Bennholdt-Thomsen & Mies, Postmodernisme féministe, 1997

L’idéologie de l’oubli et de la dématérialisation

La tendance de certains groupes à oublier ou à « tuer » leurs origines n’est pas du tout un cas isolé et spécifique à l’Allemagne. La même chose s’est produite aux États-Unis et en Grande-Bretagne, pays d’où, sous la bannière du postmodernisme, cette tendance s’est répandue au monde entier. Le féminisme postmoderne est devenu le courant théorique dominant dans la plupart des départements universitaires d’études féministes, en particulier dans le monde anglo-saxon. Les chercheuses féministes qui ne suivent pas ce courant rencontrent beaucoup de difficultés pour trouver un poste dans un programme d’études féministes.

Les discours sur l’identité, sur la différence, sur le genre et sur le pouvoir sont fortement influencés par la pensée postmoderne. Le postmodernisme n’est pas seulement ce qu’il y a de « plus novateur » au sein de la théorie féministe ; il sert aussi à légitimer les retournements politiques tels qu’ils ont été décrits plus haut. En même temps, il favorise le processus d’oubli des débuts du mouvement féministe parce que, comme l’a remarqué Füssel, son idéologie est fondée sur cinq « stratégies d’oubli », à savoir :

  1. Tout n’est que surface et apparence. La réalité est comme un oignon, faite d’apparences qui se superposent les unes aux autres. Il n’y a pas d’essence sous ces apparences.
  2. Tout a la même valeur. Tout peut être remis en question. Par conséquent, tout est fondamentalement sans valeur et arbitraire. Etant donné cette indifférenciation, il n’y a aucune raison de choisir une option plutôt qu’une autre.
  3. Il n’y a aucun lien entre ce qui entre dans un processus de production et ce qui en sort. Ce qui compte, c’est le résultat sous forme monétaire. On oublie qui dirige ce processus et qui a intérêt à le maintenir.
  4. Les différences de classe sont oubliées. On y substitue le consumérisme qui homogénéise les masses et les élites dans une même culture mondialisée. Par la voie du marché, on peut commercialiser des biens «traditionnels», «ethniques» ou « modernes ».
  5. Personne ne prend position sur quoi que ce soit. Il n’existe que des opinions différentes, et elles sont aussi valables les unes que les autres. Elles sont d’ordre privé et sans conséquence. « Il est important d’éviter le conflit. La confrontation sur les contradictions se trouve remplacée par un alignement côte à côte des différences. » Il n’existe pas de vision et de stratégie unificatrices [1].

La notion de postmodernisme a été forgée par le philosophe français Jean-François Lyotard dans son livre La Condition postmoderne [2]. Dans cet ouvrage, Lyotard fait une critique exhaustive de la modernité, concept par lequel lui et tous ceux qui lui succèdent caractérisent la période des Lumières, qui commence au XVIIIe siècle et s’achève apparemment de nos jours. Les postmodernes remettent surtout en question la rationalité des Lumières, à savoir que les êtres humains sont des sujets responsables guidés par la raison, et qu’ils sont aussi les sujets de leur propre histoire. En même temps, les postmodernes n’acceptent pas que le monde ait une réalité matérielle ou essentielle, une histoire réelle qui ne soit pas seulement une construction linguistique ou narrative. Pour les postmodernes, il n’y a pas de réalité donnée à appréhender. La réalité est ce que les discours propres à une époque, un contexte et un lieu ont édifié. D’après les postmodernes, il ne peut y avoir de grande théorie universelle valable pour tous, pour toutes les cultures et pour toutes les époques [3].

Nous nous sommes demandé pourquoi les féministes, en particulier en Amérique du Nord, étaient attirées par les idées de ces philosophes français (par ailleurs tous des hommes). Pourquoi elles adoptaient les idées postmodernes de Lyotard, de Derrida et surtout de Foucault, comme cadre théorique pour expliquer l’oppression des femmes.

Vu de l’extérieur, il semble y avoir certaines similitudes entre la critique féministe et la critique postmoderne. Toutes deux fustigent l’idée fondamentale de rationalité. Mais elles arrivent à cette critique par des pratiques différentes. Les philosophes français ont abouti à leur position théorique à partir de leur critique de Marx et de Freud. Les féministes, du moins celles des années 1970, y sont arrivées à partir de leurs expériences au sein du mouvement féministe, à partir de leur opposition à la violence patriarcale, au militarisme, aux technologies nucléaire et génétique, bref, à partir de leur rejet de l’hubris cartésien, cette prétention démesurée qui constitue un paradigme épistémologique basé sur la domination de l’homme sur la nature et sur les femmes [4].

Cependant, aux États-Unis, on a vite oublié ce lien entre le mouvement féministe, les diverses campagnes desquelles il a été à l’origine et le travail philosophique féministe. Il semble que cela se soit produit vers les années 1980, quand les départements d’études féministes ont été officiellement créés dans la plupart des universités américaines. L’institutionnalisation des études féministes s’est accompagnée d’une part de la séparation entre le mouvement féministe et la recherche féministe, et d’autre part du passage de l’ancienne théorisation féministe à un travail philosophique postmoderne. Nancy Fraser et Linda Nicholson ont commenté cette transition en ces termes :

« Depuis 1980 environ, de nombreuses chercheuses féministes en sont venues à abandonner le projet d’une grande théorie sociale. Elles ont cessé d’étudier les causes du sexisme et se sont tournées vers des enquêtes plus concrètes avec des objectifs plus limités. Une des raisons de ce changement vient de la légitimité croissante dont bénéficie la recherche féministe. Aux Etats-Unis, l’institutionnalisation des études féministes a entraîné une augmentation spectaculaire du nombre de chercheuses féministes, une division du travail de recherche beaucoup plus poussée, et elle a mené à la création de fonds de données concrètes très importants (et qui ne cessent de croître). Par conséquent, les chercheuses féministes en sont venues à envisager leur entreprise de manière plus collective, davantage comme un puzzle complété par de nombreuses personnes différentes plutôt que comme une composition qu’on achèverait d’un seul coup de pinceau théorique. Bref, la recherche féministe a atteint sa maturité. » [5]

Il est intéressant de constater que Fraser et Nicholson aux États-Unis comme Holland-Cunz en Allemagne ne reconnaissent la « maturité » de la recherche féministe qu’après qu’elle a été acceptée par le milieu universitaire dominant, qu’après qu’elle a été institutionnalisée, qu’on lui a accordé des départements entiers avec leur budget propre, des postes de maîtres de conférence, et après qu’elle a été purifiée de la radicalité de ses origines « universalistes » et « essentialistes ».

Ce glissement théorique a pour conséquence que les tenantes du postmodernisme ne sont plus à même de reconnaître les liens et les points communs entre des personnes, des cultures et des enjeux divers. Par ailleurs, elles ne sont pas non plus en mesure de distinguer ce qui est important et ce qui ne l’est pas. L’activité politique est réduite à une simple énumération verbale de genre, race, culture, orientation sexuelle et ethnicité. La plupart des féministes postmodernes ont peur de prendre parti. Elles ont peur d’ « essentialiser » toute catégorie sociale, qu’il s’agisse d’une femme ou d’une mère ou n’importe qui d’autre. Le discours sur le genre, qui est partie intégrante du féminisme postmoderne, a tout particulièrement contribué à la dépolitisation du mouvement féministe.

L’essentialisme, nouveau péché originel

En dépit de leurs différences et de leur rejet de toute grande théorie, il reste un péché théorique que les féministes postmodernes rejettent unanimement : l’essentialisme. Nombre d’écrits féministes postmodernes s’attachent à débusquer ce péché dans les travaux d’autres féministes. Mais elles sont aussi très attentives dans leurs textes à ne pas tomber dans le piège de l’essentialisme.

Qu’est-ce que l’essentialisme ? Si vous interrogez les féministes postmodernes, elles dénoncent habituellement ce que les premières féministes appelaient le déterminisme biologique, c’est-à-dire l’idée que c’est l’anatomie des hommes et des femmes qui est la cause des relations patriarcales de genre et non les relations sociales et politico-économiques, culturelles et historiques. Pour les postmodernes, les catégories comme le genre, la classe, la race, etc., ne sont que des différences. La critique de l’essentialisme signifie qu’on ne devrait pas considérer ces différences comme universellement valables ou quasiment déterminées par la nature. Il n’existe pas d’essence masculine ou féminine, il n’y a que des constructions différentes de la masculinité et de la féminité, qui dépendent de l’époque, de la culture, de l’histoire, de l’espace, de la classe, de la race et de l’orientation sexuelle.

Le problème que nous pose la critique postmoderne de l’essentialisme n’est pas qu’elle rejette le déterminisme biologique qui légitime les relations de domination comme si elles étaient dictées par la nature. Cela, nous l’avons fait dès le début du mouvement. Mais les féministes postmodernes semblent jeter le bébé avec l’eau du bain. Elles se font piéger par leur souci d’éviter l’essentialisme et tout grand récit universaliste.

En premier lieu, elles ont tendance à nier toute existence matérielle et historique aux catégories que sont les femmes, les hommes, les mères, etc. Il ne reste donc plus que des différences individuelles, mais ces différences sont alors considérées comme la seule caractéristique commune à toute société humaine. En se basant sur de telles différences individuelles et de plus en plus individualistes, il est difficile de percevoir ce que les gens ont en commun et d’éprouver la moindre solidarité.

En outre, le constructivisme radical, qui postule que la masculinité et la féminité ne sont que le résultat de manipulations culturelles, reproduit non seulement la division dualiste et hiérarchique entre nature et culture héritée de l’antique philosophie des Lumières, mais il reprend également à son compte l’ancienne valeur qu’on accordait à cette division : la culture, tout ce qui est fait par les êtres humains, est supérieur à tout ce qui est donné par la nature.

En fin de compte, ce sont nos corps de femmes qui font les frais de cette division radicale. Selon les féministes postmodernes, les femmes ne peuvent jamais vivre en paix dans et avec leur corps. Ce sont soit des cyborgs [6], soit des animaux. Cette vision dualiste a été particulièrement mise en avant dans le discours anglo-saxon sur le genre, dans lequel on a introduit la séparation entre le sexe censé n’être que biologique et le genre censé être culturel [7].

L’une des conséquences les plus néfastes du féminisme postmoderne est de rendre pratiquement impossibles les luttes pour la libération des femmes (ou pour la libération de tout autre groupe ou classe opprimés) sur la base de cette idéologie. D’abord, il n’y a que des différences, et elles ne sont pas comprises comme une diversité enrichissante, mais comme des avantages compétitifs (des privilèges et des handicaps) ou des intérêts antagonistes. Il n’y a rien de commun, pas de cause commune, pas d’éthique commune, pas de vision commune. Or, pour avoir une activité politique, il faut avoir une perspective un peu plus large que sa propre expérience.

D’autre part, si les femmes veulent avoir une activité politique, elles doivent au moins avoir le sentiment de leur propre réalité, elles doivent être capables de se considérer comme des sujets et penser que leur cause est réelle, importante et fait partie d’une perspective à long terme. Sinon, elles n’auront même pas la motivation et la force nécessaires pour commencer à s’impliquer dans l’action politique. Cela signifie qu’elles doivent considérer que certains enjeux sont essentiels et importants.

Mais les féministes postmodernes n’admettent pas cet essentialisme. On a aussi pu observer ce dilemme chez certaines porte-paroles des postmodernes. En se référant à l’analyse de Julia Kristeva selon laquelle les femmes n’existent pas réellement, Judith Butler s’est interrogée sur la manière dont de telles personnes pouvaient tout de même avoir une action politique, sachant qu’elles n’existent pas. La solution qu’elle propose est intéressante : il s’agirait d’utiliser la catégorie « femme » comme un instrument politique, mais sans lui accorder une quelconque intégrité ontologique. Butler cite Spivak qui affirme que les féministes devraient construire un essentialisme opérationnel, une fausse « ontologie de la femme » comme catégorie universelle afin d’être capables de lancer leur programme politique [8].

Cela revient à dire que si les femmes veulent agir politiquement, elles doivent faire comme si la catégorie des femmes avait une quelconque essence universelle et ontologique. Cependant, si elles veulent faire de la théorie, elles doivent éviter un tel essentialisme à tout prix. Cette schizophrénie intellectuelle des féministes postmodernes découle directement du nouvel idéalisme qu’incarne le postmodernisme. Somer Brodribb a été l’une des premières à critiquer ce nouvel idéalisme dans la théorie féministe. Elle souligne que ce nouveau platonisme est basé sur l’élimination de la matière et de l’histoire dans les théories postmodernes, poststructuralistes et existentialistes et leur remplacement par des discours et des narrations ou des jeux de langage, qui eux, font du meurtre de la mère, le matricide, le commencement de la vie humaine.

Dans son livre, Nothing Mat(t)ers : A Feminist Critique of Postmodernism, Brodribb nous rappelle la racine latine commune de mater (mère) et de materia (matière ; matter en anglais) [9]. Elle montre que les héros masculins du postmodernisme (Nietzsche, Lyotard, Lacan, Derrida, Foucault) ne pouvaient pas vraiment accepter que nous soyons tous nés de femmes et que nous mourions comme toute autre créature organique. C’est principalement dans le « meurtre des origines » [10], les meurtres factuels ou symboliques de mères ou de femmes, qu’elle voit ce qui met en mouvement la philosophie postmoderne. Sans le meurtre de la mère- matière (mat(t)er), sans cette dématérialisation, cette occultation et cette dévalorisation de nos origines, il n’aurait pas été possible de considérer l’homme comme le créateur de la culture, de la technologie, de l’ordre symbolique, et finalement de la vie. Il n’aurait pas été possible de séparer la culture de la mère-matière et de subordonner celle-ci à celle-là, et les femmes aux hommes. Les hommes et les femmes postmodernes désireux de s’élever dans l’ordre symbolique du patriarcat capitaliste doivent d’abord oublier qu’ils sont « nés d’une femme » [11]. Ce n’est qu’à la suite de cela qu’ils peuvent se considérer et considérer les autres comme des êtres qui se construisent eux-mêmes, comme des cyborgs ou des hybrides appartenant à la fois à des « systèmes organiques» et à des machines [12].

Ce meurtre postmoderne de la mère-matière a engendré un nouvel idéalisme qui réduit non seulement toute réalité à un texte, mais élimine aussi notre sens de l’histoire : à la fois le sens de notre histoire personnelle, mais aussi de notre histoire sociale. Par ailleurs, il condamne à l’oubli notre conscience du lien qui nous unit aux autres créatures organiques de cette planète. Ainsi disparaît la conscience du fait qu’en dépit de toutes les manipulations technologiques la nature nous est d’abord donnée et non construite.

*

La raison pour laquelle des femmes, en particulier dans les grands centres industriels du capitalisme, adhèrent à ce nouvel idéalisme et le propagent au nom de l’émancipation des femmes nous échappe. Comme nous l’avons vu, ce phénomène n’a pas seulement lieu dans les cercles d’études sur le genre, mais aussi dans les milieux politiques. Comment est-il possible que des féministes oublient leurs racines au sein même du mouvement féministe, et qu’elles oublient l’importance primordiale de la politique du corps ? Comment ont-elles pu oublier le lien entre le mouvement féministe et les études féministes, entre la pratique et la théorie [13] ? Pourquoi ne comprennent-elles plus que leurs ennemis ne sont pas les mères, mais le patriarcat capitaliste mondialisé ? Pourquoi se sont-elles encore prises à croire que la technoscience peut les émanciper de leurs mères, réelles et symboliques, de la Terre Mère, et de leur propre chair ? Cette émancipation signifie, comme le dit Renate Klein, qu’elles peuvent finalement « flotter sans corps dans le cyberespace » [14]. Ce n’est que dans cette réalité virtuelle qu’elles peuvent se sentir libres et égales. La critique d’essentialisme que les féministes postmodernes dirigent contre d’autres féministes (par exemple, leur critique de l’écoféminisme) est issue du reniement de nos propres origines d’êtres nés d’une femme, du reniement des mères telles qu’elles existent, en chair et en os, mais aussi de l’ordre maternel symbolique et, finalement, du corps féminin. Pour les femmes, ce reniement a un caractère autodestructeur. Les technologies génétiques et celles de la reproduction des êtres vivants deviennent alors les seuls moyens d’ « émanciper » les femmes du caractère naturel de leur corps féminin. Dans sa critique de Judith Butler, Barbara Duden parle de cette femme postmoderne dématérialisée comme de la « femme sans ventre » [15].

Renier les histoires individuelles et sociales ancrées dans une réalité matérielle va de pair avec l’espoir qu’il sera enfin permis aux femmes d’accéder au domaine des hommes défini de manière technocratique et patriarcale. Ce domaine est compris comme le domaine de la liberté et de la culture. Le vieux rêve caressé par tous les opprimés de s’élever au sein de la maison de leurs maîtres (plutôt que de la démolir) est aussi celui qu’entretiennent beaucoup de femmes. Dans le domaine politique comme au sein des universités, dans les départements d’études féministes, certaines femmes ont en effet été capables de monter en grade. Mais elles n’ont été acceptées par le « courant d’homminant » (male-stream[16] qu’en reniant leurs origines, en se séparant du mouvement féministe et après l’intégration des cercles d’études féministes à l’université [17].

Dans les pays anglo-saxons, cette intégration des études féministes a été largement favorisée par le discours sur le genre. Bien qu’il soit antérieur, ce discours sur le genre a atteint son apogée dans le postmodernisme et l’institutionnalisation des départements d’études féministes au sein des universités. Le passage des études féministes (women’s studies) aux études du genre (gender studies) n’a pas eu pour seule conséquence de se débarrasser de l’essentialisme et du déterminisme biologique : il s’est plutôt agi de rendre les études féministes respectables aux yeux du « courant d’homminant » universitaire. Avec la disparition de la catégorie des femmes du discours académique, d’autres concepts radicaux comme le patriarcat, le capitalisme, l’exploitation et l’oppression ont aussi disparu. Parler de genre revenait à avoir une attitude convenable qui ne menace personne. Le concept de genre a soigneusement séparé la sexualité (censée être liée à notre corps biologique de femmes) des sphères abstraites et censément supérieures de la culture, de la société et de l’histoire. Nous avons déjà souligné que la sexualité humaine n’est pas seulement une catégorie anatomique, mais aussi une catégorie sociale et historique. Séparer biologie et histoire sociale expose cette sphère la plus intime de l’expérience humaine qu’est la sexualité et conduit aux manipulations technocratiques et commerciales de l’un des pôles (le sexe) et à la glorification et à l’idéalisation de l’autre pôle (le genre) [18]. En d’autres termes, dans la perspective postmoderne, l’intégrité de la personne, son corps, ses organes, son désir sexuel et son comportement, se retrouve morcelée. Le corps devient un matériau à sculpter selon le genre désiré ou imposé.

Les discours sur le genre ne sont pas arrivés en Allemagne avant 1990, mais à partir de ce moment, il s’est produit un processus similaire au meurtre des origines. Les principes fondateurs des études féministes allemandes des années 1970 ont commencé à être ignorés ou ridiculisés. Alors qu’on accueillait les traductions d’écrits de féministes américaines comme si elles étaient à l’origine des études féministes, la relation entre le mouvement féministe allemand et les études féministes a été totalement occultée [19]. Et l’histoire a été renversée : on a commencé à dire que le mouvement des femmes était issu des départements d’études féministes. Entre-temps, dans les départements allemands d’études féministes désormais institutionnalisés, il était de bon ton de parler d’études de genre (GenderStudien) en important de l’anglais le terme « gender », au lieu d’utiliser la traduction allemande Geschlechterstudien, alors que « Geschlecht » désigne à la fois le sexe et le genre.

Mais les conséquences néfastes du meurtre des origines ne se limitent pas à l’oubli de certains écrits. Un certain nombre de chercheuses féministes allemandes en ont fait les frais, ne trouvant aucun poste à l’université malgré le fait qu’elles figuraient parmi les pionnières des études féministes dans ce pays et qu’elles étaient internationalement reconnues. On peut citer Luise Pusch, Senta Tromel-Plotz, Heide Göttner-Abendroth, Veronika Bennholdt-Thomsen et Claudia von Werlhof [20].

Le processus par lequel les mères ont été mises de côté et le meurtre des origines a été commis semble suivre les différentes étapes que Catherine Keller a mises à jour pour décrire la mise en place de la domination patriarcale. D’après elle, le mythe de l’origine patriarcal est en tout point semblable au mythe sumérien de Marduk et Tiamat. Marduk, le fils guerrier, doit tuer sa mère Tiamat, qui gouverne les mers et le chaos, puis, il doit couper son corps en morceaux et les répartir sur toute la terre. Les endroits où des morceaux de Tiamat sont enterrés deviennent les centres de la nouvelle civilisation patriarcale [21].

Ce schéma du meurtre de la mère est sous-jacent à chaque fois que les hommes souhaitent se placer à l’origine de toutes choses, mais il est aussi présent chez certaines femmes. Le matricide (la destruction des origines et des généalogies féminines, la déconstruction et la reconstruction de l’histoire des femmes dans de nouvelles narrations patriarcales) n’est aujourd’hui l’affaire que de quelques heures de travail sur un logiciel de traitement de texte. L’idéalisme postmoderniste légitime ce matricide puisque, de toute façon, la réalité physique ne compte plus.

Il est pourtant surprenant de voir que les féministes postmodernes ignorent l’un des postulats les plus importants du courant constructiviste. Il s’agit du postulat selon lequel il faut replacer les discours dans leur contexte, se demander à quels moments historiques ces discours émergent, par quels acteurs ils sont énoncés et dans quels intérêts. Si les féministes postmodernes s’étaient posé ces questions, elles auraient découvert que l’essor du postmodernisme, théorie dominante dans les universités, en particulier dans les départements d’études féministes, a coïncidé avec l’essor de la politique économique néolibérale aux États-Unis et au Royaume-Uni dans les années 1980 (reaganisme et doctrine Thatcher), qui s’est étendue au monde entier après l’effondrement du bloc communiste. Elles ne comprennent visiblement pas que l’idéalisme postmoderne, avec son mélange de pluralisme néolibéral et d’indifférence à l’égard de la politique, ses attaques dirigées contre l’essentialisme et les grands récits, correspond en tout point à l’idéologie néoconservatrice. Ces chercheuses féministes postmodernes n’ont jamais été et ne constituent toujours pas une menace pour le capitalisme patriarcal. De fait, les mots patriarcat ou capitalisme n’apparaissent pas dans le discours postmoderne. L’idéologie postmoderne a effectivement démobilisé une part très importante de la population, en particulier chez les jeunes, de sorte qu’ils ne sont même pas conscients des liens entre économie, politique et idéologie : ils se sentent encore moins concernés par la hausse des inégalités et les dégâts sociaux et environnementaux infligés par la politique économique néolibérale [22].

Seyla Benhabib nous a mis en garde, ajuste titre, contre les politiques alternatives qui s’inspirent de la philosophie de Lyotard, notamment le pluralisme néolibéral et le pragmatisme contextuel, qui ne seront pas de taille à contrecarrer l’assaut de la politique néolibérale et ses conséquences : la croissance des inégalités et la destruction environnementale. Ce qui motive le postmodernisme, c’est « un désir de dépolitiser la philosophie » [23].

Alors que les femmes sont les principales victimes de la politique néolibérale dans le monde entier, il est tragique que les féministes occidentales soient parmi les porte-drapeaux d’une idéologie pour laquelle « n’importe quoi peut advenir, et rien n’a d’importance » [24].

 

Texte issu de l’ouvrage de
Veronika Bennholdt-Thomsen & Maria Mies,
La Subsistance, une perspective écoféministe,
[1997], La Lenteur, 2022.
Chapitre 8, Libération des femmes et subsistance,
p. 359-371.

 


[1] Kuno Füssel, « Es gilt, absolut plural zu sein, Kritische Überlegungen zum Diskurs der Postmoderne », dans Kuno Füssel et al., Die Sowohl-als-auch-Falle : eine theologische Kritik des Postmodernismus, Lucerne, Exodus, 1993, p. 35-81.

[2] Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.

[3] Voir à ce sujet Renaud Garcia, Le Désert de la critique. Déconstruction et politique, Paris, L’Echappée, 2015. [NdT]

[4] Carolyn Merchant, La Mort de la nature [1980], Marseille, Wildproject, 2022 ; Evelyn Fox Keller, Reflections on Gender and Science, New Haven, Yale University Press, 1985 ; Nancy Chodorow, The Reproduction of Mothering : Psychoanalysis and the Sociology of Gender, Berkeley, University of California Press, 1978 ; Carol Gilligan, Une voix différente. La morale a-t-elle un sexe ? [1982], Paris, Flammarion, 2019.

[5] Nancy Fraser & Linda Nicholson, « Social Criticism without Philosophy : An Encounter between Feminism and Postmodernism», dans Linda Nicholson (éd.), Feminism/Postmodernism, New York – Londres, Routledge, 1990, p. 31-32.

[6] Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature [1991], Nîmes – Arles, J. Chambon – Actes Sud, 2009.

[7] Gayle Rubin, « The Traffic in Women », dans Rayna R. Reiter (éd.), Toward an Anthropology of Women, New York – Londres, Monthly Review Press, 1975, p. 157- 210.

[8] Judith Butler, « Gender Trouble », dans Linda Nicholson, Feminism/Postmodernism, op. cit., p. 325.

[9] Jeu de mot dans ce titre entre nothing matters, « rien n’a d’importance » (et, littéralement, « rien n’est matière »), et nothing mater, « rien n’a de mère ». [NdT]

[10] Suzanne Blaise, Le rapt des origines ou le meurtre de la mère, Paris, 1988 ; Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, 1987.

[11] Adrienne Rich, Naître d’une femme. La maternité en tant qu’expérience et institution, Paris, Denoël-Gonthier, 1980.

[12] Donna Haraway, « A Manifesta for Cyborgs : Science, Technology, and Socialist Feminism in the 1980s », dans Linda Nicholson (éd.), Feminism/Postmodernism, op. cit., 190-233.

[13] Maria Mies, « Methodische Postulate zur Frauenforschung – dargestellt am Beispiel der Gewalt gegen Frauen », Beiträge zur feministischen Theorie und Praxis, Heft 1 und 11, 1978.

[14] Renate Klein, « Dead Bodies Floating in Cyberspace : Postmodernism and the Dismemberment of Women », dans Diane Bell & Renate Klein (éd.), Radically Speaking: Feminism Reclaimed, Melbourne – Londres, Spinifex – Zed Books, 1996, p. 346-358.

[15] Barbara Duden, « Die Frau ohne Unterleib: Zu Judith Butlers Entkörperung. Ein Zeitdokument », Feministische Studien, vol. 11, n°2, 1993, p. 24-33.

[16] Mary O’Brien, Reproducing the World: Essays in Feminist Theory, Boulder, Westview Press, 1989. Jeu de mots entre male-stream, «courant masculin», et mainstream, «courant dominant». [NdT]

[17] Maria Mies, « Liberating Women, Liberating Knowledge: Reflections on Two Decades of Feminist Action Research», Atlantis, vol. 21, n°1, 1996, p. 10-23.

[18] Maria Mies, Patriarchy and Accumulation on a World Scale: Women in the International Division of Labour, Londres, Zed Books, 1986.

[19] Hannelore Bublitz, « Feministische Wissenschaft: Patriarchatskritik oder Geschlechterforschung ? », dans Ingeborg Stahr (éd.), Wenn Frauenwissen Wissen schafft: 10 Jahre Frauenstudien und Frauenforschung an der Universität GH Essen, Essen, Hochschuldidaktisches Zentrum, Bereich Frauenstudien, Frauenforschung, 1992, p. 23-36.

[20] Claudia von Werlhof, Mutter-Los : Frauen im Patriarchat zwischen Angleichung und Dissidenz, Munich, Frauenoffensive, 1996.

[21] Catherine Keller, From a Broken Web : Separation, Sexism and Self, Boston, Beacon Press, 1987.

[22] Note de Veronika Bennholdt-Thomsen, 2022 : de nos jours, les jeunes gens se sentent de plus en plus concernés par la catastrophe écologique (on peut penser aux grèves hebdomadaires pour le climat, « Fridays for Future »). Il nous semble que cette conscience écologiste est l’une des raisons pour lesquelles les idées de la première période du nouveau féminisme sont reprises, en particulier à travers le material turn au sein des gender studies (voir à ce sujet Christine Löw et al. [éd.], Material Turn : Feministische Perspektiven auf Materialität undMaterialismus, op. cit.)

[23] Seyla Benhabib, « Epistemologies of Postmodernism : A Rejoinder to Jean-François Lyotard », dans Linda J. Nicholson (éd.) Feminism/Postmodernism, op. cit., p. 107-130.

[24] Somer Brodribb, Nothing Mat(t)ers : A Feminist Critique of Postmodernism, Melbourne, Spinifex, 1992.

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