Carl R. Woese, Une nouvelle biologie pour un nouveau siècle, 2004

Résumé

La biologie est aujourd’hui à la croisée des chemins. Le paradigme moléculaire, qui a guidé avec succès la discipline tout au long de la majeure partie du XXe siècle, n’est plus un guide fiable. Maintenant que sa vision de la biologie est réalisée, le paradigme moléculaire est en bout de course. La biologie, par conséquent, a un choix à faire, entre continuer à suivre le chemin confortable tracé par la biologie moléculaire ou prendre la voie plus revigorante qui consiste à rechercher une vision nouvelle et stimulante du monde vivant, celle qui aborde les problèmes que la biologie du XXe siècle – la biologie moléculaire – ne pouvait pas appréhender et qu’elle a donc éludés. La première voie, bien que très productive, va transformer la biologie en une discipline d’ingénierie. La seconde recèle la promesse de faire de la biologie une science encore plus fondamentale, celle qui, avec la physique, examine et définit la nature de la réalité. Il faut choisir entre une biologie qui est uniquement aux ordres de la société et une biologie qui enseigne à la société.

 

Introduction

La science est une quête sans fin de vérité. Toute représentation de la réalité que nous développons ne peut être que partielle. Il n’y a aucun achèvement, quelquefois pas même une bonne représentation. Il y a seulement une compréhension plus profonde, des représentations plus révélatrices et englobantes. Le progrès scientifique n’est donc qu’une succession de représentations nouvelles qui remplacent les anciennes, soit parce que les plus anciennes ont fait leur temps et ne sont plus des guides fiables pour une discipline, soit parce que la plus récente est plus puissante, englobante et productive que celles qui l’ont précédées.

La science est mue par deux principaux facteurs, l’avance technologique et une vision directrice (une perspective). Une relation bien équilibrée entre les deux est la clé de la réussite du développement d’une science : sans les avancées technologiques appropriés la route est bloquée. Sans une vision directrice n’y a pas de route à suivre. La science devient une discipline d’ingénierie, occupée par les applications pratiques. A son apogée, la représentation qui en est venue à dominer et à définir la biologie du XXe siècle, la biologie moléculaire, était un mélange riche et inspirant des deux. Cependant, vers la fin du XXe siècle, la vision de la biologie moléculaire a en substance été réalisé ; les grandes lignes de ce qu’elle pouvait appréhender du monde vivant ont été tracées, ne laissant plus que des détails à compléter. Comment pourrait-on expliquer autrement la déclaration étrange d’un des plus grands biologistes moléculaires au monde (entre autres) selon laquelle le génome humain (un projet d’inspiration médicale) est le « Saint Graal » de la biologie ? Quel exemple magnifique d’une biologie qui opère selon une perspective technologique, d’une biologie qui n’a aucune véritable vision directrice !

Regardez cent ans en arrière. Le sentiment similaire qu’une science était en voie d’achèvement n’a-t-il pas envahit la physique à la fin du XXe siècle, lorsque les grands problèmes avaient tous été résolus et qu’à partir de ce moment, il n’était plus question que de mettre au point des détails ? C’est du déjà vu ! Aujourd’hui, la biologie est au moins aussi avancée en principe que la physique ne l’était il y a un siècle ou encore avant. Dans les deux cas, la vision directrice est (ou était) épuisée, et en même temps, une nouvelle représentation, plus profonde et plus vivifiante de la réalité est (ou était) appelée à advenir.

Une société qui permet à la biologie de devenir une discipline d’ingénierie, qui laisse la science transformer le monde sans essayer de le comprendre, est un danger pour elle-même. La société moderne sait qu’elle a désespérément besoin d’apprendre à vivre en harmonie avec la biosphère. Aujourd’hui plus que jamais nous avons besoin d’une science de la biologie qui nous aide à réaliser cela, qui nous en montre le chemin. Une biologie technologique pourrait toujours nous montrer comment nous y mener ; seulement, elle ne sait pas il faut aller.

Le texte complet :

 

Un dernier regard

Il s’est écoulé suffisamment de temps pour que nous puissions commencer à remettre en perspective la biologie du XXe siècle, et replacer l’ère moléculaire dans un contexte plus vaste. Le XIXe siècle a été le siècle essentiel pour la biologie. C’est là que, pour la première fois, les grands problèmes de la biologie ont été scientifiquement exposés et rassemblés, et tous se trouvent effectivement aux premiers stades de leur développement. La biologie du XIXe siècle était un pot-pourri de problèmes, dans la mesure où certains (comme la nature du gène et de la cellule) réclamaient à grands cris une dissection, une analyse en fonction de leurs parties, tandis que d’autres (comme l’évolution et la morphogenèse et la signification de la forme biologique en général) étaient holistiques, métaphysiquement ardus, et ne pouvaient être fondamentalement compris comme des collections de parties.

Globalement, le XIXe siècle avait une vision réductionniste du monde, dominé qu’il était par la perspective de la physique classique. A cette époque, la physique montrait un monde fondamentalement réductionniste, dont les explications ultimes étaient entièrement fondées sur les propriétés et les interactions des atomes : connaître les positions et moments de toutes les particules fondamentales à un instant donné dans le temps, c’était, en principe, connaître leurs positions et moments pour tout autre instant dans le temps, passé ou futur. Rien ne se perd, rien ne se crée ; juste l’enchevêtrement déterministe sans fin de billes atomiques rebondissant dans un temps sans direction [33]. Les biologistes du XIXe siècle ne faisaient pas exception ce zeitgeist [esprit du temps], mais leur réductionnisme fut empirique et analytique, pas métaphysique : il aurait été difficile d’expliquer l’évolution et le problème de la forme biologique seulement en termes réductionnistes.

Compte tenu de l’air du temps, l’entrée de la chimie et de la physique en biologie était inévitable. Les techniques que ces sciences apportaient était non seulement les bienvenues, mais indispensables. En outre, la biologie était maintenant assez bien comprise scientifiquement pour qu’elle commence à intéresser les physiciens. Mais la physique et la chimie qui sont entrées en biologie étaient un cheval de Troie (surtout la physique), quelque chose qui allait finalement conquérir la biologie de l’intérieur et la refaire à son image. La biologie fut totalement fragmentée, et son aspect holistique fut gommé. La biologie devint rapidement une science de moindre importance, car elle n’avait rien de fondamental à nous apprendre sur le monde. La physique fournissait les explications ultimes. La biologie, n’étant rien de plus qu’une chimie compliquée, était la dernière roue du carrosse, elle constituait simplement une ornementation baroque sur le grand édifice de la compréhension qu’était la physique – la hiérarchie Physique → Chimie → Biologie est inscrite au fer rouge dans la pensée de tous les scientifiques. Cet ordre de préséance a fait beaucoup pour favoriser dans la société l’idée (erronée) que la biologie n’est qu’une science appliquée.

Dans les dernières décennies, nous avons vu la reformulation de la biologie par le réductionniste moléculaire se gripper, sa vision de l’avenir s’épuiser, nous laissant avec seulement le ronronnement d’une machine gigantesque de biotechnologie. Aujourd’hui, la biologie n’est guère plus qu’une discipline d’ingénierie. Ainsi, elle en est au point où il lui faut choisir entre deux voies : soit continuer sur sa lancée, dans ce cas, elle est embourbée dans le présent, dans les applications, ou se libérer de l’hégémonie réductionniste, retrouver son autonomie, et aller de l’avant une fois de plus en tant que science fondamentale. Cette dernière option implique bien sûr de mettre l’accent sur les aspects holistiques, « non linéaires » et émergents de la biologie – la compréhension de l’évolution et de la nature de la forme biologique sont les objectifs principaux et déterminants pour cette nouvelle biologie.

La société ne peut tolérer une biologie dont la base métaphysique est dépassée et trompeuse : la société a désespérément besoin de vivre en harmonie avec le reste du monde vivant, et non avec une biologie qui n’est qu’un reflet déformé et incomplet de ce monde. Parce qu’elle a pris l’habitude d’accepter la hiérarchie des sciences, la société perçoit aujourd’hui la biologie comme un moyen pour résoudre ses problèmes en transformant le monde vivant. La société a besoin de comprendre que la véritable relation entre la biologie et les sciences physiques n’est pas d’ordre hiérarchique, mais de réciprocité : Physique ↔ Biologie. Physique et biologie sont toutes deux des fenêtres ouvertes sur le monde ; elles voient le même joyau, mais sous différentes facettes (et s’en informent réciproquement). Sachant cela, la société en viendra à voir que la biologie est là avant tout pour comprendre le monde, pas pour le transformer. La tâche première de la biologie est de nous instruire. C’est dans cette prise de conscience que réside notre espoir d’apprendre à vivre en harmonie avec notre planète.

Carl Richard Woese (15 juillet 1928 – 30 décembre 2012)
microbiologiste américain,
connu principalement pour
ses travaux de phylogénie moléculaire du vivant
et pour la définition, en 1977, du domaine Archaea
(un des trois embranchements ou règnes primaires du vivant).

 

Traduction Jacques Hardeau, janvier-août 2021.

 

« A New Biology for a New Century »,
American Society for Microbiology,
Microbiology and Molecular Biology Reviews,
June 2004 vol. 68 no. 2, pp. 173-186.

 

Complément :

Dossier “Vers une nouvelle biologie ?”
publié dans la revue Le débat n°152,
novembre-décembre 2008.

 


Questions & Réponses

Carl R. Woese

 

 

Carl Richard Woese est né [le 15 juillet 1928] et a grandi à Syracuse, New York. Il a fait ses études de premier cycle à Amherst College (AB 1950) et ses études supérieures à Yale University (PhD 1953). Il est actuellement [en 2005] professeur d’université Stanley O. Ikenberry et professeur de microbiologie au Centre d’études avancées de l’université de l’Illinois (Champaign-Urbana), où il travaille depuis quarante ans. Il a reçu une formation de biophysicien et de biologiste moléculaire. Il se considère comme un biologiste moléculaire à la recherche de la biologie. Par conséquent, sa carrière a été consacrée à l’utilisation de méthodes moléculaires pour aborder les problèmes de l’évolution des espèces.

Ses réalisations les plus remarquables ont été la détermination de l’arbre phylogénétique universel, par l’analyse des séquences moléculaires, et la découverte des archées, la prétendue « troisième forme » de vie. Ces travaux lui ont valu de nombreuses récompenses, dont le prix John D. et Catherine T. MacArthur, la médaille Leeuwenhoek 1990 (Académie royale des Pays-Bas), le prix Waksman (Académie nationale des sciences des États-Unis) et le prix Crafoord (Académie royale suédoise). Il travaille actuellement sur l’évolution de l’organisation cellulaire.

 

Q : Pourquoi êtes-vous devenu un scientifique ?

Carl Woese : Je devais le faire. Il n’y avait pas d’autre moyen de faire face à mon monde. Difficile à expliquer cependant, car l’enfant qui a pris cette décision était trop jeune pour la verbaliser. Il semblait y avoir deux mondes, celui de la nature et celui des gens. Le premier était vaste, merveilleux, impénétrable, effrayant, excitant, séduisant, toujours en mouvement, mais néanmoins doté d’une cohérence immuable – c’était une pierre de touche de la vérité qui ne se démentait jamais. Le monde des hommes était à l’opposé : incohérent, toujours arbitraire, plein de contradictions, anthropomorphisant, indigne de confiance – presque dépourvu de vérité. Grandir était une quête continuelle de la vérité. J’ai fini par la trouver dans les mathématiques et les sciences ; le « q.e.d. » [quod erat demonstrandum, l’équivalent en latin de « ce qu’il fallait démontrer » (CQFD)] de la géométrie et les lois de Newton étaient comme un abri douillet au cœur de la tempête.

La raison pour laquelle je suis devenu biologiste n’est pas claire, cependant. Je n’avais aucun intérêt scientifique pour les plantes et les animaux et je n’ai suivi qu’un seul cours de « bio » (biochimie en dernière année) à l’université. Cependant, un jeune professeur de physique nommé Bill Fairbank – qui est devenu par la suite un physicien de classe mondiale spécialisé dans les basses températures – m’a conseillé de ne pas m’orienter vers la physique, mais vers le nouveau domaine passionnant de la biophysique, et de le faire à Yale, où il venait d’obtenir son diplôme. J’ai suivi ce conseil, et me voici.

Q : Quel conseil donneriez-vous à quelqu’un qui envisage de devenir biologiste ?

Carl Woese : N’étudiez pas la biologie sérieusement pour commencer. Obtenez d’abord une formation scientifique aussi large que possible. Ainsi, vous pourrez vous lancer dans la biologie avec un sens scientifique bien aiguisé et un esprit ouvert et curieux. Et lorsque vous étudiez la biologie, partez d’une base historique ; comprenez ce qui sous-tend les tendances actuelles, et donc quelles sont leurs limites. Là encore, c’est une question de perspective. La biologie d’aujourd’hui est encore régie par la perspective moléculaire du XXe siècle, qui ne voit plus aucune question importante à laquelle répondre ! Ce paradigme dépassé ne voit qu’un avenir dédié aux applications, au service de la société. C’est une perspective qui transforme la biologie en une discipline de service, en bio-ingénierie.

Q : Vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère ! Cela soulève deux questions : premièrement, qu’y a-t-il de mal à ce que la biologie devienne de la bio-ingénierie si c’est ce qui se passe ? Le génome humain est une bonne chose, n’est-ce pas ?

Carl Woese : Rien de mal avec la bio-ingénierie en soi. Ce qui est mauvais, c’est quand la bio-ingénierie en vient à définir la biologie. Les physiciens le comprennent : il y a longtemps, la physique s’est officiellement divisée en deux disciplines alliées, la physique fondamentale et l’ingénierie. Ce qui était formellement reconnu en physique doit maintenant être reconnu en biologie : la science a une double fonction. D’une part, elle est au service de la société, s’attaquant aux problèmes appliqués posés par la société. D’autre part, elle fonctionne comme l’enseignante de la société, aidant cette dernière à comprendre son monde et elle-même. C’est cette dernière fonction qui fait effectivement défaut aujourd’hui.

Q : Quelles sont ces « importantes questions non résolues » auxquelles vous faites allusion ?

Carl Woese : Un changement de perspective est nécessaire pour les voir. La biologie du XXe siècle a été dominée et définie par une perspective mécaniste/réductionniste. Pour la biologie moléculaire – et la génétique avant elle – comprendre la biologie, c’était comprendre ses divers éléments, et seulement cela. Toute la beauté et la complexité du monde vivant découlent entièrement des molécules qui se mélangent pour nous donner des cellules, et ainsi de suite. Rien de nouveau n’a été ajouté en cours de route ! C’est un point de vue qui date du XIXe siècle, de la physique du XIXe siècle. La biologie du XIXe siècle, l’ère de Darwin, voyait les choses très différemment ; la biologie de Darwin était une biologie d’organismes entiers, de phénomènes émergents. Le réductionnisme de Procuste a éliminé tout cela. L’évolution a été considérée comme une série d’accidents historiques idiosyncrasiques et inintéressants, son étude étant une diversion pittoresque et scientifiquement sans importance. La véritable biologie se trouvait dans les parties de l’organisme, et non dans le parcours idiosyncrasique par lequel l’organisme est devenu ce qu’il est. « Tout est dans les gènes ! » est le cri de guerre de la biologie moderne. La colonie de fourmis est-elle entièrement dans la reine des fourmis (et ses gènes) ? Le langage humain est-il dans les gènes humains ?

Q : La biologie doit retourner « dans le futur », là où Darwin s’est arrêté ! Ne serait-ce pas demander à la biologie d’abandonner ses fondements dans les sciences physiques ?

Carl Woese : Pas du tout ! La « physique » de la biologie a toujours été une physique classique, maintenant dépassée. La biologie moderne a besoin d’une physique moderne ! Alors que la physique classique et le réductionnisme moléculaire mécaniste se sont heurtés au mur de la biocomplexité, la physique et les mathématiques modernes se délectent de cette complexité impénétrable, de l’auto-organisation émergente. Voici la physique pour une biologie du XXIe siècle. La biologie traditionnelle, la biologie génomique, fournissent des quantités de données qui pourraient prendre un sens profond dans un cadre de systèmes dynamiques complexes. Il suffit que la biologie dominante réalise que sa Yellow Brick Road [1] se trouve juste devant ses yeux.

Les « questions importantes » auxquelles la biologie du XXIe siècle est confrontée découlent toutes d’une seule et même question, celle de la nature et de la génération de l’organisation biologique – le problème quintessentiel des systèmes complexes. Oui, Darwin est de retour, mais en compagnie d’un groupe de scientifiques formés différemment et plus puissamment, qui peuvent voir beaucoup plus loin dans les profondeurs de la biologie que ce qui était possible jusqu’à présent. Il ne s’agit plus d’une vision de l’évolution sous la forme de « 10 000 espèces d’oiseaux » [2] – l’évolution vue comme une procession de formes. On s’intéresse désormais au processus d’évolution lui-même.

Je vois la question de l’organisation biologique prendre deux directions importantes aujourd’hui. La première est l’évolution de l’organisation cellulaire (protéique), qui comprend des sous-questions telles que l’évolution de l’appareil de traduction et du code génétique, ainsi que l’origine et la nature des hiérarchies de contrôle qui règlent avec précision et mettent en relation la panoplie de processus cellulaires qui constituent le métabolisme. Elle comprend également la question du nombre de types cellulaires de base qui existent aujourd’hui sur terre : toutes les cellules modernes sont-elles issues d’une seule organisation cellulaire ancestrale ?

La deuxième grande orientation concerne la nature de l’écosystème mondial. Il s’agit d’un problème à la fois très pratique (urgent) et très fondamental, impliquant une organisation biologique à un niveau supérieur à celui de la cellule ou de l’organisme. Les bactéries sont les organismes majeurs de cette planète – à la fois en nombre, en masse totale, en importance pour les équilibres globaux. Ainsi, c’est l’écologie microbienne qui importe le plus ; c’est l’écologie microbienne qui est la plus intimement liée à l’extérieur de la terre. Et c’est l’écologie microbienne qui a le plus besoin d’être développée, à la fois en termes de faits nécessaires pour la comprendre et en termes de cadre pour les interpréter.

Q : Compte tenu de vos opinions peu orthodoxes, je suis sûr que le lectorat aimerait en savoir un peu plus sur qui vous êtes en tant que scientifique.

Carl Woese : J’ai eu une scolarité très classique (et sans intérêt) : un Américain qui a grandi pendant la dépression et la Seconde Guerre mondiale ; école publique, suivie d’une année d’école militaire, puis de deux années d’école préparatoire. Un baccalauréat au Amherst College ; un doctorat en biophysique à Yale ; une école de médecine. J’ai vagabondé scientifiquement pendant les cinq années suivantes ; au laboratoire Knolls de General Electric pendant les quatre années suivantes. J’ai atterri à l’Université de l’Illinois en 1964. J’y suis resté depuis.

J’ai travaillé comme un biologiste moléculaire classique – sur le code génétique, sur la nature de la traduction – à une exception près : les biologistes moléculaires pouvaient faire de la biologie sans tenir compte de l’évolution, ce qui n’était pas mon cas. Personne ne m’a appris cela ; c’était juste une évidence intuitive. On ne peut pas comprendre le gène sans comprendre la traduction, et on ne peut pas comprendre la traduction sans comprendre son évolution. Les décennies suivantes ont été consacrées à la détermination d’un cadre phylogénétique universel dans lequel on pouvait commencer à étudier l’évolution de la traduction et de la cellule primitive elle-même.

Q : Quelles figures scientifiques vous ont inspiré ?

Carl Woese : Mon mentor Ernest Pollard, pour commencer. Ernie, comme tout le monde l’appelait, était une source d’inventivité et d’inspiration. Il avait été formé au laboratoire Cavendish de Cambridge (Royaume-Uni) par Chadwick, ce qui faisait de lui le petit-fils intellectuel de Rutherford. C’est cette perspective qu’il m’a enseignée. Ensuite, G.G. Simpson. Son point de vue « tempo & mode » [rythmes et modalités] a été ma première véritable introduction à l’évolution. Nous avons finalement constaté que le tempo & mode était valable au niveau des micro-organismes. C’est une propriété universelle du processus d’évolution ! Puis il y a eu Francis Crick, la figure la plus charismatique de la biologie du XXe siècle ; cependant, j’ai davantage appris en marchant sur ses talons qu’en suivant son exemple.

Mais, plus le temps passe, plus je pense à D’Arcy Thompson et à la grande tradition de la forme biologique qu’il représentait. Et puis, bien sûr, Darwin, dont j’ai découvert les écrits assez tard, mais vers lequel je me tourne de plus en plus, à mesure que mon incursion dans l’évolution s’approfondit.

Q : Comment a-t-il pu avoir raison sur tant de choses ?

Carl Woese : C’est vraiment incroyable ! Qui a été la figure la plus importante de la biologie du XXe siècle, et pourquoi ? Sans aucun doute, Frederick Sanger, le développeur de la méthode du séquençage macromoléculaire. Il a fait preuve de clairvoyance bien avant que d’autres ne s’en rendent compte. Si le séquençage moléculaire n’a pas caractérisé la biologie du XXe siècle, il l’a rendue possible. Et il permet aujourd’hui à la biologie de se libérer de ses chaînes moléculaires. Le séquençage moléculaire est la technique ultime de la biologie.

Q : Quelle est l’importance de la relation entre la biologie et la société ?

Carl Woese : Elle est de la plus haute importance ; cela devrait être un sujet de profonde préoccupation pour tous les biologistes, les philosophes des sciences, les dirigeants politiques. Et je ne vois pas qu’elle soit prise très au sérieux par aucun d’entre eux. L’interaction entre la biologie et la société se construit mutuellement – très fortement à ce stade particulier. Pourtant, l’interaction qui existe actuellement entre elles n’est rien de moins qu’une lutte intestine. La biologie d’aujourd’hui est conceptuellement faible ; elle ne se connaît pas elle-même. Dans les mains de la société, elle est une sorte de pâte à modeler. La biologie se met dans une condition subordonnée, elle se réjouit de devenir le génie de la société. Et la société lui demandera en conséquence de plus en plus de miracles : « l’Homme-médecine-miracle » est en gestation. Une agriculture utopique est en cours d’élaboration. Une agriculture utopique est en cours d’élaboration, un environnement artificiel est en cours d’élaboration. Un monde maintenu en place par tant de doigts dans tant de digues [3].

Biologie, connais-toi toi-même ! Respectez votre part du marché avec la société ; fournissez-lui les conseils, la compréhension du vivant, dont elle a tant besoin. L’humanité a besoin de se comprendre comme étant partie prenante du flux évolutif qu’est la vie.

 

Interview publiée dans Current Biology, vol. 15, n°4, 2005.

 

Traduction Jacques Hardeau, novembre 2021.

 


[1] Yellow Brick Road – route de briques jaunes : suite d’actions ou série d’événements considérés comme un chemin vers un résultat ou un objectif particulièrement positif ou attendu. Cette phrase fait allusion à la route pavée de briques jaunes qui mène à la Cité d’Émeraude, décrite pour la première fois dans le roman fantastique pour enfants Le Magicien d’Oz ; NdT

[2] Estimation du nombre total des espèces d’oiseaux ; NdT.

[3] A world held in place by so many fingers in so many dikes. L’expression Finger in the Dike provient d’une légende populaire concernant un jeune garçon néerlandais, pays où une grande partie des terres se trouve sous le niveau de la mer. Par conséquent, le pays possède de nombreuses digues pour protéger ses habitants des inondations. Dans l’histoire, un petit garçon voit une petite fissure dans un barrage. Il sait que si personne ne répare cette fuite, la fissure va s’agrandir et le barrage va se rompre, entraînant la mort de nombreuses personnes. Il décide d’arrêter la fuite en mettant son doigt dans le trou du barrage et il reste là toute la nuit jusqu’à ce que les adultes le trouvent et réparent le trou. Woese semble ici vouloir dire que l’édifice de la civilisation, de plus en plus complexe, ne peut se soutenir sans des béquilles de plus en plus nombreuses et sophistiquées ; NdT.

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