Pandurang Hegde, Chipko et Appiko, 1988

Comment les gens sauvent les arbres

Table des matières

Préface

Introduction

Chapitre 1 – La légende

Chapitre 2 – De la légende à la réalité

Chapitre 3 – Croissance et développement du mouvement

Chapitre 4 – De Chipko à Appiko

Chapitre 5 – Évaluation globale

Petit glossaire

Bibliographie

Carte à l’intérieur de la couverture [Prochainement sur vos écrans !]

[Brochure originale de 48 p. avec 9 photos et une carte de l’Inde]

Traduit de l’anglais par Annie Gouilleux, décembre 2022.

 


Préface

Chipko et Appiko trouvent actuellement la place qui leur revient dans les annales modernes de l’action non violente. Le but de la série “Non-violence” dans l’action du Quaker Peace & Service (QPS) est à la fois d’informer et d’inspirer ceux qui souhaitent mettre au point des solutions alternatives positives à la violence et nous pensons que l’histoire que raconte Pandurang Hegde est assez forte pour le faire. The Right Livelihood Foundation a octroyé une récompense au mouvement Chipko en décembre 1987 [1] et nous espérons que cela lui permettra d’être mieux reconnu et d’intéresser davantage d’autres pays.

Pandurang Hegde est l’un de mes amis. Nous avons travaillé ensemble sur un projet dans le centre de l’Inde. J’ai vu évoluer l’étudiant de troisième cycle doué et motivé et devenir un activiste engagé. Il a rejeté « la méthode professionnelle du développement rural » et s’est engagé courageusement sur la voie qui débute par le « chômage ». Il nous a également apporté son esprit critique.

J’ai demandé à Pandurang de réfléchir à la portée de Chipko en Inde, d’expliquer ses méthodes non violentes et les tensions à l’intérieur du mouvement, de commenter sa base de classe et ses problèmes de genre. C’est ce qu’il a fait et davantage encore. Nombre des incidents qu’il a noté sont inconnus au-delà d’un cercle très réduit.

Nous avons dû faire notre travail d’éditeur pour un auteur avec lequel nous n’avons plus de contacts depuis plusieurs mois en raison de son départ pour « une longue marche dans la forêt » jusqu’à la source du fleuve Kali Nadi dans le sud de l’Inde. Nous espérons que le QPS rend justice à son manuscrit et que avons réussi à faire revivre la merveilleuse entreprise humaine qu’il décrit si honnêtement.

ANDREW C. CLARK
General Secretary
Quaker Peace & Service

 

Introduction

Ces dernières années on vu émerger des mouvements écologiques dans le monde entier. Les pays occidentaux sont confrontés à des problèmes de pollution et de pluies acides, tandis que dans les deux-tiers du monde [2], le problème est principalement celui de l’épuisement des ressources naturelles, telles les forêts et les sols. Dans le monde développé, les gens ne dépendent pas directement des forêts, tandis que dans les deux-tiers du monde, ils en dépendent pour survivre. Cette survie est actuellement menacée en Inde en raison d’une crise environnementale aigüe, car les zones boisées sont en rapide recul. Les politiques modernes de développement ont hâté le processus d’épuisement des ressources naturelles, ce qui affecte souvent les groupes humains les plus pauvres, tels ceux qui vivent dans les forêts.

L’épuisement des terres boisées sur les fragiles pentes de l’Himalaya a accru la charge de travail des femmes dans les villages de montagne. À mesure qu’on abattait les forêts naturelles pour répondre aux besoins de l’industrie, ces femmes devaient parcourir de longues distances pour se procurer du bois de chauffage, de l’eau et du fourrage pour leurs animaux. Ce sont ces circonstances qui ont poussé des femmes pauvres à lancer un mouvement pour sauver les arbres dont dépendaient tant leurs moyens d’existence. Parce qu’elles eurent l’idée originale d’enlacer les arbres, elles sauvèrent la forêt. Il s’agit du mouvement que l’on connaît à présent sous le nom de Chipko Andolan ou Mouvement de celles qui enlacent les arbres [Tree-Hugging Movement].

L’Himalaya, l’une des plus jeunes chaînes de montagnes du monde, voit naître les sources des fleuves du nord de l’Inde, tels le Gange et le Yamuna. Le mouvement Chipko a grandement contribué à préserver l’Himalaya. Ces femmes ont réussi à contraindre le gouvernement à imposer un moratoire sur l’abattage des arbres vivants. Le mouvement a traversé plusieurs stades, sans cesser d’adhérer aux idéaux de la non-violence, et il a connu ses premiers succès au bout de six ans.

Chipko s’est étendu à de nombreuses régions indiennes, et le mouvement a réellement utilisé des techniques non violentes. Chipko est devenu un modèle pour d’autres mouvements écologiques en Inde et ailleurs, par exemple en Australie et en Amérique du Nord, où les gens utilisent des méthodes similaires.

Beaucoup de gens ont entendu parler de Chipko ailleurs qu’en Inde, mais il y a peu d’informations sur le côté non violent et les dynamiques internes du mouvement. Les méthodes de Chipko ont contribué à élaborer une stratégie de développement alternatif, de manière à promouvoir une relation plus harmonieuse entre les humains et la nature. Le mouvement est issu du sol fertile de la tradition gandhienne et de Sarvodaya [3]. L’expérience de l’ahimsa (non-violence en Sanskrit) nous ouvrira peut-être la voie d’un plus ample mouvement pour prendre soin de la nature dans le monde entier.

Chapitre I – La légende

Il y a de nombreuses années, Amrita Devi vivait dans un village Bishnoi dans les déserts du Rajasthan, dans le nord de l’Inde. La secte Bishnoi cherche à vivre en harmonie avec la nature ; « Bishnoi » signifie littéralement « ceux qui respectent 29 principes ». L’un de ces principes est la protection des arbres et de la vie sauvage. Lorsqu’elle était enfant, les parents d’Amrita lui avaient enseigné que les arbres étaient ses frères et sœurs aînés ; qu’ils protégeaient le village contre les tempêtes de sable. Les arbres produisent de l’air frais et de l’eau, du fourrage pour les animaux et de la nourriture pour les êtres humains.

Le village d’Amrita se trouvait dans une région couverte d’arbres appelés khejari, un arbre particulier qui pousse bien dans le désert [4]. Amrita aimait beaucoup ces arbres et elle ne manquait jamais de leur rendre un culte chaque matin. Choisissant l’un d’eux, elle plaçait ses mains sur le tronc et lui parlait ainsi :

« Arbre, tu es grand et beau. Comment pourrions-nous vivre sans toi ? Tu nous protèges, nous nourris, tu es notre souffle de vie. Arbre, donne-moi la force de te protéger. »

Parfois d’autres filles et garçons du village venaient adorer les arbres. Ils chantaient leurs louanges. Des hardes de cerfs et d’autres créatures s’attroupaient autour des enfants pour les écouter. Ils ne craignaient pas les villageois car il était interdit de les chasser et de les tuer.

Amrita fut mariée très jeune à un jeune Bishnoi du village de Khejarli, lui aussi adorateur des arbres. Ce village était gouverné par le Maharaja de Jodhpur. Un jour, sa quiétude fut interrompue par le bruit d’hommes maniant des haches. Le Maharaja avait l’intention de construire un nouveau palais et il avait besoin de bon bois de charpente. Il envoya donc ses gens couper les arbres. Alors que ces hommes faisaient une pause pour aiguiser leurs haches, Amrita, qui était en train de baratter le lait, les aperçut. Elle alla vers eux et leur demanda de ne pas couper les arbres car cela était contraire à la religion du village. Les bûcherons lui dirent :

« Si tu veux protéger ta religion, paye une amende. »

Amrita répondit :

« Payer une amende, c’est insulter ma religion. Cela me coûtera moins de sauver l’arbre lui-même, même au risque d’y perdre la vie. »

En disant cela, elle entoura fermement l’arbre de ses bras. « Recule » dirent les bûcherons en guise d’avertissement. « Il faudra d’abord que vous me coupiez, moi » répondit Amrita.

Les bûcherons l’éloignèrent et la jetèrent au sol. Mais Amrita se releva vite et enlaça son arbre. Le bûcheron dut mettre son corps en pièces avant de pouvoir atteindre le tronc de l’arbre. Amrita fut suivie par trois de ses filles et les Bishnois des environs accoururent pour enlacer les arbres. Pour avancer, les bûcherons durent mettre en pièces ce peuple qui enlace les arbres (Chipko).

Les bûcherons s’en retournèrent avec peu de bois de charpente. Le ministre se fâcha et le Maharaja dut attendre. Il s’irrita :

« Où étiez-vous pendant tout ce temps ? Je vous ai envoyés chercher du bois dans la forêt et vous revenez plusieurs jours plus tard, les mains presque vides. »

Les bûcherons parlèrent au Maharaja des Bishnois qui enlacent les arbres. Ils ajoutèrent :

« Nous avons dû mettre en pièces 363 Bishnois pour obtenir ce bois. »

Le Maharaja demanda :

« Êtes-vous en train de me dire que vous avez été forcés de tuer 363 membres de mon peuple ? Pourquoi n’êtes-vous pas allés ailleurs ? »

Les bûcherons répondirent :

« Sire, partout où nous sommes allées, nous avons trouvé ces Bishnois qui enlaçaient les arbres. »

Le Maharaja ordonna à ses intendants d’arrêter les travaux du nouveau palais. Le jour suivant, il partit visiter le village Bishnoi. Les chefs du village préparèrent des présents de plantes aromatiques et de fruits et s’en allèrent accueillir le Maharaja. En entrant dans le village, le Maharaja découvrit l’air parfumé de bois de santal, et vit qu’on brûlait de l’encens tandis que les villageois priaient pour ceux qui s’étaient sacrifiés afin de sauver les arbres.

En ne se plaignant pas de la mort des leurs, les Bishnois impressionnèrent profondément le Maharaja. Ils l’accueillaient même dans un esprit festif. Il fut profondément ému par la méthode non violente des Bishnois et voulut se faire pardonner. Il déclara qu’à compter de ce jour, il ne lèverait plus d’impôt, qu’on ne prendrait plus de bois dans les villages Bishnoi et qu’on n’y autoriserait plus la chasse.

Il ne s’agit pas d’un mythe. Ces évènements eurent lieu en 1730 dans les régions arides du Rajasthan, mais au cours du temps, ils furent à peu intégrés dans le folklore Chipko. Amrita qui, avec tant d’autres, avait sacrifié jusqu’à sa vie pour sauver les arbres, devint la première « meneuse » du mouvement Chipko.

Aujourd’hui, ces villages Bishnoi sont toujours entourés de leurs arbres, des khejari et des hêtres, formant un manteau vert qui les protège des avancées du désert aride. La faune et la flore sauvage donnent à cette région l’apparence d’un sanctuaire.

Chapitre II – De la légende à la réalité

Les Bishnois se souviennent encore de l’histoire des Chipko, mais elle est inconnue des habitants des régions de l’Uttarakhand, du Garhwal et du Kumaon dans l’Himalaya occidental. Toutefois, lorsque les forêts de ces régions furent menacées, les habitants eurent l’idée d’enlacer leurs arbres, et ainsi les légendes qui entourent l’histoire d’Amrita ont été remises en vigueur à l’époque moderne.

Himalaya : la terre et les gens

Le mot « Himalaya » signifie « terre des neiges ». Cette chaîne de montagnes est aussi connue comme Daiva Bhoomi, « la terre de Dieu » ; pour les Indiens, c’est un endroit sacré depuis les temps anciens. Le fleuve sacré du Gange descend de ces sommets enneigés. Dans l’esprit des gens, ces montagnes sont spirituellement liées aux lieux de pèlerinage célèbres.

Selon les géologues, l’Himalaya est une jeune chaîne de montagnes non encore consolidée, et c’est ce qui en fait l’un des systèmes de montagnes les plus fragiles du monde. Pendant des milliers d’années, grâce à des forêts primaires denses et mixtes sur les pentes raides, un écosystème délicat a empêché la surface de la montagne d’être agressée lors des grosses chutes de pluie. Ce manteau vert permettait l’absorption de l’eau et l’empêchait de se déverser trop rapidement dans les sources et dans les ruisseaux. Ceux qui s’installaient dans ces montagnes pratiquaient une agriculture en terrasses et l’élevage. Ils vivaient en harmonie avec la nature et respectaient l’inviolabilité et l’équilibre écologique fragile des forêts.

Cette relation harmonieuse entre les habitants de l’Himalaya et la forêt commença à se déliter il y a plus d’un siècle lorsque les forêts, jusque-là propriété commune, devinrent la propriété de l’État sous la domination britannique. L’abattage des forêts primaires mixtes dans un but commercial et industriel engendra une succession de déséquilibres écologiques, économiques et sociaux. La politique du gouvernement consistant à exploiter les forêts dans un but commercial déclencha des mouvements de résistance qui firent partie de la lutte non violente dirigée par le Mahatma Gandhi.

Le 30 mai 1930, il y eut un énorme rassemblement sur les rives du fleuve Yamuna à Tilari afin de protester pacifiquement et tenter de rétablir le droit des habitants à s’occuper des forêts. L’armée leur tira dessus ; il y eut 17 morts et 80 arrestations.

Cependant après l’indépendance, l’Inde continua à appliquer la politique forestière britannique, en insistant encore davantage sur la commercialisation et la rentabilité de la forêt. Les nouveaux dirigeants adoptèrent le concept de « développement économique » issu des pays occidentaux. Le processus de délitement s’accéléra, et la stabilité qui s’était maintenue pendant des milliers d’années fut anéantie en l’espace d’un siècle.

Au cours des années 1960, la pression sur les forêts avait deux causes : ceux qui souhaitaient « développer » les régions de montagne en installant des industries exploitant la forêt, ce qui augmentait la demande en bois, et l’explosion démographique qui faisait peser une forte pression sur les ressources forestières. Au cours du temps, ces deux pressions réciproques en vinrent à détruire en grande partie la couverture forestière naturelle des montagnes. La guerre Indo-chinoise en 1962 et l’occupation du Tibet déclencha une nouvelle vague de développement dans la région de l’Uttarakhand. Les fonds affluèrent et le réseau routier s’étendit, et des zones forestières jusque-là inaccessibles furent ouvertes davantage à l’exploitation commerciale.

Cette évolution dans l’usage de la terre était contraire aux intérêts locaux. La transformation des forêts mixtes en monocultures de pins eut des conséquences dramatiques sur la vie des gens, en créant une pénurie des produits de base nécessaires à la survie, tels le fourrage et le bois de chauffage. Lorsque les chênes aux larges feuilles furent abattus, les ressources dont disposaient les activités traditionnelles d’élevage et d’agriculture de montagne se réduisirent encore davantage. L’érosion qui s’en suivit entraîna l’assèchement des ruisseaux, et l’approvisionnement en eau disparut. En outre, la terre appauvrie par l’érosion fut incapable de soutenir l’accroissement démographique.

Les corvées des femmes en montagne

La société des montagnes de l’Inde est un système patriarcal et les femmes y travaillent traditionnellement plus que les hommes. Chaque famille possède une petite propriété et élève du bétail pour se procurer du lait et du fumier pour fertiliser les champs. En plus de leurs tâches ménagères, les femmes s’occupent du bétail et travaillent dans les champs. Les attributions des hommes et des femmes sont très strictement délimitées, et les hommes n’aident les femmes dans aucune de ces tâches à l’exception du labourage.

Au cours des années 1950, les villages disposaient d’une eau potable abondante grâce aux sources et aux ruisseaux. Les femmes âgées disaient :

« Quand j’étais enfant, aller chercher de l’eau était une tâche facile et joyeuse car les sources étaient proches et coulaient toute l’année. »

Mais comme la terre était de moins en moins capable de nourrir ses habitants, les villages perdirent progressivement leurs jeunes hommes robustes qui partaient à l’armée ou dans la plaine pour trouver un travail salarié. Cela bouleversait la vie des familles au village et les femmes durent endosser des charges supplémentaires pour s’occuper des enfants et des vieux tout en cultivant la terre. La pénurie d’eau rendait ces corvées d’autant plus pénibles que les femmes devaient aller de plus en plus loin, jusqu’à vingt kilomètres, pour trouver du bois de chauffage, du fourrage et de l’eau, en traversant parfois des zones de montagne difficiles. Lorsqu’elles partaient pour ces expéditions, elles quittaient leurs maisons tôt le matin et rentraient tard le soir.

Il était stupéfiant de voir ces femmes grimper sur des pentes raides et sur des berges pour ramasser de l’herbe et redescendre dans des conditions périlleuses en portant de lourdes charges sur leur dos. Il leur arrivait de glisser et de tomber dans la rivière. Bien souvent, les mères laissaient leurs jeunes enfants seuls à la maison. Il arrivait que ceux-ci tombent dans le feu et meurent brûlés. Pour éviter cela, les femmes attachaient souvent les enfants dans leurs berceaux pendant la journée. Il y a eu plusieurs cas de suicides parmi ces montagnardes qui ne supportaient plus cette vie épuisante.

Les travailleurs du mouvement gandhien Sarvodaya et la campagne de prohibition

Avant de mourir, le Mahatma Gandhi fit appel à certains de ses disciples pour qu’ils s’installent dans les villages et aident les campagnards. C’est ainsi que certains travailleurs du mouvement en vinrent vivre dans les villages de montagne de l’Uttarakhand. Mira Ben, fille de l’Amiral britannique Slade, établit son ashram au pied de l’Himalaya pendant les années 1940, et fut l’une des premières personnes à anticiper les conséquences de la déforestation dans ces montagnes.

Sarala Ben, autre disciple de Gandhi, installa un ashram à Kausani, également dans la région de l’Uttarakhand. En formant de nombreuses travailleuses dévouées selon les principes de la non-violence gandhienne, en leur donnant des conseils pratiques et en les encourageant, elle joua un rôle essentiel. Ces travailleuses du mouvement Sarvodaya s’installèrent aussi dans des villages reculés et firent naître un sentiment d’assurance chez les femmes de la montagne.

L’extension du réseau routier eut des conséquences dramatiques pour l’économie de la montagne. Outre l’épuisement des ressources forestières, elle accéléra le processus d’exploitation des zones rurales au bénéfice d’une minorité urbaine. L’ouverture de magasins vendant de l’alcool augmentait la léthargie des hommes qui restaient, et captait le peu d’argent dont disposaient encore les foyers pauvres.

Les travailleurs de Sarvodaya ont initié un mouvement en faveur de la prohibition afin d’empêcher la vente d’alcool, et ce mouvement pénétra profondément dans les villages de montagne. Ces travailleurs élaboraient leurs propres méthodes d’organisation et d’éducation populaire, les militantes formées par Sarala Ben jouaient un rôle très important en suscitant beaucoup d’enthousiasme chez les villageoises. D’ordinaire timides, elles avaient surmonté leur peur de la violence par le biais de leurs corvées domestiques, et elles comprirent rapidement les principes de la lutte non violente. Elles sortirent de chez elles pour manifester devant les magasins qui vendaient de l’alcool, et se joignirent à des rassemblements en grand nombre. Pendant ce temps, les travailleurs du mouvement gandhien leurs servaient de dirigeants et la lutte non violente finit par obtenir du gouvernement qu’il décrète la prohibition dans l’Uttarakhand.

Cette lutte pacifique accrut l’assurance des femmes de la montagne, et chaque village reculé vit naître de solides qualités de chefs parmi elles, symboles de la réussite de Stree Shakti ou « pouvoir des femmes ». L’existence de cette direction et la connaissance pratique de la lutte non violente allaient s’avérer être un atout important dans l’extension du mouvement Chipko.

Le contexte du mouvement Chipko

Les travailleurs de Sarvodaya étaient issus de familles représentatives de la montagne et avaient fait l’expérience de la pauvreté et d’une vie dure. Ils créèrent de nombreuses organisations sous la forme de coopératives de travailleurs afin que ceux-ci gagnent leur vie grâce au travail manuel, et ils firent aussi des expériences de vie communautaire.

L’une de ces coopératives de travailleurs était Dashauli Gram Swaraj Mandal (DGSM), établie par des travailleurs de Sarvodaya en 1964 à Gopeshwar dans la région de Chamoli. Elle avait pour but de créer des emplois locaux à proximité des villages en installant de petites industries exploitant la forêt. Elle était dirigée par un jeune homme énergique, Chandi Prasad Bhatt, qui avait abandonné son travail de receveur dans les autobus pour devenir travailleur Sarvodaya.

La DGSM installa quelques ateliers industriels pour utiliser les ressources forestières, mais elle n’avait pas les moyens de faire concurrence aux riches entrepreneurs lors des ventes aux enchères. Les grosses entreprises obtenaient des lots plus importants à des taux inférieurs.

Un point critique fut atteint en 1973 lorsque l’office des forêts refusa de fournir à l’atelier de travail du bois de la DGSM son quota habituel de bois de frêne. Depuis des siècles, les villageois de la montagne se servaient de ce bois de frêne léger mais extrêmement résistant pour fabriquer leurs outils agricoles. C’étaient précisément les qualités de ce bois qui attiraient les fabricants d’articles de sport dans la plaine. L’office des forêts choisit de donner satisfaction aux fabricants d’articles de sport aux dépens des villageois. Les travailleurs de la DGSM protestèrent contre cette discrimination, et l’office des forêts offrit de leur donner du pin en échange. C’était une proposition absurde, car le bois de pin est lourd et fragile, c’est donc un bois inadapté pour fabriquer des outils agricoles.

En mars 1973, les villageois apprirent qu’un fabricant d’articles de sport, l’entreprise Simion, avait obtenu un lot de frênes issus de la forêt de Mandal, et la DGSM a décidé qu’il était temps de faire valoir ses droits.

Par hasard, les agents de l’entreprise d’articles de sport ne trouvèrent pour se loger à Gopeshwar que la maison d’hôtes de la DGSM. Fidèles aux traditions villageoises, les travailleurs les aidèrent à s’installer dans leurs chambres. Les agents se retirèrent pour la nuit sans se douter de ce qui les attendait.

Le lendemain, les agents allèrent chercher leur permis d’abattage. En se rendant à la forêt, ils aperçurent un important rassemblement. Les membres de la DGSM s’étaient réunis pour décider d’une stratégie et les empêcher d’abattre les arbres. Certains disaient : « Nous devrions empêcher ces agents de pénétrer dans la forêt. » D’autres suggéraient de se coucher devant le camion qui allait emporter les arbres abattus. Une personne alla même jusqu’à suggérer de brûler les arbres. Enfin, Chandi Prasad Bhatt déclara :

« Notre but n’est pas de détruire les arbres mais de les sauver. Nous n’y réussirons pas en les brûlant ni en les abattant. Donc, lorsque les bûcherons menaceront de les couper, pourquoi ne pas enlacer les arbres et les défier d’abattre leurs haches sur nous ? »

Tout le monde leva la main et s’exclama à l’unisson :

« Oui ! Accrochons-nous aux arbres ! »

Les agents comprirent que les gens n’étaient pas d’humeur à céder et que cela rendait leur coupe impossible. Ils y renoncèrent donc, et les arbres marqués pour l’abattage furent sauvés sans même devoir les enlacer. C’est ainsi que le 27 mars 1973, la DGSM découvrit une méthode non-violente pour sauver la richesse des forêts. Le mouvement Chipko Andolan (mouvement d’enlacement en hindi) était né, et il allait devenir le symbole de la lutte pour la conservation.

Les agents de l’entreprise Simion se rendirent à Phata, à 80 kilomètres de Gopeshwar, où l’office des forêts les autorisait à abattre d’autres frênes. De nouveau, il y eut un conflit entre les intérêts du village et ceux du commerce. Les travailleurs de la DGSM contactèrent de nombreux villageois et ceux-ci décidèrent aussi de mettre la méthode Chipko en pratique. Chandi Prasad Bhatt les aida à former un comité d’action, et pour finir, les agents de Simion durent quitter Phata sans même abattre un seul arbre. Ils comprirent que le mouvement Chipko s’étendait rapidement avec le soutien entier des habitants.

Ce succès incita les activistes Chipko à entamer des campagnes plus intensives dans les villages reculés. Ils découvrirent que les femmes s’intéressaient plus que les hommes à la préservation des arbres. La raison en était évidente ; comme nous l’avons vu, les femmes étaient les principales victimes de la déforestation.

Reni fut une conséquence de cette dynamique : les femmes y prirent la direction de la lutte pour la sauvegarde des forêts.

Reni : les femmes dirigent la lutte

Reni est un petit village blotti sur la frontière Indo-tibétaine non loin des pics enneigés de l’ouest de l’Himalaya. Là-bas, les forêts faisaient intégralement partie du bassin versant de l’Alakananda, un affluent du Gange. L’office des forêts de cette province avait marqué 3 000 arbres pour l’abattage et les avaient cédés à un entrepreneur dans une vente aux enchères.

Les villageois savaient qu’il était dangereux de couper davantage d’arbres dans une région déjà dénudée. Ils étaient bien décidés à lutter pacifiquement pour sauver ceux qui restaient. Ils prirent contact avec Chandi Prasad Bhatt qui informa les responsables de l’office des forêts que les habitants utiliseraient les méthodes Chipko pour empêcher toute coupe. Mais ces responsables n’en tinrent pas compte et la mise aux enchères fut conclue. Bhatt informa alors l’entrepreneur que les villageois de Reni étaient déterminés à empêcher l’abattage. Bien que l’entrepreneur ait été au courant de la lutte de Chipko contre l’entreprise Simion, il pensa qu’il réussirait à couper les arbres par la force, et se moqua des avertissements de Bhatt.

La DGSM organisa les villageois près de Reni pour lancer une longue lutte et sauver les forêts. Mais le gouvernement utilisa des tactiques retorses pour éloigner les hommes du village afin de pouvoir y envoyer les bûcherons, comme le prouve l’incident suivant. Le 26 mars 1974, tous les hommes de Reni furent appelés à se rendre dans le district voisin de Chamoli afin que l’administration leur paye des compensations qu’elle leur devait. En l’absence des hommes, les femmes s’occupaient de leurs travaux ménagers. Une jeune fille qui surveillait du bétail aperçut quelques travailleurs qui se dirigeaient vers la forêt munis de haches et de scies. Goura Devi, une femme d’une cinquantaine d’années qui était veuve depuis l’enfance et que les femmes du village avaient prise pour chef, en fut informée. En quelques minutes, elle avait rassemblé vingt et une femmes, et elles se précipitèrent toutes dans la forêt. Goura Devi s’adressa ainsi aux bûcherons :

« Frères, cette forêt est notre maison natale. Grâce à elle, nous subvenons à tant de nos besoins. Ne la détruisez pas. Si vous le faites, les glissements de terrain détruiront nos maisons et nos champs. »

Elle les supplia de descendre au village pour s’arranger avec les hommes. Cependant, certains de ces bûcherons étaient déjà ivres. Ils tentèrent de prendre des libertés avec les femmes, tandis que d’autres les invectivaient parce qu’elles les empêchaient de travailler. Un homme ivre armé d’un pistolet s’avança en titubant vers les femmes désarmées et suppliantes dans le but de les effrayer. Alors qu’il prenait Goura Devi pour cible, elle se tint calmement devant lui, le défiant de tirer :

« Tuez-nous, c’est la seule chose qui vous permettra d’abattre cette forêt qui est pour nous comme une mère. »

Cela déconcerta la plupart des bûcherons et ils s’en retournèrent d’où ils étaient venus. Seuls restèrent ceux qui étaient ivres, mais ils furent bientôt suffisamment sobres pour comprendre que leurs compagnons étaient partis. La honte et la peur les envahit et eux aussi se mirent en route avec leurs outils. Les femmes portaient les outils de ceux qui titubaient encore.

L’entrepreneur et les responsables de l’office des forêts étaient désappointés. Pendant toute la nuit, les femmes de Reni ne relâchèrent pas leur surveillance sur tous les chemins qui menaient à la forêt. Les hommes de Reni revinrent le lendemain matin et tous se réunirent avec les habitants des villages environnants, déterminés à sauver la forêt. L’entrepreneur n’avait aucune chance d’y pénétrer. Les arbres marqués pour l’abattage furent sauvés.

Plus tard, le gouvernement de cette province nomma un comité officiel, dirigé par le Dr. Virendra Kumar, botaniste à Delhi, pour enquêter sur le bien-fondé des exigences du mouvement Chipko. Après une étude approfondie de la situation, le comité préconisa un moratorium de dix ans sur l’exploitation de la forêt de Reni et des autres forêts du bassin versant du Gange.

Chapitre III – Croissance et extension du mouvement

La phase économique

À partir de 1973, le succès du mouvement Chipko accrut l’assurance des travailleurs et des villageois de Sarvodaya. Ils exigèrent ensuite la suppression du système qui déléguait l’abattage des arbres à des entreprises.

Ces entreprises dominaient la vie économique et politique dans les régions de montagne. Une parcelle de forêt leur était vendue aux enchères. Les entrepreneurs se livraient alors à des coupes illégales et excessives pour gagner plus d’argent. Ces activités illégales ont rarement été mises au jour et, même lorsqu’elles ont été reconnues, aucune mesure n’a été prise à l’encontre des contrevenants. En réalité, ces activités illégales impliquaient souvent une collusion entre les fonctionnaires de l’office des forêts et les entrepreneurs. Cette collusion reposait sur une forme de corruption très répandue, qui s’étendait aux dirigeants de la capitale de la province, ainsi qu’aux représentants politiques au Parlement ; ces entreprises étaient le meilleur moyen de financer les partis politiques lors des périodes électorales. C’est ainsi que les structures officielles de l’économie et de la politique servirent à ruiner les forêts de l’Himalaya. Les membres de Chipko exigèrent la suppression de ce système et firent pression pour que le bois de charpente soit exploité par des coopératives locales.

Le gouvernement accéda à leurs exigences, et en 1974 forma l’UttarPradesh Forest Development Corporation pour remplacer le système de délégation aux entreprises et encourager l’exploitation du bois de charpente par l’intermédiaire de coopératives, comme il était souhaité. Les membres de Chipko demandèrent ensuite que les forêts soient mises aux enchères en lots plus petits, afin que les populations locales qui avaient peu d’argent puissent aussi les acheter. Cela aida les villages plus aisés, mais s’avéra dangereux pour le mouvement Chipko en créant de forts conflits d’intérêts chez les populations locales qui avaient commencé à bénéficier de l’exploitation commerciale des forêts. Par-dessus le marché, les entrepreneurs se joignirent aux fonctionnaires de l’office des forêts et créèrent de fausses coopératives de travailleurs, et ainsi l’ancien système se reconstitua sous une forme différente.

Les militants du mouvement Chipko ont été témoins des conditions d’exploitation dans lesquelles vivaient les travailleurs forestiers, et l’un d’entre eux, Dhum Singh Negi, a vécu parmi eux de 1974 à 1976, les a aidés à s’organiser pour obtenir de meilleures conditions. La loi sur le salaire minimum fut amendée en 1976 et le tarif à la pièce passa de 15 à 30 roupies. Une loi fut votée pour instaurer d’autres améliorations du bien-être et de la condition des travailleurs. Ces derniers furent convaincus par les efforts des militants Chipko qui vivaient parmi eux, et cela engendra une situation dans laquelle l’ennemi d’autrefois (le gouvernement de la province) devenait l’allié du mouvement Chipko. Il semble que la confiance absolue dans « l’autre côté » doive être partie intégrante de la lutte non violente.

La demande accrue en matières premières pour les petites industries locales enrichirent une minorité dans l’Uttarakhand, mais n’eut guère d’influence sur le taux de chômage local, pas plus qu’elle ne réduisit le nombre d’hommes robustes qui quittaient la montagne.

Cas de violence isolé

En l’espace de cinq ans, le mouvement Chipko s’étendit à huit districts de l’Himalaya, région d’environ 51 080 kilomètres carrés où vivaient environ 4,8 millions de personnes. La plupart du temps, il s’inspirait de l’idéologie pacifiste de Sarvodaya, et les demandes d’aide pour lancer des mouvements Chipko arrivaient de diverses régions de l’Himalaya jusqu’à un ashram à Silyara dirigé par Sunderlal Bahuguna, l’un des chefs de Sarvodaya. Silyara, ainsi que Gopershwar, devinrent les principaux centres du mouvement Chipko dans l’Himalaya et purent créer deux emplois administratifs à plein temps. La plupart du temps, les activistes de Chipko réussissaient à protéger le mouvement contre tout élément politiquement actif. Pourtant, lorsque le mouvement atteignit Nainital, une idéologie différente prit le dessus.

Nainital, petite station de montagne célèbre en Inde, est située dans les montagnes du Kumaon. Bien que ce fût une petite ville, c’était un centre de savoir et elle attirait de nombreux jeunes des régions de montagne environnantes. Ces jeunes, ainsi que leurs enseignants qui avaient tendance à être de gauche, formaient un groupe qu’irritait l’exploitation des forêts par des entrepreneurs venus de l’extérieur et par les exigences de l’industrie.

En octobre 1977, les dirigeants du mouvement Chipko y organisèrent un grand rassemblement et une grande manifestation contre la mise aux enchères pour abattage des forêts locales. Par conséquent, l’office des forêts retarda la date des enchères et en fixa une nouvelle, le 28 novembre. À l’approche de cette date, l’administration de la province prit des mesures pour éviter les manifestations. Entretemps, le ministre des eaux et forêts vint à Nainital. Après avoir fait le tour des zones forestières, il déclara que les règlements sur la sylviculture étaient respectés, et que l’abattage des arbres ne causerait aucun dommage écologique grave. On déploya des policiers armés dans la ville et ils défilèrent pour étaler la puissance de l’administration de la province devant les activistes. Le soir du 27 novembre, l’administration lança des mandats d’arrêt contre les dirigeants les plus en vue du mouvement ; par la suite ceux-ci passèrent à la clandestinité.

Le jour suivant, un groupe se rassembla sur le marché de Nainital et commença à chanter sa colère contre l’abattage des arbres. Ils sommaient les représentants de la province de mettre fin aux enchères et une escouade de policiers en armes encercla les manifestants. De plus en plus de personnes se joignaient à la manifestation et certains meneurs furent arrêtés par la force et enlevés. Ce heurt violent entre les manifestants et la police déclencha une série d’agressions et, puisque les meneurs avaient été arrêtés, il ne restait personne pour guider les manifestants. La police ouvrit le feu, utilisa des gaz et des lathis (matraques), certains manifestants réagirent en mettant le feu au Nainital Club, lieu où devait se tenir la vente aux enchères, le détruisant complètement.

Les dirigeants du mouvement Chipko publièrent une longue déclaration condamnant la violence et niant leur participation à ces incidents dont les causes étaient multifactorielles. Les jeunes de la gauche radicale étaient pour la confrontation et, en outre, l’environnement urbain engendrait des réactions différentes de la part des participants. L’expérience du mouvement Chipko en général montre que la participation des villageois eux-mêmes, des femmes en particulier, est essentielle pour maintenir une atmosphère non-violente.

Ce fut le premier et le seul incident de violence dans l’histoire de Chipko, et il entache le récit de cette lutte qui n’a généralement pas cédé à la violence. Malheureusement, l’administration et l’office des forêts s’empressèrent d’accuser « le mouvement Chipko de s’adonner à l’incendie volontaire et à la violence », et cet incident tragique sert encore fréquemment à le dénigrer.

Les mythes du « développement » et de la « direction masculine »

Dès 1977, Chipko se trouva à une croisée des chemins. Le mouvement avait déjà quatre ans et avait réussi à atteindre la plupart de ses buts économiques. Il avait contraint le gouvernement de la province à mettre fin au système de délégation de l’abattage du bois de charpente aux entreprises et à fournir davantage de matières premières aux industries exploitant la forêt. Ses activistes avaient également réussi à améliorer les salaires et les conditions de travail des travailleurs de la forêt.

Cependant, toutes ces activités avaient très peu d’effet sur l’économie de la montagne. Le chômage augmentait et la migration vers les plaines se poursuivait. Les épreuves s’accumulaient aussi à mesure que le déboisement des pentes entraînait des glissements de terrain et des crues subites. En fait, le rêve d’un prétendu « développement économique » envisagé par les travailleurs de Sarvodaya conduisait plutôt à une déstabilisation complète de l’équilibre écologique de l’Himalaya. Les travailleurs de Sarvodaya voyaient avec angoisse s’accroître les difficultés des femmes, déjà importantes, de sorte que leur attention était constamment détournée de l’idéologie de Chipko. La direction du mouvement Sarvodaya, dominée par les hommes, soutenait habituellement les femmes, mais ils n’essayaient jamais de comprendre ce qui motivait leur participation active, et ne comprenaient pas non plus que c’était grâce à la présence des femmes que les travailleurs conservaient un mouvement non violent.

Il est regrettable que ce soutien actif de la part des femmes n’ait été utilisé par les travailleurs de Sarvodaya que comme un moyen de propager leur idéologie du « développement ». Ces travailleurs comprirent peu à peu leur erreur ; leurs yeux furent dessillés par deux faits qui marquèrent la fin de la « phase économique » du mouvement Chipko et le commencement de sa « phase écologique ».

Les différences importantes dans la manière de percevoir des hommes et des femmes devint flagrante à Dungri Paitoli, un village du district de Chamoli. L’administration de la province proposait un projet d’installation d’une culture de semence de pommes de terre à proximité du village. Pour ce faire, il fallait déboiser une parcelle. Les chefs du village et d’autres y étaient favorables, espérant que cette installation apporterait davantage d’argent pour le village, et ils obtinrent l’autorisation de déboiser cette parcelle.

Mais les femmes du village voyaient ce genre de « développement » tout autrement. Dans cette forêt, elles ramassaient du bois de chauffage et du fourrage ; sa destruction signifierait davantage de travail pour elles pour se procurer ces ressources de base. Selon ces femmes, le « développement » devrait leur assurer une réserve de bois de chauffage, de fourrage et d’eau à proximité, et non plus loin.

Un conflit s’ensuivit alors que les femmes entamèrent une lutte pacifique mais déterminée pour sauver leur forêt, et elles durent se révolter contre leurs propres hommes. Les travailleurs Sarvodaya de la DGSM, y compris Chandi Prasad Bhatt, vinrent à l’aide des femmes, et les hommes durent finir par céder.

La phase écologique: terre, eau et air pur

En novembre 1977, l’office des forêts marqua 640 arbres pour l’abattage dans la circonscription de Tehri Garhwal, près du village d’Advani. Les villageois décidèrent d’empêcher cette coupe, et les femmes nouèrent un fil sacré autour des arbres condamnés. Dans la coutume indienne, nouer un fil sacré (Rakhee) est un geste symbolique qui confirme la relation frère-sœur, et il s’agissait donc d’un geste de solidarité, déclarant que les arbres seraient sauvés même si les femmes devaient y laisser leur vie.

L’agent de l’office des forêts vint au village et tenta de persuader les femmes des avantages de cet abattage « scientifique », mais il échoua. Il finit par leur dire :

« Stupides villageoises, savez-vous ce que contiennent ces forêts ? De la résine, du bois de charpente, et donc des devises étrangères ! »

Et il souligna que c’était ainsi que le développement s’étendrait aux villages de montagne. Cependant, les femmes qui présidaient cette réunion ne tardèrent pas à lui répondre ceci :

« Oui, nous le savons. Que contiennent ces forêts ? De la terre, de l’eau et de l’air pur. La terre, l’eau et l’air pur sont la base de la vie. »

Les centaines d’hommes, de femmes et d’enfants rassemblés pour cette réunion leur firent écho, et l’agent de l’office des forêts s’en alla, les mains vides, faire son rapport aux autorités supérieures, laissant les villageois à leur enthousiasme pour ce nouveau slogan Chipko.

Le lendemain, le même agent revint avec un véhicule rempli de policiers armés, et il demanda aux travailleurs embauchés de se saisir de leurs haches et de leurs scies. Les villageois rassemblés formèrent des groupes de trois et quatre personnes, et chaque groupe entoura un arbre marqué. Dès qu’un bûcheron s’approchait d’un arbre, le groupe enlaçait son tronc épais. Les bûcherons ne purent pas abattre un seul arbre.

Les policiers ne savaient pas comment réagir à cette forme inattendue de protection des arbres. La seule solution consistait à emmener et à arrêter de force chacune de ces personnes. Pendant ce temps, les gens continuaient à affirmer leur non-violence, en criant sans cesse ce genre de slogans :

« Peu importe vos attaques ! Nos mains ne se rendront pas coupables de violence ! Les policiers sont nos frères. Ce n’est pas contre eux que nous luttons. »

La police ne craignait pas que les gens soient violents envers elle, mais elle était incapable de sévir contre un rassemblement qui lui manifestait autant de chaleur et d’amitié et ne cessait d’assurer qu’il avait pour seule intention de protéger les arbres et non de fomenter des troubles. Après plusieurs heures d’attente, les représentants du gouvernement se consultèrent et décidèrent de partir. Certains policiers félicitèrent les gens pour la réussite de leur action. Alors que les véhicules s’éloignaient en vrombissant, les gens se rassemblèrent joyeusement pour faire passer leur premier et dernier message :

« Nous offrirons nos corps avant que les haches ne tombent sur les arbres. »

Ces deux incidents illustrent la manière dont les activistes de Chipko affrontaient l’opposition de façon non-violente, réussissaient, et y gagnaient de l’assurance. Ils étaient très clairs sur leurs fins et, à leurs yeux, les autorités, même sous la forme de la police en armes, n’étaient pas la bonne cible. Il n’y avait pas trace de colère dans leur esprit, et leur chaleur et leur affection gagnèrent le cœur des policiers. Ainsi fut désamorcée une situation tendue. Les dirigeants de Sarvodaya commencèrent à reconnaître l’effet produit par les femmes, et Sunderlal Bahuguna, un homme aux cheveux blancs et aux yeux brillants, fut prompt à se faire pardonner en déclarant :

« Désormais, je serai le messager de ces femmes, ce sont elles les vrais dirigeants. »

Dès 1978, suite à une avalanche de catastrophes « naturelles » – des glissements de terrain qui affectèrent des communautés dans un rayon de 500 kilomètres en aval –, les travailleurs Sarvodaya finirent par comprendre que l’exploitation des forêts de l’Himalaya avait été si poussée que cette région exigerait des décennies de repos. Dès lors, le mouvement a commencé à demander un moratoire complet sur l’abattage commercial des arbres et d’autres entreprises de ce type dans un écosystème aussi fragile que les contreforts de l’Himalaya.

L’arrestation des femmes de Chipko

Les activistes Chipko de la circonscription de Tehri Garhwal décidèrent alors d’empêcher la mise aux enchères d’autres arbres. Des manifestations furent prévues à Narendra Nagar. Les participants, principalement des femmes du village, pénétrèrent dans la salle où devaient se tenir les enchères et exigèrent qu’elles soient annulées. Elles déclarèrent qu’elles ne sortiraient pas tant que cela ne serait pas fait. Les représentants de l’administration et les entrepreneurs s’enfuirent en voyant les manifestantes, bien qu’il n’y en ait eu que 25, triées sur le volet et formées à affronter des situations tendues. Il y avait parmi elles de jeunes mères avec des bébés et des femmes âgées qui avaient participé aux luttes plus anciennes en faveur de la prohibition (de l’alcool) dans les années 1960. Malgré la présence de la police en armes, les manifestantes demeurèrent totalement non-violentes et chantèrent des chants Chipko. Elles furent arrêtées et emprisonnées pendant quinze jours, et pendant leur séjour en prison, elles continuèrent à chanter des chants Chipko et à lire le Bhagvat Katha, un mythe hindou passionnant traitant du problème de la souffrance. Ces activités leur permirent de garder bon moral et lorsqu’elles furent relâchées sans condition, elles furent accueillies en héroïnes de la lutte Chipko dans les villages.

Ce qui se passa à Badiyargad

Badiyargad est un village assez important situé à 30 kilomètres de Srinagar. L’office des forêts mit des arbres aux enchères en vue de leur abattage dans les forêts proches de Malgadai, donc les villageois vigilants invitèrent les activistes de Chipko à venir les aider. Les activistes commencèrent à les organiser et, au moment où le mouvement démarrait, l’office des forêts, dans le but de les diviser, loua plus cher les maisons de villageois qui avaient de l’influence, ce qui était une manière de les corrompre secrètement. Cependant, les femmes et les activistes de Chipko passèrent leurs nuits dehors dans la forêt dans le froid hivernal, et leurs efforts persévérants encouragèrent les gens des villages voisins à venir sauver la forêt. La tâche des bûcherons s’avéra impossible lorsqu’ils se retrouvèrent face à ce groupe, dont les âges s’échelonnaient de 85 ans pour Chander Singh à 8 ans pour Nariender.

Le mouvement s’amplifia après l’arrivée du chef de Sarvodaya, Sunderlal Bahaguna. Il entama une grève de la faim illimitée pour exiger un moratoire sur l’abattage des feuillus dans un but commercial. Il entama sa grève sous un arbre, mais fut arrêté et emprisonné. Il mit fin à sa grève 64 jours plus tard, lorsque le gouvernement de la province accepta de discuter d’un moratoire.

L’office des forêts mit alors fin à toutes les opérations d’abattage à Badiyargad, puis interdit même aux villageois de ramasser du bois mort pour cuisiner. Ses représentants déclarèrent :

« C’est le mouvement qui a exigé ce moratoire, par conséquent nous ne vous autorisons pas non plus à prendre du bois pour cuisiner. »

Cette tactique engendra un certain mécontentement à l’égard de Chipko qui mit un certain temps à se résorber.

Chipko « ennemi de la science, du développement et de la démocratie »

Les administrateurs de l’office des forêts, soutenus par leurs experts sur le développement et leurs experts scientifiques, se lancèrent dans un exercice de propagande intense dans les média, alléguant que si Chipko exigeait un moratoire sur l’abattage des arbres, cela signifiait forcément que ce mouvement s’opposait au progrès scientifique. Ils disaient que leur mode de gestion des forêts était scientifique, et que s’y opposer équivalait à prendre position contre la science. Ils disaient aussi que le mouvement Chipko empêchait le développement de l’Himalaya en prônant le renoncement à des industries exploitant la forêt et l’utilisation des ressources locales pour créer des revenus et de l’emploi. En outre, à l’assemblée de la province, le gouvernement avait passé un accord sur la politique de gestion des forêts, et s’opposer à cette politique revenait à s’opposer à une institution démocratiquement élue. La presse reprenait cette argumentation, surtout les journalistes vivant en ville, incapables de comprendre ce qui motivait les conceptions écologiques du mouvement.

Dans l’ensemble, ce fut une époque éprouvante pour les travailleurs de Chipko eux-mêmes, car de nombreuses branches du mouvement optèrent pour des méthodes divergentes. Certaines s’accrochèrent à la notion économique d’industries forestières locales, tandis que d’autres trouvaient que la position écologique faisait sens. Le gouvernement se servit de ces désaccords pour adopter la politique du « diviser pour régner » à son profit, accordant davantage de ressources à ceux qui adoptaient l’option économique, et creusant les divisions dans le mouvement Chipko. Mais en 1980, la première ministre de l’époque, Mme Indira Gandhi, accepta d’interdire l’abattage des arbres vivants à des fins commerciales, et recommanda une interruption de 15 ans dans la région himalayenne de l’UttarPradesh.

Alors que cette longue lutte prenait fin, Sunderlal Bahuguna organisa la marche (padyatra) Chipko de 4 870 kilomètres à travers la région de l’Himalaya, du Cachemire à la région de Kohima. Cette marche avait principalement pour but de découvrir dans quelle situation d’autres villages se trouvaient et à leur transmettre le message Chipko. Elle se déroula en trois étapes, de mai 1981 à mars 1983. Des gens venus de l’Inde toute entière se mirent en marche avec Bahuguna et le message de Chipko se diffusa à d’autres parties du pays. C’est ainsi qu’un petit mouvement entamé dans l’Himalaya se transforma en appel national pour sauver la forêt et rechercher des modes alternatif de développement.

La restauration du couvert forestier

Tandis que les travailleurs de Sarvodaya étaient absorbés par les divisions au sein de Chipko, les femmes des vallées de la circonscription de Tehri Garhwal élaboraient tranquillement leurs propres techniques de gestion des forêts afin de restaurer le couvert forestier. Sans se soucier ni de leur classe ni de leur caste, elles se rassemblèrent et désignèrent l’une d’entre elles, habituellement une femme issue du milieu le plus pauvre, pour surveiller leur parcelle de forêt locale. Chaque famille fournissait du grain pour contribuer au salaire de cette femme, et ainsi elle se chargeait de surveiller la forêt, veillant à ce qu’il n’y ait pas de coupes sauvages, et à ce que le bétail n’y pâture pas. Elle plantait aussi des jeunes plants de fourrage ou d’arbres qui serviraient de combustible, et prévenait les autres en cas de départ de feu.

Cette manière de prendre soin de la forêt est devenu partie intégrante de la vie de ces femmes, et ces pratiques se sont répandues aussi dans d’autres villages de la région. Même autour de la ville de Gopeshwar, les femmes ont formé un groupe pour monter la garde, jour et nuit, et les forêts de chênes sur les pentes raides sont un véritable baume pour les yeux. Statistiquement, il n’est pas possible de mesurer l’impact de ce mouvement spontané, mais il est manifestement significatif dans au moins huit circonscriptions de l’Uttarakhand.

Camps de reboisement

Sous la direction de Chandi Prasad Bhatt, Dashauli Gram Mandal commença ensuite à organiser des camps de reboisement dans les villages. Cinquante à soixante participants, principalement des femmes et des étudiants, travaillèrent à la construction de murs pour protéger un lopin de terre aride, et à creuser des trous pour planter de jeunes arbres. Ce reboisement fut très réussi et 90 % des arbres survécurent. Les gens en furent surpris car le taux de survie des arbres de l’office des forêts n’était que de 40 %. Cette réussite était due à l’intérêt actif que prenaient les femmes et les enfants au soin des jeunes plants, tandis que les gens n’étaient pas associés aux plantations de l’office des forêts. En outre, les hommes étaient favorables à la plantation d’arbres susceptibles de rapporter des revenus, tandis que les femmes étaient favorables à la plantation d’arbres pour le combustible. En termes de gestion des forêts, le mouvement Chipko critiquait la monoculture à des fins commerciales, la plantation de pins et autres espèces à croissance rapide qui génèrent rapidement des revenus tout en dépouillant la terre de sa fertilité. Au contraire, les activistes de Chipko insistaient sur une méthode positive et la plantation de feuillus indigènes mixtes qui accroîtraient la fertilité du sol et éviteraient une érosion supplémentaire. Le mouvement Chipko a élaboré une philosophie communément connue sous le nom des « Cinq F », ce qui désignait la liste des produits précieux qui devraient servir de critères pour décider des plantations, c’est-à-dire d’arbres qui produiraient des Fruits, du Feu, du Fourrage, des Fertilisants et des Fibres. Les arbres répondant à ces critères pourraient permettre à l’économie d’un village de devenir auto-suffisante, telle que l’envisageait le Mahatma Gandhi.

La réussite de ces camps de reboisement résultait des efforts déterminés des femmes de la montagne avec l’aide de Chandi Prasad Bhatt. C’est pour cette initiative de reboisement que Bhatt reçut en 1977 le prestigieux Prix Magsaysay. Ce prix, que l’on compare parfois au Nobel, est tenu en haute estime en Asie. Il est accordé à un Asiatique pour services rendus à l’humanité.


Les deux branches du mouvement Chipko

Au fil des ans, le mouvement Chipko s’est divisé en deux courants de pensée distincts marqués par ses deux initiateurs, Chandi Prasad Bhatt (né en 1934) de Gopeshwar, pionnier du mouvement, et Sundarlal Bahuguna (1927-2021) de Silyara, dans la région de Tehri. Le style d’action de ces deux guides est totalement différent. Bhatt, militant issu de la base, croit surtout en l’organisation du peuple, tandis que Bahuguna, journaliste, est un propagandiste par excellence. Bien que ce dernier ait aussi organisé des actions de protestation dans sa région – c’est ainsi que des militants Chipko de Henwal Ghati se rendirent un jour dans la forêt pour panser les arbres blessés avec de la boue et de la toile à sac afin de protester contre le gemmage abusif des pins –, il vise surtout à répandre de tous côtés le message du Chipko. En 1981, Bahuguna entreprit une marche (padyatra) de 4 800 km du Cachemire à Kohima (province de Nagaland) pour faire campagne contre le déboisement.

Bhatt, quant à lui, s’est profondément ancré dans la région de Chamoli. Il est, de ce fait, bien moins connu que Bahugana. Il a compris que si les collectivités villageoises étalent autorisées à gérer elles-mêmes les ressources naturelles qui les entourent, elles devaient aussi entreprendre de les conserver et de les développer. C’est pourquoi il a organisé le plus vaste programme de reboisement volontaire du pays, par le moyen de chantiers d’écodéveloppement. Ces chantiers rassemblent des villageois locaux, des étudiants et des aides sociaux, qui ont planté plus d’un million d’arbres. Ces plantations Chipko ont un taux de reprise étonnamment élevé (de 85 à 90 % dans la plupart des cas). Bahuguna, par contre, tend à écarter cette activité comme étant hors de propos au stade actuel du mouvement, combattant les services forestiers par ses écrits et ses paroles.

Les deux guides ne différent pas seulement par leur mode d’action, mais aussi par leur philosophie quant à l’utilisation des forêts. Bahaguna est un ardent écologiste. Faire reverdir les forêts est pour lui la première des priorités – une question de sauvegarde nationale. Il soutient par exemple que le principal objectif de l’aménagement forestier dans l’Himachal Pradesh doit être la conservation des sols et des eaux : les forêts, affirme-t-il, ne produisent pas du bois, de la résine et des devises étrangères, mais du sol, de l’eau et de l’air pur. L’autosuffisance des populations montagnardes en aliments, vêtements et abri est importante pour Bahuguna, mais passe néanmoins après les grands objectifs écologiques.

Pour Bhatt, en revanche, la recherche d’un nouveau processus d’écodéveloppement pour la région et la participation de la population locale sont des questions primordiales. « Sauver les arbres n’est que le premier pas dans le mouvement Chipko », déclare Bhatt. « Le véritable but est de nous sauver nous-mêmes. Notre avenir leur est lié. »

Bhatt voudrait donc que les ressources forestières soient utilisées d’une manière bénéfique à la fois pour l’environnement et pour le développement. En d’autres termes, tandis que l’on préserve l’environnement, les avantages de l’exploitation rationnelle reviennent à la population locale, processus dans lequel croissance économique décentralisée et conservation écologique vont de pair.

Malgré les opinions divergentes de ses dirigeantes, la force véritable du mouvement réside dans les femmes de la région. A l’exception de quelques manifestations « organisées », le mouvement Chipko consiste essentiellement en une succession d’affrontements spontanés dans lesquels aucun des présumés leaders n’est présent.

Extrait de Shobita Jain, Les femmes défendent les arbres, leur rôle dans le mouvement Chipko, 1982.


Chapitre IV – De Chipko à Appiko

L’originalité de la méthode qui consistait à enlacer les arbres ne resta pas confinée aux contreforts de l’Himalaya. Comme un oiseau migrateur, le mouvement atteignit les Ghats occidentaux, dans le sud de l’Inde, quelques années plus tard. Cette chaîne de montagnes longe la côte ouest de l’Inde sur 1 600 kilomètres et sa ceinture forestière s’étend du Gujerat dans le centre de l’Inde vers le Kerala au sud. Techniquement, ce sont des « forêts tropicales », et elles recouvrent en grande partie le pied des Ghats occidentaux. Ecologiquement, c’est une zone très sensible, car plusieurs fleuves importants du sud de l’Inde ont leur source dans cette ceinture forestière, et en attirant les pluies de mousson, ces montagnes jouent un rôle important.

Le district de Kanara-Nord dans le Karnataka fait partie de cette région très boisée. Au XVIIe siècle, ces forêts appartenaient à la communauté et la récolte des épices représentait une source d’emplois importante, le poivre en particulier, qui était d’une telle qualité que la région était connue sous le nom de « Reine du Poivre ». Lorsque les Britanniques en prirent le contrôle en 1801, c’est le potentiel commercial des forêts qui les attira et ils en retirèrent la propriété aux communautés. En 1831, les habitants se révoltèrent spontanément pour reprendre le contrôle des ressources naturelles de la région. Cette révolte fut mâtée en 1837 avec l’aide de l’armée, comme le rapporte le Kanara Gazetteer (ancienne orthographe) de 1881, mais d’autres révoltes du même genre eurent lieu, fondés plus tardivement sur les principes gandhiens de non-violence et de non-coopération. Après l’indépendance, le nouveau gouvernement poursuivit la même politique que les Britanniques, insistant sur le potentiel commercial des forêts. Puis arrivèrent de nouvelles idées pour développer ce district prétendument « arriéré ».

On installa d’importantes industries du poivre et du contreplaqué, et dans les années 1920, on construisit d’énormes barrages hydroélectriques qui submergèrent de vastes étendues de terres à la fois forestières et agricoles. Non seulement ces grands projets de développement déplacèrent de nombreux habitants mais ils eurent un effet délétère sur l’écosystème ; en l’espace de 30 ans, la surface boisée passa de 81 % à 25 %. L’exploitation des ressources naturelles à une telle échelle entraîna également un changement dramatique dans le rythme des pluies. Pour l’agriculture, le moment auquel surviennent les pluies est d’une importance capitale. Si les semailles sont faites au bon moment, des chutes de pluie régulières contribuent à assurer une bonne récolte. Mais depuis les années 1960, le nombre de jours de pluie a considérablement diminué [5]. Il existe des études de cas qui prouvent que dans cinq talukas (zones administratives) du district de l’Uttara Kannada, la quantité moyenne de pluie a diminué depuis 20 ans [6].

Les forêts ont été remplacées par des plantations de teck et d’eucalyptus. Aucun de ces arbres ne produit un feuillage adéquat pour le bétail, de la litière ou de l’engrais pour le sol. Le bétail ne mange pas leurs feuilles, et le tronc de l’eucalyptus pousse droit et ne produit pas de branches utilisables comme bois de chauffage. Les herbes aromatiques locales et les herbes médicinales qui poussaient jadis dans les forêts n’ont pas survécu dans le sol stérile, pas plus que le célèbre poivre.

Dans le district du Kanara nord, dans une vallée peu profonde des Ghats occidentaux, se trouve le petit village de Salkani. La forêt avoisinante est connue sous le nom de « déesse forêt » et la tradition veut que l’on y adore la divinité de la forêt. Chaque année, les habitants s’y rassemblent pour célébrer leur culte et partager de la nourriture. Au cours des années, le développement et l’exploitation qui allaient en s’accentuant avait commencé à inquiéter ces villageois, et ils avaient obtenu un soutien national pour un mouvement qui avait réussi à empêcher la construction d’un barrage hydroélectrique sur le fleuve Bedthi.

En avril 1983, les habitants furent choqués en constatant l’étendue des dévastations infligées à leur forêt. L’office des forêts avait autorisé l’usine de contreplaqué locale à y abattre des arbres, et ce qui était jadis une épaisse forêt était devenu un lieu aride. Les villageois remarquèrent aussi que les ruisseaux, dont ils dépendaient pour leurs petites exploitations, étaient en train de se tarir. Ils discutèrent de cette déforestation et décidèrent d’envoyer des lettres de protestation à l’office des forêts et ministres du gouvernement concernés.

En même temps, un club de jeunes du village voisin de Gubbiggade s’inquiétait aussi des déforestations locales car ils avaient entendu parler d’un projet consistant à abattre 40 hectares de forêt primaire pour planter du teck. La forêt avait déjà été bien éclaircie dans cette zone, c’est la raison pour laquelle le club de jeunes avait pris la responsabilité d’organiser des réunions de protestation dans le village. Ils écrivirent également à l’office des forêts qui leur répondit qu’ils ne devaient pas gêner l’abattage dans la forêt qui se déroulait selon des « principes scientifiques ».

Sur ces entrefaites, le dirigeant de Chipko, Sunderlal Bahaguna, arriva dans le Karnataka. Le club de jeunes l’invita à parler à Gubbiggade, ce qu’il fit le 15 août. Le public inquiet, y compris celui des villages voisins, posa diverses questions sur la sauvegarde des forêts, et Bahaguna leur parla de la méthode non-violente que le mouvement Chipko avait adoptée dans l’Himalaya.

L’office des forêts s’est rendu compte de ce qui était en train de se passer et, lorsqu’ils commencèrent à abattre des arbres début septembre, ils choisirent la forêt éloignée de Kalase plutôt que celle de Salkani ou de Gubbigadde. Mais la nouvelle atteignit bientôt les deux villages et, le 8 septembre, 160 hommes, femmes et enfants se mirent en route vers la forêt. Lorsqu’ils y entrèrent, il pleuvait, et les sangsues leur collaient aux pieds et suçaient leur sang mais, sans se décourager, ils se hâtèrent vers l’endroit où campaient les bûcherons. Certains étaient déjà partis travailler, mais ils furent rattrapés par un groupe qui se précipita vers le premier arbre et enlaça son tronc avant que l’homme ne puisse l’atteindre. Cette action surprit les bûcherons et leur chef demanda :

« Pourquoi enlacez-vous les arbres et nous empêchez-vous de les couper ? »

L’un des activistes lui exposa leurs raisons, auxquelles le chef répondit :

« Il y a des années que nous coupons les arbres. Nous en connaissons les conséquences : la sécheresse et la famine suivront et, oui, vous devrez peut-être quitter vos villages parce que l’eau viendra à manquer. Mais vous auriez dû commencer ça il y a dix ans. Il ne reste plus qu’une petite parcelle de forêt à couper à présent. »

Mais un autre bûcheron dit :

« Même si vous êtes peu nombreux, nous pouvons arrêter notre coupe. Nous sommes employés par l’office des forêts, mais à partir de maintenant, nous ne couperons les arbres que lorsque les responsables auront réglé le problème avec vous. »

C’est ainsi que le 22 septembre, le responsable de l’office des forêts du district vint à Salkani avec une équipe de scientifiques et de hauts fonctionnaires influents. Ils tinrent une réunion au village et le responsable de l’office des forêts exigea que l’on cesse d’enlacer les arbres, en disant que ces arbres étaient abattus selon des « principes scientifiques » et qu’il fallait répondre aux besoins de chauffage de la ville voisine. Les habitants ne cédèrent pas, toutefois, et insistèrent pour que la forêt soit inspectée avant de poursuivre les discussions sur l’abattage.

L’équipe des visiteurs toute entière accompagna certains des villageois dans la forêt, et l’un des scientifiques fit une étude détaillée de la zone. Il rendit plus tard un rapport dans lequel il disait être d’accord sur le fait que la forêt subissait des dégâts excessifs, et que les villageois devraient être félicités pour avoir attiré l’attention des autorités sur cette réalité.

Ce rapport remonta le moral des activistes, surtout lorsque des articles de journaux suivirent, soulignant le rôle joué par le mouvement Chipko. En l’espace de quelques jours, ce mouvement fut lancé dans plusieurs autres régions boisées sous le nom de Appiko, expression du dialecte local signifiant « enlacer » ou « prendre dans ses bras ».

Chipko et Appiko

Chipko et Appiko adoptèrent une méthode commune pour sauver ce qui restait de forêts mais, pour des raisons à la fois géographiques et économiques, la ressemblance entre les deux mouvements s’arrête là.

Dans l’Himalaya, les effets de la déforestation apparaissent rapidement sous la forme de glissements de terrain, mais ces effets sont rares dans les Ghats occidentaux. Dans l’Himalaya, les femmes en sont les principales victimes puisque le bois de chauffage et le fourrage leur fait défaut ; dans le Karnataka, cette pénurie n’existe pas en dépit de l’abattage, et la situation des femmes est meilleure. Dans le Karnataka, ce sont les conséquences de l’exploitation de la forêt sur l’équilibre écologique, et les conséquences sérieuses de la rupture de cet équilibre sur la possibilité de gagner sa vie et sur l’agriculture, qui entraînèrent une crise.

Le mouvement Chipko avait une base solide grâce à l’aide des travailleurs de Sarvodaya qui œuvraient dans la région depuis presque 30 ans, et grâce à la direction de personnes aussi charismatiques que Chandi Prasad Bhatt et Sunderlal Bahuguna. Cette base n’existait pas dans le Karnataka, où Appiko fut lancé par un club de jeunes qui n’avaient auparavant réussi qu’à combattre les problèmes d’alcoolisme et de jeu d’argent. L’auteur de ce livre, Pandurang Hegde, était l’un d’entre eux et il était entré en contact avec le mouvement Chipko alors qu’il était étudiant à Delhi.

Il est également important de garder à l’esprit que la dégradation des forêts du Kanara du nord ne remonte qu’aux années 1950, tandis que celle des forêts de l’Himalaya a commencé il y a plus d’un siècle et que, là-bas, rétablir le contact entre l’homme et la nature est une tâche difficile. Les militants d’Appiko ont pu profiter de la longue expérience et de la bienveillance des activistes de Chipko, et éviter ainsi les pièges dans lesquels ces derniers étaient tombés, principalement en tenant le mouvement Appiko à l’écart de l’arène politicienne étriquée et en choisissant des objectifs écologiques ambitieux.

La non-violence en action

Dans la région du Karnataka, Husri est un autre petit village de 45 foyer dont le gagne-pain dépend d’une agriculture marginale utilisant les feuillages des litières comme fertilisant. Ils essuyèrent un sérieux revers en 1969 lorsque 3,5 km2 de forêt furent déboisés à proximité du village afin d’y planter des eucalyptus. Il y eut des pénuries de bois de chauffage, de litières de feuilles et de bois pour fabriquer les outils agricoles, et les problèmes habituels de disparition des herbes aromatiques et médicinales, et de la raréfaction des pluies.

En octobre 1983, l’office des forêts envoya ses bûcherons couper d’autres arbres près de Husri et, comme à Salkani, les habitants allèrent dans la forêt et enlacèrent les arbres, si bien que l’abattage dut cesser. L’entrepreneur se rendit à l’office des forêts et le responsable vint discuter avec les habitants, il leur dit que la ville de Sirsi avait besoin de bois de chauffage. Les villageois répondirent :

« Une fois que les arbres seront coupés, nous n’aurons plus de bois pour nos outils ni pour fertiliser nos champs. Où irons-nous en trouver ? »

Le responsable leur répondit qu’on allait planter d’autres arbres, ce à quoi ils répondirent immédiatement :

« Vous ne plantez que du teck et de l’eucalyptus, et ces arbres ne nous fournissent ni fertilisant ni fourrage. »

Le responsable déclara ensuite qu’il n’avait pas le pouvoir de faire cesser l’abattage. Certains voulaient s’en prendre à lui et l’empêcher de circuler pendant le reste de la journée, mais les organisateurs d’Appiko leur firent remarquer la futilité d’une action violente de ce genre qui ne ferait qu’entraîner une violence équivalente de la part de la police lorsqu’elle tenterait de libérer le responsable. En outre, le responsable était un individu qui ne pouvait pas changer la politique tout seul. Le but d’Appiko consistait à amener des changements dans l’ensemble de la politique forestière, et il valait mieux demander à ce responsable d’écrire à ses supérieurs et au ministère des eaux et forêts où se trouvait le pouvoir. Cette intervention a permis d’éviter que la violence n’éclate, et les villageois en vinrent à considérer le responsable comme un être humain qui ne faisait que son devoir.

Cette méthode non violente contribua au succès du mouvement Appiko qui obtint le soutien et l’attention de la province tout entière. Et dès le mois de décembre de cette année-là, il s’était étendu à huit zones forestières spécifiques dans le Kanara du nord. Des journaux et des magazines publièrent des articles sur le mouvement, et au cours de la dernière semaine de ce mois, le gouvernement de la province envoya le ministre des eaux et forêts, qui s’appelait Jeevijaya, inspecter la région du Kanara du nord toute entière.

Visite du ministre des eaux et forêts

Jeevijaya vint à Sirsi et entama des discussions avec les citadins ; puis il se rendit dans les régions forestières de Bilgal, où il fut rejoint par 400 personnes qui l’emmenèrent à la plantation de teck. Un vieil homme lui présenta symboliquement un bouquet de fleurs d’eupatoire (connue localement sous le nom de « brume bleue »), car au Karnataka cette mauvaise herbe poussait partout où l’on avait abattu les arbres.

Arrivés à la plantation, les villageois montrèrent au ministre le sol aride qui ne permettait pas la croissance d’un sous-bois, puis ils l’emmenèrent dans une forêt primaire pour lui faire voir la différence. Il y eut une réunion d’une heure sous les arbres, pendant laquelle les représentants du gouvernement ne purent donner que des réponses hésitantes. Il visita aussi la forêt de Kalase, où la méthode Appiko avait été utilisée pour la première fois, et à la fin de sa visite, il concéda que l’abattage des arbres tel qu’il était pratiqué était la cause de la destruction des forêts, et que cette politique allait changer, en tenant compte des aspects écologiques. Il leur assura qu’on autoriserait de déforestation ni à Bilgal ni à Kalase, et donna des ordres précis pour mettre fin à l’abattage des arbres déjà marqués dans ce but. Le ministre déclara qu’à l’avenir seuls les arbres secs et morts seraient coupés. Tout ceci eut lieu en l’espace de six mois, et ce fut une grande réussite pour le mouvement Appiko, ce qui renforça l’assurance des villageois qui voyaient ce qu’ils étaient capables de réaliser grâce leurs propres efforts non-violents.

Appiko s’étend

En l’espace de trois ans, le mouvement s’était étendu aux districts de Shimoga, Sagar Taluka et Kanara du sud, également dans la province du Karnataka. Dans le Kanara sud, les gens adoptèrent les méthodes d’Appiko pour se protéger d’une maladie mortelle connue sous le nom de « Kyasanoor Forest Disease » ou variole du singe [Monkey virus] qui avait tué 200 habitants de la forêt et dont la cause principale était la déforestation. Les experts de a santé de l’Institut de virologie à Pune confirmaient que la propagation de la maladie était liée au déboisement de la forêt. Par conséquent, les habitants du lieu appelèrent à l’aide les activistes d’Appiko.

Dans ce cas, le mouvement utilisa les techniques familières de communication rurale pour propager son message. Au début, le soutien vint d’un don quotidien de quelques poignées de blé pour le mouvement. Cet acte simple, connu sous le nom de Sarvodaya Patra, renforçait la lutte pour la cause de et encourageait les gens à la soutenir. Des groupes de villageois faisaient du théâtre de rue pour faire passer le message, adaptaient le théâtre traditionnel populaire, connu sous le nom de Yakshagana, afin de faire passer le message de conservation de la nature grâce au thème « harmonie avec la nature pour une prospérité éternelle ». Ce théâtre traditionnel populaire attira beaucoup l’attention dans la province tout entière.

Ces efforts portèrent leur fruit chez les villageois illettrés. Des actions non-violentes pour sauver les forêts tropicales eurent lieu à intervalles réguliers en 1984 et 1985.

Les problèmes

Rien de tout cela, cependant, ne s’est accompli sans difficultés. Le problème principal fut la réaction des entrepreneurs et des bureaucrates qui avaient des intérêts directs dans la destruction des forêts. Ils tentèrent de susciter des violences en provoquant les gens du coin, et essayèrent même de soudoyer la police pour qu’elle enregistre de fausses accusations. Mais les gens restèrent calmes face à ces provocations, et la police refusa de coopérer avec les entrepreneurs.

Puis les responsables de l’office des forêts entamèrent une campagne de propagande soutenue dans la presse, qualifiant Appiko de « non scientifique » et « opposé au développement ». Ils prétendaient que c’étaient les villageois eux-mêmes qui étaient les seuls responsables de la destruction des forêts. Les politiciens de la région tentèrent d’utiliser le mouvement Appiko pour leurs propres fins, en essayant d’infiltrer un groupe essentiel et en faisant pression pour influencer sur ses décisions. Mais Appiko puisait sa force dans ses groupes décentralisés plutôt que dans un comité central. La forte détermination et la volonté des activistes empêchèrent les politiciens de dominer un groupe en particulier, et on ne les laissa pas non plus participer aux décisions.

Les Objectifs

Le mouvement Appiko a du mal à trouver une stratégie alternative de développement pour établir une relation harmonieuse entre l’humanité et la nature. Pour y arriver, ils poursuivent trois objectifs :

— Préservation des forêts tropicales restantes dans les Ghats occidentaux, en changeant la politique de gestion des forêts de manière à ce que les intérêts basés sur le commerce et la rente soient remplacés par des perspectives écologiques ;

— La régénération des forêts primaires et le reboisement avec des arbres indigènes feuillus ;

— Changer l’état d’esprit des gens, afin de décourager la coupe des arbres pendant la saison des pluies et encourager l’exploitation d’autres sources d’énergie alternatives tels des poêles améliorés et le biogaz.

Pour aider à la réalisation de ces objectifs, plusieurs activistes issus de groupes villageois instaurèrent à Sirsi une institution informelle, la Parisara Sanrakshana Kendra (Centre de conservation de l’environnement). Le mouvement Appiko fit aussi des progrès dans la régénération des forêts, mais il n’a pas encore atteint son objectif consistant à changer la politique de gestion des forêts. L’abattage n’a cessé que là où Appiko est fort, dans les zones boisées autour de Sirsi, et le mouvement a encore un long chemin à parcourir pour établir une relation harmonieuse entre l’humanité et la nature.

Chipko continue à s’étendre

Pendant ce temps, les femmes de Chipko continuaient à veiller constamment sur les forêts. Le gouvernement avait interdit la coupe des arbres à des fins commerciales, mais on pouvait toujours couper les arbres morts. Mais les gens découvrirent qu’on abattait des arbres vivants là où seuls des arbres morts auraient dû être abattus, particulièrement dans les régions de Tehri et de Chamoli dans le nord de l’Inde. Ainsi, ces dernières années, les activistes de Chipko ont également résisté à l’abattage d’arbres morts et secs et préconisé une interdiction totale, sauf là où c’était nécessaire pour répondre à des besoins locaux raisonnables.

En l’espace de 14 ans, les méthodes de Chipko se sont propagées dans plusieurs régions de l’Inde, surtout grâce à la publicité qu’elles ont reçue au cours de la marche transhimalayenne évoquée dans le chapitre III. Au Cachemire, par exemple, en raison du nombre élevé d’incisions pour obtenir la résine des arbres, de grandes plantations de pins s’affaiblirent et les entrepreneurs furent autorisés à prélever les arbres qui étaient tombés. On découvrit cependant qu’ils en profitaient pour abattre des arbres vivants, et le groupe d’action de Chipko qu’avait formé un jeune avocat attira l’attention des autorités sur ces irrégularités quoi donnèrent donc l’ordre de mettre fin à cet abattage illégal.

Dans l’Himachal Pradesh, petite province de l’Himalaya autrefois densément boisé, on abattait aussi les arbres. La seule exception était la région autour de Simla, ancienne capitale d’été des Britanniques que l’on peut remercier d’avoir protégé les arbres pour assurer à la ville un approvisionnement en eau régulier. C’est encore une région remarquablement boisée de l’Himalaya, et les responsables de l’office des forêts, dans le but de remplir rapidement ses caisses, entamèrent un processus de remplacement des arbres par des plantations de pins et d’eucalyptus d’utilité commerciale. Un jeune homme de Chamba, Kulbhushan Upamanyu, entreprit d’organiser la résistance locale, en déracinant les plants de pins et en les remplaçant par des plants de feuillus. Il s’agissait d’arbres communs dans la région, on les trouvait partout et ils satisfaisaient aux critères de la philosophie des « cinq F ». Le slogan (Fruit, Feu, Fourrage, Fertilisant et Fibre) fut adopté plus tard par le gouvernement de la province de l’Himachal Pradesh.

« Sauver Aravali »

Aravali est une région montagneuse dont le relief s’élève de manière abrupte dans les déserts du Rajasthan, qui longent la province du Gujerat. Ces montagnes jouent un rôle crucial en stoppant l’avancée du désert au Rajasthan. Mais ces dernières années, l’accroissement démographique a exercé une pression sur cette chaîne car les populations tribales qui l’habitent ont trouvées à s’employer comme bucherons et à dénuder les pentes. C’est Sunderlal Bahaguna qui a lancé la campagne pour « sauver Aravali », et elle a été reprise par des activistes locaux qui ont demandé à l’office des forêts de replanter cette zone, fournissant ainsi des emplois aux populations tribales. C’est ce qui fut fait, et la campagne est bien soutenue à la fois par le gouvernement de la province et par la population locale.

En septembre 1985, le mouvement entreprit de mettre fin à l’abattage des arbres dans les deux zones forestières du Madhya Pradesh et du Maharashtra. Il existe aussi un mouvement pour sauver les forêts du centre de l’Inde qui risquent d’être submergées par le projet de barrage d’Inchampelli.

Bengale occidental

Malheureusement, le Bengale occidental a une histoire tout à fait différente. La résistance populaire à la destruction inconsidérée des forêts a débuté dans la ceinture tribale du Midnapur occidental. Elle a été reprise par le parti séparatiste Jarkhand et le parti communiste indien (marxiste-léniniste) qui ont commencé à utiliser les méthodes de Chipko uniquement dans le but de détourner les populations tribales du parti au pouvoir à l’époque. Ils ne tinrent aucun compte des aspects spirituels et non-violents de Chipko.

Chipko dans le reste du monde

On parle d’autres luttes non-violentes similaires dans d’autres parties du monde, particulièrement aux USA, où Chipko a été lancé en 1983 et où l’on dit qu’il a réussi à sauver les séquoias. De même, à Stockholm, les gens ont grimpé dans les arbres le long des routes et y ont vécu quelque temps afin d’empêcher leur abattage.

En Australie, le mouvement est légèrement différent, quoique toujours pacifique et non-violent. En 1979, des activistes se sont enterrés dans la forêt et ont résisté aux bulldozers ; en risquant leur vie, leur courage a peut-être fait beaucoup pour sauver les forêts australiennes.

Chapitre V – Évaluation d’ensemble

Si l’on tient compte de la vaste étendue du subcontinent indien où les idées de Chipko se sont répandues, il est difficile d’en faire une évaluation objective. Historiquement, l’Inde a une tradition de lutte non-violente, c’est le pays où Gandhi a mis ses idéaux de non-violence en pratique. Depuis sa mort, le pays s’en est beaucoup éloigné. Mais il y a encore des gens qui comprennent ses concepts de lutte pacifiste, et il existe des régions où l’on continue à les mettre en pratique.

Chipko en est l’un des exemples. Enlacer les arbres symbolise essentiellement la relation harmonieuse qui devrait exister entre l’humanité et la nature, et appelle à mettre la non-violence en pratique envers les deux. L’enlacement des arbres que les femmes de l’Himalaya ont adopté résultait sans aucun doute d’une situation locale, économique, sociale et culturelle. Ces femmes désespérément pauvres n’avaient pas d’autre moyen de faire obstacle à ce qui menaçait leurs petites parcelles de terre. Dans l’Himalaya, c’est un mouvement spécifiquement féminin, une réponse féminine aux concepts masculins du « développement économique » qui n’ont fait que les réduire à la misère et ravager la terre. En Asie, comme en Afrique, on tend à exclure les femmes du processus de développement, elles deviennent ses boucs-émissaires muets, mais sur les versants de l’Himalaya, elles ont réussi à sauver leurs forêts, et ont en outre élaboré leur propre système de régénération de la forêt.

Là où le mouvement Chipko aide les populations tribales, il crée des groupes locaux pour aider à consolider la confiance en soi. En réalité, cela implique tout un processus de décision décentralisée, car la philosophie qui sous-tend ce mouvement postule que chaque communauté doit agir elle-même pour subvenir à ses besoins de base à partir de son environnement. Cela rend les communautés auto-suffisantes et génère un système décentralisé de prospérité économique permanente.

Comme nous l’avons vu, Chipko s’est étendu à différentes régions de l’Inde qui ont des manières de voir différentes, et il doit sa réussite à la nécessité d’acquérir des soutiens sans recourir à l’appui des partis politiques. Dans le Karnataka, Appiko est soutenu par les agriculteurs de la classe moyenne qui s’opposent aux projets de barrages qui inonderaient leurs terres. Les gens qui ont déjà été déplacés à cause d’un barrage soutiennent la propagation de l’idéologie d’Appiko et ses méthode d’action, en se tenant à l’écart de toute activité politique, a en général réussi à empêcher les politiciens de récupérer le soutien populaire. En même temps, les activistes ont exercé une forte pression sur les politiciens locaux.

Le gouvernement commence à reconnaître en Chipko une force émergente impossible à ignorer, et le développement des pentes de l’Himalaya a été revu en tenant compte des exigences des activistes Chipko. Au niveau national, la commission de planification a invité les dirigeants de Chipko à participer au processus de réflexion.

Chipko a donné de l’élan à d’autres mouvements écologiques en Inde et a accru la force morale de la non-violence en tant que méthode de lutte. Toutefois, il faut rester prudent, car Chipko et Appiko doivent leur succès à la réceptivité du gouvernement. En Inde, on est encore libre de ne pas être d’accord, et la non-violence n’est pas réprimée. La réceptivité d’un gouvernement est un facteur important dans toute lutte non violente. Enlacer des arbres dans certains pays autoritaires comme ceux d’Amérique du Sud, par exemple, pourrait ne pas être une bonne méthode non-violente.

Il reste difficile d’évaluer la portée de l’influence à long terme de Chipko sur la politique gouvernementale du développement. L’interdiction actuelle d’abattre des arbres à des fins commerciales est un ordre temporaire donné par l’ancien premier ministre, Mme Indira Gandhi. Rajiv Gandhi, son fils et actuel premier ministre, rêve de modernisation et de développement et souhaite entraîner l’Inde dans le XXIe siècle tel qu’il le comprend. Il est donc possible qu’il ne tienne pas compte de mouvements comme Chipko et Appiko et les perçoive plutôt comme un obstacle. L’interdiction d’abattage peut être annulée à tout moment, et une nouvelle politique de gestion forestière peut restreindre les droits des habitants de la forêt ; et c’est après tout dans la gestion forestière que la Chipko a obtenu son plus grand succès, et a apporté sa contribution la plus importante.

Le mouvement reste divisé entre ceux qui cherchent à utiliser les ressources forestières en installant de petites industries et ceux qui défendent la position écologique et demandent une interdiction totale de l’abattage à des fins commerciales dans l’Himalaya pendant encore 15 ans afin que la terre puisse se régénérer. Bien que cette différence puisse paraître assez mince, elle affaiblit le mouvement Chipko de manière significative au niveau national. Dans ce contexte, il est important que les agences d’aide internationales comprennent qu’elles créeraient des problèmes en s’emparant des projets du peuple, qui dépendent de leurs savoirs et de leurs compétences. Les projets ambitieux et les budgets importants seraient inappropriés.

Et l’avenir ?

Quel est le rôle de mouvements écologiques comme Chipko et Appiko ? Qu’essaient-ils d’accomplir ? On peut dire avec certitude qu’ils s’efforcent d’élaborer un concept du développement qui soit adapté aux conditions qui dominent actuellement en l’Inde.

Après la décolonisation, les pays indépendants du Tiers-Monde ont tenté d’imiter le modèle de développement occidental, en construisant des barrages, par exemple, et en développant des industries gaspilleuses des ressources naturelles. Nous avons vu le résultat de la gestion commerciale des forêts en Inde. En outre, l’Inde reçoit d’énormes prêts de la Banque Mondiale et d’autres institutions financières pour développer des projets de sylviculture sociale, mais les consultants techniques qui s’en occupent ignorent les leçons de la philosophie Chipko qui pourraient les inspirer.

Mais Chipko a quand même réussi à empêcher le Parlement de voter le projet de loi forestière de 1982. Dans ce projet de loi, les gestionnaires des eaux et forêts demandaient des pouvoirs démesurés pour le contrôle des forêts et en excluaient ceux qui y vivent. Les adhérents de Chipko et d’autres ONG ont joué un rôle important dans l’organisation d’une campagne de protestation et de lobbying contre ce projet, ce qui a permis à la population de suggérer des solutions alternatives. Pour finir, le gouvernement a décidé de ne pas le mettre au vote.

Les travailleurs de Chipko ont eux aussi exploré le développement de sources alternatives d’énergie dans l’Himalaya, et ils ont fait des expériences de fourniture d’électricité à petite échelle grâce à des projets hydroélectriques locaux de taille très réduite, et utilisant une technique permettant aux populations locales de les mettre elles-mêmes en œuvre.

Actuellement, les riches, qu’il s’agisse des Occidentaux ou des riches dans le reste du monde, constituent une petite partie de la population mondiale, mais ils consomment une très grande part des ressources mondiales. Même dans les pays occidentaux, l’inquiétude monte quant à la soutenabilité du développement industriel, dont les méthodes sont fondées sur l’exploitation de la nature dans le monde entier de telle sorte que seule une minorité jouisse de la prospérité matérielle. En essayant d’imiter ce modèle, les autres pays du monde se sont enfoncés dans une crise du développement. Nombre d’entre eux ne répondent aux besoins de l’Occident qu’en cultivant leurs terres pour des cultures d’exportation aux dépens de leur propre agriculture de subsistance. Le vaste domaine maritime indien, par exemple, est pillé pour satisfaire aux exigences du Japon et de l’Europe, au détriment de ses propres pêcheurs.

Chipko est un mouvement en faveur de la survie. La nature satisfait aux deux besoins de base de l’humanité, la terre et l’eau. Toute stratégie de développement doit préserver ces deux éléments de base et tenter de les améliorer, mais c’est le contraire qui se produit. C’est la raison pour laquelle Chipko tente de redéfinir le concept de développement, en essayant de s’assurer que ces éléments essentiels restent disponibles pour tous. Il ne se base donc pas sur la prospérité matérielle à court terme pour une minorité, mais sur la prospérité, sur la paix et sur le bonheur à long terme pour tous. Il tend vers le genre de développement qui permet de satisfaire ses besoins de base à partir de son propre environnement. En construisant des écosystèmes villageois autonomes, on peut créer une relation harmonieuse avec la nature. Il est essentiel de rendre sa productivité à la terre afin qu’elle puisse supporter une agriculture pérenne. Nous avons vu que dans le contexte indien, la suppression de la pauvreté implique d’associer équilibre écologique et justice sociale.

Chipko et Appiko mettent l’accent sur un modèle de développement égalitaire et pérenne. Selon cette manière de voir, « l’écologie est une économie pérenne » [7]. Le Mahatma Gandhi a déclaré :

« La nature a suffisamment de ressources pour subvenir aux besoins de tous, mais pas assez pour satisfaire l’avidité de quelques-uns. »

Le mouvement Chipko n’en est qu’à ses débuts, et les prochaines années sont cruciales pour sa survie, mais ce qu’il démontre est la nécessité vitale de la non-violence à tous les niveaux : entre les êtres humains et dans leur relation avec la nature.

Pandurang Hegde est né dans un village du Karnataka,
dans le sud de l’Inde, le 12 juillet 1956.

Il a obtenu un diplôme en sciences sociales à l’université de Delhi.
En 1979, il a participé au mouvement Chipko dans l’Himalaya, et il a travaillé dans les régions rurales du centre de l’Inde aux côtés des paysans sans terres.
Il travaille actuellement en tant qu’activiste volontaire dans le mouvement Appiko du Karnataka et prend part à la lutte non violente du mouvement.
Il organise une campagne pour sauver les forêts tropicales du sud de l’Inde.

 

Petit glossaire

Ahimsa : Non-violence, innocuité.

Appiko : enlacement (dialecte Kanarese).

Ashram : communauté d’hommes, de femmes et d’enfants liés par des vœux communs, du travail en commun et un but commun.

Chipko : enlacement (dialecte Hindi).

Sarvodaya : philosophie associant la science et la spiritualité, en vue du « bien pour tous et pour l’éternité ».

 

Bibliographie (en anglais)

Bahuguna, Sunderlal, Chipko Message, Chipko Information Centre (Silyara), 1984.

Bandyopadhyay et al. (ed.), India’s Environment, Crises and Responses, Natraj (Dehradun), 1985.

Dogra, Bharat, Forest and People, 1983. Available from D-7, RakshanKunj, PaschimVihar, North Delhi.

Gandhi Peace Foundation, Major Dams: A Second Look, Gandhi Peace Foundation (N. Delhi), 1981.

Mishra, Anupam and Trip Ati, Sateyendra, Chipko Movement, Gandhi Peace Foundation (N. Delhi), 1978.

 


[1] The Right Livelihood Foundation a été crée afin de décerner le « prix Nobel alternatif » qui récompense les personnes ou associations qui travaillent et recherchent des solutions pratiques et exemplaires pour les défis les plus urgents de notre monde. Nobel Alternatif Chipko [NdT]

[2] L’expression « deux-tiers du monde » utilisée dans cette brochure se réfère aux pays économiquement désavantagés et qui représentent environ les deux-tiers des membres des Nations Unies.

[3] Sarvodaya : partisans de Vinobha Bhave, disciple de Gandhi.

[4] Prosopis cineraria. Cet arbre est une légumineuse, il contribue naturellement à enrichir le sol en azote, ce qui est important pour des paysans qui pratiquent des formes d’agro-foresterie. [NdE]

[5] Source: Mehromji, Director, French Institute, Pondicherry, in Major Dams: A Second Look (Gandhi Peace Foundation, 1981).

[6] Ibidem. Source: K. V. S. Raju.

[7]Ecology is a permanent economy” : l’auteur de ce slogan, Sunderlal Bahuguna (1927-2021) était un activiste gandhien qui a contribué au succès du mouvement Chipko. Voir George A. James, Ecology is Permanent Economy: The Activism and Environmental Philosophy of Sunderlal Bahuguna, SUNY, New York, 2013. [NdT]

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