Alain Delaunay, Lamarck et la naissance de la biologie, 1994

Ce naturaliste, oublié, voire dénigré, a su rompre avec les théories qui ont précédé son œuvre ; celle-ci, fondatrice des sciences de la vie, a aussi été un élément constitutif des sciences de la Terre.

Pourquoi l’œuvre de Lamarck est-elle si mal connue et si peu appréciée ? Selon une hypothèse souvent avancée, Darwin et, plus encore, la postérité darwinienne auraient dévalué les travaux du naturaliste du Muséum pour valoriser le modèle de la sélection naturelle. Certes, dans ses écrits, Darwin est fort critique à l’égard de Lamarck, mais il n’attaque qu’un aspect de son œuvre : le mécanisme proposé pour la transformation des espèces. Comment ce seul point aurait-il pu faire oublier l’ensemble de l’œuvre ?

Portrait de Lamarck

Lamarck a été un savant reconnu par la communauté scientifique, et ses cours au Muséum étaient fréquentés par des étudiants de l’Europe entière. Si Cuvier a été responsable de malversations à l’encontre de son aîné, il reconnaissait publiquement la valeur de ses travaux en zoologie des invertébrés. Ne pouvant prouver que les hypothèses de Lamarck n’étaient pas fondées, Cuvier tenta de déprécier l’œuvre de Lamarck en l’assimilant à des théories antérieures erronées ou fantaisistes.

L’explication de l’oubli dans lequel est tombée l’œuvre de Lamarck tient sans doute davantage au champ de la philosophie qu’à celui des sciences : Lamarck appartient à une génération de penseurs français oubliés, que Napoléon, désespérantde les amener à soutenir le régime impérial, nommait, avec mépris, les « idéologues ». Puis la philosophie officielle qui naquit en France avec la Restauration les assimila aux héritiers des encyclopédistes, voyant en eux les penseurs de la Révolution française ; elle les jugea matérialistes et empiristes. Leurs œuvres furent vite oubliées. Les historiens de la philosophie les ont ignorés, leur préférant la tradition cartésienne. Lamarck a pâti de ce dénigrement.

Dans son œuvre, l’idée d’organisation unifie quatre champs de recherche : la classification des animaux « sans vertèbres » et leur parenté éventuelle avec les formes « à vertèbres », connues et décrites depuis l’Antiquité ; l’élaboration d’une nouvelle science, qu’il propose de nommer biologie et dont l’objet sera la découverte des lois générales de l’organisation du vivant ; une nouvelle approche de la nature, où la temporalité devient un aspect essentiel des phénomènes observés ; enfin il recherche les liens entre les sciences de la vie et les sciences de l’homme (par exemple, entre l’organisation du système nerveux et les facultés psychiques qui en résultent). Dans sa théorie, Lamarck innove : l’être humain n’est plus ni une fin ni un modèle. Les travaux et les écrits de Lamarck, qui s’étendent sur près de 50 ans, recouvrent plusieurs domaines scientifiques : la botanique, la zoologie, la physique, la chimie, la minéralogie, la biologie, la météorologie, la paléontologie, la géologie, la neurophysiologie, la psychologie ou encore l’anthropologie. Ses idées, souvent novatrices, font partie d’un projet d’ensemble, mais nous évoquerons surtout sa théorie de l’organisation des êtres vivants et sa nouvelle conception de la nature et de l’homme.

Sous la protection de Buffon

Jean-Baptiste Pierre Antoine de Monet, chevalier de la Marck, naît à Bazentin, en Picardie, le 1er août 1744. Il est le onzième enfant d’une famille aristocratique vouée depuis le XVIe siècle au métier des armes. Trop pauvres pour lui acheter une charge d’officier, ses parents destinent l’enfant à la carrière ecclésiastique.

À 11 ans, il devient pensionnaire du collège jésuite d’Amiens. Il s’ouvre à sa famille de son absence de vocation ecclésiastique et de son désir de suivre la voie de ses aînés, la carrière militaire. À 17 ans, malgré la résistance des siens, le chevalier de la Marck rejoint les armées du roi. Un épisode glorieux, où il se montre apte à commander sous le feu de l’ennemi, lui vaut, au lendemain de son incorporation, un brevet d’officier. En 1764, il est en garnison à Monaco. Désœuvré, le lieutenant de la Marck herborise. Se prenant de passion pour la botanique, il commence un herbier qu’il enrichira pendant trente ans, et qui sera, à la fin du XVIIIe siècle, un des plus remarquables d’Europe. À la suite d’un chahut d’officiers, il est blessé aux vertèbres cervicales et est rapatrié à Paris. Une intervention du chirurgien Tenon lui évite laparalysie, mais les séquelles de cet accident le contraignent à quitter l’armée. Il est sans ressources.

En 1770, il est comptable dans une banque, à Paris. Il rédige quelques articles pour divers journaux et commence une série d’observations météorologiques. L’année suivante, ayant touché une modeste part d’héritage familial, il s’inscrit à l’École de médecine de Paris. Il y étudie pendant quatre ans, mais consacre à l’histoire naturelle de plus en plus de temps, fréquentant le Jardin du roi et son Cabinet d’histoire naturelle. Il s’y lie d’amitié avec Louis Jean-Marie Daubenton et Jacques Henri Bernardin de Saint Pierre ; il herborise quelque temps avec Jean-Jacques Rousseau. Il trouve quelques revenus en pratiquant le commerce des coquilles rares et précieuses, dont il deviendra un expert.

Il s’intéresse notamment à la conchyliologie, à la botanique (il suit les cours de Bernard et d’Antoine-Laurent de Jussieu) et à la météorologie. En 1775, il rédige son premier mémoire à prétention scientifique, qui lui vaut de rencontrer Buffon. Lamarck devient un des protégés du puissant intendant du Jardin du roi (pendant la Révolution française, il épousera les idéaux révolutionnaires, mais, par prudence, il transformera son nom en Lamarck).

Son savoir botanique s’affirme et, en 1778, une Flore Française, première partie de son œuvre, est publiée par l’Imprimerie royale. En 1779, il entre à l’Académie des sciences en qualité d’adjoint en botanique. En 1781, Buffon lui obtient un brevet de correspondant du Jardin et du Cabinet du roi, et Lamarck commence à sillonner l’Europe des jardins botaniques et des cabinets d’histoire naturelle. Toutefois, nommé précepteur du fils de Buffon, il doit emmener son élève avec lui et le faire connaître à l’Europe savante : par cette manœuvre, Buffon espère que son fils lui succédera à la tête du Jardin du roi.

Les relations entre le maître et son élève au caractère difficile deviennent vite conflictuelles. Après plusieurs mois de voyage, Lamarck obtient de Buffon l’autorisation de rentrer et d’échapper aux caprices de son protégé. Il semble avoir conservé de cette période un ressentiment à l’égard d’un régime politique fondé sur les privilèges et sur un système de protection des puissants. Au cours de sa tournée des jardins botaniques et des cabinets d’histoire naturelle à travers l’Europe, Lamarck a acquis une solide renommée de botaniste, qui lui assure une certaine autonomie financière ; à son retour, il peut prendre ses distances à l’égard du maître du jardin du roi. À la fin de 1780, l’éditeur Charles Joseph Panckouke l’avait sollicité pour collaborer, en tant que botaniste, à la prestigieuse Encyclopédie méthodique. Ainsi, dès cette date, Lamarck est tenu pour un spécialiste de la botanique. Le premier et le deuxième tomes du Dictionnaire de botanique paraissent en 1783 et en 1786 : plusieurs articles contiennent les prémisses de sa théorie de l’organisation. Le Dictionnaire, qui comptera cinq tomes de textes, 1 000 planches de botanique et qui s’achève avec une Illustration des genres qui y sont décrits, devient un ouvrage de référence.

Hybrides et espèces

En outre, au cours de son voyage avec le fils de Buffon, Lamarck établit des relations régulières avec diverses sociétés savantes d’Europe, où, contrairement aux courtisans de Buffon, on apprécie l’œuvre du naturaliste suédois Carl von Linné. Dès lors Lamarck se consacre à un travail de synthèse qui tente de concilier l’idéal linnéen de systématique, minutieux et rigoureux, et la nécessité, soulignée par Buffon, de comprendre la genèse de l’ordre de la nature dans son ensemble.

Comme les autres naturalistes de la fin du XVIIIe siècle, Lamarck a deux préoccupations essentielles : la classification des espèces, et l’étude du lien qui unit chaque espèce à des caractéristiques telles que le régime alimentaire, le climat, la nature du sol, etc. Il est d’abord fixiste, c’est-à-dire qu’il admet que les espèces se conservent, identiques à elles-mêmes, de génération en génération : « Sans la reproduction constante des individus semblables, il ne peut exister de véritables espèces. » C’est pourquoi, selon lui, il ne saurait y avoir d’espèces minérales. Cette doctrine exclut qu’uneespèce puisse apparaître par transformation d’une autre. Or l’article concernant le terme « Hybride » du Dictionnaire de Botanique présente l’hypothèse, formulée par l’école linnéenne, d’une possible multiplication des espèces par croisement des races.

Au contraire, pour Lamarck, l’hybridation lui semble confirmer la stabilité de l’ordre des vivants, puisque, même après plusieurs générations d’hybridation artificielle, on observe toujours un retour de l’espèce d’origine. Dans ses travaux ultérieurs, il admettra que l’isolement géographique peut parfois préserver des variétés hybrides, mais que les possibilités d’hybridation, limitées dans le règne animal, ne sont pas la règle dans l’ordre du vivant.

Force était pourtant de constater qu’il existe des variations morphologiques spontanées de certains individus d’une espèce donnée : elles étaient attribuées à l’influence des circonstances, par exemple aux variations du climat ou du régime alimentaire. Buffon en avait déduit son hypothèse d’une transformation des animaux par « dégénération », sous l’influence des circonstances, par exemple à la suite d’un refroidissement constant du climat : les êtres organisés seraient devenus de plus en plus petits, faibles et nombreux.

Contre cette hypothèse de Buffon, et au moment même où il entrait sous sa protection, Lamarck affirmait la fixité des espèces :

« S’il existe beaucoup de variétés produites par l’effet des circonstances, ces variétés ne dénaturent point les espèces. »

Quelles sont alors les lois qui imposent une telle constance des espèces, même lorsque les conditions extérieures changent ? D’où vient cette stabilité, propre aux formes organisées ? En quoi cette stabilité est-elle différente de celle qui caractérise les formes minérales ? Dès les années 1778-1780, il consacre à ces questions un texte qui paraîtra en 1793, où il distingue deux types de stabilité : celle des formes vivantes, due à des lois d’organisation de la matière, et celle des structures minérales, régie par les lois de la chimie.

Les questions s’amoncellent : si l’espèce est l’expression de la constance de la nature, comment peut-on déterminer les lois qui la régissent, alors même que nous n’observons que des variétés plus ou moins stables, qui dépendent des circonstances ? Comment déceler les constantes d’organisation qui déterminent la permanence de l’espèce ?

Dès ses premiers travaux de botanique, Lamarck cherche à déterminer les caractères qui permettent d’identifier et de nommer les espèces. Dans sa Flore française, il propose une classification des espèces végétales fondée sur une hiérarchie des caractères morphologiques. Il s’intéresse aussi, sur un plan plus théorique, à l’ordre de la nature à travers la répartition des espèces ; s’inspirant des travaux d’Antoine-Laurent de Jussieu, il tente d’établir une hiérarchie des caractères, qui correspondent à divers degrés de l’organisation végétale, des structures simples aux structures composées. Il propose pour les végétaux une hiérarchie à six degrés d’organisation, et lui fait correspondre une hiérarchie analogue pour les animaux. Cette hiérarchie a été la base de ses travaux théoriques qui aboutiront à la formulation du principe d’organisation du vivant.

Toutefois, il reconnaît également que l’établissement d’une hiérarchie des degrés d’organisation des végétaux est prématuré en raison de « l’obscurité qui règne dans les caractères d’organisation intérieure de ces corps vivants. » C’est probablement parce qu’il est confronté à ces difficultés que Lamarck, le botaniste, se tourne vers l’étude des animaux, et se porte candidat au poste d’enseignement des Insectes et des Vers, disponible au Muséum. Si ses principes théoriques d’organisation sont, pour l’essentiel, formulés dès ses travaux de botanique, ce sont ses études des invertébrés qui lui permettent de préciser les lois qui fondent l’ordre naturel des êtres organisés.

De la botanique à la zoologie

Lamarck traverse la tourmente révolutionnaire dans une douloureuse précarité financière. Pour échapper à la pauvreté, il participe aux discussions et aux projets de réorganisation du Jardin et du Cabinet du roi. Lorsque le Muséum national d’histoire naturelle est créé, en 1793, Lamarck pose sa candidature.

Retenu pour la chaire de zoologie consacrée à l’étude des Insectes, des Vers et des Animaux microscopiques, Lamarck, alors âgé de 50 ans, commence une nouvelle carrière : celle de zoologiste. Longtemps les historiens du lamarckisme ont cru à une aberration administrative : un botaniste confirmé enseignait un domaine dont il ignorait tout. Si Lamarck sollicite cette chaire, c’est sans doute qu’elle est la moins disputée : dépourvu de ressources, il ne peut prendre le risque d’un refus. De plus, il avait abordé ce domaine en amateur depuis longtemps, et il connaît les travaux des autres naturalistes. Neuf espèces animales sur dix dépendent de cet enseignement, et elles sont toutes à classer.

En 1791, il fonde avec quelques amis le journal d’histoire naturelle. De nombreux articles y traitent de minéralogie, de cristallographie, de géologie, des transformations de la Terre, de l’étude des fossiles, des phénomènes d’acclimatation des espèces, de leurs variations et de leur possible transformation.

À cette époque, Lamarck est réservé sur ces questions, aussi ne publie-t-il que des articles de botanique et quelques articles de zoologie. Toutefois ses autres travaux témoignent des questions qu’il se posait alors : comment rendre compte, dans une même explication physico-chimique, des phénomènes organiques et des phénomènes inorganiques sans les confondre ? Quels sont les rapports de formation entre le monde de la vie et le monde minéral ? Quelle est la nature de leurs échanges ? L’ordre minéral engendre-t-il l’ordre du vivant ? L’activité du vivant constitue-t-elle un facteur de la genèse minérale ? Il consacrera ses écrits de la fin du XVIIIe siècle à l’analyse de ces questions.

En outre, il se demande comment comprendre la puissance de composition que manifestent les êtres organisés. Nullement isolée, une telle préoccupation est au centre des travaux des naturalistes et des physiologistes de cette époque. L’originalité de Lamarck sera de tenter d’y répondre en fondant, en 1801, un nouveau champ d’objectivité, qu’il nommera Biologie. Cette science des lois de l’organisation commune aux végétaux et aux animaux fait elle-même partie d’une science de l’ordre terrestre. Lamarck cherche à y déterminer la spécificité des phénomènes de la vie : selon lui, ce sont les mêmes lois de la nature qui contrôlent le monde inorganique et le monde organique, mais ces lois agissent différemment dans les phénomènes de la vie. Les organismes vivants sont soumis à un équilibre mobile spécifique qui leur permet de se maintenir en vie, c’est-à-dire d’entretenir leur organisation dans des conditions d’existence toujours changeantes ; au contraire, les corps non organisés sont soumis à un équilibre stationnaire qui n’est pas auto-entretenu, mais qui suit les lois universelles de dégradation naturelle des composés.

C’est donc le même déterminisme physique qui se manifeste dans les deux cas, mais l’expression biologique en est plus complexe. Les phénomènes de la vie ne se réduisent pas à l’organisation proprement dite, mais à une activité d’organisation, c’est-à-dire à un échange de matériaux et de « fluides énergiques », qui actionnent l’organisme visible (les structures et les fonctions) et l’organisme invisible (« les fluides énergétiques impondérables »). L’organisation de la matière est à la fois cause et effet de la vie.

La théorie générale de l’organisation

Ainsi Lamarck justifie la possibilité physique de la vie par l’existence d’une force naturelle d’organisation de la matière. Cette force précède toute structure organisée et tout produit organique qui sont issus de l’activité de synthèse des êtres vivants.

Parallèlement, les composés inorganiques résultent de cette force d’organisation du vivant dont ils sont des produits résiduels ayant subi des transformations chimiques. Cette puissance d’organisation est renforcée par ses propres productions. Autrement dit, la vie produit les conditions de la transformation de son organisation. C’est au cours de l’année 1798-1799, semble-t-il, que Lamarck, travaillant sur la classification des invertébrés, postule que l’organisation des animaux est devenue de plus en plus complexe au cours du temps.

En 1803, il publie l’Histoire naturelle des végétaux, précédée d’une longue introduction où il énonce sa philosophie botanique et sa Distribution naturelle des Végétaux, d’après la considération de la composition et de la perfection croissante de leur organisation ; il y établit un parallèle entre le règne végétal et le règne animal qu’il étudie alors. Désormais l’organisation prime sur la structure ; un organe et sa fonction n’ont de sens que dans un « système d’organisation » particulier, dont ils reflètent la cohérence. Lamarck ne s’attribue pas l’initiative d’une telle méthode de recherche de l’ordre naturel. Il y voit le fruit d’une série de travaux dus à toute la génération de naturalistes à laquelle il appartient. Il reconnaît que Cuvier a éveillé « l’attention des zoologistes sur l’organisation des animaux », mais ses travaux de botanique, qui ont précédé de plus de dix ans la venue de Cuvier à Paris, indiquent que cette question le préoccupe depuis longtemps. Les travaux de Cuvier auraient seulement confirmé le bien-fondé de ses principes, grâce auxquels il répartit les « animaux sans vertèbres » en cinq « masses » principales.

Lamarck classe les animaux selon le degré de complexité des grands systèmes physiologiques : le système respiratoire, le système circulatoire et surtout le système nerveux. Il définit les « masses d’animaux », « les classes naturelles et les grandes familles, c’est-à-dire les grandes portions reconnaissables de l’ordre de la nature ». On ne doit plus rechercher l’ordre de la nature en étudiant les espèces (ou les genres), mais à l’échelon supérieur, en se préoccupant des grandes lois d’organisation du vivant. « À l’égard des corps vivants, plus on s’abaisse du général vers le particulier, moins les caractères qui servent à la détermination des rapports sont essentiels et alors plus l’ordre même de la nature est difficile à reconnaître. » En effet, les caractères de l’espèce sont le fruit d’une interaction entre un plan d’organisation et des circonstances extérieures particulières, et cette interaction a pour effet de telles variations dans les structures organiques, qu’il est généralement impossible d’y découvrir l’ordre de la nature.

Quiconque étudie les êtres vivants au XVIIIe siècle pratique l’histoire naturelle ou l’anatomo-physiologie, et étudie les ressemblances et les différences entre animaux et végétaux, d’une part, et les liens entre les organes et leurs fonctions, d’autre part. En histoire naturelle, la systématique repose sur l’étude de la structure visible, c’est-à-dire d’un ensemble de caractères stables, univoques et apparents.

Selon Lamarck, la constance du vivant n’impose pas nécessairement la stabilité des structures organiques représentatives des classes ; toutefois cette fixité ne peut s’expliquer que s’il existe des lois immuables régissant l’organisation des êtres vivants. Dès lors Lamarck remet en cause sa doctrine antérieure, le fixisme. Les espèces ne sont plus des structures caractéristiques qui se reproduisent identiques à elles-mêmes, mais des systèmes d’organisation qui s’adaptent aux circonstances. Les espèces sont biologiquement stables, bien qu’elles soient soumises à de multiples instabilités extérieures, mais cette stabilité ne signifie plus fixité.

Passant du concept d’être organisé à celui d’organisation des êtres vivants, Lamarck élabore une critique de la notion d’espèce, pose la question de la signification biologique des variations et repense le rapport de l’individu à l’espèce. Il défend le fixisme, jusque dans les années 1 800, puis adhère au transformisme. Selon cette doctrine, les organismes complexes sont produits par complication de la structure d’organismes plus simples ; les espèces animales et végétales ne sont pas immuables.

Biologie et géologie

Quels sont les faits qui, selon Lamarck, valident sa théorie de l’organisation ? Le premier est la possibilité de sérier les formes vivantes selon une complexification de l’organisation par différenciation d’organes. « On est forcé de reconnaître que la totalité des animaux qui existent constitue une série de masses, formant une véritable chaîne, et qu’il règne, d’une extrémité à l’autre de cette chaîne, une dégradation nuancée dans l’organisation des animaux qui la composent, ainsi qu’une diminution proportionnée dans le nombre des facultés de ces animaux. »

La relation entre les organes les plus périphériques et les circonstances extérieures, est le deuxième fait d’observation.

« Ces variations irrégulières dans le perfectionnement et dans la dégradation des organes non essentiels, tiennent à ce que ces organes sont plus soumis que les autres aux influences des circonstances extérieures ; elles en entraînent de sem­blables dans la forme et dans l’état des parties les plus externes, et donnent lieu à une diversité si considérable et si singulièrement ordonnée des espèces, qu’au lieu de les pouvoir ranger en une série unique, simple et linéaire, sous la forme d’une échelle régulièrement graduée, ces mêmes espèces forment souvent, autour des masses dont elles font partie, des ramifications latérales, dont les extrémités offrent des points véritablement isolés. »

L’hypothèse transformiste éclaire ces observations : les espèces sont produites au cours de temps immenses en subissant, d’une part, une complexification de l’organisation et, d’autre part, à l’intérieur d’un même système d’organisation, une diversification de leur structure, due à une adaptation aux circonstances.

Simultanément, Lamarck travaille à la constitution d’une « Physique terrestre », science dont l’objet sera l’étude du système terrestre. Il conçoit ce système comme un ordre dynamique, soumis à des lois constantes, produit par l’interaction de trois sous-systèmes faisant chacun l’objet d’une étude scientifique séparée : l’étude de l’atmosphère ou Météorologie, l’étude des vivants ou Biologie, enfin l’étude de la formation des roches et de la dynamique des eaux à la surface du globe ou Hydrogéologie (l’eau lui semble être la caractéristique essentielle du système terrestre). Il fait paraître en 1802 un livre original, intitulé Hydrogéologie, qui propose une conception unitaire du système terrestre. Ces réflexions et ses travaux en paléontologie des invertébrés donnent à Lamarck l’échelle de temps nécessaire à sa théorie transformiste. Il propose un modèle de rotation périodique des océans autour du Globe terrestre, et calcule qu’une telle période durerait environ 300 millions d’années ; il en déduit que la Terre s’est formée il y a plusieurs milliards d’années.

Lamarck tente toujours de replacer ces deux champs de recherche (la biologie et la physique terrestre) dans le temps. On observe, d’une part, une organisation végétale aussi bien qu’animale de plus en plus complexe, qui semble indiquer une succession temporelle des plans d’organisation, un ordre irréversible de production des formes vivantes. D’autre part, on constate que, malgré des conditions locales instables, un ordre stable règne sur la Terre et que, sans cesse, des corps composés se déstructurent et des êtres organisés synthétisent des composés. Les mêmes questions revien­nent, lancinantes : comment un ordre régulier peut-il résulter d’une universelle instabilité ? Comment d’un ensemble de causes qui déterminent une activité permanente et uniforme de la nature peut-il résulter un ordre irréversible dans la complexification de l’orga­nisation et dans la succession des espèces ? Comment la constance de la nature et de ses lois permet-elle de comprendre les phénomènes qui ne sont explicables qu’en raison de circonstances locales, contingentes, événementielles ?

S’il n’y a pas toujours apporté de réponses, nous devons à Lamarck d’avoir posé quatre questions fondamentales sur le rôle paradoxal du temps dans le déterminisme de la nature. Tout d’abord, comment peut-on expliquer l’apparition de la vie à partir d’ébauches d’animalité et de végétalité spontanées, en des temps reculés ? De telles ébauches ne pourraient plus être produites, car la vie, par la transformation de la Terre qui résulte de son activité, en a changé les circonstances favorables. Ensuite il se demande si la transformation, au cours du temps, des formes organisées est nécessairement irréversible. Il imagine qu’un équilibre règle la production des systèmes d’organisation et qu’un mécanisme d’adaptation contrôle la production des espèces ; il propose un mécanisme adaptatif de transformation des espèces.

Troisième question essentielle : peut-on relier le développement d’un individu à l’histoire de son espèce ? Comment comprendre la complexification de l’organisation de l’individu et de l’espèce ? Enfin, quatrième question, quel est le rôle du système nerveux et de ses facultés dans l’organisation animale ? L’observation montre que le système nerveux croit en importance à chaque degré d’organisation et qu’il serait le critère essentiel de l’organisation animale, participant aux progrès des facultés psychiques qui accompagnent le développement.

Progressivement Lamarck rassemble ces quatre questions dans sa théorie de l’organisation. Sa biologie tente d’en expliciter les grandes lois et sa physique d’en formuler un mécanisme, fondé sur le rôle morphogénétique des flux dans les substrats organiques. La vie se maintient par l’ouverture nécessaire de l’organisme au monde qui l’entoure ; la force vitale résulte des mouvements organiques et de la dynamique des fluides qui environnent et traversent constamment l’être organisé. Lamarck ne cessera de préciser ses hypothèses sur ces mécanismes, qu’il affinera pendant 20 ans, entre 1802 et 1822.

Le premier arbre phylogénétique

Une nouvelle lecture de Lamarck nous a permis de retracer ses thèses sur la classification des espèces : elles vont à l’encontre de certaines idées reçues.

Jusqu’à Lamarck, on admettait que la répartition des organismes était continue, variant par nuances insensibles, sans rupture entre les trois règnes de la nature, le minéral, le végétal et l’animal. Selon cette théorie de la « chaîne des êtres », il existerait toujours une forme intermédiaire (un chaînon) entre deux autres, et si l’on constatait une discontinuité, on postulait l’existence d’une forme de « passage » entre les deux segments disjoints. Lamarck, à juste titre, dénonce une telle interprétation, incompatible avec sa conception de l’ordre de la nature.

Bien que l’on ait prétendu que Lamarck fut le dernier partisan de la théorie de la chaîne des êtres, il s’y est opposé par divers arguments. D’abord il constate, dans les formes de la nature, deux « hiatus immenses » : un « abîme » sépare les mondes organique et inorganique, dont les mécanismes sont différents. L’ordre minéral n’est pas une préparation des formes organisées. Il place le second hiatus, à l’intérieur de l’ordre du vivant, entre les végétaux et les animaux, il rejette l’idée d’un passage de la plus élevée des formes végétales à la plus simple des formes animales. Il affirme que l’organisation végétale est aussi complexe que l’organisation animale.

Son deuxième argument contre la chaîne des êtres est que la répartition des formes au niveau des genres est « rameuse » : s’il est vrai que les organismes varient de façon continue à l’intérieur de certains genres, des divergences imposent des ramifications et des discontinuités. De plus, les espèces sont plus ou moins stables : certaines espèces restent longtemps inchangées, tandis que d’autres se transforment. La transformation des espèces n’est ni continue ni uniforme. Enfin, l’observation des fossiles révèle la disparition de certaines espèces, voire de genres entiers. Si des espèces se sont transformées, d’autres ont disparu. Ainsi toutes les formes ne s’enchaînent pas de façon continue, par variations insensibles, même si un tel mécanisme peut agir localement.

L’histoire aurait également retenu que Lamarck était partisan de l’unicité du plan d’organisation des organismes vivants. Sur ce point, Cuvier, qui propose quatre plans d’organisation animale, a attaqué Lamarck. Pourtant, avant Cuvier, Lamarck s’est opposé à ce concept alors répandu. Il refuse le concept d’un plan d’organisation commun à tous les animaux :

« Je fis remarquer à mes élèves que la colonne vertébrale indique, dans les animaux qui en sont munis, la possession d’un squelette plus ou moins perfectionné, et d’un plan d’organisation qui y est relatif, tandis que son défaut dans les autres animaux non seulement les distingue nettement des premiers, mais annonce que les plans d’organisation sur lesquels ils sont formés sont tous très différents de celui des animaux à vertèbres. »

De fait, il ne cesse de souligner que les divisions naturelles entre les masses animales correspondent à des systèmes d’organes relevant de plans d’organisation entre lesquels il ne saurait y avoir de transition ou de métamorphose ; se fondant sur l’idée d’une pluralité de plans d’organisation, il classe les animaux. En 1794, il propose cinq grandes classes d’animaux sans vertèbres pour aboutir à 17 quelques années plus tard. Il dégage six degrés séparés qui, selon lui, correspondent à une complication de l’organisation. Sur cette base, il établit le premier arbre phylogénétique. En 1815, il répartit les 17 classes selon un schéma d’ordre comportant des embranchements et des séries parallèles, de la forme organisée la plus imparfaite, les « infusoires », à la plus parfaite, les mammifères.

En conclusion de 20 ans de travail en zoologie, Lamarck propose une répartition du règne animal selon un double embranchement ; il souligne que ces séries divergentes sont elles-mêmes composées de rameaux séparés, et que cette divergence tient essentiellement à la disposition des structures organiques du système nerveux. Deux séries ramifiées peuvent suivre des complications parallèles de leur organisation, sans qu’il y ait correspondance structurale. Lamarck insiste sur la difficulté de répartir les grandes classes à l’intérieur d’un même plan d’organisation et, s’il fait l’hypothèse d’une filiation possible entre certaines, il conçoit mal le mécanisme qui permettrait une telle transformation :

« Ces problèmes sans doute resteront longtemps encore sans solution ; mais déjà nous pouvons penser que, dans sa production des différents animaux, la nature n’a pas exécuté une série unique et simple. »

Il fonde sa distribution du règne animal (et, par extension, celle du règne végétal) sur une hiérarchie de la complication biologique de l’organisation.

On a longtemps exagéré la solitude de Lamarck et l’indifférence ou le mépris de ses contemporains. La querelle constamment alimentée par Cuvier a certes dû le fatiguer, mais ses travaux, notamment en zoologie, étaient reconnus par la communauté savante (y compris par Cuvier lui-même). Ses travaux et ses hypothèses étaient connus. Cette impression de solitude et d’incompréhension est surtout due à l’âge de Lamarck ; sa carrière a été exceptionnellement longue et féconde, et il a mené ses travaux les plus novateurs alors qu’il avait dépassé la cinquantaine. Après 1815, c’est un homme amoindri physiquement par le travail et par le temps qui désire échapper aux controverses : il préfère concentrer ses forces sur ses dernières publications. Aveugle dès 1818, il doit dicter ses derniers livres. Il meurt le 18 décembre 1829, âgé de 85 ans.

Pourquoi relire Lamarck aujourd’hui ? Pour trois raisons : l’une philosophique, la deuxième biologique et la troisième historique. Pour sa conception de la nature, selon laquelle les lois universelles qui la régissent sont compatibles avec l’apparition d’espèces locales nouvelles. Pour sa théorie générale de l’organisation qui fonde la connaissance scientifique du vivant et ouvre à l’anthropologie. Pour son interprétation nouvelle du transformisme. Lamarck a fourni le cadre théorique nécessaire à la formulation des hypothèses qui, au XIXe siècle, allaient permettre aux biologistes d’aborder l’évolution des espèces comme une question scientifique et non plus comme une spéculation philosophique sur la nature.

Alain Delaunay
professeur de philosophie et historien des sciences. Il mène des recherches sur Lamarck à l’École des hautes études en sciences sociales, à Paris.

Article paru dans la revue Pour la science n° 205, novembre 1994,

à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la naissance de Lamarck.

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La biologie et le transformisme de Lamarck

La vie et l’œuvre de Lamarck

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