Michel Barrillon, L’abolition de la condition humaine, 2017

de Bernal à Kurzweil

 

« Une humanité qui traite le monde comme “un monde bon à jeter” se traite elle-même comme “une humanité bonne à jeter” ».

Günther Anders [1]

Dans le dernier chapitre de L’immatériel où il envisage comme futur possible l’avènement d’« une civilisation posthumaine », André Gorz illustre son propos en faisant notamment référence à un savant britannique, John Desmond Bernal, qui, des progrès technologiques alors en cours, avait auguré la création d’un être plus tout à fait humain dont le cerveau fonctionnerait « détaché du corps » [2]. Une perspective aussi fantasque inviterait à douter du sérieux de son auteur si Gorz ne le présentait comme un « biologiste […] qui contribua de façon décisive à comprendre la structure moléculaire de l’ADN » (Ibidem, p. 121). C’était en réalité un physicien ; la méprise de Gorz se comprend dans la mesure où les travaux de Bernal ont ouvert la voie à la biologie moléculaire, et où il s’est intéressé, en physicien, à la vie et à son origine.

J. D. Bernal, l’apostat

John Desmond Bernal (1901-1971) ne jouit sans doute pas de la notoriété publique des savants du XXe siècle qui, par leurs découvertes scientifiques majeures, ont marqué l’esprit de leurs contemporains, mais il n’est pas pour autant un auteur mineur : sa vie en témoigne. Il a été élu membre de la Royal Society en 1937. Durant la seconde guerre mondiale, il s’est mis au service du ministère de la Sécurité intérieure ; il a notamment démontré les avantages du port artificiel dans l’éventualité d’un débarquement. Il fut en outre membre du Parti communiste de 1923 à 1933, et ne cacha jamais sa sympathie pour le régime soviétique, ce qui, vraisemblablement, lui valut l’attribution du prix Staline de la paix en 1953. À la mort de son ami Frédéric Joliot-Curie, il assura durant quelques années la présidence du Congrès mondial de la paix. Ses amitiés politiques pouvaient à l’occasion l’amener à manquer totalement de discernement : c’est ainsi qu’il défendit, au grand dam de ses confrères occidentaux, les thèses de Lyssenko, le « biologiste » intronisé par Staline [3]Lire la suite »

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Patrick Petitjean, La critique des sciences en France, 1998

Au début était une mystification d’Alan Sokal, visant un courant intellectuel qualifié de « postmoderne ». Il s’agit cependant d’un combat politique et c’est sur ce terrain que le débat doit aussi être mené. Rappelons d’abord quelques éléments – notamment historiques – du débat sur la science dans le contexte français.

Dans le contexte américain, la mystification d’Alan Sokal pouvait avoir un sens politique. Dans l’immense domaine des « études culturelles », il y a à boire et à manger, il y a de multiples idéologies implicites, et donc matière à débat politique sur les implications de telles ou telles analyses – encore que le « pour ou contre les études culturelles » ne définit pas un camp politique de gauche et un de droite. Comme en témoigne le contenu de la revue Social Text, on ne peut réduire les « études culturelles » aux vocables « postmodernistes et relativistes ».

Par ailleurs, il existe un véritable adversaire politique : la droite religieuse américaine. Le créationnisme, notamment, n’est pas seulement une idéologie, c’est une véritable force politique qui rejette la science ; la combattre ne peut qu’être sympathique, même si cette droite américaine s’oppose, tout autant que Sokal, aux « études culturelles ». Il y a matière à débats, il y a un adversaire ; mais il ne suffit pas que Sokal mette en avant sa participation à la lutte des sandinistes au Nicaragua pour faire de son combat un combat de gauche, et pour transformer ses adversaires en des stipendiés de la droite.Lire la suite »