The Land, L’humain monbiotique, 2022

Critique du dernier ouvrage de G. Monbiot

Introduction

George Monbiot,
Regenesis: Feeding the World Without Devouring the Planet,
Londres : Penguin Books, août 2022.

Traduction française :

Nourrir le monde – …sans dévorer la planète,
Paris, Les Liens qui Libèrent, octobre 2023.

 

Georges Monbiot est une grande figure de l’écologie britannique. Il est chroniqueur au journal The Guardian (l’équivalent du journal Le Monde en France), ce qui lui donne une grande influence sur l’opinion publique. Mais depuis quelques années, il s’est engagé dans la défense d’une écologie technocratique.

Déjà peu après l’accident nucléaire de Fukuhima, il avait signé une tribune où il se faisait le soutien de l’industrie nucléaire au prétexte que l’accident japonais n’avait pas fait des monceaux de cadavres bien visibles à la télévision et que le nucléaire est un moyen de produire de l’énergie « décarbonnée » qui permet de « lutter contre le réchauffement climatique » sans remettre en question la société capitaliste et industrielle [1].

Dans son dernier ouvrage, il propose de supprimer toute forme d’agriculture et d’élevage sur la planète, car ces activités quelque soit leur forme sont selon lui les principales causes du changement climatique. Les terres consacrées à l’agriculture et l’élevage seraient alors ré-ensauvagées. Les humains concentrés dans les villes se nourriraient alors de protéines produites par des bactéries dans des réacteurs bio-chimiques [2].

« Nous pouvons désormais penser la fin de l’agriculture, la force la plus destructrice jamais provoquée par l’homme. Nous pouvons envisager le début d’une ère nouvelle dans laquelle nous n’aurons plus besoin de sacrifier le monde vivant sur l’autel de nos appétits. Nous pouvons résoudre le principal dilemme qu’il nous a été donné d’affronter, nourrir le monde sans dévorer la planète. »

Ainsi, l’écologiste Monbiot se rallie à la « guerre contre la subsistance » que l’industrie capitaliste, dès ses débuts, a mené d’abord en Angleterre et continue encore à mener aujourd’hui à travers le monde afin de rendre chacun d’entre nous dépendant de ses marchandises, de ses ersatz…

Dans les pages qui suivent, je vous propose de lire les critiques que les rédacteurs  du magazine The Land, an occasional magazine about land rights [La terre, un magazine intermittent sur les droits de la terre] ont adressé à l’ouvrage de Monbiot, la réponse hystérique de celui-ci et les précisions et approfondissement qu’ils ont ensuite ajoutés en réponse.

Avec cet échange, on verra que le projet d’enfermer complètement l’humanité dans la prison urbaine et industrielle s’exprime maintenant sans retenue au sein de certains cercles d’entrepreneurs. En attendant prochainement des dirigeants [3] ?

Il me semble que ce projet liberticide et mortifère doit être dénoncé et combattu comme tel.

Bertrand Louart, septembre 2023.

Attention !

Georges Monbiot vient début octobre en France pour présenter son ouvrage.

 


L’humain monbiotique

Recension du dernier livre de George Monbiot qui prône un avenir sans agriculture.

2022

 

Regenesis commence de manière assez anodine. Dans son premier chapitre, George Monbiot illustre les complexités de la structure du sol en décrivant ce qu’il voit lorsqu’il observe une motte de terre déterrée de son verger à travers un oculaire grossissant 40 fois. Il s’agit d’un instantané élégant du monde qui se trouve sous nos pieds et dont nous avons toujours eu une vague idée, mais que nous tenions pour acquis jusqu’à ce que Merlin Sheldrake [4] et d’autres dévoilent certains de ses mystères.

Dans le deuxième chapitre, il s’attaque à l’agriculture industrielle, répertoriant les défauts et les dangers que de nombreux lecteurs de The Land connaissent déjà. Ce thème est repris dans le chapitre suivant, où il s’attaque à la pollution agricole et aux excès de l’élevage intensif. Il visite ensuite trois fermes au Royaume-Uni qui tentent de résoudre certains de ces problèmes. La première est le jardin maraîcher sans bétail de Ian Tolhurst dans l’Oxfordshire, qui reçoit à juste titre l’approbation enthousiaste de Monbiot. Ses commentaires sur les deux autres exploitations qu’il visite sont également judicieux : la ferme de culture sans labour serait plus convaincante si elle ne dépendait pas du désherbant glyphosate. L’exploitation mixte qui utilise le pâturage collectif et les céréales anciennes a de grandes ambitions mais de faibles rendements.

Une grande partie de tout cela est bien connu de tout lecteur favorable à l’agroécologie et à la souveraineté alimentaire. Même s’il n’y a là aucune révélation fracassante, le tout est agrémenté des fines observations et des tournures de phrases incisives de Monbiot.

Cependant, cela s’avère rapidement être une ouverture vers quelque chose de plus discutable. Le gentil flic George nous passe de la pommade avant que le méchant flic Monbiot ne se lance dans un interrogatoire musclé. Le crime, selon lui, n’est pas l’agriculture industrielle, mais l’agriculture elle-même :

« L’agriculture, qu’elle soit intensive ou extensive, est la principale cause de destruction écologique dans le monde. »

Le réchauffement du climat et des océans par l’utilisation de combustibles fossiles vient apparemment en deuxième position.

Le coupable est chaque agriculteur, petit ou grand, chimique ou biologique (à l’exception de Ian Tolhurst, bien sûr). Monbiot espère voir un monde sans fermes, où tout le monde profiterait d’une alimentation sans agriculture.

« Nous pouvons maintenant envisager la fin de la plupart des exploitations agricoles, la force la plus destructrice jamais déchaînée par les humains. »

À cette fin, il visite le laboratoire Solar Foods en Finlande, où des scientifiques développent un aliment riche en protéines fabriqué à partir de bactéries nourries à l’hydrogène. Il mange une crêpe faite à partir de la substance qui, selon lui, « représente le début de la fin de la majeure partie de l’agriculture ». Comme cette substance n’a pas de nom, je l’appelle « studge », du nom de cette céréale pour petit-déjeuner dont les lecteurs de Saki se souviennent peut-être qu’elle était commercialisée sur la base de l’idée que « les gens feront des choses par sens du devoir qu’ils ne tenteraient jamais par plaisir ».

Les Agribashers

George Monbiot n’est pas le premier écrivain à lancer une attaque en règle contre l’agriculture [5]. Depuis la publication de Âge de pierre, âge d’abondance de Marshall Sahlins en 1972, on a assisté à un crescendo de variations sur le thème selon lequel tout a mal tourné lorsque les gens ont commencé à élever des animaux et à cultiver des plantes. Citons par exemple l’appel de Paul Shephard à l’humanité pour qu’elle revienne au Pléistocène, le livre La revanche de Gaia de feu James Lovelock, l’affirmation de Yuval Noah Harari selon laquelle l’agriculture est « la plus grande fraude de l’histoire », Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États de James C. Scott et le rapport Rethinking Food and Agriculture du groupe de réflexion Rethinkx. Trois d’entre eux – Shepard, Lovelock et Rethinkx – proposent la même solution que Monbiot : nourrir les gens, selon les mots de Lovelock, avec « des cultures de tissus de viandes et de légumes et de la malbouffe [junk food] fabriquée à partir de n’importe quel organisme facile à cultiver ».

Entre ces trois représentants de cette tendance à l’agribashing il y a deux différences avec le livre de Monbiot qui méritent d’être mentionnées. Tout d’abord, il existe aujourd’hui des start-up qui travaillent à la production de la malbouffe qui remplacera les produits agricoles ; et il y a des générations de citadins qui sont désormais si éloignés de la terre et si absorbés par le cyberespace qu’ils seront probablement très heureux de manger ces produits. Ensuite, Monbiot, grâce à sa longue association avec le journal The Guardian, a une influence plus grande que la plupart de ses prédécesseurs. Regenesis a été annoncé par un documentaire d’une heure sur le sujet sur Channel 4. En 2013, lorsque son livre Feral: rewilding the land, sea and human life [Feral : ré-ensauvager la terre, la mer et la vie humaine] est sorti, peu de gens avaient même entendu parler du ré-ensauvagement : aujourd’hui, c’est la politique du gouvernement britannique.

Ni épargner ni partager

Le troisième chapitre du livre de Monbiot, qui porte le titre engageant « Agricultural Sprawl » [L’étalement agricole], poursuit son assaut contre l’agriculture industrielle sous la forme des élevages industriels de poulets qui polluent actuellement la rivière Wye (voir The Land n°29). Il continue dans cette veine pendant 17 pages jusqu’à ce qu’il change brusquement de ton :

« Il se peut qu’à ce stade, vous ayez décidé que vous ne voulez plus rien avoir à faire avec l’agriculture intensive : à partir de maintenant, vous ne mangerez que de la viande, des œufs et du lait provenant d’animaux qui peuvent se promener en plein air ou qui ont été certifiés biologiques… Si tel est le cas, je ne peux guère vous réconforter. »

Le problème des animaux de pâturage, poursuit-il, c’est qu’ils occupent une proportion assez importante de la surface terrestre mondiale : 28 % selon les chiffres cités par Monbiot (un peu moins que les 31 % couverts par les forêts) [6]. Les cultures arables occupent 12 %, et 1 % par des constructions. Le reste est constitué de déserts ou de plaines glacées.

Environ 40 % des terres de la planète sont consacrées à l’agriculture et, en tant que telles, constituent une menace pour la biodiversité mondiale, car « la grande majorité des espèces du monde ne peuvent survivre dans un paysage agricole ». L’origine de cette assertion vient d’un trio d’articles britanniques sur les avantages du « land-sparing » [7] par opposition au « land-sharing » [8]. Mais Monbiot n’est en faveur d’aucune des deux. L’économie de terres, c’est-à-dire la poursuite d’une agriculture très intensive sur une zone relativement petite afin de rendre à la nature les terres exploitées de manière extensive, triplerait l’utilisation des pesticides et conduirait à une utilisation encore plus importante des terres arables pour l’alimentation animale et les biocarburants. Le partage des terres par le biais de l’agriculture biologique et de l’agriculture régénérative a des rendements plus faibles et occupe trop de terres. Le problème de l’agriculture intensive, écrit Monbiot :

« Ce n’est pas l’adjectif, c’est le nom… Nous sommes pris au piège entre deux forces dangereuses : l’efficacité et l’étalement. L’agriculture est à la fois trop intensive et trop extensive. Elle utilise trop de pesticides, trop d’engrais, trop d’eau et trop de terres. »

L’étalement rural

Il est indiscutable que la tâche de nourrir sept milliards de personnes a réduit les zones de nature sauvage sur la Terre à des enclaves et condamné de nombreuses espèces au déclin et à l’extinction. Au Royaume-Uni, ces zones sauvages et bon nombre des espèces qui y sont associées ont disparu il y a des siècles. C’est un sujet de préoccupation réel, sur lequel je reviendrai plus tard.

Mais la question de savoir si cela représente un « étalement agricole » est une autre question. Monbiot se concentre principalement sur le Royaume-Uni, et je ferai de même. Si vous regardez par la fenêtre d’un train allant de l’ouest du pays, où l’agriculture est moins intensive, jusqu’à Londres, vous apercevrez un grand nombre d’éléments du paysage : des champs de blé, de maïs, de pommes de terre ou de colza, des prairies fauchées pour l’ensilage ou laissées à l’abandon pour le foin, des pâturages de tous les statuts et états écologiques possibles, des terres basses pâturées par des moutons, des prairies aquatiques où les rivières dessinent des courbes en arc-en-ciel, d’anciennes prairies communales devenues des broussailles, des champs laissés à l’état sauvage, des parcs majestueux avec des chênes étalés, des jardins familiaux en bordure de ville, des forêts de chênes, de hêtres ou de sycomores, des taillis de noisetiers, des plantations de conifères, des vallées, des haies, des fossés et des tourbières.

Dans cette mosaïque, des milliers, voire des millions d’espèces trouvent leur niche. La plupart ont évolué au cours de la longue période qui a précédé la révolution agricole néolithique, mais beaucoup ont profité des perturbations causées par l’agriculture, ou se sont adaptées à ses rythmes. Selon Plantlife :

« Des centaines de fleurs sauvages et de champignons différents ont coévolué pendant des millénaires avec les agriculteurs gérant la terre comme des prairies de fauche et des pâturages. Cette diversité végétale inégalée est le support de vie de nos invertébrés, oiseaux, mammifères… Plus de 120 espèces de fleurs sauvages poussent dans les habitats arables et constituent ensemble l’un des groupes de plantes les plus menacés du Royaume-Uni. Nombre de nos plantes les plus appréciées – telles que le bleuet, le souci des champs et la berce du Caucase – ont considérablement décliné et ne colorent plus nos terres agricoles. »

Cette diversité de caractéristiques paysagères et d’espèces est le résultat d’environ 6 000 ans de coopération entre les habitants de cette île et son environnement au nom de l’agriculture, et aux yeux de la plupart des gens, elle semble verte et agréable, même si elle n’a pas la romance ou le mystère de la nature sauvage du Pléistocène. Oui, elle s’est dégradée et les espèces sont menacées, en grande partie à cause des méthodes d’agriculture industrielle. Une mesure judicieuse de ré-ensauvagement pourrait contribuer à rétablir l’équilibre. Mais l’abandon total de l’agriculture serait préjudiciable à la biodiversité, car nous perdrions de nombreuses espèces sauvages qui se sont adaptées avec succès aux perturbations agricoles, ainsi que les innombrables variétés de plantes et d’animaux domestiques qui dépendent totalement d’un écosystème agricole.

Lors de votre voyage en train, vous constaterez également que, la plupart du temps, vous ne pouvez rien voir du paysage, en raison de tous les arbres qui poussent le long de la voie. Il s’agit de la nature, de la vie sauvage, qui essaie de regagner le territoire perdu, ce qu’elle ferait si Network Rail ne s’arrangeait pas pour qu’elle soit coupée de temps en temps. Si le paysage sans fermes de Monbiot était libéré, c’est à peu près tout ce que nous verrions pendant une grande partie du voyage. Un retour à la couverture de bois qui recouvrait une grande partie de la Grande-Bretagne avant que nos ancêtres ne laissent entrer la lumière et ne permettent aux plantes et aux insectes aimant le soleil et les intempéries de proliférer, pourrait ressembler davantage à du mitage qu’au paysage agricole très varié dont jouit une grande partie de la Grande-Bretagne aujourd’hui.

L’étalement urbain

Mais le véritable étalement urbain est d’un autre ordre. Il se multiplie à la périphérie de villes comme Didcot et Basingstoke, augmentant en intensité, jusqu’à atteindre Woking ou Slough, où il est sans interruption. Les rangées de maisons mitoyennes cèdent la place à de nouveaux lotissements mitoyens, tandis que des ronds-points à moitié construits dessinent les frontières des futurs chantiers. Qui sont tous ces gens ? Que font-ils, à part « laver le linge des autres » [9] ? Pourquoi sont-ils si nombreux ? Lorsque l’on arrive à Vauxhall ou à Paddington, l’étalement urbain devient vertical, les immeubles de bureaux et les tours d’habitation, en manque d’espace, s’étirent vers le ciel comme des plantes se disputant la lumière.

La haine de Monbiot pour l’agriculture est devenue si viscérale que les pâturages et les champs de maïs du West Country sont, à ses yeux, plus à craindre que l’étalement du béton et du macadam. Les vaches et les moutons que nous apercevons par la fenêtre du train, ainsi que les cochons et les poulets que nous ne voyons pas, menacent selon lui la capacité de charge de la planète, plus que les personnes qui les élèvent :

« Alors que le taux de croissance de la population humaine est tombé à 1,05 % par an, le taux de croissance de la population animale est passé à 2,4 % par an… La plus grande crise démographique n’est pas la croissance de la population humaine mais celle du cheptel. »

La plus grande augmentation numérique de ces dernières années, sans aucun doute ; mais il est un peu fort de vilipender les vaches, les porcs, les moutons et la volaille alors qu’ils ne font rien d’autre que manger, dormir, procréer et déféquer, tandis que les occupants humains de la métropole tentaculaire demandent des aliments cuits, des vêtements, des douches chaudes, du chauffage central, des ordinateurs, des voitures, des hôpitaux, des boutiques, des vacances à l’étranger et que sais-je encore. L’environnement bâti n’occupe peut-être que 11 % de la superficie du Royaume-Uni, mais il absorbe beaucoup plus d’énergie et de ressources que la campagne.

L’aveuglement sur le rendement

Décortiquons ce chiffre de 2,4 % de croissance annuelle du nombre de têtes de bétail. La quasi-totalité de cette augmentation est le fait des industries intensives du poulet et du porc ; les bovins et les ovins n’y contribuent que très peu. Monbiot cite des chiffres de l’USDA montrant que le nombre de bovins dans le monde a augmenté de 15 % au cours des 50 dernières années, mais la totalité de cette augmentation a eu lieu entre les années 1971 et 1975. Selon les données des Nations unies, ce chiffre sous-estime gravement le nombre de vaches en Afrique. Mais les deux sources s’accordent à dire qu’aux États-Unis, en Russie, en Asie de l’Est et en Europe, le nombre de bovins est en baisse. Au Royaume-Uni, le nombre de bovins a diminué de 25 % depuis le début des années 1980 [10].

Qu’en est-il alors des porcs et des poulets d’élevage industriel qui représentent la quasi-totalité de l’augmentation annuelle de 2,4 % du nombre de têtes de bétail ? Ils sont principalement nourris de céréales et de soja, cultivés sur des terres arables. La culture des aliments pour animaux occupe 60 % des terres arables du Royaume-Uni et, en plus, nous importons de grandes quantités de soja et de maïs en provenance des « acres fantômes » des Amériques.

Le moyen le plus sûr de réduire l’impact de l’agriculture sur l’environnement naturel serait de cesser d’utiliser de vastes zones de terres arables pour les monocultures destinées à nourrir les porcs et les poulets à des taux de conversion inefficaces. L’enthousiasme de Monbiot pour l’abandon de cette méthode de production de protéines et la libération de plusieurs millions d’hectares de terres britanniques pour d’autres usages est partagé par un grand nombre de personnes au sein des mouvements d’agroécologie et d’agriculture régénérative. Mais l’accord s’arrête là. Monbiot aimerait réensauvager toutes les terres ainsi épargnées, alors que de nombreux membres des cercles agro-écologiques préféreraient voir une partie de ces terres utilisées pour permettre un retour à des exploitations biologiques mixtes où les ruminants font partie du cycle de régénération de la fertilité, et où les protéines des animaux d’élevage industriel sont remplacées par des légumineuses.

Un mois après la publication de Regenesis, le Sustainable Food Trust (SFT) a publié son rapport Feeding Britain from the Ground Up [Nourrir l’Angleterre à partir de rien], qui préconise de réduire de moitié la production de céréales, d’encourager l’agriculture biologique mixte, de cultiver davantage de pois et de haricots et de veiller à ce que les déchets alimentaires et les sous-produits soient donnés au bétail. Le SFT calcule que de cette manière, le Royaume-Uni pourrait maintenir, voire augmenter, les niveaux actuels d’autosuffisance alimentaire, tout en permettant que 2,5 millions d’hectares supplémentaires soient consacrés à la plantation d’arbres et la régénération de la nature.

L’une des principales faiblesses de Regenesis est que Monbiot n’accorde pas une place équitable à cette approche. Il n’y a aucune analyse de ce qu’elle pourrait réaliser ou exiger en termes de réaffectation des terres, ni des avantages en termes de carbone et d’environnement qu’elle pourrait apporter. La seule étude de cas que Monbiot fournit d’une telle ferme est un projet expérimental sur des terres pauvres avec un niveau de productivité absurdement bas. Je suis d’accord avec lui pour dire que trop d’agriculteurs agro-écologiques sont « aveugles au rendement… [utilisant] de grandes surfaces de terre pour produire de petites quantités de nourriture ». Mais il ne voit pas non plus d’exemples d’exploitations mixtes biologiques bien plus productives, comme celles qui fournissent des études de cas pour le rapport du SFT.

Il ne mentionne pas non plus le bétail par défaut – des animaux d’élevage qui peuvent être nourris avec des résidus de culture, des déchets alimentaires ou de l’herbe entretenue à d’autres fins, telles que la conservation de la nature, le renforcement de la fertilité ou les espaces ouverts. Il s’agit d’une approche qu’il avait déjà soutenue en 2010 [11].

Depuis lors, de nombreuses recherches ont été menées pour montrer que ces « restes écologiques » sont substantiels – notamment le calcul de Hannah van Zanten selon lequel les déchets de transformation et les déchets alimentaires générés par le type de régime végétalien que Monbiot préconise, lorsqu’ils sont donnés au bétail, produisent une viande suffisante pour couvrir plus d’un quart de tous les besoins en protéines de l’homme [12]. S’il s’agit de l’un des 5 000 articles universitaires que Monbiot prétend avoir lu pendant les recherches pour ce livre, il a apparemment pensé que cela n’avait aucune importance. (Voir également le récent rapport du WWF).

Homo High-Rise

L’argument le plus fort de Monbiot en faveur du développement et de la propagation du studge bactérien est fondé sur la justice environnementale. Bien que son plat préféré soit un « bouillon de noix de coco au poivre vert et à la citronnelle » et qu’il ait horreur du gâteau au lard, la plupart des gens aiment manger des protéines et des graisses animales, notamment les travailleurs manuels. Il y a une demande croissante de la part des pauvres du monde pour en consommer au rythme dont jouissent les habitants des pays industriels, ou même au rythme dont nous jouissions dans le passé pré-agricole du Pléistocène dans lequel le métabolisme de l’homo sapiens a évolué.

La seule façon de satisfaire cette demande actuellement est de donner encore plus de céréales et de soja aux porcs et aux poulets dans des fermes industrielles, ce qui serait un désastre pour l’environnement et le bien-être des animaux. Aussi peu attrayante que soit la perspective de voir la majorité de nos protéines digestibles produites en laboratoire par des geeks en blouse blanche, c’est sûrement mieux que de labourer des étendues croissantes de forêt vierge pour nourrir des animaux incarcérés dans une prison dont la seule issue est la mort.

Ou peut-être pas ? La production de studge nécessite de grandes quantités d’hydrogène, produit par l’électricité. Comme indiqué dans The Land n°30, presque toutes les industries qui dépendent actuellement des combustibles fossiles se tournent vers l’hydrogène pour réduire leurs émissions de carbone [13]. Un article récent de A. H. MacDougal & al. a averti que si les réserves limitées d’énergie renouvelable sont utilisées pour fabriquer de la biomasse comestible au lieu de remplacer les combustibles fossiles, le résultat à long terme serait une augmentation du réchauffement climatique :

« La réduction maximale du réchauffement grâce à la bacilliculture nécessiterait de déployer la technologie seulement après que la décarbonisation ait atteint ses limites. » [14]

Toutefois, supposons que, dans quelques décennies, l’économie de l’hydrogène soit en plein essor et que l’on dispose de suffisamment d’énergie renouvelable pour produire des protéines bactériennes, moins chères que les protéines de soja, des graisses cultivées en laboratoire, moins chères que l’huile de palme et des glucides cultivés, moins chers que le blé ou l’orge. Compte tenu de la panoplie de faux steaks, de jambons fictifs et d’autres délices skeuomorphes [15] qui, selon Monbiot, pourraient être fabriqués en utilisant la studge comme matière première, il n’est pas difficile d’imaginer que le nouveau régime alimentaire sera accepté par les habitants des métropoles verticales qui prospèrent déjà dans des pays comme la Chine et la Corée du Sud [16].

Et qu’en est-il des deux milliards de paysans dans le monde qui vivent actuellement de l’agriculture ? Vont-ils être dépossédés de leurs terres et entassés dans des tours d’habitation pour regarder la nature à travers un écran d’ordinateur et se rendre de temps en temps au gymnase pour faire de l’exercice, tandis que leurs anciens champs sont envahis par la broussaille ? Tout le monde mangeant la même chose, la disparition de l’agriculture annoncera-t-elle la convergence finale des cultures tribales, régionales et nationales en une banale monoculture mondiale ? C’est un scénario que les capitaines d’industrie, qu’ils soient d’obédience capitaliste ou sino-communiste, aidés de leurs éco-consultants techno-végétaliens, seront sans doute heureux d’accélérer.

Une révolution agricole

Il existe toutefois une autre possibilité d’utilisation du studge, qui consisterait à la donner aux animaux. Après tout, c’est à cela que sert la protéine de soja qu’elle est destinée à remplacer – et c’est à cela que les scientifiques pensaient initialement destiner leur studge.

Si elle finit par être donnée aux porcs et aux poulets dans des fermes industrielles à la périphérie des mégapoles, ce serait un désastre tant pour les animaux incarcérés que pour les paysans incapables de rivaliser avec cette échelle de production industrielle. Il en résulterait de vastes excédents de lisier azoté et phosphaté concentrés dans des endroits où ils ne servent à rien.

D’un autre côté, si – et c’est un grand « si » – les fermes industrielles tombaient en désuétude, et qu’au lieu de cela le studge était distribué aux petits exploitants et aux fermes familiales disséminés sur l’ensemble du territoire, cela pourrait donner un coup de fouet à l’agriculture biologique, notamment dans les pays moins développés.

Comme le souligne Monbiot, les pays du Sud ont la chance de disposer de grandes quantités d’énergie solaire pour fabriquer ce produit. S’il était mis à la disposition des paysans à bas prix, ils pourraient choisir d’en manger si les temps sont durs, mais sinon, ils trouveraient probablement plus avantageux d’en nourrir leur bétail et de vendre le lait et la viande qui en résultent aux citadins qui en ont assez de manger du studge.

Il en résulterait une augmentation du volume de fumier disponible pour les agriculteurs, et une amélioration correspondante de la fertilité, de la santé et du rendement de leurs sols. Lors de la révolution agricole du début de l’ère moderne, alimentée par le trèfle, les rendements agricoles européens ont augmenté de façon spectaculaire grâce à la possibilité d’élever davantage de bétail, ce qui constitue un double avantage.

Une révolution agricole alimentée par l’hydrogène pourrait avoir le même effet sur les agriculteurs des régions tropicales. Elle rendrait superflus les engrais chimiques de la révolution verte alimentée par des combustibles fossiles, en les remplaçant par du fumier qui augmenterait la matière organique et le carbone du sol, et améliorerait la rétention d’humidité. L’augmentation des rendements pourrait contribuer à endiguer les incursions supplémentaires dans les forêts et les savanes tropicales.

Priorités

S’agit-il d’un fantasme de science-fiction ? Peut-être, mais pas plus que la dystopie sans agriculture de Monbiot. Même si l’on peut ne pas être d’accord avec ses conclusions, on peut le remercier d’avoir soulevé des questions importantes et des possibilités captivantes dans un livre très agréable à lire. Peut-être fait-il des propositions extrêmes dans le seul but de déplacer les limites du débat, et donc la perception de ce qui est courant, une tactique connue sous le nom d’effet de flanc radical.

La principale souci vient de sa caractérisation répétée de l’agriculture comme étant « l’activité humaine la plus destructrice de l’histoire de la planète ». L’agriculture a beaucoup à se reprocher, mais est-elle vraiment comparable à la menace que l’industrie du pétrole et du charbon fait peser sur la vie sur Terre telle que nous la connaissons ?

L’agriculture et l’élevage existent depuis environ 12 000 ans. Les courbes qui décrivent la croissance de la population humaine, les niveaux de CO2 dans l’atmosphère et l’extraction des combustibles fossiles ont toutes la même augmentation exponentielle au cours du siècle dernier, et ce n’est pas une coïncidence. L’impératif n’est pas d’arrêter l’agriculture, mais d’éliminer progressivement et très rapidement les combustibles fossiles. Les polémiques désinvoltes qui rejettent la responsabilité première de notre situation difficile sur d’autres domaines sont une dangereuse diversion.

Simon Fairlie

 

Article publié dans The Land n°31, 2022.

 

 


Réinitialiser la réalité

Les écomodernistes veulent « réinitialiser l’alimentation » : Mike Hannis flaire l’astroturf.

2023

 

« Écoutez la science ! », est un cri de ralliement répandu aujourd’hui, comme si « La Science » parlait d’une seule voix. Qu’il s’agisse du climat, de la virologie ou du genre, la diversité des publications prétendument scientifiques est telle que (à l’instar des citations de la Bible) l’une d’entre elles peut être brandie comme preuve de n’importe quel point de vue, aussi farfelu soit-il.

Il y aura toujours des aberrations, et parfois elles sont vraiment importantes. Mais cela ne signifie pas que toutes les publications de ce type ont le même poids. La science peut être bien ou mal faite, les résultats peuvent être présentés honnêtement ou de manière fallacieuse, et les normes appliquées par les revues peuvent varier d’incroyablement rigoureuses à effectivement inexistantes.

Malgré les affirmations malveillantes, cela n’a pas encore rendu l’exercice inutile. Avec l’explosion du nombre d’études publiées sur tous les sujets, l’idée de « consensus scientifique » est devenue de plus en plus centrale. On peut dire que cela a plutôt bien fonctionné dans le cas du changement climatique, où des enquêtes ont montré à plusieurs reprises que plus de 97 % de la littérature scientifique publiée soutient l’hypothèse selon laquelle l’activité humaine réchauffe la Terre. En termes simples, cela semble être quelque chose qui devrait persuader la plupart des personnes ouvertes d’esprit, et c’est en général ce qui s’est passé aujourd’hui.

Un déficit d’information ?

« Écoutez la science ! » pourrait être une injonction raisonnable à l’égard de quelqu’un qui ne croit toujours pas que l’activité humaine soit à l’origine du changement climatique. Mais il s’agit là d’une discussion terminée, et ce slogan est beaucoup moins utile dans les débats d’aujourd’hui. Il est maintenant question d’un embrouillamini de luttes politiques et éthiques sur la priorité à accorder à des objectifs environnementaux avérés par rapport à d’autres objectifs sociaux. On ne peut pas les désamorcer en faisant appel à la science comme source de vérité incontestable, aussi attrayant que cela puisse paraître.

Les mouvements écologistes ont longtemps été paralysés par des modèles de communication naïfs fondés sur le « déficit d’information ». Pourtant, on prétend encore souvent que les décideurs, les chefs d’entreprise et les humbles « consommateurs » sont sous-informés sur l’imminence du malheur écologique et qu’ils adopteraient un comportement plus vertueux s’ils disposaient d’informations plus précises. L’histoire ne confirme pas ce point de vue. Les compagnies pétrolières ont mené des recherches approfondies sur le changement climatique il y a longtemps, mais, conscientes de la menace que cela représentait pour leurs profits, elles ont gardé leurs conclusions secrètes et ont poursuivi leurs activités malgré tout. Les gouvernements n’introduiront pas volontairement une réglementation stricte susceptible de déplaire aux lobbyistes, de réduire la croissance ou de leur faire perdre les prochaines élections, même si la population souhaite réellement qu’ils le fassent. Il s’agit de problèmes politiques complexes, qui nécessitent des solutions politiques. Ils ne peuvent pas être résolus simplement en « écoutant la science ».

Épiphanies écomodernistes

Dans ce contexte, un certain degré de scepticisme est justifié lorsque des personnalités affirment que la voix des sirènes de la science leur a soufflé à l’oreille et les a convaincus que leurs convictions éthiques ou politiques antérieures étaient erronées.

Les connaisseurs de telles épiphanies se souviendront peut-être du cas notoire de Mark Lynas, dont la conversion aux mérites exagérés de la modification génétique l’a conduit à renier son rôle antérieur (apparemment également exagéré) dans la campagne anti-OGM, pour finalement devenir un ambassadeur enthousiaste de l’agriculture génétiquement modifiée, payé par la Fondation Gates, par l’intermédiaire de la soi-disant Alliance pour la science.

Lynas est l’un des auteurs du Manifeste écomoderniste , qui défend l’idée que la haute technologie et l’innovation entrepreneuriale peuvent largement « découpler » la civilisation humaine du monde naturel, en supprimant les limites physiques à la croissance et en divisant délibérément la planète entre une « nature sauvage » préservée et un peuplement humain intensif. Il est aujourd’hui une figure centrale d’une nouvelle organisation appelée RePlanet, qu’il décrit comme suit :

« Il ne s’agit pas seulement d’un mouvement disparate, mais d’un réseau professionnellement organisé d’activistes dans de nombreux pays, dont la vocation est de dépasser la pensée verte dominante, non seulement en termes de science, mais aussi d’ambition. »

Imaginez…

À l’instar des groupes écomodernistes dont il est issu, le réseau RePlanet est très actif pour pousser les ONG environnementales et les partis politiques à soutenir l’énergie nucléaire et les modifications génétiques. Actuellement, sa campagne la plus médiatisée est celle intitulée Reboot Food, dans laquelle le monde sera sauvé de la cruauté à l’égard des animaux d’élevage et de la destruction écologique par l’agriculture actuelle grâce à des avancées technologiques héroïques, en particulier la fermentation de précision (precision fermentation). Sur le site web de RePlanet ont peut lire :

« Imaginez que vous produisiez toutes les protéines du monde sur une surface équivalente à celle du Grand Londres. Imaginez que les trois quarts des terres agricoles actuelles soient ré-ensauvagées. Imaginez que vous puissiez manger de la viande, du lait et du fromage sans culpabilité et sans avoir jamais tué un animal. Imaginez que vous fournissiez de la nourriture en abondance aux plus pauvres de la planète. »

Comme nous l’avons souvent évoqué dans les pages de The Land, la plausibilité d’une évolution mondiale vers un végétalisme de haute technologie et un ré-ensauvagement étendu est très discutable. Si l’on ajoute à cela l’idée que cela permettrait de nourrir le monde, la vraisemblance de ces propositions est poussée à ses dernières limites. Par exemple, une grande partie des « plus pauvres du monde » sont des éleveurs pastoraux, à qui l’on demanderait probablement (sans que l’on sache très bien qui) d’abandonner leur bétail et d’accepter le « ré-ensauvagement » des pâturages auxquels ils avaient accès auparavant. Cette idée malavisée est loin d’être nouvelle, mais les efforts précédents des ONG et des gouvernements pour l’imposer ont généralement assez mal tourné (comme l’a noté un certain G. Monbiot – voir par exemple The Land n°30). Cette fois-ci, l’idée que les végétaliens involontaires du Sud puissent bénéficier d’une « nourriture abondante » provenant de leur usine de fermentation locale suggère soit un cynisme considérable, soit une ignorance remarquable de la politique et de l’économie dans le monde réel.

Ça sent l’astroturf

Comment promouvoir au mieux cette curieuse vision ? C’est là qu’intervient George Monbiot, vieil ami de Lynas à Oxford et partenaire de combat, qui a récemment eu une révélation surprenante sur ces questions. Fin 2022, RePlanet a gentiment financé une tournée de conférences en Europe, ainsi qu’une campagne médiatique, afin de promouvoir le livre controversé de Monbiot, Regenesis, comme une présentation de leurs propres propositions.

L’objectif explicite de Reboot Food n’est pas seulement de changer la perception du public, mais aussi d’obtenir un financement gouvernemental pour l’industrie émergente de l’alimentation issue de la fermentation de précision. Dans l’annonce pour un poste de directeur de campagne, d’une valeur de 47 000 £, les candidats ont été chargés de cette tâche :

« RePlanet souhaite que le gouvernement investisse massivement dans le domaine émergent de la fermentation de précision (une technologie susceptible de mettre fin à polyculture-élevage [animal agriculture]). Décrivez trois actions que vous entreprendriez en tant que militant pour atteindre cet objectif. »

RePlanet se dit « pro-science » et affirme qu’elle est « entièrement financée par la charité et n’accepte strictement aucun financement de l’industrie ». Cependant, elle accepte très volontiers des fonds provenant de fondations « caritatives » créées par des entreprises et des particuliers fortunés pour soutenir des projets qu’ils privilégient. La piste n’est pas difficile à suivre.

Comme l’a astucieusement noté GMWatch, « Monbiot s’intègre parfaitement dans l’exercice de création d’une nouvelle image [rebranding] des écomodernistes, mais faire équipe avec Lynas est une très mauvaise idée ». En bref, Monbiot est certainement bien informé pour savoir que RePlanet a toutes les caractéristiques d’une organisation astroturf [17] sophistiquée, dont le véritable travail est de promouvoir les intérêts de l’industrie, notamment en affaiblissant les réglementations de l’Union Européenne sur les produits agrochimiques et les « nouveaux aliments ».

L’une des deux personnes recrutées pour rejoindre Lynas en tant que visage public de RePlanet UK, Joel Scott-Halkes, a assisté à la COP27 en tant que membre d’une délégation de l’Association nucléaire canadienne, après avoir coécrit un article bizarre avec Lynas intitulé « Comment j’en suis venu à aimer (et même à étreindre) les déchets nucléaires » [18]. Son principal intérêt semble toutefois être l’alimentation, au sujet de laquelle il a récemment tweeté que les « Verts puritains anti-science » qui soutiennent les réglementations de l’UE sur les OGM « sans fondement scientifique » empêchent ainsi de « sauver réellement la planète ». Ce type de message répond parfaitement aux intérêts non seulement des start-up de la fermentation de précision, mais surtout des géants de l’industrie comme le fabricant de glyphosate et le marchand de semences génétiquement modifiées Monsanto/Bayer.

S’agit-il de « Science » ?

Scott-Halkes et sa nouvelle collègue Emma Smart sont surtout connus pour avoir été arrêtés par la police à plusieurs reprises avec des militants d’Extinction Rebellion (XR). Ces faits ont été mis en évidence, sans doute pour faire passer RePlanet pour une organisation radicale émanant de la base.

Si le slogan « Écoutez la science ! » reste l’un des principaux mots d’ordre de XR, il semble juste de supposer que de nombreux partisans de XR ne partagent pas l’interprétation écomoderniste de RePlanet, favorable à l’industrie. La science n’impose pas l’adoption d’une technologie, d’un régime alimentaire ou d’un système économique particulier. Elle ne peut pas remplacer les délibérations politiques et éthiques, ni dicter des « solutions » à déployer dans le monde entier, sous le contrôle des investisseurs des industries de haute technologie.

XR a appelé 100 000 personnes à se rassembler sur la place du Parlement le 21 avril. Certains y assisteront peut-être dans le but de réclamer l’énergie nucléaire, la modification génétique et la fermentation de précision. La plupart, espérons-le, ne le feront pas.

Mike Hannis

 

Article publié dans The Land n°32, 2023.

 

 


Précision et prohibition

George Monbiot accuse The Land de romantisme bucolique. Mike Hannis et Simon Fairlie répondent.

2023

 

À la suite de la publication de The Land n°32, nous avons reçu une lettre de George Monbiot, que vous pouvez lire ci-dessous, accompagnée des réponses de deux rédacteurs du magazine.

Nous y avons ajouté une réponse plus longue de Chris Smaje à des écrits récents de Monbiot appelant à « la fin de la majeure partie de l’agriculture ».

 

Lettre de George Monbiot

Chers amis

Avant la publication de mon livre Regenesis, je me suis demandé d’où viendraient les principales critiques. J’ai imaginé qu’elle prendrait la forme d’une alliance involontaire entre les romantiques bucoliques et Big Meat. Tout comme les baptistes du Sud aux États-Unis, en se faisant les promoteurs de la prohibition, ont ouvert la porte à Al Capone et à ses acolytes, les romantiques joueraient le rôle de John le Baptiste du Sud pour l’industrie de la viande. Les choses se sont déroulées comme je le craignais, en particulier dans les pages de The Land.

Les Baptistes du Sud n’avaient pas d’autre solution à la demande d’alcool que la tempérance, éventuellement imposée par la loi. Les romantiques dont il est question dans ces pages n’ont d’autre solution que la tempérance pour répondre à une demande tout aussi forte : la demande croissante, à mesure que la richesse augmente, d’aliments à forte densité énergétique (en particulier riches en protéines et en graisses). Il existe un terme pour décrire cette tendance : La loi de Bennett [19].

Si nous sommes tous d’accord pour dire qu’une agroécologie à haut rendement est le meilleur moyen de produire nos céréales, nos fruits et nos légumes, elle ne peut en aucun cas répondre à la demande mondiale galopante de protéines et de matières grasses. Cela ne sert à rien d’essayer.

De nouvelles sources, en particulier les organismes unicellulaires, peuvent répondre à la demande croissante de graisses et de protéines tout en utilisant une fraction des terres, de l’eau et des engrais nécessaires à la production de viande. Je comprends que vous puissiez instinctivement rejeter cette approche. Mais la question à laquelle aucun d’entre vous ne répondra est celle de savoir ce que vous proposez à la place. Vos auteurs cherchent à démolir la seule alternative viable que je vois à une augmentation exponentielle de la production de bétail pour répondre à la demande croissante d’aliments à forte densité énergétique, sans suggérer de solution de remplacement.

Plutôt que de tenter de répondre aux crises existentielles causées par l’escalade de la demande en produits animaux, The Land se réfugie dans la fantaisie. Il propose en effet un système de production néolithique pour nourrir une population du XXIe siècle avec des appétits du XXIe siècle. Il n’est pas nécessaire d’être John le Baptiste pour voir comment cela va se passer. Comme souvent en matière d’alimentation et d’agriculture, tout est question d’images, tandis que les chiffres sont soit ignorés, soit niés.

Pire encore, tout comme David Bellamy et ses semblables ont nié l’impact du dioxyde de carbone sur le forçage radiatif parce qu’ils n’aimaient pas la vue des éoliennes, certains auteurs de vos pages nient l’impact du méthane sur le forçage radiatif parce qu’ils n’aiment pas le son des protéines alternatives. Il y a deux façons de décrire cette tendance. L’une est le raisonnement motivé. L’autre est le déni du climat. Vous devriez avoir honte de publier de telles affirmations dans votre magazine.

Je commence maintenant à me demander si The Land n’est pas en train de prendre une tournure encore plus sinistre. L’éditorial principal de la dernière édition [20] colporte deux éléments de base de la vague actuelle de conspirationnisme. Le premier est l’amalgame entre proposition et imposition. Certains d’entre nous ont proposé de nouveaux moyens de production de protéines. D’une manière ou d’une autre, The Land traduit cela en disant que les éleveurs pastoraux devraient « abandonner leur bétail ». Il s’agit là d’un exemple classique de mentalité conspirationniste aujourd’hui déployée à l’encontre de presque toutes les propositions de mesures environnementales. Les plaques de cuisson à induction sont plus écologiques ? Ils s’attaquent à votre cuisinière à gaz ! Une ville à 15 minutes ? Vous serez obligé de rester chez vous !

Le deuxième thème est celui des « forces obscures ». Reboot Food est transparent sur ses financeurs, sur ce qu’il est et sur ce qu’il veut. Mais, sans avancer la moindre preuve, vous l’accusez d’être « une organisation sophistiquée d’astroturf, dont le véritable travail consiste à promouvoir les intérêts de l’industrie ». Les seuls éléments qui vous ont encore échappé sont la Grande Réinitialisation et les Illuminati.

Si vous avez un moyen viable et réaliste de résoudre le plus grand de nos dilemmes environnementaux – l’impact énorme et croissant du bétail sur tous les systèmes terrestres – je serais ravi de l’entendre. S’il est meilleur que l’approche que j’ai soutenue, je serais ravi de l’adopter. Mais je reviens sans cesse à The Land, et je n’y trouve rien.

En vous en prenant à la seule véritable menace pour son hégémonie, vous déroulez le tapis rouge sang pour Big Meat. Il est temps que vous vous posiez des questions difficiles.

Cordialement.

George Monbiot

 

Pas le temps de se couvrir

Cher George

Nous vous remercions pour votre lettre. Je suis désolé que notre calendrier de publication vous ait fait attendre plusieurs mois avant de recevoir une réponse.

S’il existe une analogie avec la Prohibition, le rôle des Baptistes du Sud est joué par ceux dont les convictions éthiques rigides les poussent à penser qu’ils peuvent imposer à tous les autres un changement culturel massif dans les modes de consommation. S’ils y parviennent, le rôle d’Al Capone pourrait être joué par les marchands de viande du marché noir, dont les chaînes d’approvisionnement sont encore plus obscures que celles d’aujourd’hui.

La demande de viande est une demande de viande, pas une « demande d’aliments à haute densité énergétique ». Rares sont ceux qui nieraient que cette demande est devenue insoutenable et qu’il est urgent de la réduire. Mais peu de gens seraient d’accord pour dire qu’elle peut ou doit être entièrement éliminée. Les deux affirmations sont distinctes et leur amalgame n’a de sens que dans une perspective déformée par un véganisme dogmatique.

La transition globale que vous proposez pour abandonner l’agriculture est au moins aussi utopique que les visions agroécologiques dont vous vous moquez en les qualifiant de « romantiques ». Je respecte et partage votre désir de libérer les chaînes alimentaires du poison de la manipulation des entreprises. Mais les technologies que vous soutenez, si elles sont mises en œuvre à l’échelle que vous suggérez, sont susceptibles d’intensifier encore l’industrialisation et la centralisation de la production alimentaire, et donc auront l’effet inverse.

Ces thèmes seront abordés par d’autres dans les pages suivantes, mais je voudrais d’abord répondre brièvement à vos commentaires sur mon éditorial de The Land n°32. Les implications de vos propositions pour les éleveurs pastoraux du Sud sont très réelles – il ne s’agit pas d’une « mentalité conspirationniste ». (Nous avons publié de nombreux articles critiquant ce type de raisonnement, y compris mon propre éditorial dans ce numéro sur les villes de 15 minutes, avec lequel j’espère que vous serez d’accord).

Les riches en terres et en capitaux pourraient bien, comme vous le recommandez, adopter une combinaison d’horticulture, de reboisement et de culture de matières premières pour les bioréacteurs affamés. Les grandes entreprises alimentaires n’auraient qu’à transférer leurs ressources des grandes entreprises de viande aux grandes entreprises de fermentation. Mais les éleveurs n’ont pas ces options. Il est fallacieux de suggérer qu’ils ne seraient pas affectés.

Si les gouvernements et les opinions publiques des pays riches continuent à dénigrer l’élevage, les priorités des agences d’aide, des ONG et de leurs donateurs changeront en conséquence. Cela augmenterait considérablement les pressions existantes sur les moyens de subsistance des éleveurs qui, comme vous le savez, ont tendance à dépendre du pâturage de terres marginales qui ne leur appartiennent pas, dans les pays où la politique gouvernementale est soumise aux caprices de ces agences. Ces pressions ont souvent pour conséquence que les gens doivent abandonner leur bétail, avec tous les dégâts culturels que cela implique. Souvent, les terres sont alors malhonnêtement présentées comme des « zones sauvages vierges », pour être rentabilisées par des entreprises touristiques non durables et extractives – y compris l’industrie archaïque de la chasse au trophée que vous défendez inexplicablement.

RePlanet est en effet transparent sur le fait qu’il est financé par les poches très profondes du fonds spéculatif Quadrature Capital, via sa Quadrature Climate Foundation (QFC). QCF finance également « Greens for Nuclear » (voir The Land n°33, page 27), et sans aucun doute d’autres groupes engagés dans la persuasion qu’ils décrivent comme essentielle à leur « mission » :

« Notre mission est de modifier d’urgence la trajectoire actuelle du climat mondial vers un avenir meilleur grâce à des dons philanthropiques et à la persuasion d’autres personnes de se joindre à l’effort. »

Curieusement, cette mission ne s’étend pas aux activités de Quadrature. Leur site web explique que, comme une indulgence médiévale, le transfert de fonds dans la QCF résout magiquement tout conflit entre leurs prétendues valeurs et le fait qu’ils gagnent des milliards en investissant dans littéralement n’importe quoi, y compris dans des compagnies pétrolières et d’armement [21]. Cette épopée écolo mérite d’être citée dans son intégralité :

« Conformément à notre volonté de contribuer positivement à la société et au travail de QCF axé sur la lutte contre la crise climatique, nous avons évalué les avantages et les inconvénients de retirer de notre univers d’investissement toutes les actions incompatibles avec l’Accord de Paris visant à limiter l’augmentation de la température mondiale à 1,5 degré. Nous ne détenons pas d’actions pendant de longues périodes, mais nous effectuons des transactions à l’intérieur et à l’extérieur, et nous sommes aussi susceptibles d’être à court qu’à long terme. Le seul impact que nous avons est de les rendre plus efficaces en ajoutant de la liquidité, et la valeur de cette liquidité supplémentaire est négligeable par rapport aux dons faits à la fondation. Nous cherchons donc à négocier toutes les actions, quel que soit leur modèle économique sous-jacent, et nos rapports réglementaires peuvent donc montrer des positions longues qui ne correspondent pas à nos valeurs. »

Il est évident que ces personnes ne financeront jamais une version de l’environnementalisme qui remettrait en cause la croissance économique ou le « business as usual » capitaliste. Mais leur logique s’aligne parfaitement sur le projet écomoderniste qui consiste à « persuader » les gouvernements d’ouvrir la voie à des solutions technologiques qui promettent de résoudre des problèmes gênants comme le changement climatique tout en ouvrant de nouvelles frontières de profit pour Big Tech et ses investisseurs. Ils financent donc des organisations telles que RePlanet, qui promeuvent de telles « solutions ».

Dans ce contexte, « faire confiance à la science » tend à devenir « faire confiance au marché », ce qui, comme vous l’avez démontré plus que d’autres, est un raccourci vers la perdition. J’attends avec impatience de lire votre analyse actualisée des agendas défendus par vos nouveaux amis – sans oublier certains de vos anciens amis.

Mike Hannis

(manquent les liens internet dans le corps du texte)

 

Entre deux maux

Cher George

Merci pour votre lettre qui nous donne l’occasion d’explorer les divergences qui existent au sein du mouvement vert sur ces questions. Mais tout d’abord, certaines des allégations que vous faites à propos de la position adoptée dans The Land sont fausses. Prenez par exemple cette déclaration :

« Vos auteurs cherchent à démolir la seule alternative viable que je vois à l’augmentation exponentielle de la production animale, c’est-à-dire les organismes unicellulaires, pour répondre à la demande croissante d’aliments à haute densité énergétique. »

Je ne sais pas à quel passage vous faites référence. Dans ma critique de votre livre Regenesis (voir The Land n°31), j’ai déclaré que l’argument le plus fort en faveur du studge, comme certains d’entre nous l’appellent [22], est un argument de justice environnementale, pour répondre à la demande croissante de protéines dans les pays pauvres ; et que, à condition qu’il y ait suffisamment d’énergie renouvelable disponible, alors « il n’est pas difficile d’imaginer que le nouveau régime alimentaire soit accepté par les habitants de l’étalement métropolitain vertical qui existe déjà dans des pays tels que la Chine et la Corée du Sud » [23].

J’ai suggéré que les paysans « pourraient choisir de manger du studge si les temps étaient durs ; mais autrement, ils trouveraient probablement plus avantageux de le donner à leur bétail et de vendre le lait et la viande qui en résultent aux citadins ». Il s’agit là d’une suggestion raisonnable. Le studge pourrait remplacer avantageusement les protéines de soja provenant d’Amérique du Sud. Actuellement, la majeure partie des protéines de soja est donnée aux animaux, et je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas le cas pour le studge. Cela pourrait constituer un meilleur moyen régénérer la fertilité des sols paysans, par le biais du fumier animal, que par l’acquisition d’azote artificiel. Cela permettrait à deux milliards de maisonnées paysannes de continuer à vivre et à travailler sur leurs terres, alors que l’utilisation du studge pour remplacer les aliments d’origine agricole, comme vous le suggérez, les obligerait à s’en détourner.

Une deuxième accusation que vous portez est la suivante :

« Certains auteurs de vos pages nient l’impact du méthane sur le forçage radiatif parce qu’ils n’aiment pas le son des protéines alternatives. Il y a deux façons de décrire cette tendance. L’une est le raisonnement motivé, l’autre le déni du climat. »

Pour autant que je sache, personne n’a écrit quoi que ce soit niant le forçage radiatif du méthane dans les quelque 2 000 pages publiées à ce jour par The Land. La plupart des documents que nous avons publiés sur le méthane ont été écrits ou édités par moi, et je n’ai jamais nié son impact sur le réchauffement climatique. Dans mon principal article sur le sujet (The Land n°24), j’ai écrit :

« Il est vital que le nombre de têtes de bétail n’augmente pas dans le monde, car cela produirait davantage de méthane dans l’atmosphère et aggraverait le réchauffement climatique ».

Est-il possible d’être plus clair que cela ?

J’en viens maintenant aux remarques qui commencent et terminent votre lettre : The Land a conclu « une alliance involontaire entre les romantiques bucoliques et Big Meat » et nous « déroulons le tapis rouge sang pour Big Meat ».

Il s’agit d’une allégation étrange, étant donné que nous avons écrit et publié d’innombrables articles décriant les élevages industriels de porcs et de poulets, nous opposant à l’importation de protéines de soja, en faveur de la taxation de la viande, et préconisant une baisse de la consommation d’animaux élevés en pâturage et nourris en usine.

L’accusation selon laquelle nous serions de mèche avec « Big Meat » n’a de sens qu’à travers le prisme du fondamentalisme végétalien, qui choisit de considérer toutes les formes d’élevage comme également répréhensibles, en dépit du fait largement reconnu que les impacts environnementaux des différents types d’élevage varient considérablement. Regenesis ne mentionne pas le « bétail par défaut » [24].

Quant à comparer The Land aux baptistes du Sud, c’est vraiment un comble. Ce n’est pas nous qui prônons l’interdiction, mais des végétaliens prosélytes comme vous. Pour poursuivre l’analogie à l’aide de l’illustration ci-dessous, The Land est une voix de la tempérance, qui s’élève contre la consommation intempestive de viande d’une part et la condamnation intempestive de l’élevage d’autre part.

 

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“Entre deux maux”, illustration du magazine Puck en 1882.

De gauche à droite :
Ivrogne intempérant. Tempérance véritable. Abstinent intempérant.

 

Comme vous le soulignez, les prohibitionnistes sont inconsciemment de mèche avec les trafiquants d’alcool, et l’on peut dire qu’il en va de même pour les végétaliens et Big Meat. Si les quelque six millions de végétaliens et de végétariens britanniques avaient exigé des quantités modestes de viande provenant d’animaux élevés dans des conditions humaines et nourris à partir de sources durables, et s’ils avaient été prêts à payer pour cela, l’industrie de l’élevage aurait probablement évolué dans une direction plus favorable qu’elle ne l’a fait en réponse à l’abstention massive.

Vous dites :

« Si vous avez un moyen viable et réaliste de résoudre le plus grand de nos dilemmes environnementaux – l’impact considérable et croissant de l’élevage sur tous les systèmes terrestres – je serais ravi de l’entendre. Mais je retourne encore et encore à The Land, et je ne trouve rien. »

La demande de viande augmente à un rythme insoutenable, mais il en va de même pour les vols aériens pris par une élite mondiale, les gratte-ciel en béton, les conteneurs remplis de déchets plastiques importés de Chine, les ordinateurs obsolètes et tous les autres éléments du mode de vie capitaliste, qui auront chacun leur propre « loi de Bennet ». Nous considérons que le réchauffement climatique est une menace plus pressante pour la civilisation humaine et la biodiversité existante, et que, selon vos propres termes, « la lutte contre le changement climatique doit devenir le projet que nous plaçons avant tous les autres » [25].

The Land ne dispose pas, comme vous, d’une potion magique qui résoudrait les dilemmes environnementaux de la planète. La vie sur Terre est trop complexe pour cela. Au mieux, nous disposons d’un ensemble de propositions et d’idées qui, selon nous, indiquent la voie à suivre et qui, entre autres, réduiraient l’impact de l’élevage. Vous trouverez ci-dessous une liste de quelques-unes d’entre elles.

En tout état de cause, ce n’est pas la mission de The Land de promouvoir une solution unique aux problèmes du monde. Nous sommes un magazine engagé dans le mouvement pour les droits fonciers que vous avez contribué à lancer dans les années 1990 et, en tant que tel, nous avons la responsabilité d’examiner de près, en ce qui concerne la justice environnementale et l’accès à la terre, les projets de ceux qui proposent ou tentent d’imposer des solutions.

Ainsi, par exemple, nous ne sommes nullement opposés par principe au ré-ensauvagement, mais nous sommes d’accord avec vous pour dire que « comme toutes les visions, le ré-ensauvagement doit être constamment remis en question et contesté ». Nous soutenons pleinement votre point de vue selon lequel « il ne devrait se produire qu’avec le consentement et l’enthousiasme de ceux qui travaillent sur la terre. Il ne doit jamais être utilisé comme un instrument d’expropriation ou de dépossession ». Et, comme vous, nous « ne pensons pas qu’un ré-ensauvagement extensif doive avoir lieu sur des terres productives » [26].

Il semble aujourd’hui que vous ayez abandonné ces principes. En appelant à « la fin de la majeure partie de l’agriculture » et en prônant un régime végétalien comme « le meilleur moyen de sauver la planète », vous menacez les moyens de subsistance de quelque 600 millions de maisonnées agricoles, soit plus de deux milliards de personnes [27].

Vous semblez le nier, mais il est difficile de comprendre comment la fin de l’agriculture et de l’élevage pourrait signifier autre chose. Votre forme de véganisme qui dénigre l’agriculture creuse un fossé entre la majorité des travailleurs ruraux progressistes et une large cohorte de consommateurs urbains progressistes, et menace de diviser en deux le mouvement vert et de justice environnementale.

Récemment, deux rapports ont été publiés proposant une évolution au Royaume-Uni vers des méthodes agroécologiques largement similaires aux changements préconisés par The Land [28]. Étant donné qu’ils prévoient une réduction du nombre de têtes de bétail, une diminution des émissions de méthane et de carbone et une augmentation de la superficie des terres consacrées à la nature, on aurait pu penser que vous les soutiendriez. Même si c’est ce que vous souhaitez, l’élevage ne va pas disparaître du jour au lendemain et c’est un pas dans cette direction. Mais au lieu d’accueillir favorablement ces rapports, vous publiez de l’agribashing et de la propagande végane, ce qui a incité un groupe d’éminents agroécologistes, qui devraient être vos alliés dans la lutte contre Big Meat, à écrire une lettre de protestation [29].

En ce qui concerne le studge, nous n’avons aucun problème de principe avec ce qui pourrait s’avérer être une alternative utile à la protéine de soja, en particulier dans les tropiques, où l’énergie solaire est plus disponible. Ce que nous contestons, c’est la façon dont vous l’avez utilisé comme arme dans votre campagne contre les agriculteurs. Nous vous demandons de cesser de le faire. Et si vous voulez que les gens cessent de l’appeler « studge », trouvez un meilleur nom.

George, nous avons beaucoup de respect pour ce que vous écrivez et pour tout ce que vous avez fait pour le mouvement vert, mais dans ce cas-ci, nous pensons que vous commettez une erreur tactique. Vous laissez votre idée de la perfection s’opposer à un bien commun. Nous vous invitons à rejoindre The Land, l’Alliance des travailleurs de la terre, le mouvement croissant de l’agroécologie et les consommateurs verts du monde entier dans une campagne unie contre Big Meat.

Les propositions de The Land en matière d’élevage

— Réduire la consommation de viande (et en fait toute consommation de luxe) dans les pays industrialisés, afin d’élever le niveau de vie de la majeure partie de l’humanité.

— Cesser de nourrir les animaux de manière inefficace avec des céréales qui pourraient servir à nourrir les humains. Cela se produira très probablement si l’énergie se raréfie en l’absence de combustibles fossiles.

— Cultiver plutôt des légumineuses fixatrices d’azote, telles que les haricots et les pois, et des prairies de trèfle.

— Se concentrer sur l’élevage par défaut, c’est-à-dire « les produits et services animaux qui sont le coproduit intégral d’un système agro-écologique plus large » – par exemple en consommant les déchets et les excédents, en recyclant la fertilité, en prévenant les incendies de forêt, en pratiquant le pâturage de conservation, en fournissant la traction, etc.

— Réduire le cheptel bovin mais maintenir la production laitière car elle est beaucoup plus efficace que la viande bovine en termes de rendement par hectare.

— Imposer une taxe TVA sur la viande, pénalisant les grands producteurs et profitant ainsi aux petits producteurs. Procéder au rationnement de la viande si nécessaire.

— Maintenir les déchets alimentaires, les déchets de transformation, les résidus de culture, les farines animales, etc. dans la chaîne alimentaire, au lieu de les brûler ou de les composter.

— Revenir à un système d’agriculture mixte, dans lequel la fertilité azotée provient de légumineuses pâturées par des ruminants principalement laitiers.

— Abandonner les engrais et les pesticides chimiques au profit de l’agriculture biologique, basée sur l’obtention d’azote par les légumineuses et le recyclage d’autres éléments nutritifs.

— Structurer les réglementations en matière d’étiquetage, de certification et d’autorisation de manière à favoriser les producteurs biologiques et à pénaliser l’utilisation de produits chimiques.

— Axer la recherche sur la sélection végétale sur l’amélioration des rendements de l’agriculture biologique.

— Rechercher des solutions durables pour remplacer les engrais artificiels ; le studge donné au bétail pour qu’il produise plus de fumier sont une possibilité.

— Mettre un terme au transfert massif de nutriments de haute qualité, notamment le soja et l’huile de palme, des pays pauvres vers les pays riches.

— Dans les régions à forte biodiversité naturelle, aider les éleveurs, les habitants des forêts et les autres peuples indigènes à protéger leur culture et leur environnement des incursions des sociétés minières, des exploitants forestiers, de l’agro-industrie, des systèmes de compensation frauduleux, du tourisme de masse et d’autres menaces.

— Plus de force musculaire et intellectuelle humaine appliquée à la terre, moins de machines monstrueuses et d’agriculture connectée.

Simon Fairlie

 

Article publié dans The Land n°33, été 2023.

 


Les sept fantaisies de l’alimentation industrielle

Chriss Maje explique pourquoi il faut s’opposer à la poursuite de l’industrialisation des chaînes alimentaires.

2023

 

Les rédacteurs de The Land ont fait du bon travail en suivant et en critiquant une nouvelle évolution inquiétante dans le discours alimentaire dominant, à savoir la mise en avant d’aliments (principalement des protéines) fabriqués industriellement par reproduction bactérienne dans le cadre d’un prétendu « redémarrage » du système alimentaire [30]. J’espère que mon nouveau livre Dire NON à un avenir sans ferme [non traduit en français], renforcera leur analyse [31]. Cet article résume certaines de mes conclusions et met en lumière sept fantaisies au cœur du mouvement de l’alimentation synthétique [32] qui le rendent si problématique.

L’alimentation synthétique est le dernier avatar en date de l’idéologie de l’amélioration de l’agriculture. Celle-ci a une longue histoire, impliquant l’expropriation des paysans, l’enclosure des terres et le rejet des connaissances vernaculaires locales en matière d’alimentation et d’agriculture, le tout au profit d’une haute technologie dirigée par des experts. Aujourd’hui, elle est principalement concentrée dans les mains des entreprises, par l’intermédiaire des gouvernements des pays du Nord, même si elle est souvent présentée comme étant favorable aux pauvres, à la nature et au climat.

Si les défenseurs de l’alimentation synthétique se limitaient aux suspects habituels, il serait probablement plus sage de les ignorer. Mais comme un avenir sans agriculture est soutenu avec enthousiasme par des radicaux politiques et des écologistes apparemment inconscients de ses défauts fondamentaux, il semble nécessaire de prendre la parole à ce sujet. Parmi ces partisans, George Monbiot, dont le récent livre Regenesis a joué un rôle clé dans la popularisation de l’agenda de l’alimentation hyper-industrielle, occupe une place de choix. Mon propre livre et mon analyse dans cet article visent principalement le livre de Monbiot, car son ouvrage présente l’articulation la plus claire et la plus détaillée des arguments en faveur de cette proposition.

Fantaisie énergétique

Les candidats favoris pour l’avenir de l’alimentation synthétique sont des bactéries qui, placées dans un bioréacteur en acier inoxydable et alimentées en hydrogène, en oxygène et en divers autres produits chimiques, produisent une boue de biomasse riche en protéines qui peut probablement être rendue non toxique et comestible pour l’homme. L’avantage, du point de vue de la conservation de la nature, est que le processus a une empreinte foncière plus faible que ses équivalents agricoles, et qu’il peut donc, en théorie, permettre d’épargner davantage de terres, s’il est possible de le faire fonctionner à grande échelle.

Mais, comme toujours, il y a des inconvénients. Le problème décisif est de savoir comment se procurer l’hydrogène. On peut l’obtenir à partir de combustibles fossiles comme le gaz naturel, mais cela présente des inconvénients environnementaux évidents. On peut aussi l’obtenir par électrolyse de l’eau en utilisant de l’électricité propre. Le problème de cette méthode est qu’elle nécessite énormément d’énergie. Si l’on fait diverses hypothèses sur les coûts énergétiques de la filière protéique bactérienne, qui sont généreuses jusqu’à l’absurde, elle consommerait au minimum environ 70 fois plus d’énergie par kilo de protéines que la méthode agricole à grande échelle la plus efficace sur le plan énergétique, à savoir la culture du soja. Cette comparaison ne tient pas compte de l’énergie apportée au soja par la lumière du soleil, ce que je considère comme une omission justifiable car elle met en évidence l’argument clé contre les protéines synthétiques : l’énergie solaire nous est fournie gratuitement, alors que l’électricité ne l’est pas.

La production d’une quantité suffisante de protéines synthétiques pour nourrir l’ensemble de l’humanité nécessiterait, toujours selon des hypothèses très généreuses, l’utilisation de la quasi-totalité de l’électricité actuelle à faible teneur en carbone et de plus de neuf fois l’électricité solaire, cette dernière étant l’option la plus réaliste pour l’expansion future de l’électricité propre dans le monde entier. Ces chiffres ne tiennent pas compte des coûts énergétiques liés au fait que les infrastructures industrielles et solaires nécessaires à la production des protéines synthétiques ont une durée de vie opérationnelle prévue de vingt-cinq ans, ce qui signifie que les milliers de tonnes d’acier inoxydable et les plus de neuf millions d’hectares de panneaux solaires (une occupation des sols considérable en soi) nécessaires pour répondre aux besoins en protéines de l’humanité devraient être remplacés toutes les deux ou trois décennies, ce qui entraînerait d’énormes coûts supplémentaires, notamment en termes d’énergie.

Et tout cela uniquement pour répondre aux besoins en protéines de l’alimentation humaine. Pour répondre aux besoins énergétiques de l’alimentation humaine au moyen d’aliments fabriqués à partir de bactéries oxydant l’hydrogène, il faudrait plus de 90 fois la quantité d’électricité solaire actuellement disponible dans le monde. Si l’on pense qu’il y aura bientôt une offre mondiale d’électricité bon marché et à faible teneur en carbone dépassant de plusieurs ordres de grandeur les niveaux actuels, alors il est possible d’envisager l’idée d’un avenir sans exploitation agricole pour les aliments synthétiques. Mais il y a peu de raisons d’y croire. Actuellement, plus de 80 % de la consommation mondiale d’énergie et plus de 60 % de la production mondiale d’électricité reposent sur les combustibles fossiles, et l’humanité utilise plus d’énergie fossile par habitant que jamais auparavant. Il se peut que ces proportions commencent à diminuer, mais il est difficile de voir d’où viendra l’augmentation rapide et massive de l’électricité à faible teneur en carbone nécessaire pour un avenir sans agriculture. Il est également difficile de soutenir que la production alimentaire devrait avoir un accès prioritaire à l’électricité à faible teneur en carbone, étant donné que – contrairement à presque toutes les autres industries qui cherchent à se décarboner en accédant à l’énergie propre – l’agriculture peut utiliser directement l’énergie solaire gratuite [33].

Fantaisie industrielle

Il semble donc probable que les aliments synthétiques ne seront pas adoptés pour des raisons énergétiques – et c’est tant mieux, car s’ils le sont, ils risquent d’être désastreux politiquement et économiquement. La principale raison politique de les refuser est la monopolisation du système alimentaire par les entreprises. Je soupçonne les principaux bailleurs de fonds de l’alimentation industrielle de ne pas y voir un problème ; ils préférent garder le silence à ce sujet. Les radicaux politiques qui se sont ralliés à cette cause, cependant, ont certainement besoin d’expliquer comment éviter le monopole des entreprises.

L’argument de Monbiot consiste essentiellement à dire qu’il ne faut pas laisser faire. L’histoire peu glorieuse, quoique noble, des tentatives de ne pas laisser faire dans d’autres secteurs industriels n’inspire pas beaucoup de confiance à cet égard. Mais Monbiot renverse cet échec pour élaborer une sorte d’argument du type : « si vous ne pouvez pas les combattre, rejoignez-les » en faveur des aliments synthétiques, puisque, concernant la monopolisation du système alimentaire par les entreprises, le génie est déjà sorti de la bouteille [34].

Cela est vrai jusqu’à un certain point pour une grande partie de la production industrielle, mais cela est beaucoup moins vrai pour l’agriculture. Si vous prenez une tranche géographique généreuse de n’importe quel pays, vous trouverez une pléthore de jardins, de jardins familiaux et de petites ou parfois de grandes exploitations agricoles produisant des aliments pour la consommation locale. Vous ne trouverez pas une pléthore de petits ateliers produisant des voitures, des ordinateurs, des téléphones portables ou plus ou moins n’importe quel autre produit de consommation. Les terres destinées à la production alimentaire, bien qu’elles soient certainement sujettes à la monopolisation et à l’enclosure, sont intrinsèquement moins sujettes à ce phénomène que les infrastructures industrielles et énergétiques, parce qu’il est plus difficile de générer des économies d’échelle économiques et politiques.

Monbiot conçoit les aliments synthétiques comme une sorte d’industrie artisanale locale sous le contrôle de la communauté. Mais il n’avance aucun argument structurel pour expliquer comment le secteur échapperait à la logique de concentration monopolistique qui s’applique à tous les autres secteurs industriels. Il est donc difficile de considérer sa vision comme autre chose qu’une fantaisie industrielle. Il souligne l’importance de maintenir les prix des denrées alimentaires à un niveau bas pour atténuer la pauvreté, mais ne semble pas comprendre que, globalement, les prix bas des denrées alimentaires favorisent la monopolisation et exacerbent la pauvreté. Il est en effet essentiel de lutter contre les monopoles alimentaires, mais cela nécessite un accès généralisé et garanti à des terres productives.

Fantaisie agroécologique

Le fantasme selon lequel les aliments synthétiques peuvent échapper à la monopolisation des entreprises engendre un fantasme plus surprenant et plus inquiétant, selon lequel cette technologie est compatible avec l’agroécologie et les modes de vie paysans. Contrairement à d’autres écologistes qui ont adopté le technosolutionnisme dirigé par des experts et répudié publiquement leurs engagements antérieurs en faveur du localisme populaire et de l’agroécologie, Monbiot insiste sur le fait que son argumentation en faveur des aliments synthétiques reste compatible avec ces derniers.

Je trouve qu’il est difficile de concilier cela avec l’orientation narrative de son livre qui aboutit en fin de compte aux aliments synthétiques et à l’anti-pastoralisme comme étant respectivement les solutions techniques et culturelles aux problèmes du système alimentaire, et difficile de concilier cela avec son rejet de ce qu’il a appelé les « conneries néo-paysannes » [neo-peasant bullshit] ou avec des remarques telles que celle-ci sur l’agriculture intensive : « le problème n’est pas l’adjectif, c’est le nom » [35]. Il est également difficile de concilier les visions de certains de ses associés au sein du mouvement Reboot Food, qui souhaitent un monde composé à 90 % de résidences urbaines, à 75 % de réaménagement des terres agricoles et à l’élimination de la plupart des animaux d’élevage.

Selon certaines estimations, les petites exploitations de cinq hectares ou moins occupent la majorité de la surface agricole dans les pays à faible revenu – et Monbiot critique le mouvement pour la souveraineté alimentaire qui ne met pas suffisamment l’accent sur la nécessité de ne pas cultiver. Dans ce scénario, les nombreux agriculteurs pauvres qui tirent leur subsistance de l’agriculture devraient donc chercher d’autres moyens de vivre et, dans notre monde actuel de sous-emploi agricole et industriel, ce n’est pas une mince affaire. Il ne fait aucun doute que si les propositions du mouvement pour l’alimentation synthétique étaient mises en œuvre, les petits exploitants agricoles pauvres seraient dans la ligne de mire de l’expropriation.

L’idéologie de l’amélioration de l’agriculture s’est toujours accommodée de l’expropriation des petites exploitations comme prix du « progrès ». Mais il est troublant qu’une personne ayant l’impressionnant palmarès de Monbiot en matière d’opposition à l’enclosure nie avec autant de force cette conséquence des aliments synthétiques. Ses propres écrits antérieurs ont montré mieux que quiconque comment les récits sur la conservation de la nature et l’efficacité agraire ont été utilisés contre les petits agriculteurs, les paysans et les éleveurs qui n’ont pas de voix politique et qui ne sont manifestement pas les principaux coupables de l’agression humaine contre le monde naturel [36]. Pourtant, ses charges aveugles contre les agricultures de toutes sortes dans Regenesis et la fantaisie selon lequel l’alimentation synthétique est en faveur de l’agro-écologie risquent d’aboutir exactement à cela.

Regenesis accorde une importance démesurée à l’augmentation des rendements comme moyen de réduire les surfaces agricoles. En plus de trahir une approche unilatérale des données de la préservation des terres, cela ne tient pas compte du fait que des intrants industriels souvent écocides mais épargnant la main-d’œuvre, comme les pesticides, ont alimenté une spirale de surproduction sur les terres arables, conduisant à l’expropriation des agriculteurs pauvres et à l’explosion du secteur de la viande industrielle nourrie aux céréales. L’importance excessive accordée à l’amélioration des rendements témoigne d’un manque de vision agro-écologique.

L’amélioration des rendements n’est pas nécessairement une mauvaise idée, mais en termes agro-écologiques, il ne s’agit que d’un facteur parmi d’autres que les agriculteurs et les citoyens doivent prendre en compte dans les décisions complexes concernant la meilleure façon de générer du bien-être pour les communautés humaines et biotiques locales.

La recherche excessive de l’amélioration des rendements aboutit à la surproduction, au monopole des entreprises et à l’inattention portée à d’autres aspects du bien-être écologique local. Poser de grandes questions globales sur la manière dont l’humanité peut produire suffisamment de nourriture à moindre coût sur la plus petite surface possible ne permet d’apporter que des réponses globales qui ne peuvent pas être agro-écologiques. Un point de départ plus intéressant consiste à se demander comment les humains et la nature sauvage peuvent bien vivre et coexister localement.

Fantaisie urbaine

Ce projet d’alimentation synthétique est fondamentalement d’origine urbaine. Même Monbiot, affectations agro-écologiques mises à part, suggère que l’urbanisme concentré est une réalité « mathématique simple », qui fera inévitablement échouer les tentatives des mouvements alimentaires locaux de négocier les termes avec elle. Il serait plus juste de parler d’une réalité historique complexe, construite sur des processus d’enclosure, d’expropriation, de monopolisation des prix alimentaires et d’énergie bon marché. Tous ces éléments sont impliqués dans le cas des aliments synthétiques, mais tous sont également susceptibles d’être ébranlés par les crises climatiques, énergétiques et économiques. La fantaisie urbaine des aliments synthétiques s’apparente aux modèles actuels de l’urbanisme mondial : ils présupposent que tout va, tant bien que mal, continuer comme avant.

Cette fantaisie s’articule autour de trois éléments.

Premièrement, les niveaux d’urbanisme sans précédent que l’on observe aujourd’hui dans une grande partie du monde sont le fruit de l’énergie fossile bon marché qui permet aux villes d’importer de l’eau, des matériaux, de la nourriture et du carburant, et d’exporter leurs déchets. L’idée que les niveaux actuels d’urbanisme puissent être maintenus, et a fortiori augmentés, face aux contraintes énergétiques émergentes et aux nombreux défis que le changement climatique pose à la plupart des grandes villes est déjà fantastique. Supposer qu’il est possible de le faire tout en consacrant de vastes ressources énergétiques à la fabrication de denrées alimentaires relève de la fantaisie.

Deuxièmement, les travailleurs urbains du monde entier sont de plus en plus confrontés à la précarité économique pour les mêmes raisons que les travailleurs agricoles : la surproduction de biens à forte consommation d’énergie par des monopoles cherchant à toujours réduire les coûts pousse les gens à quitter le secteur industriel et à occuper des emplois mal rémunérés dans le secteur des services urbains, peu susceptibles de générer une prospérité solide. Pourtant, le projet d’une alimentation synthétique implique d’empiler dans les villes d’innombrables fuyards ruraux appauvris à la recherche d’un nouvel emploi. Cette fantaisie d’urbanisation n’est pas une recette pour le bien-être humain ou la stabilité politique.

Troisièmement, le changement climatique, l’insécurité énergétique et la vulnérabilité du capital agissent comme des multiplicateurs de menace pour un système commercial et politique mondial dont les grandes villes dépendent particulièrement pour fonctionner. Il est certainement imprudent de penser que les modèles actuels de commerce maritime mondial pacifique, fondés sur des navires conteneurisés grands et vulnérables, perdureront longtemps.

Il est donc tout aussi imprudent de penser que les perspectives à long terme sont bonnes pour les grandes villes qui ne peuvent pas s’approvisionner dans un arrière-pays [hinterland] local, ce qui est le cas de la plupart d’entre elles. Les propositions visant à accroître les dépendances non locales à l’égard des installations industrielles de haute technologie et des installations énergétiques nécessaires à la fabrication des denrées alimentaires ne semblent pas bien adaptées à cette nouvelle réalité.

Fantaisies sur le climat et l’élevage

La nécessité de réduire l’impact du bétail sur la planète, y compris son impact sur le climat, est l’un des principaux objectifs du programme Reboot Food et de Regenesis. Je ne m’attarderai pas sur ce point car il a été très bien traité dans The Land par Simon Fairlie et d’autres auteurs, bien que dans mon propre livre j’aborde en détail l’impact du bétail sur le climat.

Le bétail a incontestablement un impact sur le climat, et il est donc évident qu’il faut le réduire. La grande question est de savoir comment mettre en balance ces arguments avec l’atténuation du changement climatique dans d’autres secteurs.

Monbiot a commencé à utiliser le terme « négationnisme » à l’égard de ceux qui suggèrent que le secteur des énergies fossiles plutôt que l’élevage devrait être au centre de l’attention, mais dans la mesure où le discours sur l’élevage et le climat implique une équivalence entre les deux secteurs, de telles accusations sont redondantes.

Il est impossible de parler de l’élevage (ou de l’agriculture en général) comme si ce secteur était en quelque sorte totalement séparé de l’énergie fossile. L’agriculture moderne est une industrie secondaire qui dépend entièrement de l’énergie fossile. Sans cette énergie, il faudrait la reconfigurer en profondeur en fonction de critères locaux et agroécologiques, avec comme élément clé un élevage à faible impact sur le climat. La résolution du problème climatique principal lié aux combustibles fossiles entraîne intrinsèquement la résolution du problème secondaire lié à l’élevage. L’inverse n’est pas vrai.

Cette tendance à présenter l’agriculture comme une force autonome malveillante est un thème récurrent dans Regenesis et dans le récit plus large de l’alimentation industrielle. Cela conduit à mettre l’accent sur des technologies fantaisistes pour créer un monde post-agricole, des technologies qui seront inefficaces parce qu’elles ne s’attaquent pas aux problèmes sous-jacents tels que l’énergie fossile et l’intégration des marchés mondiaux autour de la demande des consommateurs urbains.

En d’autres termes, le principal problème de l’agriculture capitaliste alimentée par des combustibles fossiles n’est pas le nom, mais l’adjectif.

Fantaisie sur la nature

Pourtant, il ne fait aucun doute que les activités humaines actuelles font payer un lourd tribut à la faune et à la flore, et que l’agriculture, même si elle n’en est pas la seule cause, est certainement en première ligne. Dans Regenesis, Monbiot fait plusieurs déclarations péremptoires à ce sujet qui ne sont pas étayées par des preuves, comme l’affirmation selon laquelle « la grande majorité des espèces du monde ne peuvent pas survivre dans des paysages cultivés de quelque type que ce soit ». Si c’était vrai, cela pourrait suggérer la nécessité d’un avenir urbain sans agriculture pour l’humanité.

Mais comme les aspects énergétiques et économiques de ce projet sont fantaisistes, nous n’avons pas d’autre choix que de continuer à pratiquer l’agriculture en faisant le moins de ravages possible sur la faune et la flore. La manière d’y parvenir est une question complexe qui implique des réponses d’ordre autant philosophique que biologique et qui ne peuvent être réduite à des recettes simplistes telles que l’amélioration des rendements ou la réduction de l’utilisation des terres.

J’essaie de d’aborder ce terrain complexe dans le chapitre 3 de mon propre livre, en avançant l’argument selon lequel l’impact humain sur les autres organismes ne sera allégé que si nous devenons de véritables protagonistes dans nos communautés biotiques locales, en générant nos moyens de subsistance autant que possible à partir de leur base écologique. Il s’agit peut-être là de ma propre fantaisie sur la nature, car nous sommes très loin d’y parvenir à l’heure actuelle.

Mais l’idée que les humains peuvent mieux protéger la nature en s’en abstrayant par le biais de villes à haute énergie et d’usines alimentaires, faisant de la nature un objet de contemplation et d’émerveillement plutôt qu’un moyen de subsistance pratique, me semble encore plus fantaisiste. De nombreux faits suggèrent que la poursuite de l’urbanisme, l’augmentation de l’énergie et de l’agriculture à haut rendement n’apportent que peu de bénéfices à la faune et à la flore sauvages [37].

La fantaisie solutionniste

Une approche courante des difficultés contemporaines, très prisée par les journalistes et les écrivains, consiste à présenter une litanie de problèmes apparemment insolubles avant de sortir une solution spectaculaire de l’air (ou, dans le cas des aliments synthétiques, de l’eau), tel un prestidigitateur tirant un lapin d’un chapeau, censé nous sauver, nous et notre mode de vie urbain, consumériste et débordant d’énergie, en un clin d’œil. En général, la solution vantée est élaborée par des personnes travaillant dans des laboratoires ou des centres de recherche bien financés dans le Nord global. La vision de l’alimentation synthétique dans Regenesis de Monbiot illustre ce type d’approche.

Le rejet de ces récits mythiques amène une question malicieuse : « Alors, quelle est votre solution ? ». Dire que l’on n’en a pas ou que l’on rejette le solutionnisme, c’est s’exposer à l’accusation dérisoire de n’avoir rien d’intéressant à dire ou d’avoir succombé à un désespoir vide de sens. C’est la fantaisie solutionniste qui se légitime elle-même et qui est au cœur de l’argumentation en faveur des aliments synthétiques.

Je dirais plutôt qu’une fois que l’on a abandonné l’idée qu’une solution singulière peut sauver un consumérisme capitaliste urbain à haute énergie – qui ne peut et ne doit pas être sauvé –, d’innombrables petites perspectives locales s’ouvrent pour soutenir les communautés humaines, les moyens de subsistance autonomes et les écologies sauvages.

C’est l’essence même de la voie paysanne, qui a longtemps dû rassembler les morceaux lorsque les grands projets de rédemption du monde s’effondraient. Il ne s’agit pas de résoudre les problèmes de l’humanité, mais de s’attaquer aux problèmes humains. Il ne s’agit pas de protéger la nature, mais de vivre de manière renouvelable dans le respect des règles écologiques locales. Il ne s’agit pas d’inventer un nouveau système grandiose, mais de construire des autonomies locales à partir de l’échec inévitable de ces systèmes.

La façon la plus plausible de « résoudre » les problèmes urgents, dont les partisans du redémarrage de l’alimentation soulignent l’importance à juste titre, est de répéter incessamment cela au niveau local, ce qui impliquera que les communautés s’efforcent de créer leur propre « nous » local [38]. C’est la principale tâche qui requiert « notre » attention. Il y a de quoi faire. Mais si les partisans du redémarrage alimentaire parviennent à leurs fins, je crains qu’il n’y ait encore beaucoup plus de dégâts à réparer.

Chris Smaje

 

Article publié dans The Land n°33, été 2023.

 

 


[1] G. Monbiot “Why Fukushima made me stop worrying and love nuclear power” [Pourquoi avec Fukushima j’ai arrêté de m’en faire et aimer l’énergie nucléaire], The Guardian, 21 mars 2011.

[2] Idée déjà ancienne, voir le discours de Marcellin Berthelot, “En l’An 2000”, au banquet de la Chambre Syndicale des Produits Chimiques, le 5 avril 1894.

[3] Paul Kingsnorth, La vérité sur l’écofascisme. L’environnementalisme a été détourné par les technocrates, novembre 2022.

[4] Biologiste et auteur de l’ouvrage Entangled Life: How Fungi Make Our Worlds, Change Our Minds, and Shape Our Futures, First, mai 2020 ; trad. fr., Le Monde caché : comment les champignons façonnent le monde et influencent nos vies, First, février 2021. [NdT]

[5] L’agribashing est une expression qui évoque le dénigrement de l’agriculture par les agribashers, les intellectuels qui s’y livrent. [NdT]

[6] FAO, State of the World’s Forests, 2020.

[7] En biologie de la conservation, l’économie de terres (en anglais land-sparing) est une approche visant à répondre au dilemme opposant protection de la biodiversité et augmentation de la production agricole (dans un contexte d’augmentation de la population mondiale), en séparant les terres entre zones dédiées à la protection de la biodiversité, sans production agricole, et terres agricoles, où la production sera fortement augmentée sans considérations environnementales. [Wikipedia]

[8] Les tenants de l’agriculture de conservation, de l’agro-écologie et de l’éco-agriculture opposent à l’économie de terres l’approche dite « partage des terres » (en anglais land-sharing), qui vise à combiner production agricole et conservation de la biodiversité sur les mêmes territoires, en modifiant les pratiques agricoles et en acceptant une diminution des rendements. [Wikipedia]

[9] Taking in each other’s washing est une expression qui signifie ici travailler pour d’autres, être employé. [NdT]

[10] L’écart entre les données de l’USDA et de l’UN-FAO est analysé par le Global Cattle Inventory: USDA v FAO <https://cairncrestfarm.com&gt;.

[11] G. Monbiot, “I was Wrong about Veganism”, The Guardian, 6 Septembre 2010.

[12] H. van Zanten et al, “The Role of Livestock in a Sustainable Diet: a Land-Use Perspective”, Animal 10:4, 2016.

[13] S. Fairlie, “Is There Life After Fert?”, The Land 30, 2022.

[14] A. H. MacDougal et al, ‘Estimated Climate Impact of Replacing Agriculture as the Primary Food Production System’, Environmental Research Letters, 16:12, 2021, available at <https://iopscience.iop.org&gt;.

[15] Le skeuomorphisme est une forme qui n’est pas directement liée à la fonction, mais qui reproduit de manière ornementale un élément qui était nécessaire dans l’objet d’origine. [NdT]

[16] K. Feng and K. Hubacek, “Carbon Implications of China’s Urbanization”, Energy, Ecology and Environment vol 1, pp. 39-44, 2016.

[17] L’astroturfing consiste en l’utilisation de techniques de propagande à des fins publicitaires, politiques ou de relations publiques, ayant pour but de donner une fausse impression de comportement spontané ou d’opinion populaire. L’origine du terme astroturfing fait référence à la pelouse artificielle de marque AstroTurf utilisée dans les stades. C’est un jeu de mots sur l’expression « grassroots movement » en anglais américain. Grassroots, qui signifie littéralement « racine de l’herbe », exprime l’idée d’authenticité, d’ancrage dans le peuple. Ainsi la référence à une pelouse synthétique dénonce par analogie l’artificialité de ces pseudo mouvements citoyens. [NdT, d’après Wikipédia]

[18] “How I came to love (and even hug) nuclear waste” Site RePlanet, 12 août 2022. Un titre qui évoque l’article de G. Monbiot “Why Fukushima made me stop worrying and love nuclear power” [Pourquoi avec Fukushima j’ai arrêté de m’en faire et aimer l’énergie nucléaire], The Guardian, 21 mars 2011. Formulations inspirées du titre du film de Staney Kubrick, Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb [Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe], 1964. [NdT]

[19] En économie agricole et en économie du développement, la loi de Bennett observe qu’à mesure que les revenus augmentent, les gens mangent relativement moins d’aliments de base riches en calories et relativement plus de viandes, d’huiles, d’édulcorants, de fruits et de légumes riches en nutriments. La loi de Bennett est liée à la loi d’Engel, qui examine la relation entre l’augmentation des revenus des maisonnées et les dépenses alimentaires totales. [NdT, Wikipédia]

[20] Mike Hannis, “Réinitialiser la réalité”, The Land n°32, 2023. [NdE]

[21] Les détails des participations de Quadrature dans des sociétés telles que Chevron et Northrop Grumman figurent dans les documents réglementaires mensuels. Voir https://uk.investing.com/pro/ideas/quadrature-capital-ltd

[22] Comme personne n’a proposé de nom générique pratique, certains d’entre nous, à The Land, ont pris l’habitude d’utiliser le terme « studge » en référence aux céréales Filboid Studge, dont les lecteurs de Saki se souviendront peut-être qu’elles étaient commercialisées sur la base du principe selon lequel « les gens font des choses par sens du devoir qu’ils n’essaieraient jamais de faire par plaisir ». Le laboratoire que George Monbiot visite appelle son produit « solein », un mot-valise combinant « solar » et « protein », mais il s’agit d’une marque déposée, ce qui n’est pas rassurant.

[23] G. Monbiot, Heat, Allen Lane, 2006, p. 15.

[24] Default livestock: selon la définition de Simon Fairlie, le « bétail par défaut » est constitué d’animaux que nous pourrions élever principalement à partir de sous-produits, de déchets alimentaires ou de terres incultivables, les farines de grains étant une solution intermédiaire. [NdT]

[25] G. Monbiot, Heat, Allen Lane, 2006, p. 15.

[26] Cest trios citation sont issues de G. Monbiot, Feral, Penguin, 2014, pp. 11-12.

[27] G Monbiot, Regenesis, p. 187. et “The Best Way to Save the Planet? Drop Meat and Dairy”, The Guardian, 8 juin 2018.

[28] Feeding Britain, par le Sustainable Farming Trust, and Modélisation d’un Royaume-Uni agroécologique en 2050, par le think tank français IDDRI.

[29] “Demonising Organic Beef and Lamb Won’t Help Save the Earth”, The Guardian, letters, 25 août 2022.

[30] Voir <www.rebootfood.org> ; G. Monbiot, Regenesis, 2022; “L’humain monbiotique”, The Land n°31; “Réinitialiser la réalité” The Land n°32.

[31] C. Smaje, Saying NO to a Farm-Free Future, Chelsea Green, 2023.

[32] L’auteur emploie l’expression manufactured food pour designer ce qui est ici une alimentation synthétique ou des protéines synthétiques. [NdT]

[33] Les chiffres mentionnés dans cette section sont détaillés dans le chapitre 2 de Saying NO.

[34] Voir Saying NO, chapitre 5.

[35] Regenesis, p. 90. D’autres exemples dans Saying NO, Introduction & ch. 5.

[36] G. Monbiot, No Man’s Land, 2003. Voir aussi “Pastoral Care” dans The Land n°30.

[37] Voir Saying NO, ch. 3.

[38] Voir Saying NO, ch. 7.

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