Michel Callon, L’innovation technologique et ses mythes, 1994

« Innovez, innovez, c’est la loi et les prophètes ! » : ainsi pourrait être paraphrasée la célèbre apostrophe lancée par Marx aux entrepreneurs anglais du XIXe siècle. Une idée fixe chasse l’autre : la passion de l’innovation remplace l’obsession de l’accumulation. Mais le jeu des indignations et des exaltations, lui, n’a pas changé.

 

L’innovation technologique – tout comme en son temps l’accumulation capitaliste – est prise dans une tourmente de discours qui oscillent entre l’enthousiasme et la dénonciation. Là on célèbre ses vertus pour y voir un des ressorts de la puissance économique et du bien être social. Ailleurs on la rend responsable de l’augmentation du chômage (en substituant la machine à l’homme ne supprime-t-elle pas des emplois ?) et on l’accuse de contribuer à la fabrication d’un monde artificiel, déshumanisé, encombré d’objets à l’utilité douteuse.

Si le débat souvent manichéen dans lequel nous sommes plongés, possède une telle force et une telle permanence, c’est qu’il se nourrit de toute une mythologie (mythe : image simplifiée et souvent illusoire que des groupes humains élaborent ou acceptent au sujet d’un individu ou d’un fait et qui joue un rôle déterminant dans leur comportement ou leur appréciation). Celle-ci contribue à faire de l’innovation technologique un phénomène imprévisible qui échappe à la volonté collective et sur lequel nous n’aurions que peu de prise. Parcourir à grand pas cette mythologie – qui compose ce que l’on pourrait appeler le modèle classique de l’innovation –, en démonter les mécanismes et dans le même mouvement, s’appuyer sur les travaux existants pour s’en libérer, tel est l’objectif de ce court essai qui par souci de simplicité se concentre sur trois mythes centraux : le mythe des origines, celui de la séparation du social et du technique et enfin celui de l’improvisation romantique (pour une présentation systématique du modèle classique de l’innovation voir : [Akrich, 1993] et [Mustar, 1993]). Lire la suite »

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David Le Breton, Prélèvement et transplantation d’organes: aspects anthropologiques, 2005

I. Statut culturel du cadavre

Le statut anthropologique du corps et la légitimité des usages médicaux de ses composantes fait l’objet d’une polémique entre médecine et société depuis bien longtemps. La modernité, avec les prélèvements d’organes, renouvelle seulement un débat millénaire qui portait autrefois sur la légitimité de la dissection [1]. L’histoire de l’anatomie s’élabore en permanence à l’encontre des sensibilités culturelles. Pendant des siècles, la recherche du « matériel » de dissection implique la violation des sépultures pour s’emparer des corps fraîchement inhumés, le vol de cadavres dans les hôpitaux, le prélèvement d’office de ceux que nul ne réclame, l’achat de suppliciés au bourreau, les expéditions nocturnes pour décrocher les pendus. Plus tard, pour approvisionner le peu d’écoles regardantes d’anatomie du Royaume-Uni, le meurtre en série de pauvres ou de vagabonds permet aux « résurrectionnistes » de livrer régulièrement des corps aux couteaux des anatomistes.

Toute l’histoire de l’anatomie est celle du sacrifice délibéré pour la progression du savoir d’une partie de la population impuissante à résister : vagabonds, pauvres, hérétiques, Juifs, Noirs, etc [2]. Pour le meilleur et pour le pire de son histoire, la médecine occidentale est passée outre toute notion de sacralité de la dépouille humaine. Elle a refusé l’humanité du corps pour en faire une écorce dénuée de sève, un bois mort indifférent à sa forme d’homme. Elle voit le corps comme un déchet, une mue laissée par l’homme en proie à la mort. Pour les médecins, nulle violation n’atteint plus cette chair à nu désertée de son souffle. La pratique de la dissection exige la distinction entre l’homme d’une part et son corps de l’autre, simple véhicule de son rapport au monde, essentiel de son vivant, mais dénué de valeur après une mort qui le rend désormais inutile.Lire la suite »