Cédric de Queiros, Lettre ouverte de solidarité entre les métiers, 2014

En soutient aux éleveurs condamnés dans le Tarn pour le refus de puçer leurs animaux, diverses lettres ont été envoyées aux administrations chargées de ces contrôles, dont celle qui suit, d’un plombier-chauffagiste habitant en Creuse…

Monsieur,

J’apprends que les services sous votre autorité ont condamné Nathalie Fernandez et Laurent Larmet, éleveurs dans le Tarn, à une suppression de primes agricole et à une lourde amende, pour « défaut d’identification » de leurs bêtes. J’ai suivi avec intérêt les diverses prises de positions de ces personnes et de leurs amis contre le puçage électronique des troupeaux, et plus généralement la dégradation de leur métier induite par les nouvelles technologies et les diverses politiques de gestion de l’agriculture.

De toute évidence, ce dont il s’agit ici n’a rien à voir avec une fraude motivée par des questions d’argent. C’est pour un choix à la fois moral et politique que ces personnes sont condamnées. Je ne suis pas éleveur ni agriculteur mais je me sens néanmoins concerné au plus haut point par les questions soulevées par madame Fernandez et monsieur Larmet ; et je me flatte de ne pas être le seul dans ce cas.

Je suis de mon métier artisan du bâtiment (plombier-chauffagiste plus exactement). Rien à voir a priori avec la situation des sus-nommés. Eh bien, toutes les grandes organisations avec lesquelles je dois bien être en relations quasi quotidiennes dans mon travail m’enjoignent, et me contraignent de plus en plus, de ne me m’adresser désormais à elles que via le réseau Internet : administrations d’État, fournisseurs, banques… La relation directe avec un être humain se fait toujours plus rare, et quand il y a encore un numéro de téléphone, c’est généralement celui d’une plate-forme téléphonique plus ou moins automatisée.

Les employés qui livrent mes chantiers sont désormais suivis en temps réel par GPS – littéralement puçés. Et chaque marchandise livrée est désormais elle-même équipée d’une puce et d’un identifiant « personnel » pour la fameuse traçabilité. Les « erreurs humaines » et égarements divers ne sont pas évités, mais ils donnent lieu désormais à de ubuesques recherches et « remédiations » : « votre boîte de vis est au dépôt de Brive ».

J’ai choisi ce travail – puisqu’il faut bien, dans cette société, gagner de l’argent pour vivre – parce qu’il consistait, pensais-je, à fabriquer des choses relativement utiles pour tout un chacun, en exerçant un savoir-faire qui a sa beauté, et en restant relativement maître de ma manière de travailler. Qu’en est-il aujourd’hui en réalité ?

Ce métier, comme tant d’autres qui n’ont pas purement et simplement disparu, se transforme à un rythme effréné; de nouveaux matériaux et appareillages apparaissent sans cesse – toujours plus technologiques, toujours plus rapidement obsolètes, répondant à des besoins souvent discutables ; enfin demandant toujours moins de savoir-faire pour leur mise en œuvre – ou plus précisément remplaçant toujours davantage le type de connaissance propre à l’artisan (dans le sens originel du mot), par des logiques soit d’ingénieur, soit d’» ouvrier spécialisé », de simple exécutant instruit par les publicités des fabricants.

On ne parle plus guère de « travailler dans les règles de l’art », mais des DTU sans cesse renouvelés, des normes «ISO-machin», des certifications «Quali» – ceci ou cela, où l’on nous explique comment faire tourner tel logiciel informatique – et surtout comment vendre telle nouvelle marchandise dernier cri.

On nous chauffe les oreilles avec les dernières réglementations françaises ou européennes toujours plus contraignantes (par exemple dans mon domaine la déjà proverbiale « Réglementation thermique 2012 ») ; et toujours bien sûr au nom du progrès, de la qualité et de la santé, de l’écologie et du sauvetage de la planète. Comme si la déchéance des métiers, la camelote généralisée, et le bousillage de notre monde pouvaient être contrebalancés par un surcroît de bureaucratie et de normes.

Les conséquences du déferlement technologique actuel, et de la bureaucratisation qui l’accompagne, sont tout aussi sensibles dans mes relations avec mes clients. Il est de moins en moins possible aujourd’hui de proposer un devis à un client potentiel sans que celui-ci ne rétorque qu’une autre entreprise, quelque part (c’est à dire sur l’Internet) propose les mêmes marchandises (plus rarement les mêmes prestations) à un prix très inférieur. Quoi qu’en dise l’omniprésente propagande « néolibérale », cette exacerbation de la concurrence n’apporte pas seulement des avantages aux consommateurs : elle conduit aussi à ce que soit produit n’importe quoi, n’importe comment ; à tirer toujours plus, en même temps que les prix, la qualité vers le bas. Sans parler des ravages psychiques, sociaux et environnementaux qu’entraîne cette ambiance générale de guerre à outrance de tous contre tous.

Tout le monde sait que la majorité des agriculteurs et particulièrement des éleveurs vivent désormais largement des subventions de l’État. On sait moins qu’il en est de même pour les entreprises du bâtiment. Personnellement je ne suis pas directement concerné par les constructions d’» infrastructures » et autres « grands travaux » pourvoyeurs du BTP. Mais même à ma modeste échelle, l’argent de l’État finance directement une part de plus en plus importante des chantiers de mes clients : crédits d’impôts, prêts à taux préférentiels, subventions diverses à l’amélioration de l’habitat, aux « mises aux normes » thermiques et autres. C’est notamment de tout cela que vivent les entreprises du bâtiment aujourd’hui.

Cette emprise croissante des administrations n’est pas sans conséquences pour les clients qui, pour toucher le pactole, doivent accepter que des normes et des procédures – y compris des logiciels, de calcul thermique par exemple – viennent pour partie décider à leur place de comment il convient d’aménager leur habitation, et donc, à la limite, de comment il convient d’y vivre. S’ajoute à cela que les bénéficiaires des subventions doivent généralement faire l’ensemble des travaux en une fois, et qu’ils sont incités à les réaliser à une échelle qu’ils n’auraient sans doute pas choisie d’eux-mêmes ; tout cela avec de l’argent qui en fait n’est pas à eux. Bref, tout les encourage à consommer le plus possible, à vivre en somme « au-dessus de leurs moyens »… comme dans tous les domaines de notre société.

La construction ou l’aménagement d’une maison, qui devrait être le moment par excellence de la sagesse, de la pensée dans la durée, devient ainsi le lieu du provisoire et de la courte vue, du caprice et de la mode : notre société sans avenir est parfaitement incapable de concevoir, de construire, en pensant au long terme, et donc en faisant preuve de mesure.

Bien sûr, le but réel de ces multiples et proliférant financements étatiques, comme d’ailleurs des normes sans cesse renouvelées qui les accompagnent, ou des continuelles innovations techniques – qui entraîne mécaniquement l’obsolescence de l’innovation antérieure – est de faire consommer un maximum de marchandises et services, bref de faire tourner l’économie.

Imaginez le cauchemar pour un économiste que seraient des maisons qui, une fois construites ou aménagées, ne demanderaient plus aucune intervention d’importance pendant des décennies…

L’horizon de plus en plus rapproché de cette sophistication technique continue dans le secteur du bâtiment, c’est la domotique, et désormais la maison connectée : c’est de produire des maisons-machines. Inventez la vie qui va avec !

 

Voilà qui rappelle l’élevage moderne et sa zootechnie, pour qui ce sont les animaux qui sont des machines.

Une telle atmosphère générale, de telles contraintes on ne peut plus concrètes, ne sont pas sans conséquence pour qui souhaitait simplement « fabriquer des choses utiles, en exerçant un savoir-faire, et en restant maître de sa manière de travailler » – aspirations bien modestes, bien loin d’être révolutionnaires, bien loin d’être suffisantes. (Bien sûr l’immense majorité des entrepreneurs n’ont, j’imagine, pas ce genre de préoccupation : tant qu’il y a de l’argent à se faire…)

J’estime que ces quelques remarques sur l’exercice actuel de mon métier, suffiront à faire comprendre, à n’importe qui de bonne foi – à quiconque n’est pas payé pour se fermer les yeux – que j’ai d’excellentes raisons d’être solidaire de Nathalie Fernandez et Laurent Larmet, éleveurs dans le Tarn, condamnés pour le refus du puçage de leur troupeau.

C’est bien le même monde, cette société industrielle devenue visiblement folle, nihiliste, qui produit et veut nous imposer ses marchandises, ses procédures, son travail ; qui nous déshumanise et nous étouffe, qui nous prive de notre liberté et est, quoi que l’on nous dise, parfaitement irrationnelle, ou plus précisément soutient une définition de la raison qui n’est pas humaine, qui n’est pas heureuse pour les êtres humains : une rationalité de machine ; une rationalité qui a produit la vache folle, la grippe aviaire, les cancers de masse, qui a fabriqué la centrale de Fukushima et celles qui nous sauteront demain à la gueule.

Cédric De Queiros, Bournazeau, 23250 Saint-Georges-La Pouge

 

(Lettre reçue par le Collectif Faut Pas Pucer, Le Batz, 81140 St-Michel-de Vax)

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