Patrick Marcolini, Et demain ? La question du pouvoir, 2011

Associations, revues, cercles de réflexion, collectifs éditoriaux, groupuscules politiques, communautés installées à la campagne: qu’ils revendiquent explicitement le terme d’anti-industriels ou qu’ils se reconnaissent plutôt dans les concepts d’après-développement, de décroissance ou d’écologie radicale, les mouvements de résistance à l’industrialisme qui se sont développés dans les deux dernières décennies paraissent dans l’ensemble avoir véritablement atteint un stade de maturité théorique. En puisant dans les travaux d’intellectuels francs-tireurs, en marge des schèmes idéologiques de leur temps (l’Ecole de Francfort, Mumford, Ellul, Castoriadis, Illich, Partant…), ils ont consacré de longues années à identifier les racines du mal: le despotisme de la technique moderne et de sa rationalité instrumentale s’étendant à toutes les sphères de l’existence; l’expansion des logiques de gestion, de calcul, de normalisation; l’idéologie du progrès, de la croissance et du développement, qu’ils soient techniques ou économiques; le réductionnisme d’une science moderne impérialiste, considérant la nature et le monde social comme un stock de matières et d’objets quantifiables, fondamentalement disponibles à l’action humaine, manipulables et transformables à volonté.

Mais au-delà de ce travail théorique, et des nombreuses alternatives pratiques qui l’ont alimenté ou qu’il a pu inspirer, ce qui va aujourd’hui s’avérer déterminant, c’est la capacité de ces mouvements à s’affronter à la question du pouvoir, au moment où le sentiment de constituer une force commune agissante tend à se répandre dans leurs rangs, au moment aussi où leurs idées commencent à circuler en dehors de leur espace social de référence. Et la question du pouvoir, c’est d’abord celle du rapport à l’État et aux bureaucraties politiques ou administratives.

Pour une fraction non négligeable du mouvement actuel de résistance à l’industrialisme, la tentation est grande de subvertir le système «de l’intérieur»: qu’il s’agisse, chez certains, de travailler comme «experts» au service de l’État ou des collectivités locales et d’influer ainsi sur les politiques menées dans le domaine de la santé, de l’économie ou de l’environnement, ou chez d’autres, de se présenter à des élections pour conquérir dans les institutions des points d’appui susceptibles de renforcer l’action transformatrice engagée sur le terrain. Mais ce serait oublier que, de même que l’industrie empêche toute intervention créatrice des travailleurs dans le processus de production, et vide le travail de son sens propre, l’État étouffe l’esprit d’initiative et les formes d’auto-organisation des citoyens, c’est-à-dire finalement tout ce qui fait une démocratie authentique. Le choix d’une stratégie de conquête des pouvoirs «publics» est une erreur méthodologique: il rentre en contradiction avec tout ce que les résistances à l’industrialisme ont mis en avant et vérifié jusqu’à présent, à savoir qu’une souveraineté politique réelle se joue toujours au niveau des communautés de base, que l’État est la première de toutes les «Mégamachines», et qu’«une société ne peut être qualifiée d’alternative que si elle exclut tous les rapports de domination et toutes les relations de pouvoir qui structurent les sociétés existantes» (1).

En outre la métabolisation par l’État et les grandes administrations d’un certain nombre d’idées élaborées dans le cadre de la résistance à l’industrialisme pourrait très bien conduire à une hybridation monstrueuse: le glissement progressif vers une société de décroissance autoritaire avec rationnement généralisé à la clé, ou le démantèlement par en haut de certains pans de la production industrielle dans le cadre d’un état d’urgence écologique, bref un pur et simple écofascisme (2). Et nous avons déjà en la personne de Jean-Pierre Dupuy, ex-disciple d’Ivan Illich, l’exemple-type des théoriciens d’État partisans de cette nouvelle version du despotisme éclairé que serait un « catastrophisme éclairé »…

Mais la question du pouvoir ne se limite pas au rapport à l’État.

Elle concerne également la façon dont on conçoit les manières de sortir de l’industrialisme. L’ampleur de la tâche, ainsi que le changement complet de paradigme qu’elle implique, suggèrent l’idée de révolution. Cette idée doit toutefois être revue à l’aune de la nature et des fins de la transformation sociale désirée. Jadis, le mouvement ouvrier pouvait encore identifier la révolution à la reprise en main de l’appareil productif par les travailleurs, à la faveur d’une guerre civile ou d’une grève générale de masse. Mais du point de vue d’une critique de l’industrialisme, la révolution ne consiste pas tant à s’emparer de l’appareil productif qu’à le décomposer: à sélectionner en lui les objets et les techniques qui peuvent encore servir une autonomie collective, et à détruire ceux qui auront été démontrés comme superflus ou nuisibles. Et encore, c’est insuffisant: en fait, il ne peut y avoir de sortie raisonnée et définitive hors de l’industrialisme qu’à partir du moment où les collectivités humaines sont capables de se passer des technologies dont elles ont été dépendantes sur le plan matériel et imaginaire – ce qui implique pour elles, à la fois de se défaire des manières de penser et d’agir déterminées par l’industrialisme, et de retrouver les gestes, les connaissances et les aptitudes techniques dont elles ont été dépossédées, et qui garantissaient leur survie et leur indépendance concrète.

A l’évidence, ce ne sont pas là des choses réalisables en quelques semaines d’insurrection, ni même en quelques années d’activité intense: la révolution dont nous parlons est bien plutôt une transformation organique, une œuvre d’« ardente patience », qui passe évidemment par des moments de lutte, mais aussi et surtout par un travail de reconstruction s’exerçant au quotidien sur mille points à la fois. Le concept classique de révolution, qui tend à présenter le changement social comme un basculement rapide, comme un événement foudroyant toujours à venir, fait par conséquent obstacle à la mise en branle concrète de processus révolutionnaires. Aron et Dandieu l’avaient dit mieux que nous :

« Le mythe de la Révolution, pour parler comme Sorel, a certainement rendu de grands services tactiques à la cause révolutionnaire. Mais il risque de mettre en péril l’existence même de la Révolution. Car la Révolution est avant tout un acte, c’est-à-dire une réalité immédiate, dramatique, créatrice. Pour en parler convenablement, il faut la placer sous le signe non du passé, ni de l’avenir, mais du présent. Cela ne veut pas dire que le changement de plan doive se manifester aujourd’hui dans ses détails ou sa totalité, mais qu’il appartient au domaine de la vie réelle au même titre que le pas que nous faisons ou le pain que nous mangeons. » (3).

Patrick Marcolini,

Docteur en philosophie et chercheur spécialiste du mouvement situationniste.

Article paru dans Sortir de l’industrialisme, éd. Le pédalo ivre, 2011.

1. François Partant, La Ligne d’horizon (1988), Paris, La Découverte, 2007, p. 194.

2. A ce propos, et malgré le ton souvent polémique du propos, lire la précieuse mise en garde de René Riesel et du regretté Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2008.

3. Robert Aron et Arnaud Dandieu, La Révolution nécessaire, Paris, Grasset, 1933, p. 157-158.

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