François Jarrige, Le passé d’une désillusion: les luddites et la critique de la machine, 2006

« Vers la fin du premier tiers du XVIIe siècle une scierie à vent, établie par un Hollandais dans le voisinage de Londres, fut détruite par le peuple. Au commencement du XVIIIe siècle les scieries à eau ne triomphèrent que difficilement de la résistance populaire soutenue par le Parlement. Lorsque Everet en 1758 construisit la première machine à eau pour tondre la laine, cent mille hommes mis par elle hors de travail la réduisirent en cendres. Cinquante mille ouvriers gagnant leur vie par le cardage de la laine accablèrent le Parlement de pétitions contre les machines à carder et les scribbling mills, inventés par Arkwright. La destruction de nombreuses machines dans les districts manufacturiers anglais pendant les quinze premières années du XIXe siècle, connue sous le nom du mouvement des Luddites, fournit au gouvernement antijacobin d’un Sidmouth, d’un Castlereagh et de leurs pareils, le prétexte de violences ultra-réactionnaires.

Il faut du temps et de l’expérience avant que les ouvriers, ayant appris à distinguer entre la machine et son emploi capitaliste, dirigent leurs attaques non contre le moyen matériel de production, mais contre son mode social d’exploitation. »

Karl Marx, Le Capital, 1867 [1].

ludd_leaderC’est avec ce jugement que Marx conclut son récit de l’épisode luddite (1811-1817), moment fort de la « lutte entre le travailleur et la machine » qui l’occupe dans son analyse du machinisme et de la grande industrie dans le livre premier du Capital. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Marx ne se démarque guère, dans ce passage, de la vision la plus courante du luddisme dans l’Angleterre de la fin des années 1860. Sa dénonciation du toryisme d’avant le Great Reform Act de 1832, par exemple, pourrait se retrouver à peu près à l’identique sous la plume de radicaux ou de partisans whig du gouvernement de Gladstone, qui font alors campagne en faveur d’une nouvelle réforme électorale [2]. Mais plus révélateur encore est peut-être le fait que Marx ne distingue guère le mouvement luddite des autres mouvements de briseurs de machine. L’invention du « luddisme » comme catégorie distincte du discours politique, économique et historique est en effet relativement récente. Cette invention tardive pose un problème d’histoire intellectuelle dont une dimension importante réside dans la difficulté de certains penseurs se réclamant du « socialisme » à penser le mouvement luddite.

Après les évocations littéraires de Charlotte Brontë dans Shirley (1849), où la romancière évoque les soulèvements luddites du Yorkshire en s’appuyant sur les articles du Leeds Mercury, il faut en effet attendre la fin du XIXe siècle pour que la mémoire du luddisme remonte à la surface. Même à cette époque, l’intérêt reste limité à une poignée d’érudits locaux et de sociétés antiquaires du nord de l’Angleterre et des Midlands.

Ce n’est qu’avec les travaux de Barbara et John L. Hammond, deux libéraux admirateurs de Gladstone et proches de la « société fabienne » socialiste, que le mouvement connaît son premier traitement historique appuyé sur des recherches en archives, et que le terme « luddisme » entre dans l’imaginaire politique britannique. Dans leur ouvrage The Skilled Labourer, véritable succès de librairie publié en 1919 mais conçu dès la fin des années 1900, les époux Hammond retracent les différentes phases et les principaux enjeux du mouvement entre 1811 et 1817 [3].

Comme chez Marx, leur verdict est sévère à l’égard du gouvernement tory, accusé d’avoir artificiellement prolongé les violences du fait de l’influence de ses agents provocateurs (des espions chargés par le gouvernement de provoquer des actions luddites de grande ampleur afin de permettre une répression plus efficace). De même, les époux Hammond montrent une sympathie limitée à l’égard des luddites eux-mêmes, qui leur paraissent avoir mal compris les véritables enjeux du machinisme, et sous-estimé les potentialités du syndicalisme pour faire progresser les relations industrielles. Après The Skilled Labourer, les historiens ont pris l’habitude de distinguer entre le sabotage utilisé dans la lutte syndicale pour contester les formes de la propriété et le rejet « culturel » de la machine, et des valeurs industrialistes qu’elle incarnerait, caractéristique de l’univers « pré-syndical » des luddites [4].

Si les époux Hammond « inventent » le luddisme pour en faire un enjeu à la fois historiographique et politique, c’est E. P. Thompson qui, le premier, en propose une interprétation historiquement argumentée dont les briseurs de machine sortent héroïsés plutôt que dénigrés. Le long chapitre qu’il consacre à cette « armée de justiciers » dans La Formation de la classe ouvrière anglaise, en 1963, est inséparable de sa réflexion militante, marxiste et hétérodoxe issue des débats au sein de la gauche anglaise à la fin des années 1950 [5]. Le but de Thompson est en effet, comme il l’explique dans sa préface, de sauver les luddites de « l’énorme condescendance de la postérité » qu’il retrouve aussi bien du côté d’une histoire économique obsédée par la construction d’indicateurs scientifiques de la croissance que d’une histoire ouvrière soucieuse de montrer l’essor et la gloire des « vrais » (plutôt que des faux) représentants de la classe ouvrière. Les ouvriers, puisant dans les ressources d’une tradition politique aussi bien insurrectionnelle que constitutionnelle, cherchaient par le bris de machine, mais aussi par la pétition et la revendication corporatiste, à préserver leur cadre de vie, leurs mœurs, leurs valeurs professionnelles, et la qualité des produits. Ils cherchaient aussi à rendre la justice et, à l’occasion, à assouvir quelques vengeances. Avec E. P. Thompson, l’histoire du luddisme devient celle de la manière dont la population ouvrière profondément hétérogène des Midlands et du Nord de l’Angleterre se construit en « classe » à travers sa réaction à un progrès technique imposé d’en haut.

L’interprétation thompsonienne, empreinte de méfiance à l’égard des lourds présupposés qui pesaient sur les débats historiques pendant la guerre froide, a peu à peu séduit une génération de chercheurs soucieux de reconstruire des possibles historiques effacés par la victoire de la civilisation industrielle [6]. Depuis vingt ou trente ans, elle fait même l’objet d’un débat de plus en plus autonome, dans lequel il est difficile de retrouver les interrogations originelles de Thompson sur la formation de la « classe » ouvrière. Alors que l’interprétation de Marx et des époux Hammond, critique à l’égard des briseurs de machine, avait jusqu’ici dominé sans partage, les propositions de recherche de Thompson se sont imposées au moment même où les marxismes perdaient leur influence auprès des spécialistes de cette période de l’histoire anglaise, et où de nouveaux questionnements politiques et méthodologiques s’imposaient au centre de la réflexion des historiens et des sociologues.

Depuis la fin des années 1960, trois approches ont en effet dominé les lectures du phénomène luddite et contribué à poser les bases d’une philosophie politique contemporaine de la destruction technologique : une approche historique compréhensive substituant au concept de classe ouvrière celui de communauté (communauté de métier, communauté culturelle ou encore communauté politique selon les nuances), une approche en termes de langages politiques cherchant à retrouver la parole ouvrière et son message sans les recouvrir immédiatement d’un commentaire construit à l’avance, enfin une sociologie constructiviste des techniques dans laquelle la « machine », objet de la colère luddite, se trouve replacée au centre de l’analyse et devient un sujet (au sens d’un acteur) de l’histoire du luddisme. Dans cet article, nous nous proposons de rappeler rapidement les grandes phases du mouvement luddite encore trop peu connu en France, puis de présenter les enjeux contemporains de l’étude du luddisme pour l’histoire et pour la philosophie politique.

Le luddisme (1811-1817) : un ancrage professionnel et régional [7]

L’amorce du luddisme dans les Midlands

Le mouvement luddite tire son nom de la figure mythique de Ned Ludd, un apprenti qui, le premier, aurait brisé une machine textile à la fin du XVIIIe siècle. Le 11 mars 1811 lorsque soixante-trois métiers à bas sont détruits pendant la nuit dans le village de Arnold, les ouvriers s’emparent du symbole de Ned « Ludd »[8]. À cette époque, les actions luddites vont toucher essentiellement les villages de bonnetiers entourant Nottingham [9]. Contrairement aux tondeurs et aux tisserands, les tricoteurs sur métier n’étaient pas hostiles aux nouveautés techniques, ils brisaient les métiers pour protester contre la dégradation de leur condition et le « travail bâclé » qui portait atteinte à l’honneur du métier.

Après un relatif retour au calme durant l’été, la seconde vague de luddisme dans le Nottinghamshire commence en novembre 1811, lorsque les troubles s’étendent à certaines parties du Leicestershire et du Derbyshire. Ils deviennent alors le fait de groupes plus organisés et disciplinés se déplaçant la nuit.

Le 10 novembre, le luddite et tricoteur sur métier John Westley est tué lors d’un grave affrontement. C’est le début d’une radicalisation des violences. Trois jours après cet événement, soixante-dix métiers à tricoter sont détruits dans un grand atelier de bonneterie de Sutton-in-Ashfield. Témoignant de l’ampleur des troubles, le correspondant à Nottingham du Leeds Mercury écrit à la fin du mois de décembre 1811 :

« L’état d’insurrection qui s’est installé dans le pays au cours du dernier mois n’a pas d’équivalent dans l’histoire depuis les temps troublés de Charles Ier » [10].

Cette première phase du luddisme s’achève pourtant au début de février 1812 avec l’adoption du projet de loi qui faisait de la destruction de machine un crime capital.

Après l’arrêt des violences et des destructions en février 1812, les tricoteurs sur métier adoptent une stratégie légaliste ou « constitutionnaliste » sous la direction de Gravenor Henson, qui crée le « Comité unifié des tricoteurs sur métier » [11]. Le but de ce comité était de promouvoir un projet de loi qui apporterait aux tricoteurs sur métier le soutien du Parlement dans leurs efforts de régulation de la production. Mais l’entreprise fut un échec, le gouvernement refusant désormais de jouer le rôle de protecteur des métiers.

La longue haine des tondeurs du Yorkshire contre les machines

Un peu au nord des Midlands, dans la région du Yorkshire, c’est l’avancée du machinisme, et plus généralement la montée en puissance du capitalisme industriel, qui suscitait l’opposition de certains artisans et compagnons. Ici, c’étaient surtout les tondeurs de l’industrie lainière qui formaient les principaux contingents luddites. Ces ouvriers représentaient une élite dans l’industrie textile anglaise : le contrôle qu’ils détenaient sur le processus productif et leurs manières indépendantes en faisaient un groupe à part au sein du monde ouvrier. Outre le nettoyage, l’étirage et le repassage, l’essentiel du travail du tondeur consistait à lainer la surface de l’étoffe à l’aide de cardes et à la tondre à l’aide de lourds ciseaux à main (les « forces »). Ces tâches exigeaient à la fois une longue expérience et une grande adresse qui donnaient à ces travailleurs un statut privilégié et les plaçaient en position de force face aux maîtres [12]. Or, ce statut était remis en cause par l’apparition de nouveaux procédés mécaniques, comme la laineuse mécanique et surtout le nouveau métier à tondre automatique. Ici, c’est bien le spectre d’un changement technique lourd de menace pour leur mode de vie et leur identité qui devait pousser les ouvriers à se révolter.

L’apogée des troubles est atteint en avril 1812. Le 9 avril, la vaste manufacture de drap de Joseph Foster, située près de Wakefield, est mise à sac et incendiée par un contingent de quelque 300 luddites. Dans la nuit du 11 au 12 avril, une troupe de 150 ouvriers attaque l’usine de Cartwright située à Rawfolds. L’industriel, également capitaine de la milice locale, avait pris soin de fortifier son établissement et deux luddites sont tués par les défenseurs de l’usine. La nouvelle de leur mort se répand rapidement dans le nord du pays et leurs funérailles à Halifax et Huddersfield sont l’occasion de larges démonstrations populaires de soutien à la cause luddite. L’action des tondeurs se radicalise et culmine avec l’assassinat de William Horsfall, le 28 avril 1812, sur le marché de Huddersfield. Horsfall était l’un des pionniers de la mécanisation du travail de la laine dans le Yorkshire et sa haine contre les luddites était devenue proverbiale [13].

Après ces événements, les bris de machines perdent en intensité dans le Yorkshire. Des renforts importants sont envoyés pour surveiller les districts lainiers et la répression se durcit. À partir du mois de mai, en effet, le luddisme connaît une inflexion sensible : les revendications industrielles contre les machines semblent céder la place à des préparatifs révolutionnaires de plus grande ampleur [14]. Enraciné initialement dans la longue haine des tondeurs contre les machines, le luddisme du Yorkshire acquit progressivement une radicalité que l’on retrouve également dans la troisième région affectée par les troubles, le Lancashire.

L’unité par le nom : le luddisme dans le Lancashire

Dans le Lancashire, les troubles luddites commencent en février 1812, alors qu’ils s’achèvent dans les Midlands et que la répression se durcit. L’usage de la figure du « Roi Ludd » permet aux tisserands de renforcer leurs revendications et de créer une unité ouvrière assez peu présente dans cette région. Le Lancashire est le pays du coton : déchargées à Liverpool, les balles de coton d’Amérique sont ensuite acheminées par voie d’eau vers les fabriques de Manchester où le coton brut est transformé en fils propres au tissage. Contrairement à la filature, le tissage reste longtemps une activité manuelle. Le métier mécanique, ou power loom, est mis au point par Cartwright à la fin du XVIIIe siècle, mais son usage se propage lentement [15].

Pendant le mois d’avril 1812, qui concentre la plupart des faits luddites de cette région, les propriétaires de métiers mécaniques reçoivent de nombreuses lettres de menaces. Le 20 avril, la fabrique de Daniel Burton à Middleton, qui contenait des métiers mécaniques, est prise d’assaut par une foule de plusieurs milliers de personnes. Dans la nuit du 24 au 25 avril, un groupe de cinquante individus réussit à incendier une usine de tissage mécanique à Westhoughton près de Bolton. À partir de la fin du mois d’avril, toutefois, les attaques contre les machines s’apaisent et laissent la place à des raids nocturnes pour amasser des armes. Cette évolution de la nature des troubles va faire craindre aux autorités le développement d’un mouvement insurrectionnel plus large.

Au final, l’importance du luddisme tient d’abord à la précocité et à la rapidité du processus d’industrialisation anglais. Elle s’explique aussi par l’ancienneté et la forte organisation des communautés ouvrières des grandes régions textiles. Elle tient, enfin, à l’originalité de l’expérience politique anglaise teintée de radicalisme. Chez les tondeurs du Yorkshire et les tisserands du nord, le luddisme prit essentiellement la forme d’une résistance aux nouvelles machines accusées d’avilir le métier. Chez les tricoteurs des Midlands la destruction des machines s’inscrivait plutôt dans une stratégie de « négociation collective par l’émeute » [16]. Le luddisme n’a pas été seulement un mouvement sans profondeur politique, non plus qu’un simple soubresaut de l’histoire de la Révolution Industrielle. Il a été la marque d’un monde luttant pour sa survie face à l’imposition d’un nouvel ordre économique et social.

Une philosophie politique du luddisme ?

Les héritiers d’E. P. Thompson ont souvent pris le relais de son interprétation sociale, cherchant à la raffiner en abandonnant parfois son ambition politique de départ, dans le but de faire du luddisme un objet « froid » mais plus propice à la recherche historique. A contrario, tout un courant critique de la technique, proche de l’écologie politique et qui n’hésite pas dans certains cas à se qualifier de néo-luddite, relève aujourd’hui plus franchement le défi politique du luddisme. S’inspirant d’une sociologie des sciences et des techniques en plein essor, cette réactivation politique du luddisme assume une posture souvent militante nourrie de sympathie à l’égard des luddites mais s’éloigne parfois de l’entreprise savante de compréhension historique proposée par E. P. Thompson.

Communautés : l’économie morale des luddites

Les travaux d’A. Randall, de C. Calhoun ou bien encore ceux de J. Bohstedt s’inscrivent explicitement dans la continuité de l’œuvre d’E. P. Thompson. Ils effectuent tous à leur manière un retour sur la sociologie du luddisme et se montrent soucieux de scruter sa dimension communautaire et traditionnelle [17]. Le concept de communauté permet de rendre compte d’un univers social où les rapports sociaux n’ont pas encore été désenchantés, s’offrant ainsi en contraste à ceux, impersonnels, qui dominent dans la société industrielle divisée en classes. En creux, ce sont les ressources morales et politiques propres aux communautés traditionnelles que ces auteurs veulent mettre en avant, alors même que les institutions de la protection ouvrière sont en perte de vitesse au moment où ils écrivent (syndicats, État social, partis politiques) [18].

Randall s’intéresse ainsi à l’organisation des métiers, aux valeurs dont ils sont porteurs et à l’ancrage professionnel des communautés locales en général dans la période qui précède les troubles luddites. Il s’appuie ainsi sur le concept d’économie morale forgé par E. P. Thompson dans ses études sur les révoltes frumentaires au XVIIIe siècle, peu de temps après La Formation de la classe ouvrière [19]. Randall définit ainsi une économie morale de l’industrie qui emprunte ses traits à l’économie morale thompsonienne. Cette économie morale s’oppose à l’économie du laisser-faire dans la mesure où les régulations qu’elle défend rejettent la perspective d’une sanction des activités individuelles par le seul jeu du marché. Elle s’exprime en acte plus qu’en discours et cherche à établir un consensus communautaire.

Sans enfermer exclusivement les luddites dans une identité professionnelle, la lecture proposée par A. Randall laisse cependant peu de place à leur inscription dans une culture autre que celle du métier. Si cette culture du métier est décrite de façon détaillée et fine, tenant compte des variations régionales [20], la communauté reste avant tout façonnée par l’univers du travail. C. Calhoun permet une interprétation plus large de la culture communautaire.

Ce dernier, dont les premiers travaux issus de l’anthropologie étudiaient les communautés traditionnelles, et plus particulièrement les relations intergénérationnelles chez les Tallensi du Ghana, consacre sa thèse aux aspects communautaires du luddisme : les déterminants principaux ne sont plus seulement professionnels mais résident dans les traits culturels plus généraux de la communauté comprise comme société traditionnelle (C. Calhoun pose en particulier la question des formes traditionnelles de l’autorité) [21]. L’interprétation du luddisme ne fait ici allégeance ni à l’interprétation marxiste de la classe ni à sa critique par E. P. Thompson. C. Calhoun rejette ainsi l’idée marxienne selon laquelle une révolution, ou un mouvement insurrectionnel radical, ne pouvait naître qu’une fois la classe ouvrière unie et constituée. Une classe ouvrière constituée et unie était bien plus encline à s’insérer dans l’univers capitaliste dont elle était le produit que ne pouvaient le faire des communautés traditionnelles qui, étrangères à l’univers du capitalisme industriel, avaient au contraire toutes les raisons du monde de s’opposer à l’imposition de normes de production nouvelles. En ce sens, ces communautés ne participent que faiblement d’une histoire de la classe ouvrière.

Les luddites sont en définitive des radicaux d’un genre particulier, des « radicaux réactionnaires » qui luttaient pour la préservation d’un monde en voie de disparition [22]. Le vrai moment révolutionnaire se situe ainsi dans l’intervalle, assez court selon C. Calhoun, où le mouvement luddite a tenté d’élargir son registre de revendications, perdant aussitôt sa forte organisation communautaire et l’assurance de solidarités locales jusque-là indéfectibles. À ce moment, disparaît alors un certain sens de la communauté : la vraie question n’est donc plus de savoir comment rattacher le luddisme à la suite de l’histoire du mouvement ouvrier, mais plutôt de se demander ce que le mouvement ouvrier serait devenu s’il avait conservé les valeurs communautaires dont le luddisme était porteur.

Si C. Calhoun insiste sur les relations internes à la communauté (la culture du groupe) pour expliquer les formes de mobilisation à l’œuvre dans les régions textiles du nord de l’Angleterre, il interroge peu le jeu des différences de localisation et d’exercice du pouvoir qui contraignent la mobilisation des ressources de cette communauté. Bref, si la communauté est centrale dans l’analyse du luddisme qu’il propose, les formes politiques de cette communauté ont peu retenu son attention (pas plus qu’elles n’avaient retenu l’attention d’A. Randall) : ainsi les rapports des communautés ouvrières aux instances politiques externes, de même que leur organisation politique interne, sont peu étudiés. Il s’agit là pourtant, si l’on en croit J. Bohstedt, d’un facteur essentiel à prendre en compte pour qui veut saisir les formes des mobilisations populaires au tournant du XIXe siècle en Angleterre.

Pour J. Bohstedt, les communautés étaient moins autonomes, moins repliées sur elles-mêmes et moins sur la défensive que ne le suggèrent E. P. Thompson et son concept d’économie morale. Les communautés étaient déjà enserrées dans des marchés plus ouverts et leur fonctionnement politique ne dépendait pas seulement d’un recours à une tradition endogène ou à une législation paternaliste : il devait déjà faire face à tout un jeu subtil de confrontations de différentes strates de pouvoirs (locale, régionale, nationale). Ainsi les formes d’engagements violents doivent être rapportées non seulement aux rapports horizontaux qui existaient au sein des communautés, mais aussi aux rapports verticaux qui les structuraient tout autant [23].

Dans la lecture proposée par J. Bohstedt, il existe ainsi une « matrice » des contextes politiques locaux définissant l’espace des actions possibles qui contraignent l’expression politique des communautés ouvrières contestataires. Une identité politique des luddites se dessine, même si le langage politique qui permettrait de comprendre le message dont ils étaient porteurs ne fait pas l’objet d’une étude approfondie : en d’autres termes, l’analyse s’arrête aux conditions de possibilité d’expression politique et ne poursuit pas l’étude jusqu’à restituer les discours politiques eux-mêmes.

Une parole ouvrière : le luddisme comme identité

La portée et l’expression politique du mouvement ont été largement révisées sous l’effet des débats politiques et historiographiques suscités par le tournant linguistique en histoire [24]. Ces débats ont permis de réévaluer, bien que seulement très récemment dans le cas du luddisme, l’autonomie de parole et d’action de groupes sociaux (les ouvriers) souvent abordés jusque-là à partir du regard que portaient sur eux les élites politiques ou encore les cadres des organisations ouvrières. Restituer la parole des luddites – longtemps décrits comme muets – a permis de réfléchir aux spécificités des revendications et à l’unité d’un mouvement dont les composantes étaient fortement inscrites dans des communautés régionales. On doit en particulier à l’ouvrage de Kevin Binfield, Writings of the Luddites, cette redécouverte d’un langage commun des communautés luddites [25].

Dans cet ouvrage, K. Binfield met en lumière deux usages du référent « Ludd ». L’ouvrage soutient que « Ludd » peut être utilisé comme un éponyme ou bien, dans une seconde option, appartenir à un registre métonymique. Dans le premier cas, « Ludd » renvoie au fait de glisser sous un référent commun une action singulière : cette opération permet de donner un visage à un élément de la réalité, un élément bien réel mais peu visible à l’échelle nationale ou perdu de vue du fait des transformations économiques et sociales en cours. Renommer cet élément, c’est lui redonner une visibilité. Il en va ainsi du code moral des métiers des Midlands ou du Yorkshire, que les nouvelles formes d’organisation du travail, encouragées par le gouvernement, tendent à effacer. Dans le second cas, « Ludd » permet de cristalliser un ensemble d’éléments disparates et de donner naissance à quelque chose qui n’existe pas encore, comme l’unité ouvrière du Nord-Ouest de l’Angleterre. On peut dire aussi, comme le suggère K. Binfield, que ce dernier phénomène (métonymique) concerne le mouvement luddite pris dans son ensemble : il ne s’agit pas seulement (comme le veut le recours à l’éponyme) de renvoyer des actions similaires à une étiquette commune, mais de faire naître une réalité nouvelle commune à partir d’événements distincts. Au-delà des singularités régionales, le luddisme trouve une unité dans la référence commune au général Ludd, ainsi que dans les pratiques culturelles qui unissent sous une bannière commune des résistances disparates, ballades, récits, figures mythiques et rituels qui constituent un imaginaire culturel commun capable de transcender les différences professionnelles et régionales. Ainsi, dans des travaux récents, l’usage commun du nom de « Ludd » est rapporté au processus de construction de nouvelles identités régionales et nationales dans le contexte des guerres contre la France napoléonienne [26].

Mais, pour ses critiques, cette synthèse par la langue et par les pratiques culturelles contribue à donner l’image d’un luddisme plus homogène que ne l’étaient les organisations réelles. Par ailleurs, l’insistance sur les pratiques culturelles qui contribuent à donner son unité au mouvement serait vaine si elle conduisait à faire l’économie d’une analyse du bris de machine lui-même et plus généralement du rapport des luddites à la machine. Loin d’être des acteurs passifs ou réactifs, les luddites sont des interprètes de la machine à un moment où les définitions de cette dernière sont l’enjeu de toutes les disputes [27].

Le passé d’une désillusion

Au milieu des années 1980 et tout au long des années 1990, divers historiens et sociologues des techniques s’élèvent contre le « biais technocratique » [28]. L’idée d’une histoire bienveillante des avancées scientifiques et techniques, histoire qui faisait elle-même (et dans le dos des hommes) le tri sélectif des techniques les plus avantageuses pour l’homme, était désormais contestée. Ce sont les aspects contingents, les alternatives technologiques délaissées et les raisons de leur délaissement – ayant souvent peu à voir avec le contenu technique même de ces alternatives – qui retiennent alors l’attention [29]. La sociologie constructiviste des sciences et des techniques soutient que ce sont les technologies elles-mêmes qui sont socialement façonnées et non les sociétés qui sont le reflet des technologies existantes : le luddisme peut servir de test historique pour défendre une telle hypothèse [30].

L’épreuve de la machine

Keith Grint et Steve Woolgar soutiennent ainsi qu’il faut adopter une attitude neutre à l’égard de la machine et évacuer toute prédéfinition de cette dernière afin d’observer le jeu d’acteurs sociaux en conflit cherchant à imposer des « régimes de vérité » au sujet de la machine. Ainsi, soulignent-ils, « la révolte luddite était une bataille dans cette guerre bien plus large entre des “régimes de vérité” en compétition » [31]. Ce n’est qu’une fois cette bataille livrée, et donc quelques années après elle, que l’idée selon laquelle le progrès technique « représente un progrès rationnel » a pu constituer un sens commun des élites britanniques. Alors seulement, la question de la machine a pu être évacuée parce que considérée comme réglée [32]. Entre-temps, l’économie politique de la machine défendue par les luddites a été défaite : la représentation d’une technologie traditionnelle, comprise comme un phénomène social et moral, porteuse d’obligations réciproques, de droits et de coutumes garantissant l’autonomie des communautés et des ouvriers, a été éclipsée.

La méthode anti-essentialiste (la machine comme un texte neutre sujet à interprétations) que préconise The Machine at Work met à jour le travail social et les manipulations symboliques qui s’exercent sur la machine. Si la construction théorique impressionne et séduit, ses applications pour une histoire sociale des techniques sont encore à venir. Plus qu’une analyse véritablement neuve, capable de faire concurrence aux travaux plus approfondis d’E. P. Thompson ou Adrian Randall, l’article de Grint et Woolgar propose avant tout des pistes pour un nouveau récit du luddisme qui fournirait des armes historiques à l’écologie politique. La recherche historique, toutefois, est encore bien loin d’une telle situation. Si K. Grint et S. Woolgar sont soucieux de ne pas sortir de leur posture de sociologues universitaires, d’autres auteurs, depuis les années 1990, se sont tournés vers une réinterprétation du luddisme engageant une redéfinition politique de la technique [33]. Cette réinterprétation, malheureusement, s’opère souvent au détriment d’une véritable compréhension historique du mouvement.

Des machines politiques

Progress Without People, paru en 1995, rend compte de ce cheminement [34]. Dans cet ouvrage, D. Noble suggère en effet l’absence de validation démocratique des choix technologiques opérés en occident depuis la première Révolution Industrielle. Sans instances de contrôle, sans débat public pour juger du bien-fondé de telle ou telle orientation, l’histoire du « progrès » technique et économique s’est faite dans une complète opacité démocratique.

À l’inverse, le luddisme montrait la voie d’une « Present-Tense Technology » : le bris de machine consistait à opposer des objectifs présents, concrets, immédiats, face à l’illusion d’un futur « idyllique » soi-disant contenu en germe dans une technique d’emblée définie comme vertueuse [35]. Toute la fin de l’ouvrage montre ainsi comment se sont opérés les changements survenus dans les modes de production et de management industriels au cours des quarante dernières années, essentiellement grâce à l’aphasie et à l’apathie des ouvriers (et de leurs représentants syndicaux). La promotion de l’automatisation à commande numérique, beaucoup plus adaptée à un contrôle des ouvriers par la hiérarchie, moins pourvoyeuse d’autonomie que des alternatives techniques permettaient pourtant d’envisager à la même époque, s’est appuyée sur une vision d’un « progrès technologique automatique » [36]. L’histoire de la machine à commande numérique est ainsi riche d’enseignements : cette dernière, suggère en effet D. Noble, a d’abord été le fruit d’exigences militaires, et plus précisément de la volonté de la hiérarchie militaire de laisser le moins d’intermédiaires possibles entre la décision d’un haut commandement et l’exécution de cette décision. Le contrôle autoritaire et l’absence d’initiatives intermédiaires, telles étaient les premières exigences mises en avant : qu’un coût économique, social et humain très lourd puisse en résulter dans le cas de la diffusion de cette technologie hors de la sphère militaire n’a pas pesé lourd dans le choix d’imposer l’automatisme à commande numérique aux industries civiles (automobiles en particulier).

Cette technologie permettait en effet de ramener « le contrôle de la production dans le bureau des ingénieurs » [37] : en ce sens, elle était regardée comme un outil puissant de contrôle des ouvriers, et donc comme un gage d’efficacité et de productivité accrues. D. Noble repère ainsi le mécanisme d’une « main invisible technologique », qui agit sur les choix opérés en matière d’organisation du travail dont les mobiles (managériaux ou politiques) sont souvent obscurcis par le critère d’un futur idéalisé [38].

Au final, D. Noble en appelle à une « démilitarisation de nos économies et à une démocratisation de nos industries », autant de tâches qui nécessitent selon lui de rompre avec une religion de la technologie :

« contre ce système de croyance hégémonique, la rationalité exige que l’on résiste – une lutte non pour le salut mais pour la survie » [39].

Avec D. Nobel, la boucle est alors bouclée : la rationalité n’est plus du côté des entrepreneurs, du gouvernement et des innovateurs, mais du côté des luddites qui s’opposaient à des décisions technophiles prises en vase clos. Ces décisions s’appuyaient, pour transformer le présent, sur une vision dangereusement optimiste d’un futur façonné par la technique : la défense du progrès technique se jouant toujours au futur de l’indicatif, les luddites avaient eu un réflexe de survie décliné, lui, au présent. C’est ce réflexe qu’il convient aujourd’hui de réactiver, non dans l’espoir d’un salut illusoire, mais dans l’optique d’une survie humaine et écologique de nos communautés.

Loin de voir dans le luddisme une idéologie réactionnaire enfermée dans un passé traditionaliste, D. Noble y lit une réaction saine, ancrée dans le présent, et dont il faut s’inspirer :

« Les luddites, souligne-t-il, ont été décrits comme irrationnels, provinciaux, futiles, et primitifs. En réalité, les luddites ont peut-être été les derniers en occident à percevoir la technologie à l’échelle du présent et à agir en fonction de cette perception. Ils détruisirent les machines » [40].

L’invitation au néo-luddisme se fait ici pressante : elle est explicite dans l’ouvrage de K. Sale, Rebels Against the Future. Dans cette approche, le luddisme sort de la sphère savante pour pénétrer dans l’univers militant et devient un lieu de mémoire pour de nouveaux groupes contestataires.

Du luddisme au néo-luddisme

Dans le passage du luddisme au néo-luddisme, ce n’est plus seulement la sympathie qui motive l’intérêt pour l’histoire du luddisme, mais l’identification active aux luddites. Au début de son ouvrage, K. Sale avoue ainsi partager « des affinités pour les idées et passions qui motivèrent les sujets » de son étude ; il reconnaît en particulier se sentir très proche du sentiment luddite du passé qui voulait qu’« un monde dominé par les technologies de la société industrielle était fondamentalement plus néfaste que bénéfique au bonheur et à la survie des hommes » [41]. À travers l’expérience des luddites, il ne s’agit plus seulement de restituer une histoire, mais aussi de repérer les motifs qui peuvent, aujourd’hui encore, être mis en avant pour lutter contre « la catastrophe aguicheuse de l’industrialisme » [42].

L’ouvrage présente alors une structure qui souligne l’écho des événements de la première Révolution Industrielle sur notre époque. Le chapitre II, intitulé « The First Industrial Revolution », repère ainsi une série d’étapes (l’imposition de la technologie, la destruction du passé, la fabrique des besoins, l’ordre du travail, le rôle de l’État, la conquête de la nature) qui sont reprises à l’identique lorsque, plus tard dans l’ouvrage, au cours du chapitre VIII, K. Sale évoque la seconde Révolution Industrielle. Alors qu’entre ces deux chapitres, K. Sale rend compte dans le détail des événements qui ont façonné le luddisme entre 1811 et 1813, il tente par la suite de repérer une histoire balbutiante du néo-luddisme (en particulier dans le chapitre IX intitulé « The Neo-Luddites ») contribuant par là même à créer l’objet qu’il décrit. Si, dans les lectures proposées par les historiens et sociologues en dialogue critique avec E. P. Thompson, le raffinement de l’analyse historique finissait par étouffer la dimension politique du luddisme (ou au moins la portée contemporaine de cette dernière), la transformation des luddites en analystes les plus lucides de notre époque ne permet guère d’éclairer de façon satisfaisante les enjeux qui caractérisaient leurs propres luttes.

En rapprochant par le nom « Ludd » des luttes apparemment distinctes, K. Sale labellise des résistances aux fausses promesses du progrès et donne force et cohérence à un mouvement qui en est encore à peine un. Notes Toward a Neo-Luddite Manifesto écrit par Chellis Glendinning, devient ainsi à ses yeux le texte inaugural du mouvement, décrivant ses principes de base qui sont autant de critères pour désigner comme néo-luddites des phénomènes qui ne se présenteraient pas explicitement sous cette étiquette [43]. Le Manifeste a ainsi essentiellement pour rôle de définir les conditions minimales auxquelles les technologies peuvent être acceptables : sont socialement acceptables les seules technologies dont on peut être assuré qu’elles seront favorables à la justice économique, à la liberté politique et à l’équilibre écologique [44]. Toutes les luttes menées au nom de ces principes auraient ainsi une teneur néo-luddite [45].

Le luddisme : un enjeu contemporain pour l’histoire et la philosophie politique

Les débats sur le luddisme, de Marx à nos jours, sont un témoin privilégié des rapports entre l’historiographie et la pensée politique. À ce titre, l’opposition contemporaine entre trois grandes directions des recherches, insistant tantôt sur la dimension sociale et communautaire, tantôt sur la dimension linguistique et culturelle, tantôt sur la dimension technologique et écologique du luddisme, indique la grande variété des manières de négocier l’héritage à la fois politique et méthodologique de l’œuvre d’E. P. Thompson. Disputée par une histoire sociale attentive à la dimension communautaire du mouvement, par une histoire des identités sensible au rôle performatif des pratiques culturelles et par une histoire des techniques qui insiste sur la centralité de la machine, la signification du luddisme est également au cœur d’un débat plus large portant sur le statut de l’écologie politique comme philosophie politique et comme philosophie de l’histoire. À l’heure actuelle, cependant, l’association si étroite entre historiographie et philosophie politique qui caractérisait l’œuvre de Thompson est perdue. Les lectures les plus politiques du luddisme ne sont guère en mesure de se fonder sur des analyses historiques vraiment approfondies et, inversement, les historiens les plus compétents du luddisme ne sont guère en mesure de retrouver l’écho politique de La Formation de la classe ouvrière.

La montée des usages militants du terme « luddisme » ou « néo-luddisme » à travers le monde montre pourtant la nécessité d’une recherche universitaire en phase avec le débat politique contemporain et capable de lui proposer les éléments d’une mise en perspective critique [46]. L’histoire de la résistance ouvrière à la technique à travers le bris de machine, l’histoire intellectuelle des usages du terme « luddisme » et des conceptions du machinisme, de Ricardo à E. P. Thompson en passant par Marx et les époux Hammond, la clarification des fondements normatifs des différentes approches contemporaines du bris de machine sont des aspects essentiels de cette démarche. L’exploration de ces différents chantiers est un préliminaire nécessaire pour porter un éclairage sur des mouvements sociaux contemporains difficilement saisissables à travers les grilles les plus classiques de lecture du social. Replis ruraux technophobes, associations de victimes de catastrophes industrielles ou d’accidentés de profession à haute teneur technologique, militants écologistes qui luttent contre les « avancées » de la science et de la technique perçues comme dangereuses pour l’environnement, activistes anti-nucléaire, habitants de régions refusant d’être soumis aux risques industriels et n’acceptant pas que leur communauté puisse servir de site d’accueil pour des centrales nucléaires ou des usines chimiques, communautés paysannes, dans les pays du sud comme du nord, qui résistent aux pressions des industries agro-alimentaires pour imposer des plants génétiquement modifiés, sont autant de phénomènes, parmi bien d’autres, qui pourraient être ainsi réévalués.

Vincent Bourdeau, François Jarrige, Julien Vincent

 

Source : « Le passé d’une désillusion : les luddites et la critique de la machine », Actuel Marx 1/2006 (n°39), p. 145-165.

 


Notes:

[1] K. Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre premier, tome deuxième, Paris, Éditions Sociales, 1954, p. 110 (traduction de Joseph Roy).

[2] Celle-ci a lieu l’année même de la publication du Capital en allemand, en 1867.

[3] J.-L. et B. Hammond, The Skilled Labourer, 1760-1832, Londres, Longmans, Green and Co., 1919.

[4] Sur ces questions, voir E. J. Hobsbawm, « The Machine-Breakers » in Labouring Men : Studies in the History of Labour, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1965, pp. 5-22. Voir également, en français, P. Fridenson, « Le conflit social », in A. Burguiere et J. Revel (dir.), Histoire de France. L’État et les conflits, Paris, Seuil, 1990.

[5] E. P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard, 1988 [1963].

[6] Cf. G. Rist, Le Développement : histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 1996.

[7] Voir la carte des régions affectées par les troubles luddites à la fin de l’article.

[8] Plusieurs versions de l’origine du nom emprunté par le mouvement circulent, celle-ci est la plus communément retenue bien qu’historiquement invérifiable. Pour une présentation plus détaillée des événements luddites en Angleterre au début du XIXe siècle, voir V. Bourdeau, F. Jarrige, J. Vincent, Les Luddites, (à paraître), ch. 1.

[9] B. Bailey, The Luddite Rebellion, New York, New-York U. P., 1998, p. 16. La bonneterie désigne la fabrication, l’industrie et le commerce d’articles d’habillement en tissu à mailles (comme les bas ou les collants par exemple).

[10] Cité in E. P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière, op. cit., p. 500.

[11] Sur ce personnage qui joua un rôle majeur pendant toute la période du luddisme dans les Midlands, voir : Brian Bailey, The Luddite Rebellion, op. cit., chap. 6 : « Gravenor Henson and the Framework-knitters’Union » et R. A. Church and S. D. Chapman, « Gravenor Henson and the Making of the English Working Class », in E. L. Jones & G. E. Mingay (eds.), Land, Labour and Population in the Industrial Revolution. Essays presented to J. D. Chambers, Londres, Edward Arnold, 1967.

[12] Pour une description précise du travail du tondeur et de l’organisation de cette activité, voir par exemple : J. L. et B. Hammond, The Skilled Labourer, op. cit., pp. 167-190 et G. Gayot, Les Draps de Sedan, 1646-1870, Paris, Éd. EHESS – Terres Ardennaises, 1998.

[13] Il se serait vanté de vouloir passer à cheval dans le sang des luddites « jusqu’à y rougir les sangles de sa selle », cité in E. P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière, op. cit., pp. 505-506.

[14] Cf. L. Salvadori et C. Villi, Luddism : A Revolution that Failed, Venezia, 1983, p. 64.

[15] P. K. O’Brien, « Le révérend Edmund Cartwright : un extraordinaire inventeur », in J.-P. Poussou (dir.), L’Économie française du XVIIIe siècle au XXe siècle. Mélanges offerts à F. Crouzet, Paris, Presses de l’Université de Paris Sorbonne, 2000, pp. 531-79.

[16] E. J. Hobsbawm, « The Machine-Breakers », in Labouring Men : Studies in the History of Labour, op. cit.

[17] Il s’agit de : A. Randall, Before the Luddites : Custom, Community and Machinery in the English Woollen Industry, 1776-1809, Cambridge, Cambridge U. P., 1991 (issu d’une thèse soutenue en 1979) ; C. Calhoun, The Question of Class Struggle : Social Foundations of Popular Radicalism during the Industrial Revolution, Chicago, University of Chicago Press, 1982 ; J. Bohstedt, Riots and Community Politics in England and Wales, Cambridge (Mass.), Harvard U. P., 1983.

[18] Cf. K. Dixon, Un digne héritier. Tony Blair et le thatchérisme, Paris, Raisons d’Agir Éditions, 2000. À partir des années 1970, le concept de « communauté » permet de lire les aspects du monde moderne qui semblent moins facilement s’inscrire dans les lectures en termes de rationalisation, de rationalité de l’action, d’intérêt et conscience de classes. Pour une réhabilitation philosophique du concept, voir : M. Sandel, Le Libéralisme et les limites de la justice, Paris, Seuil, 1989 [1982 pour la 1ère édition]. Pour un usage du concept en sciences sociales, C. Calhoun, « “Community” : Toward a Variable Conceptualization for Comparative Research », Social History 5, n°1 (1980), pp. 105-129.

[19] E. P. Thompson, « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century », Customs in Common, Londres, The Merlin Press, 1991, pp. 185-258.

[20] Les travaux d’A. Randall participent ainsi à leur manière du renouveau des études régionalistes qu’a connu l’historiographie économique britannique dont l’ouvrage édité par Pat Hudson en 1989 fait le bilan, voir : P. Hudson (éd.), Regions and Industries : A Perspective on the Industrial Revolution in Britain, Cambridge, Cambridge U. P., 1989.

[21] Voir : C. Calhoun, The Authority of Ancestors Among the Tallensi of Northern Ghana, M. A. (Econ) Thesis, publiée électroniquement sur le site du Experience Rich Anthropology Project, University of Kent, hhttp :// www. era. anthropology.ac.uk ; et C. Calhoun, The Question of Class Struggle, op. cit.

[22] C. Calhoun prend bien soin de souligner que sa définition a un statut purement descriptif (ou instrumental) au sens où « réactionnaire » désigne chez lui la « réaction » des luddites face à un phénomène étranger et sur la base d’une culture communautaire ancienne, contrairement à une classe ouvrière dont les revendications sont proactives quelques années plus tard et s’enracinent dans une expérience nouvelle (la manufacture), voir : C. Calhoun, The Question of Class Struggle, op. cit., p. 60.

[23] J. Bohstedt distingue ainsi (1) les villages et zones rurales, (2) les petites villes, (3) les districts ruraux industriels, (4) les grandes cités industrielles, et (5) Londres, voir : J. Bohstedt, Riots and Community, op. cit., Chapitre II, pp. 27-68 ; J. Bohstedt, « The Moral Economy and the Discipline of Historical Context », Journal of Social History. Winter 1992, pp. 265-79.

[24] Pour une introduction, voir G. Stedman Jones, Languages of Class : Studies in English Working Class History, 1832-1982, Cambridge, Cambridge U. P., 1983, p. 101. Selon cet auteur, qui s’inscrit dans la lignée des travaux de Thompson dont il propose une critique, la « conscience ne peut pas être rapportée à l’expérience sinon à travers l’interposition d’un langage particulier qui organise la compréhension de l’expérience », sachant que « plus d’un langage est capable d’articuler le même jeu d’expériences ». Pour une version française de cette attention à la parole ouvrière, voir : J. Rancière, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, 1981.

[25] Cf. K. Binfield, Writings of the Luddites, Baltimore & Londres, The Johns Hopkins U. P., 2004.

[26] K. Navickas, « The Search of “General Ludd” : The Mythology of Luddism », Social History, Vol. 30, n° 3, August 2005, pp. 281-295. Pour le contexte historiographique, voir L. Colley, « Whose Nation ? Class and National Consciousness in Britain, 1750-1830 », Past & Present, N° 113, Nov. 1986, pp. 97-117 ; L. Colley, Britons, Forging the Nation, 1707-1837, New Haven, Yale U. P., 1992.

[27] Cf. K. Grint & S. Woolgar, The Machine at Work. Technology, Work, Organization, Cambridge, Polity Press, 1997.

[28] Pour l’expression « biais technocratique », voir : M. Bauer (éd.), Resistance to New Technology. Nuclear Power, Information Technology, and Biotechnology, op. cit., p. xiii. Pour le contexte général d’une méfiance croissante à l’égard des promesses de la science et des techniques (la catastrophe de Bhopal en Inde s’est produite en 1984, l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986), on peut consulter : Manières de voir n° 81, Bimestriel du Monde Diplomatique, juin-juillet 2005.

[29] Sur cette question voir : A. Feenberg, (Re)penser la technique. Vers une technologie démocratique, Paris, La Découverte, 2004. En particulier à propos de la « flexibilité interprétative », p. 51.

[30] L’ouvrage initiateur de ce renouveau : D. Mackenzie et J. Wajcman (eds.), The Social Shaping of Technology. How the Refrigerator Got its Hum, Milton Keynes, Open University Press, 1985.

[31] K. Grint & S. Woolgar, The Machine at Work, op. cit., p. 47 : « The Luddite revolt was one battle in this much larger war between competing “regimes of truth” ». K. Grint et S. Woolgar reprennent ce concept de M. Foucault.

[32] Ibid., p. 43.

[33] Sur la question plus générale d’une redéfinition politique de la technique, voir : A. Feenberg, (Re) penser la technique. Vers une technologie démocratique, op. cit. ; M. Callon, P. Lascoumes, Y. Barthe, Agir dans un monde incertain : essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001 ; B. Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 2004.

[34] D. Noble, Progress Without People. New Technology, Unemployment and the Message of Resistance, Toronto, Between The Lines, 1995, p. IX. Cette entreprise avait déjà été en partie exposée dans : David Noble, Forces of Production. A Social History of Industrial Automation, New York, Alfred Knopf, 1984.

[35] Cf. D. Noble, Progress Without People, op. cit., chap. 3, pp. 40 et suivantes.

[36] Ibid., chap. 4.

[37] Ibid., p. 79.

[38] Ibid., p. 62.

[39] Ibid., p. 142.

[40] Ibid., p. 7.

[41] K. Sale, « Author’s Note », Rebels Against the Future. The Luddites and Their War on the Industrial Revolution. Lessons for the Computer Age, Reading (Mass.), Addison-Wesley, 1995, p. XI.

[42] Ibid., p. 19.

[43] Des phénomènes dans lesquels la question politique ne se limite pas à des enjeux de distribution ou redistribution des richesses. Sur le dépassement des problématiques traditionnelles de justice sociale distributive en philosophie politique, voir : U. Beck, La Société du risque : sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2003.

[44] Cf. Chellis Glendinning « Notes Toward a Neo-Luddite Manifesto », cité dans : K. Sale, Rebels Against the Future, op. cit., p. 238. Chellis Glendinning, psychologue et essayiste, vit actuellement dans une communauté autonome du Nouveau Mexique. Voir aussi son : When Technology Wounds : the Human Consequences of Progress, New York, Morrow, 1990. Une autre voie, plus libertaire, qui cherche à « faire mouvement » à partir de luttes plurielles et disjointes, est présente chez J. Zerzan. Ce dernier, dans Elements of Refusal, consacre un texte au luddisme (« Who Killed Ned Ludd ? ») dans lequel il accuse le syndicalisme d’avoir policé le mouvement ouvrier. Dans cette perspective, le luddisme reste l’exemple paradigmatique d’un mouvement révolutionnaire spontané ayant eu son organisation propre, voir : J. Zerzan, Elements of Refusal, Columbia, Columbia Alternative Library Press/Paleo Editions, 1999, pp. 105-112. Nous remercions F. Dupuis-Déri de nous avoir signalé cet ouvrage.

[45] Il ne faudrait pas croire toutefois que l’usage du terme s’est stabilisé. Il est aujourd’hui l’enjeu d’un conflit définitionnel. Ainsi du côté de ceux qui critiquent le caractère « passéiste » de l’opposition aux avancées technologiques et scientifiques, le terme « luddite » sert de disqualifiant, voir par exemple : « José Bové, le luddite ? », Cahiers de Science et Vie, juin 2001.

[46] Voir par exemple la traduction récente d’une publication espagnole, explicite dans son titre : Les Amis de Ludd. Bulletin d’information anti-industriel, n°1 à 4, Paris, Petite Capitale, 2005.

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