Jacques Roger, Darwin, Haeckel et les Français, 1982

On sait que les Français font assez triste figure dans l’histoire du darwinisme. Darwin s’en plaignait déjà à Dareste 1 et Huxley n’hésitait pas à parler d’une « conspiration du silence » 2. Mais surtout, on reproche aux Français de n’avoir pas compris l’originalité de la pensée darwinienne, de n’y avoir vu qu’un avatar du lamarckisme, et d’avoir finalement choisi Lamarck contre Darwin au moment où Weismann rendra le choix nécessaire.

Cette « non-introduction » du darwinisme en France au XIXe siècle a été magistralement étudiée par Yvette Conry 3 et il est inutile d’y revenir ici. Je voudrais seulement m’attarder sur le rôle joué dans cette affaire par le célèbre darwinien allemand Ernst Haeckel, dont l’influence en France a été considérable, et sur un petit livre qui, je crois, a donné aux Français la première occasion de découvrir dans leur langue la pensée de Haeckel, le petit ouvrage de Léon Dumont intitulé : Haeckel et la théorie de l’évolution en Allemagne, publié en 1873 à Paris chez Germer-Baillière. J’examinerai donc ici rapidement le « darwinisme » de Haeckel et la présentation qu’en fait Léon Dumont.Lire la suite »

Jacques Roger, Transformisme, 1973

Le transformisme est une théorie selon laquelle les espèces végétales et animales, loin d’être fixes, se sont transformées graduellement au cours du temps et de leur dissémination à la surface du globe, et se sont engendrées les unes les autres. Le fait même de la transformation et de la filiation des espèces n’est plus discuté par personne : il n’y a plus de biologiste fixiste. En revanche, l’ampleur, les causes et les modalités des transformations font encore l’objet de discussions, malgré l’existence d’une théorie dominante, largement admise, surtout par les biologistes.Lire la suite »

Jacques Roger, L’histoire naturelle au XVIIIe siècle: de l’échelle des êtres à l’évolution, 1990

Darwin et les darwiniens d’aujourd’hui récusent la tendance à la complexification croissante des organismes au cours de l’évolution dont Lamarck a fait un des piliers de sa théorie de l’évolution du monde vivant. Dans un ouvrage récent (Jean-Jacques Kupiec (dir.), La vie, et alors ?, éd. Belin, 2013, pp. 327-328) cette tendance générale est même présentée comme « comparable à l’exécution d’un plan » qui créerait une « échelle des êtres ».

L’échelle des êtres est une conception religieuse de l’ordre de l’univers, très populaire durant la Renaissance, qui classe les éléments matériels, les êtres vivants et les entités spirituelles selon un ordre croissant, jusqu’à la plus haute perfection, Dieu. En somme, pour Jean-Jacques Kupiec, l’évolutionnisme lamarckien serait le précurseur de l’intelligent design !

Cette interprétation grossièrement erronée de la théorie de Lamarck ne peut être soutenue que par le mépris complet à l’égard des sources et des analyses historiques. En effet, Lamarck lui-même se défend de l’échelle des êtres dans la deuxième partie de l’introduction à L’histoire naturelle des animaux sans vertèbres, 1815. Mais il ne faut pas demander à un théoricien de savoir de quoi il parle, en réalité !

Et l’article de l’historien des sciences Jacques Roger qui suit rétablit les idées de Lamarck dans une plus juste perspective.

 

Il est parfois un peu difficile pour un historien des sciences de s’adresser à des scientifiques d’aujourd’hui. L’historien est un observateur extérieur, dont la présence n’est pas toujours bien tolérée, et surtout, lorsqu’il s’agit de science ancienne (et le XVIIIe siècle est déjà loin de nous) ; l’historien vit dans le monde de ses personnages, très différent du monde scientifique actuel. La difficulté est peut-être moins grande, il est vrai, avec des naturalistes, qui ont, plus que d’autres, gardé vivante la mémoire de leur discipline.Lire la suite »

Jacques Roger, Lamarck, un marginal déçu par la révolution, 1989

Jean-Baptiste de Monet, chevalier de la Marck, est né le 1er août 1744 à Bazentin-le-Petit en Picardie. Sa famille est noble, mais pauvre. Il est le onzième enfant de la famille et, faute d’argent, on le destine à l’Eglise, seule ressource des enfants nobles sans fortune. Elève au collège des Jésuites d’Amiens, Jean-Baptiste y reçoit un enseignement scientifique sérieux pour l’époque, mais il ronge son frein. Il ne veut pas être prêtre, il veut être soldat, comme son père et ses frères aînés. Et tandis qu’il se languit au collège, la France accumule les défaites de la Guerre de Sept Ans.Lire la suite »

Jacques Roger, Biologie du fonctionnement et biologie de l’évolution, 1983

« Pour expliquer une machine, on ne sçauroit mieux faire que de proposer son but et de montrer comment toutes ses pièces y servent »

Leibniz, Suite de la réponse à Nicaise

 

« Dans l’étude de n’importe quel système biologique, à n’importe quel niveau de complexité, on peut poser deux types de questions : quel en est le fonctionnement ? et quelle en est l’origine ? »

François Jacob, Le jeu des possibles, p. 65.

 

Résumé :

La biologie expérimentale classique est une science relativement jeune. Annoncée par les intuitions de Descartes et le projet théorique de Lamarck, elle ne s’est affirmée que dans la seconde moitié du XIXe siècle grâce aux travaux des grands physiologistes allemands (Dubois Reymond, Karl Ludwig von Helmholtz) et français (Claude Bernard et ses disciples, Paul Bert, etc.). De la physiologie, elle a gagné l’embryologie, puis la bio-chimie. Adoptant la physique classique comme modèle de scientificité, cette biologie s’est voulue expérimentale, opérant sur des objets identiques, réductionniste, déterministe et causale. Par ses succès ininterrompus depuis 1850, elle s’est acquis un statut scientifique bien défini et parfaitement respecté.

Cependant, depuis la renaissance du darwinisme sous la forme de la Théorie synthétique de l’évolution, un nouveau type d’explication biologique s’est développé. Déjà décrite par Julian Huxley (1942), G.G. Simpson et Th. Dobzhansky, cette biologie a été développée par Ernst Mayr sous le nom de « biologie de l’évolution », par opposition à la « biologie du fonctionnement » que constitue la biologie classique. Cette nouvelle biologie cherche à expliquer l’existence des structures morphologiques ou comportementales par l’évaluation de leur « valeur sélective ». Par son caractère de reconstruction historique et son usage de la téléonomie, elle relève d’une épistémologie spécifique, exige une prudence particulière, mais contribue à notre compréhension de la nature et des formes vivantes.Lire la suite »

Jacques Roger et l’Évolution, 2004

Résumé :

Jacques Roger a entrepris l’étude de la théorie de l’Évolution sous les deux points de vue qui lui étaient familiers, et qui ont fait de lui un des grands maîtres de l’histoire des sciences au XXe siècle. Il a en effet considéré l’Évolution en historien et en épistémologue. En historien rigoureux, qui a le souci de lire attentivement les textes des auteurs qu’il cite pour bien les connaître, et en épistémologue non moins rigoureux et averti, soucieux de bien les situer dans leur temps pour les bien analyser et les bien comprendre, mais aussi éventuellement en exposer les limites.

Absorbé par son étude des grands naturalistes du XVIIIe siècle, Jacques Roger n’est venu qu’assez tardivement dans sa carrière, vers les années 1970, à celle du XIXe, qui vit naître avec Lamarck la théorie de l’Évolution. Il reconnaissait lui-même volontiers que, s’il possédait, comme il me le disait, un « background » dans ce domaine, il lui manquait encore les connaissances précises et documentées qui permettent de posséder une maîtrise personnelle du sujet. En revanche, il connaissait déjà l’état actuel de la pensée évolutionniste, grâce à la lecture vaste et attentive qu’il faisait de la littérature qui lui était consacrée, et aussi grâce au fait qu’il avait établi une correspondance suivie et créé des liens d’amitié avec les chefs de file de la théorie néo-darwinienne que sont Ernst Mayr et Stephen J. Gould. C’est dans cette étude qu’il allait montrer la qualité de son esprit critique d’analyse, ce que nous verrons dans la deuxième partie de notre étude.Lire la suite »

Jacques Roger, La sociobiologie est-elle à l’heure ?, 1980

Compte-rendu : Yves Christen, L’Heure de la sociobiologie, Paris, Albin Michel, 1979.

La sociobiologie, qui a soulevé des tempêtes de polémiques aux Etats-Unis, de vives contestations en Angleterre et de sérieux débats en Allemagne, est restée presque inconnue du public français. Quand il en a entendu parler, c’est à propos de la nouvelle droite et de l’hérédité de l’intelligence, problèmes fort secondaires. La grande presse, en particulier, s’est signalée par son silence, ou par la rareté et la superficialité des articles qu’elle a publiés sur la question. Sans doute ne juge-t-elle pas ses lecteurs capables de digérer les nourritures un peu fortes que le New York Times ou la New York Review of Books fournissent au public américain. Pour un public plus averti cependant, un article de Pierre Thuillier dans La Recherche posait quelques questions importantes, mais sans pouvoir les développer. Lire la suite »