Jean-Marc Lévy-Leblond, Les lumières et les ombres de la science, 2010

Entre obscurantisme et aveuglement

Si bien des traits de notre monde sont annoncés par les Lumières, la vision que nous en avons est souvent par trop rétroactive et projette sur le XVIIIe siècle des traits qui n’appartiennent qu’aux suivants. Sans doute l’hommage que nous rendons à ce passé gagnerait-il à ce que nous ne le considérions pas comme une simple préfiguration de notre présent et distinguions mieux ce qui nous en sépare désormais [1]. Il en va ainsi de la science et de son rapport à la technique, même si cette affirmation peut sembler paradoxale tant nous sommes accoutumés à voir dans les Lumières, et en particulier dans l’Encyclopédie, l’annonce des progrès techniques fécondés par les découvertes scientifiques. Mais, à bien le lire, ce Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts & des Métiers, s’il accorde une égale dignité aux unes et aux autres, ne met guère en évidence leur interaction et ne propose nullement la fécondation des seconds par les premières qui a engendré notre moderne technoscience.

Un savoir sans pouvoir

C’est plus tôt cependant, à l’aube de la modernité, qu’avait été proclamée cette devise inaugurale : « Scientia et potentia humana in idem coincidunt », soit « Connaissance et puissance sont pour l’homme une même chose », comme l’écrit Francis Bacon en 1620. Et, dans sa Nouvelle Atlantide, il décrit en 1626 une société utopique sous la forme d’une scientocratie exercée par la « Maison de Salomon » ; l’objectif déclaré de cette institution, à la fois académie des sciences et ministère de la recherche, est « la connaissance des causes et du mouvement secret des choses, et l’extension des frontières de la domination humaine, pour la réalisation de tout ce qui est possible » [2]. À la même époque, cette conviction que le savoir, scientifique s’entend, confère le pouvoir, nul ne l’a mieux exprimé que Descartes :

« sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, […] elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, […] nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature, [par] l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent. » [3]

On a souvent insisté sur le caractère novateur de ce projet, qui fait du développement des techniques un corollaire de celui des sciences, mais on n’a guère souligné son caractère totalement irréaliste, non seulement à l’époque, mais longtemps après encore. Si les sciences à cette époque empruntent aux techniques existantes les moyens instrumentaux de l’expérimentation, elles sont loin de pouvoir leur rendre en retour un service conséquent. De fait, les nouvelles connaissances issues de la révolution scientifique des débuts du XVIIe siècle resteront pratiquement sans aucune application concrète pendant près de deux siècles, et les progrès techniques garderont leur autonomie. À titre d’exemple : l’une des innovations majeures du XVIIIe siècle fut l’amélioration de la navigation maritime offerte par la mesure des longitudes. Or ce n’est pas la mécanique théorique ni l’astronomie, malgré les recherches des physiciens appliquées à cette fin (Galilée avait proposé d’utiliser l’observation des satellites de Jupiter qu’il avait découverts), qui apportèrent la solution, mais bien les perfectionnements empiriques de l’horlogerie [4].

Rien peut-être n’illustre aussi bien la relative stagnation des techniques à l’âge des Lumières que l’histoire de la lumière – artificielle, s’entend [5]. En plein XVIIIe siècle, on s’éclaire encore avec de faibles flammes, agitées et fuligineuses – comme depuis des millénaires : torches de résine, lampes à huile et chandelles de suif ou de poix (les bougies de cire, ainsi nommées d’après la ville de Bougie qui, longtemps avait fourni une cire fine spéciale, qui fument moins que les chandelles de suif, restent encore chères et réservées aux riches). Ces maigres éclairages sont les seuls disponibles dans les rues chichement éclairées de lanternes éparses, et dans les intérieurs munis de quelques bougeoirs. De façon générale, les conditions de vie, tant domestiques que sociales, sont bien plus proches au XVIIIe siècle de ce qu’elles étaient dans l’Antiquité que de ce qu’elles seront au XXe siècle, et ce, dans tous les domaines – éclairage, hygiène, transports, nourriture, etc. Aussi n’est-il guère surprenant que les hommes des Lumières soient nettement plus réservés quant au progrès technique et surtout quant à son lien avec le progrès scientifique que ne l’étaient les protagonistes de la révolution scientifique au siècle précédent.

Relisons ainsi ce manifeste qu’est le « Discours préliminaire » de l’Encyclopédie, dû à la plume de d’Alembert – physicien et mathématicien, faut-il le rappeler. Malgré une référence appuyée au chancelier Bacon, mais qui concerne essentiellement le projet encyclopédique lui-même, on n’y trouve guère affirmée la perspective d’un développement accéléré des Arts et Métiers (les techniques, dirions-nous aujourd’hui) fondé sur les Sciences. Bien que ces trois domaines constituent la matière même de l’Encyclopédie, leur séparation est clairement marquée, et leur nature différenciée : « La spéculation et la pratique constituent la principale différence qui distingue les Sciences d’avec les Arts ». Une brève allusion au fait que « les Sciences et les Arts se prêtent mutuellement secours » ne compense guère un évident scepticisme sur leurs relations – à tel point que le texte en vient à justifier la connaissance purement spéculative dans un passage qu’il vaut la peine de citer en détail :

« Cependant, quelque chemin que les hommes […] aient été capables de faire, excités par un objet aussi intéressant que celui de leur propre conservation ; l’expérience et l’observation de ce vaste Univers leur ont fait rencontrer bientôt des obstacles que leurs plus grands efforts n’ont pu franchir. L’esprit, accoutumé à la méditation, & avide d’en tirer quelque fruit, a dû trouver alors une espèce de ressource dans la découverte des propriétés des corps uniquement curieuses, découverte qui ne connaît point de bornes. En effet, si un grand nombre de connaissances agréables suffisait pour consoler de la privation d’une vérité utile, on pourrait dire que l’étude de la Nature, quand elle nous refuse le nécessaire, fournit du moins avec profusion à nos plaisirs : c’est une espèce de superflu qui supplée, quoique très imparfaitement, à ce qui nous manque. De plus, dans l’ordre de nos besoins et des objets de nos passions, le plaisir tient une des premières places, et la curiosité est un besoin pour qui sait penser, surtout lorsque ce désir inquiet est animé par une sorte de dépit de ne pouvoir entièrement se satisfaire. Nous devons donc un grand nombre de connaissances simplement agréables à l’impuissance malheureuse où nous sommes d’acquérir celles qui nous seraient d’une plus grande nécessité. » [6]

Obstacles infranchissables à la domination de ce « vaste Univers » et « impuissance malheureuse » à acquérir les connaissances les plus utiles, mais « désir inquiet » de la découverte de « propriétés uniquement curieuses » et « simplement agréables », le retrait par rapport à l’ambition de Bacon et Descartes est net. Au fond, Rousseau, dont on connaît la très sévère critique qu’il adresse aux Sciences comme aux Arts [7], est moins isolé qu’on ne le croit souvent ; d’ailleurs, n’a-t-il pas été encouragé par Diderot lui-même à soumettre son Discours sur les Sciences et les Arts au concours de l’Académie de Dijon ? Et le « Discours préliminaire » de l’Encyclopédie, s’il prend effectivement ses distances avec les thèses de Rousseau (dont l’ouvrage venait d’être publié et connaissait un immense succès), ne le fait qu’avec une extrême modération. Il ne faudrait enfin pas oublier cette « face cachée du siècle, pas toujours si rationnel », que montrent « le baquet magnétique de Mesmer, les élucubrations de Cagliostro, la montée du mouvement ésotérique […], l’œuvre philosophique des loges et la profusion d’une littérature vouée au fantastique » [8]. Le siècle des Lumières avait ses ombres [9].

De la chandelle à l’ampoule

Après la parution de l’Encyclopédie, la seconde moitié du XVIIIe siècle va certes voir une vive accélération du développement des techniques. Pour autant, les inventeurs de la machine à vapeur, qui marque le début de la révolution industrielle, sont, non des savants, mais des artisans et des ingénieurs anglais. Et le fonctionnement de l’engin ne devait être théorisé par la physique qu’après plusieurs décennies : l’historien des sciences Yehuda Elkana a ainsi pu écrire que « la machine à vapeur a plus fait pour la thermodynamique que l’inverse » [10].

Ce n’est qu’à l’extrême fin du siècle des Lumières, une fois celles-ci bien passées de mode, que la science va rattraper puis commencer à guider les techniques, avec, par exemple, la nouvelle chimie de Lavoisier, Priestley, etc., qui fécondera rapidement l’industrie des colorants, des engrais et des explosifs. Et c’est à ce moment d’ailleurs – celui de la Révolution française très précisément, lorsque la bourgeoisie industrieuse s’empare du pouvoir – que commencera à être réaffirmée avec force la vocation appliquée des sciences.

On peut en voir une illustration dans l’invention de la lampe Argand (1783), qui, enfin, après des millénaires d’usage, rationalise la lampe à huile en enfermant la flamme dans un cylindre de verre qui la protège et régule l’arrivée de l’air tout en offrant grâce à une mèche plate et réglable une source lumineuse plus large. Ce progrès est directement inspiré par la théorie de la combustion que Lavoisier a élaborée une décennie auparavant [11]. Cette nouvelle applicabilité de la science sera clairement exprimée lors de la Révolution par l’abbé Grégoire, qui justifie devant la Convention la création du Conservatoire des Arts et Métiers par la nécessité « que toutes les sciences dirigent vers un but utile, et que le point de coïncidence de toutes leurs découvertes soit la prospérité physique et morale de la République » [12].

Mais il faudra plusieurs décennies pour que, au XIXe siècle seulement, la science fondamentale puisse contribuer de façon essentielle et massive à l’innovation technique. Ici encore, les progrès de l’éclairage offrent une excellente illustration de cette tardive mutation. Ainsi, alors que Fresnel développe vers 1820 la théorie ondulatoire de la lumière [13], cette avancée conceptuelle ne sera nullement mise en œuvre dans son invention, au même moment, des « lentilles à échelons », simple application de l’optique géométrique de Descartes, aussi remarquable soit-elle. Ces lentilles permettront d’améliorer considérablement la portée des phares, au grand bénéfice de la navigation (le phare de Cordouan sera en 1823 le premier à en être équipé) ; encore faut-il noter que la source lumineuse des phares reste une lampe à huile, comme pour les éclairages domestiques. De fait, les bougies de stéarine ne se répandent pas avant les années 1830 (et la paraffine au XXe siècle seulement), de même que les quinquets, forme industrielle de la lampe Argand, à huile toujours. Les premiers becs de gaz n’apparaissent dans les rues de Paris qu’en 1819, mais ne pénétreront pas de longtemps dans les intérieurs, où c’est tout juste si le pétrole remplacera petit à petit l’huile après 1850. En 1860 encore, quand, dans un célèbre ouvrage de vulgarisation, le grand physicien Faraday voudra illustrer les progrès de la chimie, il le fera à partir de l’exemple d’une chandelle, objet alors familier entre tous [14] – comme la chanson enfantine « Au clair de la Lune, mon ami Pierrot » en témoigne aussi… Quant à l’éclairage électrique, il attendra la fin du XIXe siècle pour conquérir le domaine public (les lampadaires et les phares en particulier !) et transformer radicalement l’espace urbain nocturne [15]. Il n’entrera d’ailleurs dans la sphère privée qu’au XXe siècle.

Réalise-t-on assez qu’il y a moins de deux siècles encore, seules nous éclairaient (mal !) des flammes ? Et que nous étions entourés d’obscurités peuplées d’ombres, mobiles et instables, projetées sur les murs et dans les rues ? La littérature, celle de l’époque, ou celle d’aujourd’hui quand elle rend compte de ce passé, en témoigne éloquemment.

De la caverne de Platon aux histoires de fantômes, ces revenants du royaume des ombres errantes, une part essentielle de notre culture reflète encore ce temps désormais achevé. C’est donc tout récemment que la lumière a été véritablement domestiquée. Car l’électricité a tout changé : plus de flammes, dangereuses, voraces et vacillantes, mais des sources lumineuses stables, alimentées en permanence par un réseau général, et commandées à distance – et des ombres fixes, ou absentes. Dans son Éloge de l’ombre, Tanizaki montre la commotion qu’a représenté l’éclairage électrique pour la culture japonaise, où les espaces d’habitation sont structurés par de subtils et graduels passages de la lumière du jour à la pénombre :

« Le choc fut si grand qu’au début les Japonais ne tentèrent même pas d’atténuer la violence de cette nouvelle lumière : sans abat-jour, ni écrans, ils se contentèrent de laisser les ampoules à incandescence pendre telles quelles au plafond. Mais l’agression exercée par la lumière électrique sur le regard commun ne fut sans doute pas moindre en Occident quand son usage s’y répandit, même si l’idéologie du progrès technique y occulta les réactions. »

Quand la science nous en fait voir de toutes les couleurs

Crue et brute, la lumière électrique est bien celle du XXe siècle, cruel et brutal. Pour la première fois, la lumière produite par l’Homme est devenue aussi éblouissante que le soleil et impossible à regarder en face. Après l’enthousiasme scientiste des années 1900 pour la fée Électricité, voici les ampoules nues dans les cachots, les lampes braquées dans les yeux des suspects et la gégène pour les torturer, les projecteurs balayant les cours de prison et les camps de concentration – même si de véritables retours de flamme continuent à alimenter des symboles archaïques (les torches et les bûchers des cérémonies nazies, le logo du Front national, sans oublier la flamme olympique). À la fresque déférente de Dufy pour le palais de la Découverte, célébrant en couleurs heureuses la science de l’électricité et ses lumières, répond, la même année exactement, en 1937, l’ampoule noire et blanche avec laquelle Picasso éclaire le massacre de Guernica.

Un autre peintre en témoigne : Rebeyrolle, l’incandescent, qui n’a pas hésité à intituler Faillite de la science bourgeoise l’une de ses séries. Dans ces toiles, de pénibles et dérisoires lampes nues, associées à la rouille des cloisons de fer, au grillage des cages, éclairent la déréliction du monde, la misère des choses et la souffrance des corps.

Un autre aspect encore de la mutation historique radicale qu’a constitué le passage de la flamme à l’ampoule vaut d’être souligné. C’est que, bougies ou quinquets, les lampes à combustion sont des objets individuels et indépendants : chacun est maître (ou pas) de son propre éclairement. En revanche, la lumière électrique dépend d’un réseau collectif de distribution du courant qui fait de l’éclairage un phénomène essentiellement socialisé. La commodité d’approvisionnement et la souplesse d’usage du procédé le rendent évidemment irréversible. Reste qu’il faut prendre la mesure de la dépendance à l’égard du collectif ainsi instituée. Comme l’exprime éloquemment Bachelard, « nous sommes entrés dans l’ère de la lumière administrée ».

Encore les ampoules à incandescence classiques ont-elles ceci de commun avec le soleil et les flammes que la lumière y est produite par l’excitation thermique des atomes : ce sont des lumières chaudes, brûlantes même, et d’ailleurs peu efficaces, puisqu’une bonne part de l’énergie y est inutilement dissipée en chaleur, affaiblissant d’autant le rendement lumineux. Une véritable révolution, mentale autant que technique, se produit avec l’apparition des tubes à décharge (« néons »), sources de lumière froide, sans même parler des faisceaux lasers. Qui plus est, ces nouveaux émetteurs permettent la maîtrise des couleurs de la lumière : les tubes fluorescents peuvent être violets, bleus ou verts, teintes jamais vues dans des flammes naturelles. Les artistes modernes ne se sont d’ailleurs pas fait faute d’exploiter cette innovation (voir par exemple l’œuvre de Dan Flavin, ou certains travaux de François Morellet). Enfin, nos éclairages modernes ne proviennent plus seulement des sources ponctuelles ou en tout cas localisées, mais peuvent, grâce à l’usage de matériaux diffuseurs translucides, être produits par de larges surfaces, modifiant ainsi complètement le régime traditionnel des ombres portées.

À l’inverse de cette délocalisation des sources lumineuses, une autre mutation radicale des éclairages traditionnels, avait déjà eu lieu depuis plusieurs décennies avec l’apparition des faisceaux lumineux directifs. Les projecteurs des phares marins, puis, plus banalement ceux des voitures (dont les premières portaient encore des lanternes, comme les fiacres), sans oublier ceux de la DCA balayant le ciel, substituent à la diffusion de la lumière, effluence concentrique dans tout l’espace, une propagation canalisée. Si Jouvet doutait de l’apport des projecteurs au théâtre, l’art emblématique du XXe siècle, le cinéma, repose de façon absolue sur la notion même de projection [16]. Se concrétisent ainsi à grande échelle les rayons lumineux de l’optique classique, jusque là fictions théoriques commodes ou artefacts de laboratoire. Cette lumière concentrée et dirigée devient un outil et vite une arme.

Au milieu du XXe siècle, la science physique allait pousser cette logique jusqu’au bout, en produisant une nouvelle lumière scientifique, celle du laser, droit sortie de la théorie quantique et sans équivalent naturel. Les faisceaux de ces lasers, au début appareils de laboratoire lourds, chers et fragiles, aujourd’hui miniaturisés et produits en masse, servent à lire les enregistrements musicaux et audiovisuels de nos DVD et autres CD-Rom. Mais leur puissance peut les amener, dans l’industrie, à découper tissus et métaux. Si, dans les chalumeaux de soudeur, la lumière émise n’est qu’un sous-produit inutile de la chaleur produite par une combustion chimique, dans un laser c’est la lumière elle-même qui porte l’énergie destructrice. Rien d’étonnant à ce que les militaires lui demandent de concrétiser le rayon de la mort, imaginé auparavant par la science-fiction ; nulle surprise à voir les faisceaux lasers constituer la lame des sabres de Starwars – dont le caractère tout imaginaire déçoit fort les jeunes émules des Jedis [17].

Déjà la physique avait répandu sur le monde une lumière plus violente encore, celle des explosions nucléaires – plus de 1500 à ce jour ! Lorsque Robert Oppenheimer, dirigeant scientifique du programme de mise au point de l’arme nucléaire (le projet Manhattan), assista à la première de ces explosions (Trinity Test, le 16 juillet 1945, dans le désert du Nouveau Mexique), ce sont ces vers de la Bhagavadgîtâ, poème sacré des Hindous, qui lui vinrent à l’esprit :

« Si la lumière de mille soleils
Éclatait dans le ciel
Au même instant, ce serait
Comme cette glorieuse splendeur… »
Mais quand le mortel champignon du nuage s’éleva au-dessus du « point zéro », un autre vers lui revint en mémoire :
« Je suis la mort, qui ravit tout, qui ébranle les mondes ».

Aussi y a-t-il quelque ironie à ce que l’« année internationale de la physique », puisque 2005 a été ainsi baptisée, ait intitulé l’un de ses projets « La physique éclaire le monde » ; cette opération, assez banale finalement, qui a vu un signal lumineux émis le 18 avril 2005 depuis Princeton (où Einstein est mort le 18 avril 1955) faire le tour du monde, n’a pas tout à fait l’intensité des éclairs jetés sur le monde par la physique du XXe siècle… L’intitulé anglais de l’opération, Physics enlightens the world, en rajoute d’ailleurs dans la dérision par sa référence explicite aux Lumières (Enlightenment). Einstein, puisque il est ici invoqué comme saint patron, aurait apprécié, lui dont la théorie de l’émission stimulée sous-tend le fonctionnement du laser, et dont la fameuse formule d’équivalence entre masse et énergie est mise en jeu dans les réactions nucléaires, lui aussi dont l’essentiel des forces, à la fin de sa vie, fut consacré à tenter d’empêcher le feu nucléaire d’embraser notre monde.

Penser dans l’ombre

La Raison spéculative des philosophes, libératrice et critique, s’est transformée en raisonnements appliqués, instrumentalisés et pratiques. De fait, si les Lumières du XVIIIe siècle ont voulu être celles de l’émancipation des humains, les lumières du XXe auront trop souvent été celles de leur asservissement. Et ce sont peut-être les ombres désormais fixées qu’elles projettent qui illustrent au mieux ce siècle. Son image emblématique, qui en marque à jamais le cœur historique, n’est-elle pas l’ombre de ce passant volatilisé le 5 août 1945 à Hiroshima, et dont la trace est restée fixée dans la pierre protégée des radiations par cette chair fragile et éphémère ? Cette photographie, prise au flash nucléaire, enregistrée sur un mur en ruines, révèle en effet une nouveauté radicale : la capacité humaine, non seulement de détruire l’homme, mais de l’annihiler – grâce à la science. La disparition absolue de cet homme est le symbole de l’anéantissement de l’humain, d’Auschwitz à … – la liste, désormais, serait trop longue. Et l’ombre d’Hiroshima témoigne pour tous ceux que la négation de leur humanité a réduits à l’ombre d’eux-mêmes.

Mais si la science a montré des capacités destructrices insoupçonnées, il s’en faut de beaucoup qu’elle ait seulement commencé à nous rendre « comme maîtres et possesseurs » d’une nature finalement bien plus puissante et complexe que l’imaginait Descartes. Nous comprenons toujours bien mal la biologie du cancer ; nous ne dominons ni les tremblements de terre, ni les cyclones ; nous n’avons fait que passer sur la Lune et ne quitterons pas de sitôt notre berceau terrestre pour les étoiles. Lors même que certaines techniques ont connu des avancées inattendues (le clonage des mammifères, les matériaux nouveaux), c’est souvent sur un mode essentiellement empirique, peu ou pas maîtrisé conceptuellement, qui nous ramène à l’époque de l’artisanat autonome d’avant la révolution scientifique. Et si nous pouvons utiliser la fusion nucléaire pour fabriquer d’effroyables engins de destruction massive, nous ne savons toujours pas, après un demi-siècle de travaux, en faire une source d’énergie civile.

Assurer l’avenir de la recherche intellectuelle sur ses promesses matérielles relève donc d’un pari pour le moins risqué, et pourrait bien se retourner contre elle si, comme il est probable, la déception est au rendez-vous. Aussi, pour perpétuer cette belle aventure humaine qu’est la science, vaut-il peut-être mieux s’en tenir à une approche plus modeste, mais plus sage et, en définitive, plus sûre – celle justement des Encyclopédistes : faute de pouvoir exiger que la connaissance parvienne à satisfaire nos besoins, jouissons qu’elle puisse répondre à nos désirs. Revendiquons donc le plaisir de savoir, même si nous n’en tirons qu’un faible pouvoir.

N’imaginons pas pour autant que ce savoir puisse constituer un éclairage universel. Comment avons-nous pu oublier que, plus forte est l’illumination, plus denses sont les ombres portées ? Seul un monde vide peut être intégralement éclairé. Nul être, nulle chose et nulle idée ne peuvent être mis en lumière sans projeter d’ombres. D’ailleurs, le pluriel même des Lumières, que nous n’entendons pas assez, nous demanderait de substituer à l’imagerie positiviste du flambeau de la Raison éclairant l’Univers, la vision de lumignons multiples et de portée limitée, laissant subsister entre eux de vastes zones obscures, image au fond bien plus conforme au caractère divers et épars de la connaissance scientifique. Les frontières de l’ombre et de la lumière ne sont d’ailleurs pas si tranchées qu’on pourrait le croire : poussant les travaux de Fresnel, le mathématicien Poisson montrait en 1819 que la théorie ondulatoire de la lumière amenait à une conclusion surprenante : au centre de l’ombre circulaire d’un disque opaque, devait apparaître une petite tache lumineuse, ce que Fresnel confirma expérimentalement [18]. Pour qui sait voir, il y a bien des lueurs inattendues dans l’obscurité, et l’adieu à la Raison n’est pas un renoncement à la raison [19]. Il est plaisant d’ailleurs de remarquer que la théorie de Fresnel doit énormément aux travaux de d’Alembert qui, avec son équation des cordes vibrantes (1747) – une découverte pour lui sans doute « uniquement curieuse » et « simplement agréable » –, avait élaboré un formalisme mathématique qui s’appliqua un demi-siècle plus tard à la propagation des ondes lumineuses et plus généralement des ondes électromagnétiques, médiatrices des télécommunications modernes.

Jean-Marc Lévy-Leblond

 

Article publié dans la revue Humanisme n°290, 2010/4.

 


[1] Voir J.-M. Goulemot, Adieu les philosophes. Que reste-t-il des Lumières ?, Seuil, 2001.

[2] F. Bacon, New Atlantis, 1626 ; trad. française M. Le Dœuff, M. Llasera, La Nouvelle Atlantide, Flammarion, 1995.

[3] R. Descartes, Discours de la Méthode, 1637 (Sixième partie).

[4] D. Sobel, Longitude, Walker, 1996 ; trad. française, Seuil, 2002.

[5] W. Schivelbusch, La Nuit désenchantée, Le Promeneur, 1993. Ce livre offre une très remarquable histoire, à la fois technique et culturelle, de l’éclairage moderne [mes remerciements à Isabelle Creusot pour m’avoir signalé cette référence essentielle].

[6] J. d’Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie, 1750 [Vrin, 2000].

[7] J.-J. Rousseau, Discours sur les Sciences et les Arts, 1751 [Gallimard, Folio, 1964].

[8] J.-M. Goulemot, op. cit., p. 135.

[9] Voir l’étude de M. Milner, L’Envers du visible, Seuil, 2005, chapitre V, « L’ombre des Lumières ».

[10] Y. Elkana, The Discovery of the Conservation of Energy, Harvard University Press, 1974.

[11] W. Schivelbusch, op. cit, p. 14 & seq.

[12] Grégoire, Rapport sur l’établissement d’un Conservatoire des Arts et Métiers, 1795.

[13] B. Maitte, La Lumière, Seuil (Points-Sciences), 1981.

[14] M. Faraday, The Chemical History of Candle, 1860 [Viking Press, 1960] ; trad. française, Histoire d’une chandelle, Hetzel, 1904.

[15] Cette lente et complexe évolution est retracée dans le livre de W. Schivelbusch, op. cit.

[16] M. Milner, op. cit., p. 403.

[17] R. Lehoucq, La Physique de Starwars, Le Pommier, 2005.

[18] B. Maitte, op. cit., p. 227.

[19] Comme le montre P. Feyerabend, Adieu la Raison, Seuil, 1989.

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