Lauren Collins, La maison parfaite, 2011

l’esthétique IKEA est-elle confortable ou effrayante ?

Fermement attache à la tradition suédoise dont il célébrerait l’idyllique quintessence, le modèle Ikea fait florès de par le monde. La vision de la firme, résume un de ses cadres, consiste à « créer une vie meilleure pour les masses ». Ainsi, quiconque entre chez Ikea doit se sentir comme à la maison. Toutefois, à l’instar de la personnalité complexe de son fondateur, l’esprit – chaleureux ?, glaçant ? – promu par Ikea sème le trouble. Interpelée, la journaliste américaine Lauren Collins mène l’enquête : de quoi Ikea est-il le nom ?

 

Il n’y a pas très longtemps, un dimanche, je me suis réveillée vers 8 heures du matin. J’avais dormi sur un matelas Sultan Hagavik. J’ai effacé les plis du drap-housse Dvala et bordé la couette Henny Cirkel sous quatre oreillers, recouverts chacun d’une taie à pois assortie. Dans la cuisine, il restait quelques feuilles de laitue collées à la demi-sphère du saladier Blanda Blank. Dans l’évier, il y avait des verres à vin Rättvik teints en rouge et des fourchettes sales Dragon. Au salon, je me suis assise sur le canapé Kivik. Ce dernier a quelques années et ses lignes sont donc plus fines que celles des modèles actuels, élargis pour s’adapter à nos habitudes contemporaines et accueillir un ordinateur portable sur l’accoudoir. Kivik – tout comme une pléthore d’objets que j’utilise au quotidien – est un produit Ikea, le fabricant de mobilier suédois. Lire la suite »

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Michel Callon, L’innovation technologique et ses mythes, 1994

« Innovez, innovez, c’est la loi et les prophètes ! » : ainsi pourrait être paraphrasée la célèbre apostrophe lancée par Marx aux entrepreneurs anglais du XIXe siècle. Une idée fixe chasse l’autre : la passion de l’innovation remplace l’obsession de l’accumulation. Mais le jeu des indignations et des exaltations, lui, n’a pas changé.

 

L’innovation technologique – tout comme en son temps l’accumulation capitaliste – est prise dans une tourmente de discours qui oscillent entre l’enthousiasme et la dénonciation. Là on célèbre ses vertus pour y voir un des ressorts de la puissance économique et du bien être social. Ailleurs on la rend responsable de l’augmentation du chômage (en substituant la machine à l’homme ne supprime-t-elle pas des emplois ?) et on l’accuse de contribuer à la fabrication d’un monde artificiel, déshumanisé, encombré d’objets à l’utilité douteuse.

Si le débat souvent manichéen dans lequel nous sommes plongés, possède une telle force et une telle permanence, c’est qu’il se nourrit de toute une mythologie (mythe : image simplifiée et souvent illusoire que des groupes humains élaborent ou acceptent au sujet d’un individu ou d’un fait et qui joue un rôle déterminant dans leur comportement ou leur appréciation). Celle-ci contribue à faire de l’innovation technologique un phénomène imprévisible qui échappe à la volonté collective et sur lequel nous n’aurions que peu de prise. Parcourir à grand pas cette mythologie – qui compose ce que l’on pourrait appeler le modèle classique de l’innovation –, en démonter les mécanismes et dans le même mouvement, s’appuyer sur les travaux existants pour s’en libérer, tel est l’objectif de ce court essai qui par souci de simplicité se concentre sur trois mythes centraux : le mythe des origines, celui de la séparation du social et du technique et enfin celui de l’improvisation romantique (pour une présentation systématique du modèle classique de l’innovation voir : [Akrich, 1993] et [Mustar, 1993]). Lire la suite »

Guillaume Carnino, Clément Ader, entrepreneur d’invention, 2013

Résumé

Clément Ader est l’inventeur de l’avion (le véhicule et le mot). Or, la vie du « père de l’aviation » se trouve affublée d’une dimension mythologique, ayant invariablement pour but de révéler la gloire éternelle (et en son temps méconnue) du génial inventeur. En réalité, Ader est loin d’avoir été un martyr, et il a même amassé une considérable fortune au cours de sa brillante carrière d’entrepreneur d’invention. À partir de l’étude des archives du fonds Ader au CNAM, cet article retrace la façon dont la légende noire de l’inventeur s’est progressivement instaurée, au détriment de la réalité historique. Lire la suite »

Jean-Pierre Berlan, Brevet du vivant: progrès ou crime?, 2001

« Les monstres existent. Mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux. Plus dangereux sont les fonctionnaires prêts à croire et à agir sans poser de questions. »

Primo Levi

Le 17 juillet 1997, lors de la première discussion de la directive européenne 98/44 de « brevetabilité des inventions biotechnologiques », les parlementaires furent accueillis à Strasbourg par une manifestation de handicapés, vêtus par le cartel des industriels des « sciences de la vie » de maillots jaunes portant l’inscription Patents for life, « des brevets pour la vie ». La protection de nos inventions est nécessaire, expliquaient ces philanthropes, pour débarrasser l’humanité des fléaux de la faim et de la maladie [1]. La Commission et les gouvernements faisaient leurs ces assertions sans examiner si le brevet avait ou pouvait avoir un effet incitateur sur l’innovation.

Pourtant, aucune étude économique empirique n’a réussi à démontrer l’effet incitateur du brevet sur l’innovation, effet postulé par le bon sens à quoi se réduit ici la théorie économique. Et lorsqu’un effet a pu être mis en évidence, il était inverse. Ce paradoxe s’éclaire si l’on replace le brevet actuel dans son contexte historique, celui de l’économie concurrentielle du XIXe siècle et du libéralisme qui en est la traduction théorique et politique. Peut-être a-t-il pu jouer alors un rôle incitateur par sa disposition clé, l’exigence de rendre publique l’invention en échange du monopole (anathème pour tout libéral) temporaire conféré à l’inventeur. En sortant de la protection par le secret, le brevet stimule la concurrence entre inventeurs, laquelle subvertit la protection que confère le brevet et contribue au progrès technique. Ce brevet-concurrence est, on le voit, une construction subtile dans le droit fil de la conception libérale qui fait de la concurrence le principe régulateur d’une société d’individus égoïstes. L’inventeur est ainsi conduit « par une main invisible à promouvoir une fin qui n’est aucunement dans ses intentions » [2]. Lire la suite »

Marc Bloch, Les inventions médiévales, 1935

I

Pendant le moyen âge, « sauf l’invention de la poudre, la technique… resta en grande partie stationnaire » [1]. Voici moins de quinze ans que cette phrase a été écrite. Elle était dès lors scandaleuse au regard de quelques rares spécialistes. Que tous les historiens, je le veux croire, et, sans conteste, beaucoup de personnes simplement cultivées s’accordent aujourd’hui à la juger telle, l’honneur en revient, avant tout, aux découvertes comme aux vigoureuses campagnes du Commandant Lefebvre des Noettes [2]. Nous savons maintenant, à n’en pas douter, qu’au moment où elles partirent à la conquête des grandes routes océanes, les sociétés européennes disposaient d’un outillage infiniment supérieur à celui de l’Empire romain à son déclin. Mais nous savons encore très mal comment, à quelles dates au juste et sous l’action de quelles causes ces divers progrès avaient été réalisés. Sur l’histoire de l’un d’eux j’ai présenté plus haut quelques faits et quelques conjectures. Pour reprendre un à un tous les postes du bilan, il faudra des équipes de chercheurs. C’est dans l’espoir d’aider peut-être à leur effort que je voudrais grouper ici diverses remarques, dont beaucoup ne seront guère plus que des questions. Lire la suite »