Dwight Macdonald, Le socialisme sans le progrès, 1953

Présentation des éditeurs

Cet ouvrage est la traduction de “The Root is Man”, article publié en 1946 dans la revue new-yorkaise Politics. Il comprend les notes et les trois appendices ajoutés par l’auteur lors de sa republication sous forme de livre en 1953.

Dwight Macdonald, journaliste et écrivain américain, est né à New York en 1906. Contributeur de Time puis de Fortune dans les années 1920, il s’intéressa aux idées marxistes dans le contexte de la Grande Dépression. En 1937, il devint membre du comité de rédaction de la Partisan Review, proche du Parti communiste américain, puis du Parti trotskiste auquel il adhéra en 1939. Mais, à partir de 1941, il se démarqua de ce courant et adopta une position résolument pacifiste en réaction à l’entrée en guerre de son pays.

En 1944, il fonda sa propre revue, Politics, qui devint une référence pour la gauche anti-stalinienne aux Etats-Unis. Cette revue accueillit les contributions de bon nombre de « non-conformistes » de cette époque : Daniel Bell, Charles Wright Mills, George Orwell, Albert Camus, Hannah Arendt, Karl Jaspers, Bruno Bettelheim, Victor Serge, Ignazio Silone ou encore Simone Weil. Les trois articles les plus importants qu’y signa Macdonald furent : “The Responsability of Peoples” (1944), “The Bomb” (1945) (1) et “The Root is Man”.

Dans ce dernier, il s’essaie à un bilan sans concession du projet marxiste d’émancipation, et plus généralement des idées révolutionnaires du XIXe siècle, au sortir des deux Guerres mondiales : que reste-t-il du socialisme, et même de la démocratie, après trente ans de guerre industrielle, de dictatures totalitaires, de centralisation étatique ? Peut-on encore croire que la science fasse progresser l’homme, après l’invention des gaz de combat, des camps d’extermination et de la bombe atomique ?

Le diagnostic de Macdonald tranche avec l’atmosphère optimiste d’après-guerre, alimentée par la victoire des Alliés sur le IIIe Reich, par l’euphorie qui gagne une partie de la gauche du fait du prestige acquis par l’URSS, et les succès électoraux de la social-démocratie à l’Ouest. Sur l’obsolescence du clivage droite-gauche, sur l’impérialisme de la méthode scientifique et de la technique moderne, sur la prolifération du phénomène bureaucratique au sein même du capitalisme dit libéral, cet auteur voit juste très tôt.

Editions La Lenteur, 2012

La métaphysique du Progrès

Ceux qui construisent leur philosophie politique sur l’idée de progrès ont tendance à justifier les moyens par la fin, le présent par l’avenir, l’ici par le lointain. Le progressiste peut accepter une guerre en tant que moyen en vue d’une fin, la paix; il peut, comme en URSS, s’accommoder d’un présent pénible en fixant du regard un avenir idéal; il peut justifier que l’individu soit privé de liberté dans l’immédiat si cela permet à long terme une organisation cohérente de la société. S’il est capable de tels prodiges d’abstraction, c’est parce que le progressiste, si prompt à taxer les autres de «métaphysiciens» ou d’«utopistes», est en réalité l’archétype du métaphysicien de notre temps, prêt à sacrifier indéfiniment et à très grande échelle les intérêts réels, matériels, concrets d’êtres de chair et sang sur l’autel du concept métaphysique de Progrès dont il postule (en termes métaphysiques là encore) qu’il est la «véritable essence» de l’histoire.

D’ailleurs, sur quoi cette idée repose-t-elle? Sur rien moins que cette hypothèse audacieuse – que le progressiste avance comme découlant du plus élémentaire bon sens: les avancées scientifiques feraient, par nature, le bien de l’humanité. Ces avancées, admet-il, ne vont pas sans certaines dérives regrettables. La bombe atomique en est une, de même que le nouveau « spray à microbes » que nos scientifiques sont en train de mettre au point, et en comparaison duquel la bombe semblera tout à fait bénigne. Un membre anonyme du Congrès nous offre une présentation lyrique de ses potentialités:

«Ils ont mis au point une arme capable d’éliminer toute forme de vie dans une grande ville. C’est une solution de microbes, et on peut la pulvériser depuis un avion […]. Elle garantit une mort rapide et sûre. On ne serait pas obligé d’inoculer un microbe à chaque habitant de la ville. L’opération peut être faite en une seule fois, car ses effets se propagent rapidement. » (New York Times, 25 mai 1946.)

D’après le métaphysicien scientifique, ce genre de chose s’apparente à une malencontreuse dérive du progrès, une perversion. Il fera remarquer que ce spray à microbes a également vocation, sous la forme du DDT, à débarrasser l’humanité de ces satanés insectes qui occasionnent chaque année 5.678.945.001 dollars de dégâts dans ce seul pays (votre chiffre sera le mien). Il conclura que le problème ne réside pas dans l’objet, mais dans son utilisation, en l’occurrence dans le fait de le pulvériser sur les personnes et non sur les insectes. Pour résoudre ce problème, dit-il, il faut développer encore davantage notre esprit scientifique, étendre le champ d’action de la démarche scientifique au détriment de l’éthique – une approche que, s’il est marxiste, il qualifiera de «dialectique». Si vous lui suggérez qu’il y a peut-être plus de mal que de bien dans le progrès scientifique, non dans le sens où un tel progrès serait intrinsèquement (c’est-à-dire de façon métaphysique) bon ou mauvais, mais au sens historique, dans la mesure où jusqu’à maintenant les effets négatifs de chaque avancée technologique semblent peser plus lourd que les effets positifs, et qu’avec la bombe atomique et ce nouveau DDT-pour-le-peuple cette tendance risque de se renforcer – si vous avez l’audace de lui soumettre une idée aussi étrange, il s’emporte. Vous vous entendrez alors dire – et je parle d’expérience – que vous êtes:

1° un ascète qui rejette les satisfactions terrestres et humaines au profit d’une sorte de mortification de la chair;

2° un rêveur utopiste dont le jugement, aussi méritoire soit-il sur le plan éthique, est dénué de tout fondement pratique et n’a pas la moindre chance de réalisation historique.

Il me semble que l’on peut rétorquer, dans les deux cas, que le plus fou n’est pas celui qu’on croit.

1° Personnellement, je n’ai rien d’un ascète. Si je suis sceptique à l’égard du progrès scientifique, c’est justement parce que j’accorde de l’importance aux satisfactions humaines et terrestres. Les vrais matérialistes, aujourd’hui, sont ceux qui rejettent le matérialisme historique. Car la maîtrise de l’humain sur la nature s’est renversée en une emprise inédite de la nature sur l’humain. L’organisation toujours plus efficace de la technologie sous forme de vastes concentrations de producteurs disciplinés suppose la société de masse moderne, qui suppose elle-même le contrôle autoritaire et le type d’idéologie nationaliste irrationnelle – infra-rationnelle, plutôt – qui ont été poussés à leur paroxysme en Allemagne et en Russie. La grande puissance actuelle qui a la culture la plus matérialiste, dont les dirigeants se réclament du marxisme et où le progrès suscite partout un optimisme béat, est aussi le pays où l’homme est le plus étranger à ce qu’il produit, celui dont les citoyens vivent comme des abeilles ou des fourmis et non comme des humains, et dont les soldats, fraîchement débarqués de la patrie du progrès matériel et des plans quinquennaux, se retrouvent abasourdis devant l’abondance, le luxe et le confort d’un pays comme la Bulgarie, et tueraient père et mère pour posséder une bicyclette. En ce qui nous concerne, nous allons peut-être mourir au cours de la prochaine guerre parce que la fission atomique est la dernière découverte scientifique en date, et que le progrès repose sur l’avancée de la science.

Essayons d’imaginer la réaction d’une personne simple d’esprit à qui l’on exposerait ce genre de clichés modernes: par exemple, qu’il faut en passer par la dictature pour arriver au socialisme (« Bien sûr que l’Union soviétique n’est pas une démocratie, mais c’est le seul moyen d’amener un pays sous-développé à un niveau compatible avec des institutions démocratiques – vous verrez dans cinquante ans ! »), ou que la fission atomique est le moyen ultime d’accéder à un paradis d’abondance. Cette personne pourrait considérer que de telles formules ne sont pas tellement éloignées de la promesse d’une vie meilleure dans l’Au-delà, sur laquelle s’est largement appuyé le catholicisme.

2° Le fait que tant d’intellectuels occidentaux montrent des signes de ce que Sidney Hook a appelé « le nouvel épuisement nerveux » – c’est-à-dire un scepticisme à l’égard du progrès scientifique – revêt peut-être une importance historique, car les intellectuels anticipent souvent sur ce qu’éprouvent la majorité des gens. Est-il insensé de croire qu’à mesure que la vie dans cette jungle scientifiquement planifiée se fait de plus en plus insupportable, un nombre croissant de gens deviendront adeptes de ce que l’on pourrait appeler le matérialisme humain (par opposition aux matérialismes historique et progressiste)? Qu’ils finiront par préférer vivre sans congélateurs si le système industriel nécessaire à leur production est le même qui produira la troisième guerre mondiale? Ou qu’ils préféreront disposer de moins de voitures, ou de voitures de moindre qualité, voire préféreront s’en passer complètement si le prix à payer pour obtenir «plus» et «mieux» est un embrigadement des individus à une échelle telle qu’il leur sera interdit de se comporter humainement les uns envers les autres?

J’attire l’attention du lecteur sur la conjonction «si» dans les phrases qui précèdent. Je ne suis pas en train de dire que la production automobile implique nécessairement la guerre et la bureaucratie ; je me contente de proposer une piste d’action pour le cas où cette hypothèse se vérifierait. Savoir jusqu’à quelle échelle il est possible de conserver de bonnes institutions, et comment utiliser la recherche scientifique à bon escient, sont des questions complexes. La réponse dépendra, d’une part, de ce que nous jugerons souhaitable; et d’autre part de ce que la science et la technologie elles-mêmes peuvent nous apprendre sur les moyens de concrétiser ces choses souhaitables, à un moment et dans un temps donnés. J’ai le sentiment qu’à partir d’un certain stade de développement scientifique, les effets négatifs supplantent nécessairement les effets positifs, et ce, dans tout système social imaginable. Mais je n’en suis pas sûr du tout.

Paul et Percival Goodman, par exemple, sont arrivés à la conclusion inverse: d’après eux, il est théoriquement impossible que l’efficacité technique et la morale entrent en conflit, cela ne peut arriver que du fait de l’indigence de notre culture, dans laquelle le concept d’efficacité est biaisé. Ils diraient par exemple que les économies que nous réalisons en fabriquant des automobiles sur des sites de production gigantesques comme à River Rouge ne représentent rien au regard du gaspillage induit par les longues distances parcourues par les ouvriers qui y travaillent, et en comparaison des infrastructures énormes nécessaires à l’acheminement des produits, etc. C’est ce qu’ils démontrent dans leur ouvrage, Communitas (2). C’est peut-être vrai; je l’espère.

Je voulais simplement souligner que contrairement à ce que prétendent les progressistes, la question reste entière de savoir comment concilier l’efficacité industrielle et le bien de l’humanité.

Dwight Macdonald

La bombe atomique : la science touche à sa fin

La bombe qui a terrassé Hiroshima il y a moins d’un an a également anéanti – bien que certains d’entre nous n’en aient pas encore pris conscience – l’édifice de croyances progressistes sur lesquelles les théories libérale et socialiste reposaient depuis deux siècles. Car aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire, l’humanité est confrontée au fait que son activité pourrait mener à la destruction, non pas d’un peuple ou d’une partie du monde, mais bien de l’humanité et du monde entier. Elle pourrait être provoquée par l’empoisonnement de l’atmosphère par des substances radioactives, ou par une réaction en chaîne qui fendrait la croûte terrestre, libérant le magma qui s’y trouve. La plupart des scientifiques affirment qu’au stade actuel de développement de l’énergie atomique, une telle chose n’est pas possible (bien que d’autres prétendent le contraire). Mais personne n’est en mesure de prévoir avec certitude ce qu’il en sera dans une ou deux décennies de progrès atomique. Le progrès scientifique est en passe de réaliser sa «fin» ultime, et il se trouve que cette «fin» coïncide avec la fin (sans guillemets) de l’humanité elle-même (3).

Que reste-t-il du principal argument des progressistes – les maux du présent sont la condition d’un bonheur à venir – dès lors qu’on envisage la possibilité qu’il n’y ait peut-être pas d’avenir ? Dans un livre autrefois très populaire qui résume l’idéologie progressiste du siècle dernier, The Martyrdom of Man, Winwood Reade écrit :

«Je donne à l’histoire universelle un titre qui, pour être étrange, lui convient parfaitement: le martyre de l’homme. A chaque génération, l’espèce humaine a enduré les pires souffrances pour le bénéfice de sa descendance. La prospérité d’aujourd’hui est fondée sur les souffrances d’hier. Par conséquent, n’est-il pas juste que nous souffrions à notre tour pour le bien de ceux qui viendront après nous?»

Et quel avenir, que celui que Reade voyait surgir des souffrances du présent! Pour lui, le progrès scientifique allait permettre à l’humanité de faire des voyages interstellaires, de fabriquer des soleils et des systèmes solaires, et même de vaincre la mort. La science a bel et bien progressé, mais pour nous menacer d’une mort universelle; loin de fabriquer de nouveaux systèmes solaires, l’humanité semble plutôt en passe de détruire la petite planète qui l’abrite. Et nos souffrances, loin de profiter aux générations à venir, pourraient bien avoir pour effet de faire disparaître la condition minimale de leur venue: l’existence d’une planète habitable.

Aujourd’hui, ce sont les énoncés matérialistes de Reade qui font figure d’illusions métaphysiques. Et l’on pourrait en dire de même de ces lignes d’Engels :

« On ne peut remplacer 500 000 propriétaires terriens et 80 millions de paysans russes par une nouvelle classe de propriétaires terriens bourgeois sans que cela s’accompagne des souffrances et des convulsions les plus terribles. Mais l’histoire est l’une des déesses les plus cruelles, et elle conduit son char triomphal par-dessus des monceaux de cadavres, pas seulement en temps de guerre mais aussi pendant les périodes de développement économique “pacifique”. Nous autres, hommes et femmes, sommes malheureusement si stupides que nous ne savons pas rassembler le courage nécessaire à un progrès réel à moins d’y être forcés par des souffrances presque disproportionnées. […] Il n’est pas de calamité historique qui ne soit compensée par un progrès. »

Lettres à Danielson, 24 février et 17 octobre 1893.

Aussi longtemps que s’étendait devant nous un avenir infini, ce genre de métaphysique progressiste conservait au moins l’apparence de la raison. Après tout, personne ne pouvait prouver qu’après plusieurs siècles ou plusieurs millénaires de souffrances, de détours et de « régressions temporaires », l’histoire ne finirait pas par conduire l’humanité à la terre promise. Il était donc logique – ce qui ne veut pas pour autant dire « raisonnable » – de soumettre le présent à l’épreuve de l’avenir. Mais maintenant que nous sommes confrontés à la possibilité réelle, scientifique, que l’histoire humaine se termine a plus ou moins brève échéance, le concept d’avenir, qui tient une place si importante dans la tradition de pensée socialiste, a perdu sa validité. Ce n’est peut-être qu’en tirant les leçons de cet amer constat et, par là, en apprenant à envisager les choses à partir de ce que nous vivons ici et maintenant, que nous pourrons échapper à ce sort.

Dwight Macdonald


Notes:

1. «The Bomb» a été traduit en français dans le n°34 de la revue Agone, Histoire, Politique et Sociologie (2005), avec une notice biographique étoffée écrite par Charles Jacquier.

2. Communitas: Means of Livelihood and Ways of Life, Chicago, University of Chicago Press, 1947.

3. La marche du Progrès scientifique dessine aujourd’hui une autre perspective enchanteresse: la possibilité qu’en cas de guerre, la nouvelle bombe à hydrogène diffuse une grande quantité de radioactivité, ce qui, en entraînant des modifications génétiques chez les humains, donnerait naissance à plusieurs générations de «mutants» – cf. les monstruosités de Charles Adams. Selon une prévision plus optimiste, tout le monde deviendrait stérile. [Note de 1953]

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