Interview de Pierre Guillaumat, le constructeur de la bombe française, 1986

« L’opinion publique… l’opinion publique, qu’est-ce que c’est l’opinion publique ? », nous demanda-t-il. Le Parlement, l’opinion publique, à quoi bon ? Pierre Guillaumat se sentait sûr de ce qu’il faisait, du service des mines à la recherche pétrolière, du nucléaire civil à la bombe. « Aux enfers, il y a l’opinion publique, ailleurs, je ne l’ai jamais vue », ajouta-t-il sans regret.

Pierre Guillaumat nous a reçu dans son bureau au dernier étage de la tour Elf, le 10 septembre 1986, cinq ans avant sa mort. L’entretien faisait partie d’une grande enquête pour le quotidien allemand Die Tageszeitung (taz) sur le nucléaire en France. La rencontre avec Pierre Guillaumat était cruciale pour l’enquête journalistique en cours. Elle m’a laissé en outre une forte impression de sa personnalité.

Au cours de l’entretien, Pierre Guillaumat me paraissait avant tout d’une franchise certaine et d’une volonté presque étonnante de répondre aux questions les plus diverses. Ses récits de l’histoire de la bombe, du marchandage autour d’Euratom ou du fonctionnement de « son Corps des mines » apportent des éléments politiques et historiques intéressants. Mais ils sont aussi une démonstration rare du mode de fonctionnement d’un haut fonctionnaire de l’État, d’un « corpsard » en sus. Il est dommage – et dommageable – qu’aujourd’hui encore trop souvent l’arrogance des hommes d’État l’emporte sur le débat et l’échange. Les membres du prestigieux Corps des mines apparaissent particulièrement souvent comme au-dessus de toute demande de justification de leurs discours et de leurs actes de la part des représentants de « l’opinion publique »… si demande en est faite. Le cinquantième anniversaire du CEA est une bonne occasion pour rendre publique ce document dans sa quasi totalité, Pierre Guillaumat ayant été l’architecte de son développement.

Georg Blume et Mycle Schneider


Portrait de Pierre Guillaumat (1909-1991)

Ancien élève du Prytanée militaire de La Flèche, polytechnicien et ingénieur des Mines, Pierre Guillaumat est de 1951 à 1958 administrateur général du CEA. Il est directement impliqué dans la mise au point du plan quinquennal de Félix Gaillard [1] qui donne l’impulsion aux programmes nucléaires graphite-gaz. À l’intérieur du CEA, il doit affronter les réticences du haut-commissaire Francis Perrin, qui redoutait que la production trop importante de plutonium prévue par le plan ne provoque l’intrusion des militaires dans le CEA. Les tensions entre les deux hommes ont parfois été vives, d’autant que par l’Ordonnance de 1945, le haut-commissaire devait prendre presque toutes les décisions et que celui-ci se faisait souvent le porte-parole des « scientifiques » du CEA, majoritairement opposés à une dérive militaire.

Pierre Guillaumat a véritablement fait passer le CEA au stade industriel. Il embauche des ingénieurs et choisit le site de Marcoule pour la production du plutonium Dans cette perspective, il associe au CEA un groupe d’entreprises privées pour la construction des « piles », faisant ainsi entrer l’industrie française dans le domaine nucléaire. Il est à l’origine de la collaboration CEA-EdF en proposant de récupérer l’électricité des piles de Marcoule et en faisant mettre sur pied la Commission PEON en 1955.

Pierre Guillaumat créa au CEA, le « Bureau d’études générales » confié au colonel Albert Buchalet qui conduira secrètement le « programme-bombe ». Le 18 juin 1958, Pierre Guillaumat est nommé ministre des armées. Il est surtout renommé pour son usage fréquent du code pénal et du code de justice militaire pendant la guerre d’Algérie, faisant saisir journaux et publications critiques « démoralisatrices de l’armée ». Après les barricades d’Alger, il est démis de ses fonctions une semaine avant la première explosion atomique française au Sahara qu’il avait pourtant contribué à préparer activement tout au long de sa période ministérielle.

Il continue néanmoins, comme ministre-délégué à suivre la politique nucléaire en retrouvant la tutelle du CEA jusqu’au 14 avril 1962. Puis, pour une période de deux ans, en 1964-1965, il est nommé président d’EdF. Il y assume la politique gaulliste d’indépendance nationale en défendant la filière graphite-gaz, attendant que des résultats concluants puissent être tirés de l’usine de Pierrelatte qui permettrait à terme de « franciser » la licence Westinghouse.

Bruno Barrillot – Revue Damoclés n°67 – automne 1995.


Interview de Pierre Guillaumat

Georg Blume et Mycle Schneider : On dit que lorsque vous êtes devenu administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) le règne des pacifistes était terminé. N’est-ce pas un changement de cette génération représentée par Frédéric Joliot-Curie, membre du Parti communiste ?

Pierre Guillaumat : Il n’y avait pas un pacifisme spécifique du personnel au Commissariat à l’énergie atomique. Il y avait un mouvement en France provoqué par les communistes contre les accords avec les Américains, contre l’OTAN. Ce n’était même pas du pacifisme.

B&S : Et Joliot participait à ce mouvement ?

PG : Joliot était communiste et a été obligé de faire des déclarations contre l’accord entre la France et l’OTAN.

B&S : N’y avait-il pas déjà à cette époque, parmi vos collaborateurs, des gens – on parle aussi de l’appel de 1954, signé par un tiers du personnel du CEA –, qui avaient peur qu’on construise la bombe ?

PG : Parmi les quatre directeurs et les membres du Comité que j’ai trouvé en place, ils n’étaient pas tous pour la bombe, mais aucun n’était contre.

B&S : Quel esprit y régnait alors ? Pas pour, pas contre… ?

PG : Cela dépendait de l’argent qu’on avait.

B&S : De l’argent ?

PG : Cela dépendait des budgets. Le budget militaire du Commissariat n’a jamais au fond affecté les budgets civils. C’était ça qui était important.

B&S : Est-ce que cela ne s’est pas passé aussi avant la bifurcation entre le civil et le militaire ?

PG : Il n’y a pas eu bifurcation. Le Commissariat cherchait à faire de l’énergie atomique avec tout le monde. Quand je suis arrivé, j’ai cherché à en faire faire davantage, comme aux Etats-Unis, par des industriels plutôt que de faire toute la fabrication à l’intérieur de la maison. Alors que Joliot-Curie avait notamment pensé faire les centrales nucléaires électriques à l’intérieur du Commissariat, j’ai dit que c’est Électricité de France (EdF) qui prendra le relais, qui fera un jour les centrales électriques, mais, pour cela, il faut que les gens d’Électricité de France soient accueillis dans la maison. Pour les militaires, ça a été exactement la même chose. Le Service des poudres est venu dire : les poudres, les explosifs, ça dépend du ministère de la guerre, comment allons-nous faire la bombe atomique ? Nous leur avons dit : « Venez commencer à travailler chez nous pour voir ce que c’est la maison, pour avoir ce qu’on appelle un peu la culture commune du Commissariat à l’énergie atomique. » Et nous avons reçu quatre ou cinq ingénieurs des poudres qui ont étudié la séparation isotopique de l’uranium, avec l’arrière-pensée qu’un jour on ferait de l’uranium enrichi pour faire des bombes, mais aussi de l’uranium enrichi pour faire de l’électricité et de l’uranium enrichi pour faire n’importe quoi.

B&S : Ça a été la création du Bureau d’études générales ?

PG : Non, c’était avant. Et trois ou quatre ingénieurs des poudres, mis là par le directeur des poudres et le directeur du laboratoire central des poudres, comme Claude Fréjaques, maintenant président du CNRS, membre de l’Institut, sont venus travailler sur la séparation des isotopes. Bien avant que nous fassions une cellule spéciale. Puis un jour, on s’est dit : le Commissariat à l’énergie atomique va avoir dans ses piles du plutonium. Quoi faire de ce plutonium ? Est-ce qu’on allait le mettre pour faire des piles génératrices d’électricité ? Finalement personne n’a fait de l’électricité à partir de plutonium. Allait-on le vendre ? Ou allait-on faire des bombes ? Pour savoir si on allait faire des bombes on a créé en effet un Bureau d’études générales. Et comme c’était prévisible primo que ça déplaisait au Commissaire de s’occuper de faire la bombe – sans du tout qu’il s’y oppose –, j’ai demandé une délégation de signature pour ne plus avoir besoin d’une co-signature des deux chefs de la maison. C’est à ce moment-là que nous avons créé le Bureau des études générales (BEG) qui est devenu ensuite la Direction des applications militaires (DAM). Et nous avons essayé d’avoir un ingénieur général de l’armement, comme nous avions des gens d’Electricité de France pour faire de l’électricité à Marcoule. Mais il n’a pas été possible de trouver un ingénieur général ou un officier technique, ce qui fait qu’on a pris Albert Buchalet que je connaissais depuis avant la guerre même et puis pendant la guerre alors qu’il était simplement agent de liaison avec l’état-major. Comme il avait compris la culture du Commissariat, comme il était capable de s’entendre avec les savants, nous l’avons nommé directeur des applications militaires. Alors, il y a eu en effet, à l’initiative des syndicats communistes, une lettre au Commissaire pour protester contre l’idée de faire de l’énergie militaire. Et Monsieur Francis Perrin m’a laissé répondre.

B&S : Ce n’est pas Monsieur Perrin qui a répondu ?

PG : Ce n’est pas lui qui a répondu, c’est moi. C’est ce que j’appelle ne pas être contre et ne pas être pour. Et quand plus tard j’étais ministre et que j’ai renouvelé Monsieur Perrin comme haut-commissaire, je lui ai dit : « Maintenant, c’est la bombe à hydrogène, est-ce que vous êtes cette fois d’accord pour que le Commissariat fasse la bombe à hydrogène ? Sinon je ne vous le demande pas. » Il m’a répondu : « Mais bien sûr que je suis d’accord. »

B&S : Il avait changé ?

PG : Oui… Le contexte politique, etc. La seule difficulté, c’était d’avoir des personnels qui ne soient pas tout à fait intégrés dans la maison. Là, c’était plutôt des problèmes de droit social, des problèmes de droit syndical que des problèmes d’opposition politique.

B&S : Quand nous avons parlé de bifurcation, nous voulions dire par là, que la recherche de base a été commune pour le civil et le militaire. Donc, jusqu’au milieu des années 1950, peut-être n’a-t-on pas été forcé de prendre une décision… Est-ce qu’il y a eu une véritable discussion ?

PG : Non, il n’y a pas eu bifurcation. Que fait un arbre, par exemple, en grandissant ? Il crée des branches… On n’est jamais forcé de prendre un nouveau domaine. Nous aurions pu aussi ne pas nous occuper de la médecine. On a créé un hôpital après mon départ. On pouvait ne pas créer d’hôpital.

Moi, j’avais plutôt l’idée que le Commissariat à l’énergie atomique devait fomenter de l’énergie atomique partout. Il ne devait pas en faire, mais il devait en mettre partout. Je me rappelle avoir fait remarquer : comment se fait-il que je n’ai pas de gens qui sortent de l’École des forêts ? Il faut que nous embauchions quelqu’un qui sache ce que c’est l’agriculture et les forêts et qui nous dira si on a besoin de l’énergie atomique dans l’agriculture et dans les forêts. On a construit des serres à Saclay pour lui donner quelque chose à faire et après on a créé une grande direction de la biologie. Moi-même je n’étais pas très chaud pour faire de la biologie, c’est Perrin qui a insisté pour qu’on fasse une direction biologie, qui a été un succès.

Quant aux affaires militaires et à la nécessité de la recherche pour la bombe, il faut bien voir que la bombe par fission, c’est plutôt un travail d’ingénieur, alors qu’au contraire la bombe à hydrogène exige des connaissances fondamentales qui sont assez différentes des travaux fondamentaux faits dans les laboratoires universitaires ordinaires. N’empêche, je me rappelle avoir fait passer des conventions avec des laboratoires d’université. On ne pouvait pas embaucher trop de monde chez nous et il fallait profiter de ce qui existait. Et dans la séparation des isotopes du lithium, c’est-à-dire essentiellement pour la bombe à hydrogène, nous avons passé un contrat avec Madame Irène Joliot-Curie qui savait très bien pourquoi on lui avait passé ce contrat. Elle ne se figurait pas que c’était uniquement pour faire pousser des petites poires ! Elle a parfaitement consenti à étudier la séparation isotopique du lithium, pour lequel son laboratoire était, paraît-il, le plus qualifie.

B&S : On est surpris quand vous dites qu’il était tellement difficile de faire entrer des gens dans la « maison »…

PG : C’est un peu ce qu’on découvre dans n’importe quelle entreprise. Ce n’est pas très commode quand les gens sont de différentes origines, et encore plus compliqué quand ils travaillent sur des marchés très différents. Mais vous rencontrez ce problème dans toutes les entreprises.

B&S : Est-ce que le cas du Commissariat à l’énergie atomique n’est pas un peu spécial dans la mesure où il est traditionnellement très lié au Corps des mines ? Le directeur du Corps des mines, aujourd’hui également directeur de l’Ecole des mines, nous a dit qu’après la guerre, il était quasi naturel que le Corps s’occupe de la politique énergétique de la France. Vous êtes d’accord ?

PG : Il se trouve que j’étais bien avec le directeur de l’École des mines pour des raisons de carrière et de Corps et que je lui disais : dans un an j’ai besoin d’un garçon qui soit capable d’aller vers tel et tel travail. Alors formez-le pour ça. Et j’ai continué après. J’ai présidé jusqu’il y a deux ans un groupe des anciens élèves de l’École des mines pour les orienter vers des carrières scientifiques ou techniques. J’ai passé la présidence de ce groupe à Michel Pecqueur qui est le patron de cette maison. Parce que le Corps des mines n’a pas, comme le Corps des ponts-et-chaussées, une vocation sur des ouvrages particuliers. Il avait en effet vocation de s’occuper des mines. Alors c’est devenu une espèce de palette sur laquelle on choisit s’il y a besoin de quelqu’un.

B&S : L’École des mines, ou plutôt le Corps des mines en fait, est entré dans une espèce de demande qui a existé justement pour la formation des gens de très haut niveau, du top-niveau…

PG : C’est un hasard.

B&S : C’est un hasard ?

PG : C’est un hasard.

B&S : Revenons au Bureau d’études général. On dit qu’avec ce Bureau, la perspective de la construction par la France de l’arme atomique devenait beaucoup plus concrète. Et c’est après une décision prise avec Monsieur Pierre Mendès-France que le Bureau a été établi ?

PG : Non. Cette histoire Mendès-France, c’est du roman.

B&S : C’est du roman ?

PG : C’est du roman. Il y a eu une très belle réunion chez Mendès-France, où 25 personnes ont donné leur avis, à la suite de laquelle Mendès a dit : « Moi, je suis plutôt pour. » Bon. Et il ne le reconnaît plus maintenant. Il ne l’a plus reconnu après. Et les personnes qui voulait faire la bombe, c’est-à-dire un général et moi, nous avons dit : « Eh bien, puisqu’il a dit oui, on va commencer à faire un programme. » Et mon ministre qui était plutôt contre, Monsieur Henri Longchambon, a été furieux que je soumette ce programme au Comité de l’énergie atomique, disant : « C’est beaucoup trop tôt. » Moi je lui ai dit : « Je fais un programme. » Vous le ferez suivre, ou vous ne le ferez pas suivre.

On a eu une discussion pas agréable. Et puis, il a été renversé et le gouvernement Mendès a été renversé un mois après. Nous avons eu dans l’équipe suivante Gaston Palewski et Pierre Koenig à qui nous avons raconté ce qui s’était passé, et ils ont dit : « Eh bien, faites votre programme. » Et Mendès…

Prendre une décision dans l’industrie, ça n’a pas de sens si on ne la finance pas. Et le premier qui l’ait financée, c’est le gouvernement suivant, c’est-à-dire le gouvernement Edgar Faure, avec Koenig et Palewski. Alors là c’est une décision.

B&S : On dit souvent que c’était une décision à ce niveau-là, et qu’il n’y a pas eu de véritable discussion parlementaire.

PG : Mais non. Il n’y a eu aucune discussion parlementaire. Mais à quoi ça sert ces discussions parlementaires ?

B&S : Est-ce que ce n’est pas important pour le public ?

PG : C’est une question qu’on me pose : l’opinion publique… l’opinion publique, qu’est-ce que c’est l’opinion publique ?

B&S : Comment la définiriez-vous ?

PG : Mais je n’en sais rien. Vous présentez un texte au Parlement, si vous avez besoin du Parlement. Il vote pour ou il vote contre. Ça, c’est l’opinion de la majorité. Mais nous n’avions pas besoin du Parlement. L’ordonnance du Commissariat à l’énergie atomique lui donnait mission de faire la bombe atomique.

B&S : Pas directement…

PG : Si, directement. L’objet du Commissariat était toute utilisation de l’énergie atomique. A partir du moment où réglementairement, apparaissait régulièrement dans le budget un chapitre qui me donnait les moyens pour faire les études militaires, je faisais des études militaires. Ce n’est pas hypocrite ce que je vous dis. Je ne m’en vante pas, pourquoi ? Même en temps de paix quand on a créé le canon de 75, vers la fin du XIXe siècle, pendant des années on a caché que certains des crédits étaient employés à l’étude d’un canon de campagne avec un frein hydraulique qui était particulièrement intelligent. Ça se fait en temps de paix aussi des choses secrètes.

B&S : Mais est-ce qu’à l’époque vous ne ressentiez pas quand même chez le public un intérêt pour cette question ?

PG : Mais il y avait des gens dans l’armée qui étaient contre.

B&S : Il faut l’expliquer. On ne comprend jamais ça…

PG : Dès que vous faites quelque chose de nouveau, tout le monde est contre. Et si vous laissez faire la démocratie, quel est celui qui va plaider la cause pour cinq ans ? C’est très difficile. Vous tombez sur le même problème que la discussion sur les otages de nos amis les Arabes. À court terme, il faut les libérer, à long terme, il faut les laisser massacrer. Et dans l’opinion publique, vous ne trouvez personne réellement pour voter le long terme.

On est allé deux fois devant le Parlement… On y a été au fond une fois pour faire avaliser le traité de Rome, en 1957, avec Guy Mollet et Georges Guille comme ministre de l’énergie atomique. Le traité de Rome, comprenait deux traités : un traité sur la Communauté économique et un traité sur la Communauté atomique, qui a eu moins de voix que celui sur la Communauté économique. Et je me rappelle Guille disant à Guy Mollet : « Si tu ne me donnes pas de l’argent pour une usine de séparation isotopique – avec arrière-pensée militaire – tu ne feras pas ratifier ton traité atomique. »

B&S : Alors ?

PG : Eh bien, il a été ratifié, parce que dans un projet de collectif budgétaire, on a mis une somme qui n’était pas ridicule… Je crois me rappeler en l’air un chiffre de 25 milliards peut-être, de francs de l’époque, pour commencer l’usine de séparation d’isotopes que nous étudiions d’ailleurs depuis six ou sept ans. Et on a eu un paquet d’argent. Mais ça a été voté au Parlement ça, avec l’arrière-pensée qu’il y avait la bombe derrière. Et la décision n’avait pas encore été signée, n’avait pas encore été prise.

La deuxième fois que l’énergie atomique, la force de frappe, est discutée au Parlement, rappelez-vous, il a fallu trois fois poser la question de confiance. C’était sous de Gaulle, avec Pierre Messmer aux armées, moi à l’énergie atomique, et puis Michel Debré, mais qui n’a pas joué un rôle à ce moment-là, comme premier ministre. Trois fois c’est passé à l’Assemblée, par le jeu des astuces de la Ve République. Et deux fois le Sénat nous l’a flanqué en l’air. Il a donc fallu revenir une troisième fois. Alors là, l’opinion parlementaire n’était pas pour. Il a fallu utiliser le système de votes bloqués pour faire passer le projet. Et aujourd’hui, qui est-ce qui en France dirait : « Renonçons à la bombe atomique » ? Non, je ne l’ai jamais vu que dans Offenbach… Aux enfers il y a l’opinion publique, ailleurs, je ne l’ai jamais vue.

B&S : Peut-on dire que les politiciens n’osent pas dans la IVe République parler aussi ouvertement de ces questions ?

PG : Mais vous avez l’exemple d’Edgar Faure qui déclarait : « On ne fait pas l’arme atomique » et qui avait, la veille, signé les crédits.

B&S : Guy Mollet, c’était la même chose, dans une déclaration du gouvernement…

PG : Guy Mollet a fait une déclaration, mais son ministre de la défense, qui était Maurice Bourgès-Maunoury, a fait une déclaration différente huit jours après.

B&S : Quelle connaissance avait le CEA des négociations qui se passaient au niveau des ministères de la défense, entre l’Italie, l’Allemagne et la France. C’est-à-dire en 1957, la fameuse histoire de Monsieur Franz Josef Strauss qui…

PG : C’est moi qui ai mis mon ministre au courant. Le président du Conseil ne l’était pas. C’était uniquement au niveau du ministère de la défense nationale.

B&S : Vous avez donc parlé de ces projets avec Monsieur Strauss, à l’époque ?

PG : Ah oui, j’aimais bien, j’aime bien Strauss. Il était déjà venu nous voir, justement quand il a été ministre de la recherche. Alors quand il a été ministre de la défense, j’ai été le revoir. Mais à ce moment, de Gaulle était au pouvoir. C’était en 1958, à la fin de la IVe République, je crois. Ce traité entre Allemands. Français et Italiens au niveau de l’armement n’avait pas de sens. Le ministre de la défense ne pouvait engager le Commissariat à l’énergie atomique sans la signature du patron du Commissariat à l’énergie atomique, qui était le président du Conseil ou son ministre délégué. Vous aviez une convention signée du côté français par le ministre de la défense. Mais le ministre de la défense n’avait pas l’autorité sur le Commissariat à l’énergie atomique. C’était le président du Conseil. À l’époque, c’était Félix Gaillard qui n’avait pas de délégué, parce qu’il s’intéressait beaucoup à l’énergie nucléaire, et je dépendais directement de lui, sans ministre délégué. Administrativement, il n’était pas acceptable qu’il ne soit pas signataire de cette convention qui prétendait engager le Commissariat à l’énergie atomique.

B&S : Et Félix Gaillard n’était pas au courant ?

PG : Non.

B&S : C’est étonnant.

PG : Non, non, regardez, il y a des pays, comme les Pays-Bas par exemple, où chaque ministre est indépendant.

B&S : C’est de Gaulle et vous comme ministre de la défense qui avez arrêté cette histoire !

PG : Non, on ne l’a pas appliquée. Cette convention n’était pas applicable puisqu’elle engageait le Commissariat à l’énergie atomique, et qu’il ne l’avait pas signée.

B&S : Il y a eu également un article de l’ambassadeur François Puaux, dans la revue Défense nationale en décembre 1985, sur la relation franco-allemande…

PG : Il était bien cet article, il n’y avait pas d’erreur… A l’époque nous étions liés par les traités de l’OTAN et il était obligé d’aller probablement au-delà du raisonnable pour refuser des accords internationaux. Je me rappelle d’avoir essayé, comme ministre des armées, et je ne l’ai pas obtenu, qu’il maintienne certains accords techniques, comme ceux pour la défense aérienne de la France, qui n’était pas concevable en-dehors d’une alliance de l’Europe de l’Ouest. Il sentait tellement toutes ces ficelles nées de l’occupation américaine, qu’il voulait rompre loin, au-delà de ce qui à nous, petits esprits d’exécution, nous paraissait raisonnable. Et autant, nous autres ingénieurs ou fonctionnaires, nous voyons l’intérêt, et les difficultés, de travailler avec un gouvernement étranger pour étudier une fusée, un avion, l’Airbus, autant pour de Gaulle il y avait ce souci : « D’abord on est indépendant. Et pour être indépendant, il faut que je finisse la guerre d’Algérie… Parce que tant que j’ai cet horrible truc et 1 100 000 hommes sous les armes, je ne peux rien faire, et je veux être indépendant. » Et l’idée de passer un accord de coopération général sur l’arme atomique avec l’Allemagne et l’Italie, non, non… Surtout que nous connaissions les Russes. Nous savions très bien que l’énergie atomique militaire en Allemagne, c’était l’entrée de l’armée russe en RFA. Ils ne le toléreraient pas. Je l’ai dit à Strauss. C’était avant que Willy Brandt soit chancelier, etc. On savait très bien que c’était le casus belli de faire alors de l’atome militaire avec les Allemands.

B&S : Et Strauss a compris, ou accepté ?

PG : Que voulez-vous, c’est moi qui ai dit non. Si j’avais dit oui, il aurait accepté. Je n’avais pas signé. Par conséquent je ne reniais pas ma parole.

B&S : De qui venait cette initiative au départ ? C’était quand même assez avancé comme projet ?

PG : Non, non. Les Français adorent passer des accords. C’est une manie du ministère des affaires étrangères qui a petit à petit traversé tous les autres ministères. Un ministre arrive dans une capitale étrangère en visite, il veut passer un accord. Moi pas.

B&S : Pour terminer cette histoire des accords et de la coopération à cette époque-là : c’est tout de même peu de temps après que l’on pu se mettre d’accord sur un projet international sur le retraitement en Belgique ?

PG : Ah, ce n’était pas la même chose. C’était Euratom. Le traité d’Euratom a été accepté par le général de Gaulle beaucoup plus que par Michel Debré. Mais de Gaulle l’avait pratiquement accepté, puisqu’il ne nous empêchait pas de faire la bombe atomique. Il y avait des clauses de contrôle et de commande de matériel qui ont été insérées qui étaient désagréables. Mais… On aurait très bien pu faire l’usine de séparation isotopique européenne. Le gouvernement allemand était d’accord. Ophuls, qui était ambassadeur d’Allemagne à Bruxelles, un homme avec qui je me suis très bien entendu et qui était un des rédacteurs du traité d’Euratom avec moi, était parfaitement d’accord. Segni (Italie), que je connaissais bien, et qui avait signé le premier accord comme ministre de la défense – c’est lui qui avait signé tout au moins avec Jacques Chaban-Delmas et Strauss l’accord à trois, franco-allemand-italien, dont vous parliez –, était d’accord pour faire une usine de séparation d’isotopes européenne en conséquence du traité d’Euratom. C’est Louis Armand qui l’a empêché, car il voyait que ça déplaisait, que ça gênait la collaboration avec les Américains. Et Hetzel qui était l’un des trois sages, que j’ai connu, m’a dit, plus tard, combien il avait regretté d’avoir empêché la construction de l’usine de séparation d’isotopes européenne, aux côtés d’Armand et de Giordani, qui devait être président de l’énergie atomique italienne à l’époque. On aurait très bien pu faire Pierrelatte ensemble, comme André Giraud et d’autres ont réussi à faire Eurodif…. Les Français auraient eu uniquement de l’uranium très enrichi, et les autres de l’uranium moyennement enrichi.

B&S : Bertrand Goldschmidt nous disait aussi que dans le temps les hommes politiques ne connaissaient pas grand-chose aux questions de l’énergie atomique…

PG : Oh, Goldschmidt en connaissait plus qu’eux. Mais je n’y connaissais pas grand-chose non plus.

B&S : Vous étiez l’homme du pétrole ?

PG : Non, j’étais un homme du ministère de l’industrie. J’avais fait une carrière dans les mines, comme directeur des mines en Indochine et en Tunisie, et puis comme militaire, parce que j’ai fait quand même pas mal d’années, avec la guerre.

Mon père a été ministre de la guerre, et il était général. Il disait : « Je suis contre le fait de confier le ministère de la guerre à un officier général. » Il l’a été, mais je dirais presque pour voir ce que c’était. Mais, il ne l’a pas été longtemps. Je ne crois pas que ce soit bon. Je crois que c’est bon d’avoir quelqu’un de l’extérieur, qui ne soit pas prisonnier des chapelles qu’il va diriger.

B&S : Prisonnier au niveau des connaissances ? Au niveau politique ?

PG : Non, au niveau de la famille. Quand vous avez une entreprise, que vous grandissez avec elle, c’est une famille, et vous changez difficilement les têtes. Faire une orientation nouvelle est quelque chose de difficile. Vous avez des entreprises privées très prospères en France qui n’ont jamais réussi à évoluer. Nous avons eu deux drames. Si vous couvrez la France depuis longtemps, vous avez connu l’affaire Lip, vous avez connu l’affaire de la manufacture d’armes de Saint-Étienne. Ce sont des entreprises qui ont été extraordinairement brillantes, et dont la dynastie des chefs, privés – la famille –, n’a pas su préparer l’évolution. Au contraire, vous avez la dynastie Michelin, qui a évolué correctement. Vous avez la dynastie d’Air liquide qui a également évoluée correctement. Il faut à la fois une certaine continuité et un certain esprit nouveau. Le système des nationalisations pour ça est très mauvais, parce qu’on introduit un monsieur, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’intérêt de l’entreprise ou de sa connaissance. Il n’a pas besoin de savoir l’énergie atomique, il a besoin d’avoir une idée sur la façon dont l’énergie atomique doit se développer en France.

B&S : Mais en 1958, charger le ministère de la défense du CEA, c’était clair pour vous, ça n’était pas devenir politicien ?

PG : Quand on est le ministre du général de Gaulle, on n’est pas un homme politique quand on prend les armées. On est son secrétaire général aux armées.

Alors l’énergie atomique avec lui, je redevenais un intermédiaire entre lui et l’administrateur général et le haut-commissaire. J’avais des choix plus politiques avec la recherche. J’ai géré la recherche de façon je crois à ne pas porter ombrage au ministre politique. J’ai été ministre de la recherche par délégation, et je ne voulais pas gêner les ministres politiques qui faisaient de la recherche. Je cherchais à faire comme pour l’énergie atomique, à obtenir que chaque ministère fasse de la recherche, fasse sa recherche intelligemment. Et il y en a près desquels j’ai réussi et d’autres pas. Je n’aurais jamais fait un ministère de la recherche comme celui qui existe actuellement, où la recherche est entre les mains d’un ministre. C’est la diaspora qui compte à ce moment-là, sinon la fécondation ne se fait pas… Je suis pour que le CNRS aille dans les industries, et l’industrie à l’intérieur du CNRS. Et ce problème de communication, tout le monde sait qu’il est devenu très capital, mais il est surtout dans la mentalité des gens.

B&S : Est-ce avec cet esprit que vous êtes devenu président d’EdF, à l’époque ?

PG : Oh non, ça, on m’a mis président d’EdF parce qu’il y avait des gens qui se disputaient, alors on m’a demandé d’être président. Pendant deux ans, j’ai pas fait grand-chose, sinon empêché les gens de se disputer. J’ai rendu service au général et à Georges Pompidou en prenant cette très belle présidence, mais je savais que je n’y resterais pas.

B&S : Vous fallait-il aller à EdF pour préparer ce que l’on a appelé la bataille de filières ?

PG : Ah, mais si j’étais resté, il n’y aurait jamais eu de bataille. Ce sont des batailles de techniciens. Ça n’a aucun sens. C’était idiot, j’ai fait une démarche auprès d’un de mes successeurs pour lui dire : « Vous laissez les ingénieurs se battre entre eux, c’est abominable. » Les hommes politiques ne doivent pas laisser faire des choses comme ça. L’idée que les centrales nucléaires d’un certain type étaient françaises, et que les centrales nucléaires d’un autre type n’étaient pas françaises, c’est une plaisanterie. J’ai connu ça avec la gauche française en 1945, quand on a créé le développement du pétrole contre les autres sources d’énergie. Pour la CGT, pour les gens de gauche, le pétrole était l’abomination de la désolation. C’était le diable de développer le pétrole en France. J’ai réussi à faire passer un article, pas sous mon nom, dans le journal de la CGT, pour dire que la France avait droit au pétrole, comme les autres nations modernes et ne pas continuer à faire des gazogènes.

B&S : Revenons à la dispute EDF/CEA. Il s’agissait de Fessenheim au départ ?

PG : Non, ça n’était pas sur le Rhin. C’était la centrale du Rhône. Les opinions des techniciens étaient différentes autour de la table. Je n’aurais pas accepté qu’elles aillent dans l’opinion publique.

B&S : Ils l’ont fait largement…

PG : Ah oui, mais ça, c’est parce que les ministres les ont laissé faire. C’était ridicule. Il était évident que le graphite-gaz ne donnerait pas les mêmes prix de revient que les PWR. Et d’ailleurs on avait commencé à Chooz les PWR. C’est moi qui comme ministre de l’énergie atomique avait dit oui à EdF pour faire avec Westinghouse-France et Schneider la centrale de Chooz. Et au CEA, ça ne leur a pas été agréable. Mais il ne leur avait déjà pas été agréable que je dise : « C’est EdF qui fait les centrales nucléaires, ce n’est pas vous. »

B&S : C’était du sabotage, lors de l’inauguration de Saint-Laurent A1 [2] ?

PG : Je ne sais pas, d’abord je n’y étais pas. Je ne crois pas, vous savez au sabotage…

B&S : Un drôle de hasard, c’est tout ?

PG : Vous savez, du sabotage à l’intérieur d’une usine atomique, fait par du personnel français, je n’y crois pas. Parce qu’ils savent que c’est trop dangereux. C’est toujours dangereux de toucher à un outil comme ça. De plus, je sais qu’en France nous avons vraiment accumulé les précautions, les contrôles, et c’est à mon avis un des grands mérites de Francis Perrin, je ne l’ai jamais assez dit, que d’avoir continué à développer l’énergie atomique tout en étant responsable de la sécurité. Car si on avait mis un esprit moins ouvert, moins intelligent, à contrôler ce que nous faisions à Marcoule, lorsque nous avons commencé les grosses piles, il nous aurait peut-être accablés de prescriptions, de précautions, du genre de celles que l’on prend aujourd’hui pour lancer un nouveau médicament où il faut cinq ans pour faire quoi que ce soit. Et lui a consenti à être à la fois – et personne ne l’a remarqué –, responsable de la fabrication de la pile et de la contrôler, avec un homme encore plus admirable, qui a été haut-commissaire après, qui était Jacques Yvon.

Je me rappelle Yvon disant à Marcoule : « Ce sont des cathédrales de béton, érigées en l’honneur de notre ignorance. Nous mettons du béton partout. » C’est vrai. Quand nous avons fait Pierrelatte, l’usine de séparation des isotopes, nous étions hypnotisés. Ça n’était pas une question de sécurité dans le sens accident humain, mais de sécurité industrielle. Nous étions hypnotisés par l’idée que si le courant électrique s’arrêtait quelques secondes, l’usine se bloquait et on ne pouvait pas la remettre en marche avant d’avoir tout nettoyé, etc. Je crois qu’à l’époque on a même envisagé une ligne électrique spéciale de la région parisienne, où nous espérions qu’il y aurait toujours de l’électricité – car on maintient le courant sur Paris puisque c’est la capitale –, pour être sûr qu’à tout moment il y ait de l’électricité à Pierrelatte. Puis on s’est aperçu qu’on pouvait arrêter, redémarrer, à tout moment. C’était une sécurité industrielle. Ça coûtait de l’argent si ça ne marchait pas, mais ça ne risquait pas de tuer quelqu’un.

B&S : Cependant, il existe également des critiques du système, quand on parle de la sécurité ici en France. Vous connaissez peut-être Jean Servant, par exemple, qui était à l’époque inspecteur général de la sécurité des installations atomiques et qui trouvait justement, par exemple, qu’il n ‘y a pas assez d’indépendance dans les démarches des institutions.

PG : Il était indépendant du CEA.

B&S : Mais pas indépendant du ministre de l’industrie, et c’était ça son problème.

PG : Oh, oh… Moi, dans ma carrière, même quand j’ai eu des ministres, ils ont su ce que je pensais. Je n’aurais jamais accepté de cacher une question de sécurité. C’est des histoires ça ! Peut-être on ne lui donnait pas assez de monde. Mais quand je vois l’importance des personnels de sécurité au ministère de l’industrie… On vous dira : « Ça dépend du ministre de l’industrie, et puis le ministre de l’industrie dépend du gouvernement, et puis le gouvernement dépend… » Alors où est l’indépendance ? C’est une plaisanterie. Quand on est responsable d’un service, et bien on se fait entendre.

B&S : C’est pour cela qu’il a démissionné au moment où il disait : « Je ne peux pas me faire… »

PG : Oui, enfin, on l’a mis à la porte parce qu’il était insupportable !

B&S : Néanmoins, reste une constatation : le système de contrôle et de supervision en France est totalement différent d’un pays comme les États-Unis, ou même l’Allemagne…

PG : Pourquoi est-il différent en France par rapport aux États-Unis ?

B&S : Aux Etats-Unis, un organisme comme la Nuclear Regulatory Commission (NRC), est certainement plus indépendant que le SCSIN.

PG : Je n’en sais rien. Ça a été créé après mon départ. Quand je vois l’annuaire du ministère de l’industrie, et le nombre de gens qui s’occupent de contrôle…

B&S : Ça n’est pas beaucoup.

PG : Ah si, c’est considérable.

B&S : Le SCSIN, c’est 75 personnes.

PG : Jamais l’incident de Three Mile island ne se serait produit en France.

B&S : Ça, c’est une discussion technique finalement.

PG : Ah non… C’est la façon dont était dirigé la centrale. Je ne dis pas d’ailleurs qu’il ne peut pas y avoir d’accident. On n’a jamais le droit de dire qu’il ne peut pas y avoir d’accident.

B&S : Tchernobyl, ça vous a choqué ?

PG : Choqué, dans quel sens ?

B&S : Dans le sens qu’on a beaucoup pensé que ce n’est pas possible, pas probable, les accidents graves dans les centrales nucléaires. On a reçu le choc d’un accident nucléaire, pour des raisons d’insécurité mal surveillée, bien sûr…

PG : Ah oui, ça je crois que même les gens d’EdF vous diront que depuis Tchernobyl il faut penser autrement.

B&S : Comment ?

PG : Il peut y avoir des accidents de bombes, tout autant que des accidents de centrales nucléaires.

B&S : Même si le problème n’est pas de savoir quel est le plus indépendant de la NRC ou du SCSIN, il existe une énorme différence dans la disponibilité des documents produits par la NRC.

PG : Vous avez raison. En France, il est impossible d’obtenir que les services de contrôle disent ce qu’ils font. Il est impossible qu’ils annoncent, au jour le jour, ce qu’ils font.

B&S : Pourquoi ?

PG : C’est congénital. On n’apprend pas aux Français la communication.

B&S : C’est extrêmement difficile de travailler sur la sûreté en France –nous avons essayé – en étant en dehors de l’establishment. En France, il n’y a strictement rien qui est publié par rapport aux incidents.

PG : Théoriquement, vous devriez avoir accès aux informations, mais les services ne vous les montrent pas. Il y a une difficulté de communication des dossiers en France. Le fonctionnaire français se considère comme propriétaire de l’information qu’il détient. Et dans une grande entreprise, comme j’en ai eu, il est difficile que cette mentalité ne s’implante pas aussi. Pour donner une information, la personne concernée veut en avoir une autre en échange. Alors que dans une entreprise américaine, une fois que la personne a eu son poste défini, tout le monde a le droit de savoir ce qu’il fait.

B&S : Ne croyez-vous pas qu’il y a un autre aspect du problème de l’information : le manque de volonté de communiquer des informations qui pourraient avoir trait à quelque chose que l’on considère comme acquis ?

PG : Oui, mais je crois que c’est plus profond que ça. C’est : « j’ai une information, je me la garde. » Je vous l’ai dit, le Français n’aime pas informer pour informer.

B&S : Monsieur Goldschmidt nous disait que c’est vous qui aviez construit la bombe française ?

PG : C’est évident.

B&S : C’est évident, dans quel sens ?

PG : Elle est arrivée mettons trois ou quatre ans plus tôt qu’elle ne serait venue. Maintenant mon importance n’existe plus, dans l’histoire. Mais sur le moment, oui.

B&S : Tout le monde en France croit que c’est de Gaulle qui a construit la bombe…

PG : Mais tant mieux ! Peut-être que s’il n’avait pas existé, même dans la coulisse, ça n’aurait pas marché de la même façon, parce que quand même, les ministres qui ont donné l’argent pour la bombe, je vous ai cité Palewski et Koenig, ils étaient gaullistes. Or je dis toujours, ce n’est pas l’ingénieur qui est responsable, c’est celui qui lui a donné l’argent. L’ingénieur, vous lui donnez de l’argent, il travaille bien ou il travaille mal, ça c’est une autre affaire, mais il est content, il construit des trucs…

B&S : Par rapport à l’évolution des marchés ou de l’industrie du plutonium, depuis la fin des années 1960, début des années 1970, avec les idées des surgénérateurs, le retraitement forcément, et maintenant le Mox… Quel rôle cela a-t-il joué pour le CEA, et pour sa survie ?

PG : Je ne sais pas vous répondre, je ne suis pas au courant. Je ne crois pas que les structures actuelles conviennent à ce que devraient être les programmes actuels. C’est la seule réponse qui je vous ferais, parce que je l’ai faite il y a déjà 20 ans. J’ai dit un jour au haut-commissaire à l’énergie atomique : il ne faut pas que le CEA subsiste après une certaine date. S’il y avait eu un Commissariat à la machine à vapeur en France en 1830, les machines à vapeur auraient été bien meilleures, beaucoup plus vite, et il y aurait eu des turbines à vapeur beaucoup plus tôt. Mais il aurait empêché la création en France du moteur diesel. Il ne faut pas qu’une structure de circonstance comme celle du CEA dure. Et c’est ce qu’on fait les Américains, ils ont cassé leur structure en deux. C’est ce qu’on fait les Britanniques pratiquement. Ils ont eu le pétrole de la mer du Nord, ils se reposeront le problème de l’énergie atomique dans 15 ans.

Les structures actuelles ne conviennent pas, il n’y a pas de doute, mais c’est très difficile de changer les structures.

B&S : Surtout en France ?

PG : Je ne sais pas. Je ne connais que la France, là-dessus.

B&S : Pourquoi ce sont les Allemands, mais pas les Français qui ont peur du nucléaire et de l’atome ?

PG : Bien, il n’y a pas l’équivalent des Grünen en France.

B&S : C’était bien avant les Grünen…

PG : Non, les Allemands n’ont pas eu peur de l’énergie nucléaire au début, quand Strauss était ministre de l’énergie atomique et de la recherche.

B&S : Dans les années 1950 ou 60, il y avait de grandes oppositions contre le danger atomique…

PG : Mais quels sont les intérêts allemands ? L’Allemagne a des mines de lignite remarquables, je ne sais pas encore pour combien de temps, mais enfin la production d’électricité à partir du lignite est une très bonne solution. Je ne sais pas si c’est subventionné, je n’en sais rien. A l’époque où j’allais en Allemagne, c’était une bonne solution. En outre, l’Allemagne a été longtemps dirigée principalement par les gens du Nord, par les gens de Hambourg, qui sont beaucoup moins protectionnistes que les Français, pour qui par conséquent, l’importation de pétrole, de charbon, d’uranium, d’électricité, n’a aucune importance. C’est tant mieux. On n’a qu’à travailler comme les Suisses. Ils sont placés au centre, ils n’ont rien, ils achètent à bon marché.

Les Français, nous sommes certainement beaucoup plus protectionnistes. L’armée française autrefois était équipée de bout en bout en France. Il n’y avait pas en France de fabrication de toluène, en 1914, permettant de faire les explosifs. C’était peut-être la grosse exception, il n’y avait pas d’essence, et il n’y avait pas de produits chimiques pour faire des explosifs. Mais tout le reste, depuis les souliers jusqu’au canon à longue portée était français. Nous avions cette chance de pouvoir tout faire. Autrefois, on a importé. Il y a cinq siècles, on importait l’acier de Suède pour faire des armes, pour les épées françaises.

Propos recueillis par Mycle Schneider de WISE-Paris (World Information Service on Energy ) et Georg Blunte du Tageszeitung (quotidien de Berlin) à Paris le 10 septembre 1986.


Index des noms et des sigles cités

Louis Armand (1905-1971), ingénieur français. En 1958 et 1959, il préside Euratom. Voir Exposé fait à la tribune de l’Assemblée nationale, par Monsieur Louis Armand, président de la commission de l’équipement industriel au Haut-Commissariat du CEA, commissaire du gouvernement, le 5 juillet 1956.

Maurice Bourgès-Maunoury (1914-1993), homme politique français, ministre de la Défense dans le gouvernement de Guy Mollet, puis au gouvernement de la France du 12 juin 1957 au 30 septembre 1957.

Willy Brandt (1913-1992), homme d’Etat ouest allemand, Il fut chancelier fédéral de 1969 à 1974 à la tête d’une coalition sociale-libérale, devenant le premier social-démocrate à diriger le gouvernement depuis 1930.

Albert Buchalet (1911-1987), général de brigade.

Jacques Chaban-Delmas (1915-2000), homme d’Etat français, il présida l’Assemblée nationale à trois reprises, de 1958 à 1969, de 1978 à 1981 et de 1986 à 1988 et exerça les fonctions de Premier ministre de 1969 à 1972 sous la présidence de Georges Pompidou.

Michel Debré (1912-1996), homme d’Etat français, il est garde des Sceaux dans le gouvernement de Gaulle, à partir de 1958 ; il contribue à l’écriture de la Constitution de la Ve République. Premier ministre de la République française à partir de janvier 1959, il démissionne en avril 1962, à la suite d’un désaccord avec le président Charles de Gaulle concernant l’Algérie française. Il occupe par la suite les fonctions de ministre de l’Économie et des Finances, de 1966 à 1968, puis des Affaires étrangères, de 1968 à 1969, et enfin de la Défense nationale, de 1969 à 1973.

Claude Fréjaques (1924-1994), corpsard, entre au CEA en 1959 où il participe à la réalisation de l’usine d’uranium de Pierrelatte ainsi qu’aux recherches qui permettent la réalisation du complexe Eurodif du Tricastin.

Edgar Faure (1908-1988), homme politique français. Plusieurs fois ministre, il est président du Conseil à deux reprises et président de l’Assemblée nationale de 1973 à 1978.

Félix Gaillard (1919-1970), homme politique français. Il participe à plusieurs gouvernements sous la quatrième République. Alors qu’il est secrétaire d’Etat à la présidence du Conseil, il prépare un plan quinquennal de l’énergie atomique qui fera l’objet d’un débat à l’assemblée nationale en juillet 1952.

André Giraud (1925-1997), corpsard et homme politique français, administrateur général délégué du gouvernement auprès du CEA ainsi qu’administrateur d’EdF de 1970 à 1978 et président de la compagnie générale des matières nucléaires (Cogema) de 1976 à 1978. Il est nommé ministre de l’Industrie dans le troisième gouvernement de Raymond Barre, poste qu’il occupe du 3 avril 1978 au 13 mai 1981.

Bertrand Goldschmidt (1912-2002), est un chimiste français. Il est considéré comme l’un des pères de la bombe atomique française, testée pour la première fois en 1960 lors de l’essai nucléaire dénommé Gerboise bleue.

Georges Guille (1909-1985), membre du Gouvernement de Guy Mollet, en qualité de Secrétaire d’État à la Présidence du Conseil, chargé des relations avec le Parlement, chargé de l’énergie atomique. Il est un des fondateurs de l’Institut National des Sciences et Techniques Nucléaires. Il obtient l’installation de l’usine de traitement d’uranimum de Malvesi au nord de Narbonne.

Frédéric Joliot-Curie (1900-1958), physicien, nommé par Charles de Gaulle Haut-commissaire du CEA de 1945 à 1950.

Irène Joliot-Curie (1897-1956), chimiste et physicienne française, elle participe à la création du CEA, où elle occupe la fonction de commissaire durant six ans.

Pierre Koenig (1898-1970), ministre de la Défense nationale et des Forces armées dans le gouvernement Pierre Mendès France et dans le gouvernement Edgar Faure.

Henri Longchambon (1896-1969), secrétaire d’État à la recherche scientifique et au progrès technique du gouvernement Pierre Mendès France, responsable du CEA.

Pierre Mendès-France (1907-1982), homme politique français au gouvernement de la France du 19 juin 1954 au 23 février 1955.

Pierre Messmer (1916-2007), homme politique français. Nommé ministre des Armées sous la présidence de Charles de Gaulle, lors d’un remaniement ministériel du gouvernement Michel Debré, le 5 février 1960. Avec le ministre de la Recherche et des Affaires atomiques Gaston Palewski, il assiste à l’accident nucléaire de Béryl en 1962 dans le Sahara.

Guy Mollet (1905-1975), homme politique français, au gouvernement de la France du 1er février 1956 au 21 mai 1957.

Gaston Palewski (1901-1984), diplomate, chargé des affaires atomiques dans le cabinet Edgar Faure à partir de février 1955, promoteur du second plan atomique, mais il démissionne avec tous les ministres gaullistes en octobre 1955.

Michel Pecqueur (1931-1995), corpsard qui eu diverses responsabilités dans le CEA avant d’en devenir administrateur général de 1978 à 1983.

Francis Perrin (1901-1992), physicien français, nommé Haut-commissaire du CEA en 1951 en remplacement de Joliot-Curie. Voir Exposé fait à la tribune de l’Assemblée nationale, par Monsieur Francis Perrin, Haut-commissaire du CEA, commissaire du gouvernement, le 5 juillet 1956.

Georges Pompidou (1911-1974), homme d’Etat français, il devient membre du Conseil constitutionnel de 1959 à 1962, puis occupe, durant la présidence de Charles de Gaulle, la fonction de Premier ministre du 14 avril 1962 au 10 juillet 1968. Il est élu 19e président de la République française, lors de l’élection présidentielle de 1969

François Puaux (1916-1996), ambassadeur de France.

Jean Servant (), ingénieur du Corps des Mines et premier patron du SCSIN. En décembre 1980, il démissionne à cause des problèmes liés à la sécurité nucléaire qu’il juge trop aléatoire.

Franz Josef Strauss (1915-1988), homme politique allemand nommé par le chancelier Konrad Adenauer en 1955 au ministère fédéral des Questions nucléaires, avant d’être choisi en 1956 comme ministre fédéral de la Défense, un poste où il s’illustre par sa volonté de doter l’armée fédérale, dont il assure la mise en place, de l’arme nucléaire.

Jacques Yvon (1903-1979), physicien français. Un des pionniers de l’énergie nucléaire en France. Il entre en 1949 au CEA, où de 1959 à 1962, il est directeur de la physique et des piles atomiques. Durant cette période, il a été un artisan essentiel de la filière graphite-gaz des réacteurs nucléaires français. Il a été Haut-commissaire à l’énergie atomique de 1970 à 1975.

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CEA : Commissariat à l’énergie atomique. Le CEA est créé le 18 octobre 1945 par Charles de Gaulle avec à sa tête Frédéric Joliot-Curie (haut-commissaire à l’énergie atomique) et Raoul Dautry (administrateur général). Cet organisme est destiné à poursuivre des recherches scientifiques et techniques en vue de l’utilisation de l’énergie nucléaire dans les domaines de la science (notamment les applications médicales), de l’industrie (électricité) et de la défense nationale.

Euratom, ou CEEA, Communauté européenne de l’énergie atomique est un organisme public européen chargé de coordonner les programmes de recherche sur l’énergie nucléaire. Il a été institué pour une durée « illimitée » par le traité Euratom, signé le 25 mars 1957 par les six pays membres de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), et est entré en vigueur le 1er janvier 1958.

Eurodif : Eurodif SA, créée en 1973, est une société spécialisée dans l’enrichissement de l’uranium. Elle exploite l’usine Georges-Besse, située dans le département de la Drôme sur le site nucléaire du Tricastin.

OTAN : L’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (en anglais NATO : North Atlantic Treaty Organization) est une organisation politico-militaire crée le 4 avril 1949 qui rassemble de nombreux pays occidentaux, dans le but premier d’assurer leur défense commune contre les menaces extérieures ainsi que la stabilité du continent européen.

SCSIN : Service Central de Sûreté des Installations Nucléaires, créé en mars 1973. Devient Direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN) en 1991 puis Direction générale de la sûreté nucléaire et de la radioprotection (DGSNR) en 2002 et enfin Autorité de sûreté nucléaire en 2006.


[1] Voir l’index des noms et des sigles cités en fin d’interview.

[2] Les sous-entendus de sabotage du réacteur de Saint-Laurent-des-Eaux A1 sont multiples. Voici le récit de Bertrand Goldschmidt dans Le complexe atomique : « Enfin, dernier paradoxe, le soir de l’inauguration, l’impardonnable manœuvre d’un opérateur, allant à l’encontre du voyant d’alarme qui s’y opposait, provoque la fusion d’un barreau et met hors d’état pour un an la centrale. »

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