Gérard Nissim Amzallag, La complexité végétale, 2003

La diversité de structure des plantes n’est qu’apparente : quelques principes physiques simples gouvernent le développement des végétaux.

On recense quelque 200 000 espèces de plantes à fleurs. Pour rendre compte de la diversité des formes observées, on admet généralement que chacune des caractéristiques distinguant une espèce végétale d’une autre (et notamment l’organisation des fleurs, leur nombre, la disposition et la forme des pièces florales) est contrôlée par un gène ou un type de gènes particuliers, sélectionnés durant l’évolution. Ainsi, il existerait une relation de cause à effet entre la présence d’un gène (ou d’un groupe de gènes) et chacun des caractères distinctifs d’une espèce.

 

Toutes les plantes à fleurs ont une organisation de base similaire. En revanche, le nombre et la disposition des pièces (feuilles, sépales ou pétales) produites simultanément changent. Dans le cas du blé, chaque « génération » correspond à l’apparition d’un organe (feuille ou épillet) unique ; dans le cas du lilas, deux feuilles poussent simultanément ; les pièces florales apparaissent trois par trois dans le cas de la tulipe, par quatre pour le coquelicot et par cinq pour l’anémone.

 

Une telle explication n’est pas propre au monde végétal. L’ensemble du monde vivant serait directement gouverné par l’expression de gènes, activés à un moment précis du développement, dans des cellules particulières. Cette explication est fondée sur le fait que les organismes sont composés de cellules distinctes. Ainsi, comprendre le fonctionnement d’un organisme revient à comprendre celui des cellules qui le constituent, fonctionnement lui-même conditionné par l’expression de gènes.

Toutefois une telle relation de cause à effet entre l’expression de certains gènes et le fonctionnement cellulaire ne fait pas l’unanimité. De plus, un organisme végétal ne peut guère être considéré comme une population de cellules en interaction, puisque toutes les cellules (ou la majorité d’entre elles) communiquent. Par l’intermédiaire de canaux nommés plasmodesmata, elles échangent les constituants présents dans le cytoplasme : des composés solubles, des protéines, des ARN messagers (les molécules issues de la première étape de l’expression des gènes), de l’ADN (c’est pourquoi certains virus circulent rapidement dans les plantes), voire des organites.

 

La Cellule est considérée par la théorie cellulaire comme la brique élémentaire du vivant. Chez les végétaux, tous les constituants cellulaires sont susceptibles de passer d’une cellule à l’autre par des canaux, nommés plasmodesmata, lesquels occupent une part importante de la membrane cellulaire (jusqu’à un pour cent de sa surface).

 

Le réseau de plasmodesmata définit des domaines symplasmiques reliant un grand nombre de cellules (d’une dizaine à plusieurs millions), de sorte que les végétaux peuvent être considérés comme des organismes supracellulaires. Comme les cytoplasmes communiquent, leur contenu est relativement homogène.

 

On a même observé des noyaux passer d’une cellule à l’autre par les plasmodesmata. Ces communications ne sont pas aléatoires, mais empruntent des voies particulières, créant ainsi des réseaux intercellulaires de forme définie.

Si les végétaux sont des organismes supracellulaires, on ne peut pas se placer dans le cadre de la théorie cellulaire pour en comprendre le fonctionnement et, surtout, la morphogenèse, l’apparition des formes et des structures. On ne peut pas non plus espérer identifier la cellule inductrice d’une forme, et même, le ou les gènes qui, dans cette cellule, seraient responsables de son comportement. Il existe pourtant bien un principe organisateur chez les plantes, comme en témoigne l’extrême régularité de disposition des feuilles ou des pétales d’une fleur. Ce principe est d’ailleurs très puissant puisqu’il limite à un petit nombre le type d’organes produits par un bourgeon. Leur disposition est également très monotone : par exemple, la diversité des fleurs se réduit en fait à trois plans de base, à savoir la production simultanée de une à trois pièces florales.

Cette régularité et cette monotonie sont difficiles à expliquer par un contrôle génétique direct, parce que des variations dans l’expression des multiples gènes impliqués devraient pouvoir engendrer une grande diversité des plans d’organisation. En revanche, elle s’explique très bien en termes de contraintes physiques exercées par un bourgeon en activité, dont la dissipation engendre les feuilles et les fleurs, et qui assure la remarquable précision des agencements. Examinons comment.

Réseaux de plasmodesmata

Chez les végétaux, les tiges, les feuilles et les fleurs se forment au niveau des méristèmes apicaux.

 

Les méristèmes apicaux sont le lieu de production des feuilles et des fleurs. Des cellules s’y différencient en permanence, passant de l’état embryonnaire à l’état adulte, et faisant apparaître de nouveaux tissus. La symétrie de croissance est respectée à chaque nouvelle génération : ici les ébauches foliaires apparaissent deux par deux.

 

À chaque embranchement de feuilles, ainsi qu’au sommet de la plante, sont situés les méristèmes apicaux. Ils sont le siège de croissance de la plante et sont soumis à des contraintes qui confèrent au végétal sa forme caractéristique. Ici la symétrie est d’ordre deux.

 

Chaque méristème est en général constitué de plusieurs strates de cellules formant un dôme, et d’un anneau périphérique d’où émergent les ébauches foliaires, les futures feuilles. Ce dôme et ces anneaux ne sont pas des structures figées : à mesure que les cellules de l’anneau se différencient en ébauches foliaires, elles sont remplacées par d’autres cellules de l’anneau et du dôme. L’élimination d’une partie quelconque des cellules du méristème est rapidement compensée. Quand on coupe un méristème en deux, il ne produit pas deux demi-tiges, mais deux tiges dont la taille et l’organisation sont normales. On déduit de cette robustesse d’organisation que la différenciation des cellules est avant tout guidée par leur position dans la structure globale.

Du fait que les plasmodesmata créent des réseaux entre cellules, des biologistes se sont demandé si le fonctionnement du méristème ne dépendait pas de cet arrangement particulier. D’autant plus que la différenciation de cellules épidermiques en stomates (les pores qui contrôlent les échanges gazeux dans les feuilles) ou en poils absorbants dans les jeunes racines s’amorce par leur isolement du réseau symplasmique. En conditions artificielles, la différenciation d’un embryon sur un cal (un amas de cellules) commence également par son isolement du réseau symplasmique. Ces quelques exemples suggèrent que la différenciation cellulaire coïncide avec la réorganisation d’un réseau symplasmique initialement homogène.

Pour déterminer la structure des domaines symplasmiques dans le méristème, et ses éventuels changements, Päivi Rinne et Christian Van de Schoot, de l’Université de Wagenigen, aux Pays-Bas, ont injecté dans une cellule du méristème apical (du sommet) d’un jeune bouleau, un colorant fluorescent ne pouvant circuler que par des plasmodesmata. Dans la plupart des cas, le colorant injecté dans les cellules de l’anneau diffuse peu. En revanche, 15 secondes suffisent pour que le colorant injecté dans une cellule du centre se répande dans le dôme tout entier. Dans certains cas, le colorant injecté dans le dôme s’accumule également dans les régions de l’anneau à partir desquelles se formera la future ébauche foliaire. Comme la disposition des ébauches de feuilles alterne chez le bouleau, cela signifie que le domaine symplasmique du méristème se modifie à l’ébauche de chaque nouvelle feuille, c’est-à-dire que l’arrangement des cellules du méristème, et notamment leur orientation, mais également le degré d’ouverture des plasmodesmata, change lorsqu’une nouvelle feuille se forme (voir la figure 4).

4. L’apparition d’une nouvelle génération d’ébauches foliaires suit une séquence bien définie. Au sommet du dôme, les cellules sont organisées dans un réseau de plasmodesmata, dit réseau symplasmique. Lorsque le réseau symplasmique se connecte à l’anneau apical, des ébauches foliaires apparaissent (a). Les microtubules du cytosquelette des cellules des ébauches s’organisent.

 

D’autres expériences ont montré qu’une réduction de la durée du jour (qui imite l’approche de l’hiver) s’accompagne d’une disparition du domaine symplasmique du dôme et il n’apparaît plus aucune ébauche foliaire. A l’inverse, l’induction de la floraison fait apparaître de multiples domaines symplasmiques (semblant s’organiser en anneaux concentriques) qui se substituent au domaine uniforme d’origine. On en conclut que les modifications rapides du réseau symplasmique sont impliquées dans le contrôle de l’activité des méristèmes.

Les expériences d’injection de colorants dans les méristèmes montrent que les réseaux de circulation symplasmique sont complexes, et qu’ils s’y modifient rapidement et de façon réversible. Ils sont en étroite relation avec le développement des formes et des structures produites par le méristème. Les tissus différenciés conservent la complexité des réseaux symplasmiques, mais perdent la plasticité de ces réseaux propres aux tissus embryonnaires. Leur stabilisation dans les tissus différenciés (qui se traduit notamment par la disparition de certains plasmodesmata) correspond à une rigidification du réseau de communication embryonnaire.

Mécanique de la morphogenèse

On pourrait être tenté d’expliquer la différenciation et la morphogenèse des végétaux par l’existence de gradients de concentrations de substances, nommées morphogènes. Bien que séduisant, ce modèle ne tient pas compte du fait que la communication entre les cellules estompe les gradients. Pour sauver l’explication, il faut alors supposer que quelques cellules de l’anneau, qui deviendront le centre de la nouvelle ébauche, s’activent spontanément. Toutefois, personne n’a jamais réussi à mettre en évidence des substances qui stimuleraient la formation d’ébauches foliaires à certains endroits, tout en l’inhibant à d’autres ; de plus, l’extrême régularité géométrique de la disposition des feuilles sur la tige ne semble pas compatible avec une telle hypothèse. Bien que le contrôle de l’ouverture des plasmodesmata ne soit pas encore complètement élucidé, il semble qu’une pression non uniforme exercée sur les cellules, et engendrée par le développement lui-même, oriente les échanges entre deux cellules voisines, contrôlant le déploiement des structures. Essayons de comprendre comment.

Le méristème a la forme d’un dôme, dont les cellules se divisent moins que dans l’anneau périphérique. Dans ce contexte, l’apparition de nouvelles cellules exerce une pression inégalement répartie, qui entraîne un gaufrage spontané de cette dernière (voir la figure 2).

2. Une différence d’extension entre la périphérie et le centre d’un disque crée une contrainte dissipée par gaufrage. On illustre ainsi la façon dont une contrainte locale engendre une déformation globale. Ce type de mécanisme intervient lors de l’émergence des ébauches foliaires, notamment.

 

Ce phénomène se produit, par exemple, lors de la préparation des chips : un disque mince de pomme de terre plongé dans l’huile très chaude s’étire davantage en périphérie qu’au centre. Le gaufrage obtenu est relativement reproductible dans la mesure où il correspond à la dissipation maximale des contraintes imposées sur le disque plan de la tranche de pomme de terre. La situation d’un méristème en activité est très proche puisque les cellules de l’anneau apical se divisent plus rapidement que celles du dôme. Cette analogie permet de comprendre pourquoi la dissipation des contraintes de pression ne perturbe pas seulement les cellules de l’anneau, mais le méristème tout entier.

Dans cette explication de nature biophysique, la formation des nouvelles ébauches est orientée non seulement par la pression exercée par les cellules en division de l’anneau, mais aussi par les ébauches foliaires de la génération précédente. Encore partiellement solidaires de l’anneau, elles exercent une contrainte, imposant l’émergence des nouvelles ébauches, aux endroits où il y a de la place. Cela correspond à une dissipation maximale des contraintes de pression. A l’échelle des cellules, la pression exercée sur le méristème par les ébauches foliaires laisse son empreinte dans la structure du cytosquelette : les microtubules qui constituent la paroi sont orientés perpendiculairement à la direction de développement.

Plus précisément, la morphogenèse dépend de trois paramètres : premièrement, du rapport entre la vitesse de division des cellules dans l’anneau et celle des couches profondes du méristème, responsables de la pousse de la tige. En conditionnant le degré de bombement du dôme, ce rapport détermine le nombre d’ondulations du gaufrage, qui peut varier de un à cinq, déterminant ainsi le nombre d’ébauches qui apparaissent en même temps. Deuxièmement, la morphogenèse dépend du rapport entre le rythme de division dans le dôme et le rythme de division dans l’anneau qui définit le rythme des gaufrages successifs, et, par conséquent, l’émergence (le décalage angulaire) de la nouvelle ébauche par rapport à la précédente. Le troisième facteur est le rapport entre le rythme de croissance des couches profondes (génératrices de la tige) et des couches superficielles (génératrices de la contrainte physique à dissiper) ; ce paramètre conditionne la vitesse de déploiement de la tige et, par là, la pression des feuilles en formation exercée sur les nouvelles ébauches. Elle influence également la forme que prend la nouvelle ébauche. De nature biophysique, cette explication rend compte de la régularité exceptionnelle de l’agencement des feuilles sur une tige. Ainsi, l’angle entre pétales de fleurs pentamères (le type 5) est très précisément égal à 36 degrés. L’angle entre deux générations de feuilles de menthe est exactement égal à 72 degrés, et celui des feuilles de l’arbre du voyageur (et plus communément du maïs) est égal à 180 degrés. Lorsque les feuilles suivent une disposition spirale, cette précision est le plus souvent conservée. Ainsi, chez le groseillier, l’angle de divergence entre deux feuilles successives est de 137,5 degrés. Le méristème n’a pas besoin d’un inducteur chimique particulier pour contrôler un phénomène d’une telle précision.

Cette étape accomplie, comment les ébauches foliaires nées du gaufrage se différencient-elles en organes à part entière, feuilles ou pièces florales, ce qui constitue un changement dans le plan de division des cellules, notamment la genèse d’un nouvel axe (la nervure principale) ? Nous allons voir que cette étape est également commandée par des facteurs biophysiques.

Des expériences réalisées sur des cals montrent qu’une pression exercée de façon inégale sur un amas de cellules déclenche une série de divisions orientées perpendiculairement à la contrainte. On peut considérer que l’axe de la feuille représente la matérialisation de cette pression exercée lors du gaufrage. Il suffit qu’à un moment précis, le cytosquelette des cellules de la protubérance se réoriente en fonction de la contrainte physique, exactement comme le font les cellules du dôme au moment de l’apparition des ébauches foliaires.

Autodéterminisme biophysique

Pour que ce nouvel organe maintienne sa croissance suivant l’axe défini à un instant donné, il ne faut cependant pas que les contraintes de pression réorientent systématiquement la division cellulaire. Sinon, leur dissipation continuelle relancerait rapidement des divisions dans tous les sens, et une plante ne serait qu’une masse informe de cellules. En plus du déterminisme biophysique, il faut donc supposer l’existence d’un phénomène d’imprégnation cellulaire. Celui-ci permet le contrôle temporel de « fenêtres de réajustement », au cours desquelles l’organisme végétal est à même de traduire une contrainte physique en une information nécessaire à un redéploiement de son développement. En dehors de ces « fenêtres », un organe s’auto-développe, comme nous l’avons évoqué.

La direction dans laquelle se produit la division cellulaire conditionne la direction d’allongement des cellules (et donc de l’organe en formation), de même que la forme du réseau de plasmodesmata (ils apparaissent durant la formation de la nouvelle cloison séparant deux cellules-filles). De plus, le plan de division cellulaire est orienté par l’arrangement des microtubules, et se reproduit à l’identique d’une génération à l’autre de cellules. Cependant, en cas de désorganisation spontanée du squelette cellulaire, l’orientation des microtubules est conditionnée par la pression exercée sur les parois cellulaires. Or, certaines hormones, telles les gibbérellines, favorisent la disposition parallèle des fibrilles, tandis que les cytokinines les désorganisent. Les variations du rapport de ces deux hormones, ainsi que les changements de réceptivité des cellules à ces hormones ont pour conséquence que les cellules végétales sont tantôt sensibles à une pression extérieure, tantôt indifférentes à cette contrainte.

Une cellule reproduisant le même cytosquelette au fil des divisions cellulaires est un système stationnaire, c’est-à- dire qu’elle est insensible aux contraintes autres que celles qui assurent le phénomène considéré, par exemple le déploiement d’une nouvelle feuille suivant un axe. Inversement, le phénomène d’imprégnation représente un bref moment où ce qui était perçu comme du « bruit » sans signification devient une source d’information pour le développement. Cela permet l’apparition d’un nouvel organe, ou d’une nervure secondaire par exemple. D’un point de vue thermodynamique, l’imprégnation correspond à un bref instant durant lequel le système perd sa nature stationnaire. Il se réoriente alors spontanément vers un nouvel état d’équilibre conditionné par les paramètres extérieurs. C’est ce changement soudain et temporaire de statut, d’un système stationnaire vers un système réceptif aux légères variations du milieu qui, en étant contrôlé par l’équilibre hormonal de l’organisme, constitue probablement l’événement clé de la morphogenèse.

La description de la morphogenèse montre que le développement végétal est essentiellement façonné par des facteurs biophysiques. Nous avons mis en évidence la nature discontinue de ce développement, avec la possibilité pour un organisme végétal d’interpréter une contrainte soit comme une information, soit comme un simple bruit. Ainsi, s’éclaire la très grande régularité observée dans le plan d’organisation structurale des végétaux, imposée par la robustesse des lois physiques sous-jacentes, complétées par un mécanisme de réorganisation, qui permet l’émergence d’une diversité de formes.

D’une manière générale, nos recherches ont montré qu’une description de ce type, caractérisée par une alternance d’états, est à même de décrire un grand nombre de phénomènes inhérents au développement végétal. En particulier, les périodes d’ouverture des fenêtres de réajustement sont essentielles, puisqu’elles offrent aux plantes la possibilité de s’adapter également à une contrainte extérieure. Un mécanisme similaire est probablement à l’œuvre dans la morphogenèse des animaux. Toutefois, l’environnement des embryons animaux est souvent si constant et homogène qu’il masque la façon dont ces organismes seraient susceptibles de réagir aux contraintes de l’environnement. Ces recherches ouvrent la voie à une étude du développement qui ne soit pas tournée vers le tout génétique.

Gérard Nissim Amzallag,
chercheur au Centre régional de recherche de Carmel, en Israël.

Références

Gérard Nissim Amzallag, L’homme végétal. Pour une autonomie du vivant, Albin Michel, 2003.

W. Gibbs, La biologie virtuelle, in Pour la Science, n°288, octobre 2001.

P. B. Green, Pattern formation in shoots : a likely role for minimal energy configurations of the tunica, in International Journal of Plant Sciences, 3 vol. 153, pp. S89-S95,1992.

 

Article publié dans le magazine scientifique
Pour la Science n°314, décembre 2003.

 

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