Geneviève Pruvost, Entretien avec Veronika Bennholdt-Thomsen, 2023

La perspective de la subsistance

Alors que l’écoféminisme connaît un regain en France depuis les années 2010-2020, il est resté centré sur un corpus principalement anglophone et n’est pas immédiatement rattaché aux études intersectionnelles et décoloniales. Or il existe un versant allemand du féminisme matérialiste des années 1970-1990 qui a pour singularité d’avoir placé le travail paysan, le travail domestique et l’appropriation du monde vivant au cœur des exploitations patriarcales.

Veronika Bennholdt-Thomsen, née en 1944 à Seefeld, est l’une des figures majeures de ce courant écoféministe anticapitaliste : anthropologue et sociologue, elle est co-fondatrice avec les sociologues allemandes Maria Mies et Claudia von Werlhof, de « l’école de Bielefeld ». Dès la fin des années 1970, ces trois chercheuses et activistes ont vécu, milité et effectué des recherches sur le Mexique, l’Inde et le Venezuela. Elles défendent alors une perspective originale sur la subsistance en pleine politique de développement. Loin d’en appeler à l’émancipation par l’intégration à la société salariale et à l’industrialisation, elles réhabilitent la matérialité du travail des femmes, des paysannes du Sud et du Nord, en tant que travail créant des liens communautaires permettant de résister à la marchandisation. L’altermondialiste écoféministe indienne Vandana Shiva, qui milite contre les OGM et le biopiratage du vivant et la politiste italo-états-unienne Silvia Federici, qui a milité pour un salaire ménager et la réhabilitation de la figure de la sorcière, soutiennent également cette approche.

Dans les années 1990, ce féminisme décolonial et altermondialiste qui s’inscrit dans le sillon de Rosa Luxemburg et les féminismes du Sud est éclipsé à l’université de Bielefeld par les gender studies qui ne militent pas à cette époque contre la mondialisation économique. Veronika Bennholdt-Thomsen obtient certes une chaire provisoire de sociologie à l’université de Bielefeld de 1975 à 1988 mais elle ne sera jamais titularisée. Elle a pourtant fait un doctorat remarqué en anthropologie sur les paysans et fermiers mexicains dans les années 1970 (Bauern in Mexico, Frankfurt, Campus Forschung, 1982) et a organisé le congrès sur le travail des femmes avec un millier de participantes en 1983, publié dans l’ouvrage Women. The last colony (London, Zed Books) en 1988. Elle repart alors au Mexique enquêter sur la société matrilinéaire de Juchitán (Juchitán – Stadt der Frauen, Rowohlt, 1997), puis elle mène une enquête collective sur les circuits économiques régionaux et les réseaux d’entraide dans des villages de Westphalie de l’Est. Elle a publié des ouvrages majeurs sur la perspective de subsistance dont un ouvrage co-écrit avec Maria Mies en 1997 qui vient d’être traduit (La subsistance, éditions La Lenteur, 2022).

Veronika Bennholdt-Thomsen a dédié toute sa vie à l’alternative de la subsistance avec des programmes d’enseignements théoriques et pratiques : elle a co-fondé le programme « Women in Development » à l’institut de Social Studies de La Haye qui s’est maintenu jusqu’en 1983 ; elle a également fondé l’institut pour la théorie et la pratique de la subsistance à Bielefeld en 1995 ; enfin elle a créé en 1998 un cours à l’Institut universitaire de l’aménagement rural à Vienne où elle enseigne encore aujourd’hui.

Geneviève Pruvost : Pourriez-vous définir ce que vous entendez par subsistance ?

Veronika Bennholdt-Thomsen : « Subsister », est ce dont nous avons besoin pour vivre, « pour que la vie continue », comme le disait la mère paysanne de Maria Mies, Gertrud Mies. En latin, subsistere signifie « ce qui subsiste par soi-même ». Cela fait référence à un processus qui se poursuit grâce à la force vitale donnée. Les êtres humains sont conçus comme faisant partie de l’ensemble de ce processus. Dans notre livre de 1997, La subsistance, Maria Mies et moi-même avons défini le terme de la manière suivante : « la production de subsistance ou production de la vie inclut tout travail servant à la création, à la perpétuation et à l’entretien direct de la vie sur Terre et qui n’a pas d’autre objectif que lui-même. C’est pourquoi la production de subsistance s’oppose à la production de marchandises et de plus-value. La production de subsistance aspire à la vie, la production de marchandises à l’argent qui “produit” toujours plus d’argent, autrement dit à l’accumulation du capital. Dans ce mode de production, la vie est en quelque sorte un effet secondaire » (Bennholdt-Thomsen, Mies 2022, p. 57-58).

La subsistance, c’est ce dont nous avons besoin pour survivre au quotidien : la nourriture, les vêtements, un toit sur la tête, ainsi que les soins pour les jeunes, les personnes âgées, et la sociabilité. La subsistance est simplement la manière dont les gens produisent et reproduisent leur propre vie au quotidien et dont le processus se trouve entre leurs mains, matériellement et socialement. En d’autres termes, nous avons toutes et tous une expérience pratique du travail et de la production de subsistance, même si c’est de manière très différente et à des degrés divers. Cette richesse de la pratique de la subsistance est le réservoir dans lequel nous pouvons puiser pour adopter une perspective de subsistance, même au XXIe siècle.

La particularité de la théorie de la subsistance réside dans le fait qu’elle réunit la question des femmes, la question écologique et la question économique. Le mode de pensée du XIXe siècle européen avait séparé ces trois domaines en plaçant l’économie en position de suprématie et en tablant sur une croissance illimitée. Cette vision du monde est toujours d’actualité : le processus naturel de la reproduction est nié. Tout se passe comme si les processus vivants de ce qui advient et disparaît n’existaient pas et étaient évincés de la connaissance. Le mépris du féminin fait partie du bagage moral et éthique du productivisme.

Nous nous heurtons ainsi directement à la contradiction ou au dilemme selon lequel la subsistance n’est pas perçue à la hauteur de son importance et de son omniprésence, pourtant réelles. Le travail et la production de subsistance ne sont pas perçus comme du travail dans notre système de valeurs, qui est calibré sur le travail salarié et les revenus monétaires, et non sur l’utilité concrète et immédiate. En ce sens, le travail de subsistance est invisible. Parmi les femmes de milieu rural que nous avons interviewées en 2005 dans le cadre d’un projet derecherche sur l’économie dans la région de Warburger Börde, certaines nous ont raconté comment leur mari les décourageait dans leurs efforts pour amener sur la table les produits qu’elles avaient cultivés elles-mêmes dans leur jardin (Baier, Bennholdt-Thomsen et Holzer 2005).

La question de savoir si la subsistance deviendra une perspective d’avenir au XXIe siècle dépend essentiellement de l’évolution de la perception que l’on en a, tant dans la pensée quotidienne que dans le discours scientifique. Nous sommes tous et toutes les enfants de notre époque et de la culture du progrès fondée sur l’économie de croissance. Celle-ci s’est infiltrée dans tous les pores de notre société et certaines prétendues alternatives sont trop clairement marquées par son esprit dont le mot-clé est la « croissance durable ».

Cinquante-et-un ans après Les limites à la croissance (Meadows, Randers et Behrens 1972), vingt-sept ans après la large réception de l’étude du Wuppertal Institut Zukunftsfähiges Deutschland (Allemagne durable) et quarante ans après des débats intensifs sur la perspective de la subsistance, avec des publications pertinentes dans de nombreuses langues et un nombre impressionnant de projets pratiques, la réaction majoritaire est finalement toujours la même : « Cela signifie quand même un retour à l’âge de pierre » ou « Nous ne pouvons pas faire tourner la roue du progrès en arrière ». À quoi sont dues ces barrières persistantes ? Qu’avons-nous fait de mal dans la transmission ? Car si les points de vue des gens changent, si leurs souhaits et leurs croyances changent, alors le monde change.

GP : Vous avez proposé un schéma de l’économie patriarcale capitaliste qui est très parlant.

VBT : Nous avons utilisé un symbole éprouvé de notre raisonnement pour la perspective de subsistance : le modèle de l’iceberg. Il s’agit de représenter les activités de subsistance dans la société actuelle, structurée de facto par le travail salarié, par la division hiérarchique du travail entre hommes et femmes, et dominée par le marché mondialisé.

 

Figure 1 : L’iceberg de l’économie patriarcale capitaliste

 

Comme un iceberg dont la plus grande partie est immergée, la majorité de l’économie est invisible si l’on se cantonne au cadre de la conception dominante de l’économie. Pourtant, la pointe relativement petite du travail salarié repose sur tout le reste : un immense travail de production accompli par les paysans et paysannes, par le travail domestique des femmes, par le travail des colonisé.es et ex-colonisé.es, dans l’économie dite informelle, par la nature elle-même.

Dans notre étude sur le Warburger Börde en Rhénanie du nord-Westphalie, nous avons montré l’importance des activités de subsistance en prenant l’exemple du village de Körbecke, qui reste remarquablement bien équipé en commerces de détail et en entreprises artisanales. On y trouve également un nombre particulièrement élevé de fermes. Nous avons dressé la liste des activités économiques et de leurs conditions sociales sous la forme d’un iceberg pyramidal sur un panneau d’affichage qui a été présenté dans le cadre de l’exposition des résultats de nos recherches. Le schéma montre que si l’infrastructure de commerces et de fermes à Körbecke (814 habitants) est toujours aussi bonne, c’est parce qu’elle est soutenue par les liens sociaux communautaires et l’économie informelle.

L’exposition a attiré un nombre impressionnant de visiteur.ses qui nous ont dit : « Votre présentation nous fait du bien ! ». Que s’est-il passé ? Nous avons mis au premier plan lasubsistance que les gens aiment pratiquer, qu’ils et elles apprécient, aussi et surtout parce qu’elle se déroule localement, régionalement, de manière conviviale et en relation avec les voisins. Et nous lui avons attribué une valeur qui lui déniée habituellement.

Bien que le sentiment positif à l’égard de la subsistance soit très puissant, nous ne disposons pas de catégories à connotation positive pour représenter les relations de subsistance en termes économiques et compréhensibles. Au lieu de cela, nous avons recours à des catégories qui prétendent avoir la raison économique de leur côté. En contradiction avec notre affirmation selon laquelle la production de subsistance et la cohésion communautaire maintiennent la région en vie sur le plan économique et social, nous utilisons des termes qui postulent en fait exactement le contraire. On parle de « capital social », alors qu’en réalité, le capital sape les liens sociaux communautaires. On parle d’économie « informelle » ; or ce mode de présentation contient finalement un jugement de valeur dont témoigne la création idéologique du couple de termes « formel / informel », « sous-développement/ développement » : dans les sociétés de production-consommation, la partie inférieure de l’iceberg n’a de la valeur que parce qu’elle porte la pointe. Le flux de prestations, d’énergie, de connaissances, etc. va du bas vers le haut.

Le travail, y compris le travail de subsistance, est conçu comme devant être effectué du nord au sud sous la forme du travail salarié dont la généralisation, en tant que modèle de base de notre socialisation, s’est achevée au cours des dernières décennies. Le nombre de paysans et de paysannes, de petits artisans et artisanes indépendantꞏes, ainsi que de commerçant.es est désormais infime. En Allemagne en 2021, près de 50 % des actif.ves sont des femmes.

GP : La perspective écoféministe que vous défendez va à l’encontre du principe d’émancipation par le salariat.

VBT : Contrairement aux prévisions de développement, de progrès ou de croissance des premières décennies de développement, la dépendance croissante à l’égard du travail salarié n’entraîne pas une formalisation accrue de celui-ci. Ce que l’on considérait comme le prototype de la relation de travail formelle, la relation de travail dite normale, l’emploi salarié stable, socialement assuré et à plein temps, est en voie de disparition, y compris en Allemagne. En revanche, les petits boulots, le travail à temps partiel, le travail socialement mal assuré, les faux indépendantꞏes, les contrats à durée déterminée, etc. sont en nette augmentation. Ce sont majoritairement des femmes qui travaillent dans ces conditions, mais aussi de plus en plus d’hommes. Les salaires réels baissent, tout comme la disposition à accepter des compromis pour travailler plus et gagner moins. Les conditions exceptionnelles créées dans les zones franches d’exportation, pour que le capital y investisse, se mondialisent également dans le Nord avec le mot d’ordre de la sécurisation de la vie économique.

Considérons cette évolution du point de vue de la théorie de la subsistance. Ma thèse à ce sujet est la suivante : l’aveuglement et le mépris à son égard, c’est-à-dire envers le travail et la production de subsistance réels qui permettent de vivre, associés au mépris à l’encontre des revenus salariaux et monétaires, ont permis au travail salarié de se généraliser sans résistance notable des travailleur.ses. En raison de cette généralisation, le rapport salarial correspond désormais à une situation totalitaire. La marge de manœuvre des salarié.es dans leurs négociations avec le capital est donc presque auto-infligée, elle est extrêmement faible. Ainsi, l’informalisation actuelle du travail salarié, qui est dans l’intérêt du capital, peut être imposée sans trop de bruit.

Mais que la situation soit ou non contrainte, pourquoi observe-t-on une rupture aussi flagrante avec la conception prolétarienne d’un salaire juste ? En 2003/2004, il a été ainsi annoncé en Allemagne que les chômeur.ses de longue durée devraient travailler pour seulement un euro par heure, en plus de leur maigre allocation de base. Pourquoi cela n’a-t-il pas provoqué un cri d’indignation collectif, et ce même chez les personnes syndiquées ? La raison qui se cache derrière de telles lois ne correspond pas seulement, loin s’en faut, aux intérêts du capital. Cela tient à une culture que tout le monde partage plus ou moins en Allemagne. Le développement néolibéral de l’informalisation du travail salarié est possible grâce à un système de valeurs de la civilisation occidentale qui les unit tous : ses pierres angulaires sont la hiérarchie patriarcale, d’une part, et l’idéologie colonialiste du développement, d’autre part.

La clé de voûte de ce système est le mépris de la subsistance. Le travail salarié n’est pas considéré comme un complément inévitable du travail de subsistance, c’est le travail de subsistance qui est vu comme le complément inévitable du travail salarié. L’idée selon laquelle « salaire = existence » est devenue prépondérante au cours de l’extension du travail salarié et ce, au détriment des formes autonomes d’organisation du travail. L’existence, ce n’est plus de la nourriture, un toit sur la tête, une communauté qui prend soin de vous, ce n’est donc plus la « matière » concrète qui donne la vie, mais le revenu salarial et monétaire. On peut également voir les choses à l’envers : cette conception de l’existence et des moyens de subsistance, abstraite du matériel et du concret, a permis la pénétration du salariat dans tous les domaines de travail de se dérouler ainsi – dans la maison, dans le quartier, dans l’agriculture, le soin des jeunes, des personnes âgées et des malades. Au centre de ce système de valeurs se trouve la marchandise, en premier lieu la soumission à la transformation de la force de travail en marchandise, suivie par l’engagement actif pour la transformation ou l’indifférence à la transformation de toutes les choses, des services, du savoir, des conditions naturelles et des biens communs en marchandise.

Ainsi en ce début de XXIe siècle, sommes-nous arrivé.es à une situation où les domaines non marchands se réduisent comme peau de chagrin. Nous assistons, notamment dans les métropoles, à une sorte de délabrement de la subsistance : en termes de temps, parce que nous avons de moins en moins de temps pour les tâches et les attentions du quotidien ; en termes d’espace, parce que la construction de logements ne prévoit plus de lieux pour les réserves, la transformation des aliments et d’autres activités artisanales ; en termes de relations humaines, parce que les soins aux enfants et aux personnes âgées sont négligés. Et pour ce qui est de l’esthétique, si nous comparons l’habitat dans un bidonville avec du carton et de la tôle ondulée à celui dans un village avec des briques en argile et un toit de chaume, la tendance à la paupérisation du secteur de la subsistance nous saute aux yeux.

Comment la science peut-elle contribuer à ce que nous nous tournions à nouveau vers la subsistance sur le plan culturel ? Ma réponse, après quarante ans de réflexion sur le sujet, est la suivante : nous devons quitter le cadre de référence de l’exploitation capitaliste. Nous devons effectuer le changement de paradigme qu’ouvre la perspective de la subsistance.

Il ne sert à rien de rester ouvert.e au dialogue dans un contexte qui se termine par des décisions insignifiantes, alors que l’air est désormais lui aussi capitalisé et que les valeurs d’émission sont négociées en bourse. Un jour, nous devrons considérer le nombre de respirations par minute comme une marchandise. Il ne s’agit plus de savoir si les activités de subsistance contribuent ou non au fonctionnement de l’économie dans le sens d’un revenu monétaire, ni dans le sens positif où elles permettent de continuer à faire fonctionner des épiceries de quartier, ni dans un sens négatif accusateur : le travail de subsistance de la femme au foyer subventionne le travail salarié et contribue donc bel et bien à la plus-value et au profit. Il s’agit plutôt de saisir, de conceptualiser enfin la richesse concrète plutôt qu’abstraite : la richesse de notre capacité à procréer ; la richesse de nous réaliser dans le monde par le travail manuel, mais aussi par le travail intellectuel ; la richesse de regarder oisivement les nuages ; la richesse de goûter l’eau fraîche ; la richesse de prendre soin des autres, de les accueillir, de leur faire des cadeaux.

GP : Ce n’est pas simple de mettre sur le même plan subsistance et procréation dans des sociétés patriarcales qui ont assigné les femmes à faire des enfants

VBT : Les intérêts divergents entre les femmes actives se sont déjà manifestés lors du congrès national « L’avenir du travail des femmes » que j’ai pu organiser avec mes étudiantes en 1983, dans les locaux de l’université de Bielefeld. Il y avait un millier de participantes mais elles ne souhaitaient que partiellement suivre notre projet militant : faire des savoirs de subsistances et des savoirs typiquement féminins et maternels le point de départ d’une économie globale structurée autrement.

Pour nous qui avions organisé le congrès, il s’agissait de mettre en évidence la double face de la construction sociale et économique de la « femme au foyer ». Nous avons souligné la force essentielle, productive et créative du travail que les femmes au foyer accomplissent quotidiennement et avons plaidé pour qu’elle soit le point de départ d’une économie féministe anticapitaliste. En même temps, nous nous sommes opposées avec véhémence au biologisme dans la construction capitaliste de la « femme au foyer » qui fait sienne cette devise : « parce qu’elle est née femme, elle doit faire la vaisselle ». La protestation contre cette idée a été le déclencheur du mouvement féministe des années 1960 et 1970. Le « débat sur le travail domestique » dominait le discours scientifique et féministe en plein essor, y compris le nôtre. Mais nous, les écoféministes de Bielefeld, n’avons pas réussi à convaincre la majorité de nos camarades de gauche pour lesquel.les l’égalité des sexes consistait à s’intégrer à la société établie, pas plus que les bourgeoises, fières de leur savoir-faire de femmes au foyer, mais qui n’osaient pas critiquer le patriarcat.

Pourtant, de notre point de vue de féministes autonomes, le statut de salariée ne change rien à la dévalorisation des activités typiquement féminines dans notre société moderne. Nous avons expliqué que la dévalorisation a d’autres racines. Nous nous sommes référées à l’intériorisation du point de vue colon par les colonisés décrite par Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs (1952). Nous avons introduit un nouveau concept analytique dans le débat, difficile à traduire en Français : la housewifization. C’est un processus qui ne touche pas seulement l’avenir du travail salarié des femmes, mais aussi l’évolution du travail salarié à l’échelle mondiale. Les migrant.es et les chômeurꞏses exercent des travaux précaires, devenus nécessaires à la quotidienneté capitaliste, comme le travail des femmes au foyer. Le soin des enfants et des personnes vulnérables, le travail domestique, le travail agricole et manuel… en résumé toutes les activités nécessaires à la vie sont dépréciées sur le plan monétaire et symbolique. De ce fait, les personnes qui en ont la charge sont méprisées.

En étendant le processus de housewifization par-delà les frontières, que ce soit de genre comme du Nord au Sud, nous voulions montrer que le capitalisme mondialisé est fondé sur l’accroissement du nombre de personnes contraintes à des bas salaires et censées continuer à travailler avec dévouement. La défense par certains syndicats des privilèges sexo-spécifiques du « chef de famille » est un leurre. La faible rémunération des femmes et des migrantꞏes ne fait qu’annoncer un processus de féminisation / dévalorisation / exploitation qui s’étend. Je milite pour des jardins partagés interculturels dans lesquels on revalorise les communs. J’enseigne à l’Institut d’aménagement rural de Vienne des cours d’économie paysanne, sur l’écoféminisme. La réappropriation de ses moyens de subsistance par tout le monde, c’est une solution vitale.

Propos recueillis, traduits et introduits par Geneviève Pruvost.

 

Geneviève Pruvost est directrice de recherche au CNRS, au sein du Centre d’étude des mouvements sociaux à l’EHESS. Elle a d’abord mené des recherches sur les femmes policières (voir notamment De la « sergote » à la femme flic. Une autre histoire de l’institution policière (1935-2005), La Découverte 2008 ; et Profession : policier. Sexe : féminin, éditions de la MSH, 2007) et, plus largement, sur la violence des femmes (voir l’ouvrage qu’elle a codirigé avec Coline Cardi, Penser la violence des femmes, La Découverte, 2013).

Depuis une dizaine d’année, Geneviève Pruvost a réorienté ses recherches du côté de l’écoféminisme. Dans ce cadre, elle a notamment codirigé avec Marlène Benquent un dossier de la revue Travail, genre et société, intitulé « Pratiques écoféministes » (42, 2019) et publié un ouvrage revenant sur son cheminement intellectuel dans les théories du même nom (Quotidien politique. Féminisme, écologie et subsistance, La découverte, 2021).

 

Entretien publié dans la revue
Cahiers du Genre n°74, 2023.

 

Références

Baier Andrea, Bennholdt-Thomsen Veronika, Holzer, Brigitte (2005). Ohne Menschen keine Wirtschaft. Oder Wie gesellschaftlicher Reichtum entsteht. Oekom Gesell.

Bennholdt-Thomsen Veronika, Mies Maria (2022 [1997]). La subsistance. Perspective écoféministe. Le Batz, éditions La Lenteur, traduction Annie Gouilleux et Chloé Pierre.

Meadows Donnella, Meadows Dennis, Randers JØrgen, Behrens William W. (2012 [1972]). Les limites à la croissance (dans un monde fini). Paris, Éditions de l’Echiquier.

Bund und Misereor (dir.) (1991). Zukunftsfähiges Deutschland. Basel, Birkhäuse.

 

 


Recension n°1

Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen – La Subsistance. Une perspective écoféministe, traduction Annie Gouilleux et Chloé Pierre, 2022, La Lenteur, 352 p.

 

La subsistance. Une perspective écoféministe est la traduction de l’édition anglaise (1999) de l’ouvrage de Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, originellement paru en 1997 en allemand et enrichi. Ce livre, émanation de « l’école de Bielefeld » [1], témoigne d’une orientation spécifique du féminisme marxiste, articulé à l’écologie et au postcolonialisme, ainsi que de l’écoféminisme dont les autrices se revendiqueront dans la suite des travaux de Carolyn Merchant [2]. Dans cette œuvre qui synthétise leurs recherches depuis les années 1970, les sociologues défendent la « perspective de la subsistance » à partir d’une réévaluation des économies paysannes qui assurent aux communautés et, particulièrement, aux femmes une souveraineté alimentaire soutenable, au fondement de leur autonomie. Le livre s’appuie sur le travail de terrain des deux chercheuses, en Inde pour Maria Mies et au Mexique pour Veronika Bennholdt-Thomsen, ainsi que sur de nombreux travaux en sciences sociales et témoignages qui illustrent la « guerre contre la subsistance » (p. 51) ainsi que les différentes formes de résistances qui lui ont été opposées, notamment dans les Suds. C’est une œuvre ample, à la fois sociologique et économique, qui propose des voies pour un changement social à partir d’analyses tantôt très larges (l’économie-monde depuis 1945), tantôt très fines par le biais d’études de cas.

Dans le premier chapitre, les autrices présentent la généalogie de leur approche ainsi que ses premières réceptions. Conceptualisant la subsistance, elles montrent ensuite comment « tout ce qui est en lien avec la création et la préservation immédiate de la vie a été dévalorisé », et celles et ceux qui, méprisé·es, effectuent ces « activités vitales » (p. 51). Ce renversement de la perception sociale de la subsistance, historiquement situé et relativement récent, va de pair avec l’illusion que ce sont l’argent et le capital qui « cré[ent] et entret[iennent] la vie » (p. 54) dans le cadre du marché de consommation.

Dans le chapitre 2, les autrices analysent les conditions de possibilité de la mondialisation économique néolibérale incarnée dans les institutions internationales ainsi que ses conséquences : le « progrès » des un·es ne peut se faire qu’aux dépens de ce qu’elles nomment les « colonies de l’homme blanc » (p. 77). Le concept de housewifization [3], forgé à partir de la redéfinition de la division du travail dans le patriarcat moderne, permet de décrire cette active dés-économisation du travail des femmes, de la nature, des peuples et territoires colonisés, structurellement nécessaire à l’accumulation. Les autrices contestent enfin les présupposés idéologiques du capitalisme, à l’origine de « gouffres » (p. 67) que les États-providence sont de plus en plus impuissants à combler.

Dans le chapitre 3, les autrices se concentrent sur l’agriculture, au centre de leur approche. Là où le modèle industriel intensif orienté vers l’exportation aboutit à la destruction des sols, à la faim et à une perte d’indépendance pour les femmes, elles montrent, en dialoguant avec les peasant studies, comment une agriculture paysanne diversifiée et régionalisée peut être source d’abondance et de liberté.

Dans le chapitre 4, s’inscrivant dans la lignée des travaux de Karl Polanyi [4], les autrices critiquent la naturalisation du marché comme nécessairement orienté vers la maximisation des profits, reflet de l’idéologie patriarcale. Elles montrent comment d’autres formes d’échange économique sont possibles : à Juchitán par exemple (société matrifocale au Mexique), les femmes sont au centre d’un « commerce de subsistance » (p. 224), régi par la satisfaction des besoins élémentaires et la réciprocité.

Les autrices poursuivent sur la question des villes (chapitre 5), dont la relation avec les campagnes est définie comme « parasitaire » (p. 242). Il est dès lors nécessaire de mettre en place une « économie de subsistance urbaine » (p. 244), dont les autrices trouvent des germes dans les coopératives d’auto-approvisionnement ou dans diverses initiatives de jardinage urbain.

Le chapitre 6 s’intéresse aux communs, dont la privatisation, calquée à nouveau sur le modèle de l’housewifization, connaît une nouvelle phase depuis l’avènement des biotechnologies. À l’opposé des « biens communs mondiaux » et en critiquant l’analyse de Garrett Hardin [5], les autrices plaident pour la nécessité de défendre et d’inventer de nouveaux communs inscrits dans des communautés, où peut se développer le sens de la responsabilité dans une « économie morale de subsistance » (p. 288).

Les sociologues s’intéressent ensuite au régime du salariat (chapitre 7), défini comme une conception réductionniste du travail, pourtant largement intériorisée. Ce rapport de travail sert l’idéologie patriarcale, en ce que tout ce qui relève de la nécessaire reproduction des cycles de la vie n’est pas pris en charge [6] et s’apparente, en dernier ressort, à un moyen de contrôle.

Le chapitre 8 revient sur la dépolitisation du mouvement féministe des années 1970, accentué par le choix de certaines militantes de s’intégrer aux structures de pouvoir. En critiquant vivement ce qu’elles nomment le « féminisme postmoderne », elles plaident pour une perspective émancipatrice valable pour toutes, orientée vers le respect pour la symbolique de la « mère-matière » [7] (p. 366) et la solidarité internationale.

Enfin, l’ouvrage se clôt sur une défense de la dimension politique de leur perspective (chapitre 9). Les autrices prennent position, à partir du cas des Palaos (archipel du Pacifique), pour « la politique des champs de taros » (p. 385), c’est-à-dire non séparée du travail et de la quotidienneté, fondée sur l’autogouvernement, et donnant prise à la résistance.

Contre les hypothèses du solutionnisme technologique ou du « développement de rattrapage » (p. 32), les autrices en appellent donc à un changement non seulement économique, mais également politique, moral, culturel et social, dont la clef de voûte réside dans la réappropriation collective des moyens de subsistance, indépendamment du sexe et de la classe sociale. Cette option [8], pourtant toujours d’actualité, est restée très marginale dans les champs féministes européen et états-unien, où l’assignation des femmes à la (re)production de la vie a fait l’objet de critiques concurrentes (par exemple autour de la définition du travail domestique ou reproductif entre matérialistes et marxistes) rarement doublées d’un geste de réappropriation. C’est à la faveur de la redécouverte récente des écoféminismes et de l’accentuation des problématiques écologiques [9] que ce « document historique » (p. 7) fait son entrée dans le paysage français, laissant envisager des dialogues féconds entre études de genre, environnementales et postcoloniales.

Henriette Laure

 


Recension n°2

Geneviève Pruvost – Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, 2021, Paris, La Découverte, 394 p.

 

En réponse aux aspirations d’un changement radical de société émanant des critiques du capitalisme et de la modernité industrielle, Quotidien politique investigue l’option politique qui consiste à promouvoir la quotidienneté comme terrain de lutte. L’ampleur des problèmes embrassés (inégalités sociales inextricablement locales et globales ainsi que dévastations écologiques perpétrées par les sociétés capitalistes avancées) ne plaide pas à première vue pour un tel cadrage, mais l’objet du livre est précisément de montrer que la fabrique du quotidien est un formidable levier d’action, proposé entre autres par des écoféministes dès les années 1970.

L’ouvrage se distingue par une méthodologie originale qui lui donne une tonalité singulière, empruntant les chemins des théories classiques ou dissidentes de sociologie et de philosophie politiques tout en rendant « femmage » aux manières de faire étudiées : alors qu’il est issu d’une enquête ethnographique de dix ans sur les alternatives rurales, proches de la nébuleuse écolo-libertaire et articulées à une politisation des modes de vie, Geneviève Pruvost a choisi de consacrer ce livre au versant théorique de ses recherches, pour réserver à un prochain opus les résultats empiriques. Troquant largement le terrain des ethnologues pour celui des philosophes, les lectures, elle nous livre donc ici une « enquête intellectuelle » (p. 200) guidée par des observations de longue durée.

Les deux premiers chapitres posent un certain nombre de jalons préparant l’articulation inusitée de thématiques disparates : moins écologie, féminisme et subsistance à ce stade, que vie quotidienne, systèmes techniques, démocratie, système des professions, société de consommation et capitalisme industriel. Le premier chapitre s’attache à montrer les vertus théoriques et pratiques d’une critique de la quotidienneté, à partir d’une discussion des travaux de Michel de Certeau et d’Henri Lefebvre. Non seulement la « quotidienneté critique » appelle à rouvrir des dossiers habituellement laissés clos, bien qu’ils s’entassent sous nos yeux – notamment la chaîne d’approvisionnement des moyens de subsistance ordinaires renvoyant à la division internationale du travail, propre aux superstructures industrialo-capitalistes –, mais de plus ces interrogations pointues sur la vie courante, autrement dit sur des activités que chacun·e de nous réalise incessamment, livrent une prise pour l’action politique, illustrée par les modes de vie alternatifs rencontrés : l’aménagement du quotidien. Le deuxième chapitre s’appuie entre autres sur Émile Durkheim, John Dewey et Ivan Illich. Il retrace l’essor du capitalisme et considère le processus de délégation de la production à des experts, à la fois anonymes, remplaçables et aux savoirs standardisés, comme l’une de ses conditions de possibilité. Voilà qui prépare le terrain pour aborder la question de la division du travail à l’aune d’une critique des attachements et ajustements empêchés à un milieu de vie.

C’est alors que le caractère écoféministe de l’ouvrage s’éclaire dans les deux chapitres suivants, passionnants. L’autrice qualifie de « féminisme de la subsistance » les travaux, des années 1970-1990 pour la plupart, qui croisent genre et perspective de subsistance (tels que ceux de Maria Mies, Claudia von Werlhof, Silvia Federici, Vandana Shiva ou Françoise d’Eaubonne). Une telle approche se caractérise par le choix méthodologique « de mettre en évidence le caractère crucial de la place faite à la subsistance pour penser l’organisation des sociétés humaines » (p. 98-99), sachant que le genre est central dans cette affaire. Poursuivant une ligne marxiste hétérodoxe et retrouvant des anthropologues anarchistes comme Pierre Clastres ou Marshall Sahlins, les féministes de la subsistance ont revisité deux tournants historiques majeurs de l’humanité, respectivement le passage des sociétés de chasseur·es-cueilleur·es aux sociétés agricoles sédentaires avec élevage (chapitre trois), et la naissance du capitalisme (chapitre quatre). L’hypothèse de sociétés matrilinéaires égalitaires est par exemple avancée dans le premier cas, le confort appareillé de la société de consommation est imputé au colonialisme et au travail domestique féminin dans le second, plutôt qu’à la productivité industrielle et au salariat.

La force de Pruvost est de nous montrer tout l’intérêt de ces contre-récits, que l’institution académique nous a appris à mépriser. Leur pertinence ne réside pas tant dans les faits positifs qu’ils établissent, que dans la démarche des récits hégémoniques qu’ils interpellent. Relativement au néolithique par exemple, pourquoi l’hypothèse égalitaire n’a pas été retenue, pas même par les féministes qui se focalisent sur l’oppression plutôt que sur la puissance d’agir des femmes, alors que scientifiquement rien ne l’interdit ? Que produisent ces choix de recherche arbitraires ? À l’inverse, qu’est-ce que de tels cadrages nous empêchent de penser, d’imaginer, de prévoir et de faire ? La démarche des savoirs situés mise en œuvre par ces écoféministes permet de questionner le récit linéaire du progrès au point d’opérer une conversion du regard : loin que les sociétés de subsistance apparaissent prémodernes ou arriérées, ce sont les sociétés capitalistes qui se révèlent anti-subsistance (p. 166). La connaissance en ressort étoffée et l’action gagne un champ des possibles élargi.

Partant du principe selon lequel « Le travail domestique d’une femme moderne est aussi radicalement nouveau que le travail salarié de son mari » (Illich, Le travail fantôme [1981], cité p. 143), le cinquième chapitre expose la « reconceptualisation de l’emprise capitaliste (p. 167) » sous l’angle du processus de « housewifizication », telle que la proposent les féministes de la subsistance. Ce faisant, il discute les théories féministes matérialistes et introduit des débats des années 1980 relativement méconnus en France, autour du salaire ménager. Le travail de redescription qu’apporte la perspective de la subsistance prend alors tout son sens, puisqu’il permet de requalifier le travail domestique contemporain « comme un travail qui a perdu de sa substance [la substance de la subsistance] » et qui est réduit à de la consommation. Il prend ainsi le contre-pied de l’analyse de Christine Delphy – qui argue d’une universalité homogène de l’exploitation domestique des femmes – car le travail de consommation qui leur est dévolu dans les sociétés industrielles est spécifique. Il est le pendant d’une destruction systématique des activités vivrières par le capitalisme, qui sape toute autonomie vernaculaire et son corollaire, le soin apporté aux milieux de vie par les paysan·nes, les artisan·es, les peuples autochtones.

Historiquement, le travail de subsistance n’est pas nécessairement domestique, ni aliénant, ni féminin. Or, dans le cadre de l’économie globalisée, force est de constater justement que la marche forcée du développement aux dépens de la subsistance concerne le Nord global comme le Sud global, et instaure la figure de la femme au foyer comme horizon commun de toutes et tous au xxie siècle, emblème d’un travail dévoué et gratuit, à la fois irremplaçable pour le fonctionnement économique du capitalisme et entièrement dépendant de la production industrielle.

Après la critique des processus de captation du vivant par le capitalisme, les trois derniers chapitres appréhendent des propositions pour vivre autrement. Le chapitre six explore théoriquement différents programmes de relocalisation radicale de la subsistance – entre subsistance autochtone, écologie sociale et municipalisme libertaire, biorégionalisme –, tout en se méfiant des risques inhérents à la territorialisation, véhicule potentiel de repli sur soi et d’exclusion d’autrui. Mais les communautés vicinales promues tablent au contraire sur l’entraide et l’interdépendance économique à l’œuvre pour créer un sens du commun chez toutes les personnes impliquées, qu’elles soient de passage ou qu’elles s’installent durablement, postulant que « le travail de subsistance peut engendrer des relations sociales susceptibles de recréer le sens de la communauté » (p. 238). Le chapitre sept rend compte d’une multiplicité de pratiques de subsistance observées par l’autrice, c’est-à-dire de modes de vie en transition de la part de personnes cherchant à « retrouver un rapport de subsistance à la nature », tout en vivant dans notre époque, tandis que le dernier chapitre prolonge des réflexions sur la matérialité du monde et ses implications politiques.

Le propos est dense et touffu, mais le soin apporté aux transitions dans l’écriture permet de suivre l’autrice dans la richesse de son cheminement. On se demande au début si les détours par de nombreux classiques masculins de la sociologie n’ont pas vocation à crédibiliser son objet, même si des annexes dédiées à des figures écoféministes contrebalancent en partie ces sources d’inspiration. On peut regretter que la perspective queer soit évincée, et avec elle la question de l’hétéro-normativité au sein des communautés néorurales, de même que l’on pourrait s’attendre à une historicisation de la nature plus approfondie, notamment dans le dernier chapitre. Mais l’ouvrage livre au final une synthèse originale, ambitieuse et enthousiasmante d’un corpus rarement mobilisé dans les débats récents sur l’écoféminisme, et pourtant crucial.

Sur le fond, la thèse est convaincante : si la vie quotidienne est appréhendée comme une fabrique, alors on peut effectivement comparer ses modes de fabrication à partir de leurs implications structurelles et de ce qu’ils donnent à vivre. De plus, l’exploitation des théories classiques, de même que la teneur académique du propos, se révèlent au service d’une attention suivie aux objections traditionnelles que l’on adresse non seulement aux écoféminismes, mais aussi aux pensées de la décroissance (essentialisation du féminin, entre-soi communautaire, romantisation des mondes prémodernes, sous-développement). La puissance des réponses théoriques et pratiques apportées par les alternatives considérées en ressort alors avec plus de netteté.

Nul doute que grâce à ces dialogues fructueux, cet ouvrage contribuera à installer le thème de l’écoféminisme dans le paysage académique français et, qui sait, à susciter des vocations pour d’autre formes de vie et d’organisation politique.

Claire Grino

 

Recensions publiées dans la revue
Cahiers du Genre n°74, 2023.

 


[1] Claudia Von Werlhof est également représentante de cette école.

[2] Voir Merchant (2021 [1980]). La mort de la nature. Marseille, Wildproject.

[3] Littéralement « femme-au-foyérisation » traduisible par « ménagérisation » ou « domestication du travail des femmes » (p. 80).

[4] Voir Karl Polanyi (1983 [1944]). La grande transformation. Paris, Gallimard.

[5] Voir Hardin (2018 [1968]). La tragédie des communs. Paris, PUF.

[6] Si le capitalisme touche ici à sa contradiction inhérente, car il a besoin de ressources qu’il ne peut régénérer, les autrices avancent, en prolongeant les analyses de Rosa Luxembourg, que cette contradiction est dépassée par un constant « phénomène de naturalisation » (p. 327) de la main-d’œuvre des populations les plus précaires.

[7] Les autrices se défendent ici de la critique d’essentialisme habituellement adressée aux écoféministes en pointant que si, pour elles, on ne peut séparer les femmes de leur capacité à enfanter, on ne peut pas non plus les y réduire (p. 348-349).

[8] Geneviève Pruvost agrège dans la catégorie « féminisme de la subsistance » quelques autres figures : voir Geneviève Pruvost (2021). Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance. Paris, La découverte, p. 91.

[9] Les éditions La Lenteur qui publient cette traduction sont spécialisées dans les textes anti-industriels et techno-critiques.

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