, Paris, 1852, p. XXII.

24 Littré, op. cit., p. XXX.

25 Jules Ferry, De l’égalité d’éducation, conférence populaire faite à la salle Molière le 10 avril 1870, Société pour l’instruction élémentaire, Paris, 1870.

26 Jules Ferry & Paul Robiquet, Discours et opinions de Jules Ferry, t. VII., Colin, Paris, 1898, pp. 398-399, nous soulignons.

27 Revue internationale de l’enseignement, n°5, 1883, p. 429.

28 Jules Ferry, tout comme René Goblet et Armand Fallières, effectueront ainsi plusieurs mandats à la présidence du Conseil tout en étant à maintes reprises appelés à diriger l’Instruction publique.

29 Paul Bert, L’Instruction civique à l’école (notions fondamentales), Picard-Bernheim, Paris, 1882, pp. 8-9.

30‘ Furet, La Révolution, t. II, op. cit., pp. 366-367.

31 Jules Verne, L’île mystérieuse, Actes Sud, Arles, 2005 [Hetzel, 1874], p. 439.

32 Si l’enquête présentée ici se limite au cas français, il est certain que ce mouvement est massif, et qu’il déborde largement les frontières nationales, alors même que certaines spécificités étatiques subsistent – qu’il conviendrait bien évidemment d’étudier plus spécifiquement.

33 Paul Challemel-Lacour, « Théâtre. Galilée, drame en vers de M. F. Ponsard. Les Brebis Galeuses, comédie de M. Th. Barrière », in Revue des deux mondes, t. LXVIII, 15 mars 1867, p. 506.

34 Ibidem, pp. 499-500.

35 Larousse, op. cit., p. 955.

Laisser un commentaire