La vie des paysans n’a jamais été facile. S’en sortir constituait déjà en soi un objectif ambitieux quand les moyens étaient si limités. Le travail envahissait tout et son résultat dépendait trop de facteurs qu’ils ne pouvaient contrôler, comme les intempéries météorologiques et sociales.
Ils n’avaient pas d’autre choix que d’être bons dans leur domaine. Serrer les dents n’était pas suffisant. Ils devaient se montrer très attentifs et être ensuite capables d’exécuter la tâche avec maestria. Et les disciplines composant leur art étaient nombreuses. Agriculture, élevage, sylviculture, maçonnerie, menuiserie, taille de pierre, couture, médecine vétérinaire, conserves alimentaires, etc. Il n’était pas nécessaire d’être le meilleur dans tous ces domaines, mais il fallait tenter de l’être.
À l’école, outre qu’ils prenaient conscience de leur infériorité, les paysans n’apprenaient pas grand-chose. Le lieu de leur apprentissage, c’était les champs. Ils travaillaient depuis tout petits et observaient les adultes ainsi que ce qui se passait autour d’eux.
Et ils devaient y mettre toute leur passion, parce que personne n’allait perdre son temps à leur montrer l’anatomie d’une brebis ou à corriger leur posture quand ils empoignaient un outil. Personne ne peut nous apprendre la manière avec laquelle la hache doit tomber toujours sur le même point quand on fend du bois.
Fred Kitchen en fit l’expérience dans sa propre chair. Concrètement dans les fesses, à chaque fois qu’un supérieur considérait opportun de le réprimander pour sa paresse.
Un tel « complément » pédagogique n’était pas nécessairement récurrent, mais la méthode d’enseignement utilisée l’était : « le seul moyen d’apprendre est de découvrir ». Observer et acquérir une certaine habilité à force de faire des essais et de commettre des erreurs.
Une méthode dépassée quand il écrivait ses mémoires mais qui, à ses yeux, avait des avantages qui la rendaient recommandable, « parce qu’un jeune homme observait et comprenait mieux comment s’accomplissait une tâche en regardant une autre personne le faire, que si cette dernière lui montrait simplement comment faire ». Cela aurait causé sa perte, disaient les anciens en ce temps-là [1].
On exigeait d’un ouvrier agricole qu’il fût un travailleur solvable mais il était exempt d’une tâche fondamentale qui retombait exclusivement sur son maître : prendre des décisions.
Le paysan qui travaillait pour son compte, lui, en prenait sans cesse. Van der Ploeg parvint à en comptabiliser plus de quatre cent parmi la succession des tâches allant des semailles du blé jusqu’à son stockage dans la grange [2]. Et décider impliquait d’interpréter le contexte et de prévoir les conséquences de l’action. Le moment le plus délicat pour n’importe quelle tâche à réaliser.
Tout partait du regard. Puis viendrait le tour de l’expérience, qui n’était pas tant la sienne que celle de ses ancêtres. Mais avant; il lui fallait résoudre l’équation posée par le scénario concret dans lequel il devait intervenir. L’énoncé du problème était toujours compliqué, moins en raison de l’accumulation de facteurs et de variables en jeu, qu’à cause de leur articulation complexe. Contrairement à l’esprit façonné par la rationalité scientifique, le paysan voyait les différents éléments sans pour autant abandonner la vision d’ensemble. Il n’écartelait pas la réalité comme les médecins légistes qui établirent les fondements de la médecine moderne. Son domaine d’étude était bien vivant mais le pouvoir et l’arrogance lui manquaient pour le forcer et le défigurer, comme Bacon suggérait de le faire.
Tout était lié et il ne comprenait pas que l’on pût concevoir de manière séparée les différentes pièces du casse-tête.
Les limites sont des « propriétés stables des choses, et c’est notre désir de les détecter qui les produit » [3].
Son esprit n’interrogeait pas les phénomènes pour leur soutirer la vérité qu’ils occultaient. Le paysan apprenait sans poser de questions. Celles-ci sont des artifices qui monopolisent notre attention et filtrent les événements. Avec leur précision, elles excluent tout ce qui ne les concerne pas. Avec leur exigence de réponses, elles nous amènent à dévaloriser celles que nous n’attendions pas et à écarter celles qui ne coïncident pas avec nos attentes.
Les questions imposent leur volonté. Elles sont coercitives. Elles n’attendent pas, assises, que les événements aient lieu afin de les prendre en note.
« Si les questions n’existaient pas, le mode de pensée interrogatif serait remplacé par un autre, observateur et affirmatif. […] Sans questions, il serait impossible de ne pas savoir. » [4]
Fred Kitchen ne demandait pas aux ouvriers agricoles plus âgés comment il fallait faire telle ou telle chose.
Le paysan non plus n’interroge pas ce qui l’entoure. Il ne connaît pas la prochaine chose qu’il apprendra. Ni comment, ni où. Il tient simplement son attention en éveil, observant tout ce qui se passe autour de lui. Toute information revêt de l’importance.
C’est ainsi qu’il étoffe le réseau serré de ses connaissances. La réalité qui l’entoure et qu’il connaît si bien n’est pas univoque; elle ne s’exprime pas toujours dans les mêmes termes. Jamais il ne pourra en venir totalement à bout. Elle continuera à cacher des as dans sa manche pour que le paysan ne cesse d’apprendre des choses nouvelles tout au long de sa vie.
Pour le paysan, l’accumulation de connaissances et d’expériences n’impliquait pas une réduction du champ de l’inconnu. C’était bien plutôt le contraire qui se passait. On pourrait comparer cela à un récipient qui, à mesure qu’il se remplit, change de taille et s’agrandit. Plus il reçoit de contenu, plus le contenant devient grand. Il s’élargit comme la vue que l’on peut avoir d’un paysage à mesure que l’on accède au sommet d’une montagne. Plus on s’élève, plus on a conscience de tout ce qui nous échappe.
On pourrait penser que quelque chose de semblable est à l’œuvre avec la science moderne. La différence réside cependant dans le fait que le mode de connaissance paysan n’a pas besoin d’inventer des modèles fictifs pour expliquer la réalité. La connaissance scientifique a besoin d’éliminer l’incertitude pour être opérante et elle ne peut le faire que dans les limites du laboratoire ou de la théorie. Les problèmes commencent, bien sûr, quand l’expérimentation sort de ce cadre strictement établi.
Le paysan ne pouvait pas changer les conditions environnementales pour forcer la nature à « confirmer ses propres idées préconçues, produisant, sous la contrainte, les phénomènes qu’il désirait trouver » [5]. Le milieu dans lequel il travaillait et apprenait était d’une telle complexité que l’idée qu’une seule expérience cruciale (experimentum crucis [6]) pût vérifier une certaine hypothèse était ridicule.
La méthode qu’il mettait en pratique rappelle beaucoup la proposition des séries d’expériences de Goethe. Il s’agissait de savoir comment trouver le lien entre tout ce qu’il observait. Et la proposition de l’Allemand était la suivante :
« Réaliser une série d’expériences dans lesquelles ces phénomènes, appréhendés à partir d’une multitude de points de vue et se manifestant dans certaines circonstances, nous révèlent une connexion sous-jacente. » [7]
La forme que prenait, chez le paysan, la réalisation de ces séries d’expériences n’était autre que l’exécution de tâches année après année. Chacun avec son propre point de vue et ses conditions, forcément changeantes.
Ce qui n’excluait pas la possibilité de réaliser » quelques expériences « cruciales ». Par exemple, avec le processus d’adaptation de semences inconnues ou l’incorporation de nouveaux outils.
Cohabiter de manière aussi naturelle avec l’incertitude conduisait presque inévitablement à l’humilité. Les paysans dominaient à la perfection un grand nombre de techniques et de métiers. Ils connaissaient leur territoire en détail. Ils avaient accumulé des siècles d’expérience dans un même lieu. Mais, malgré tout, personne n’osait se lancer dans des pronostics sur ce qui allait arriver.
Josep Pla disait que le fait de posséder autant de talents les rendait un peu pédants. C’est possible. Mais aucun de ses compatriotes de l’Ampourdan n’aurait facilement accepté de se mettre à la place de l’homme du temps. Ils savaient mieux que quiconque que le vent d’est amenait la pluie, que la tramontane a ses propres habitudes, que tel type de nuage signifait qu’il ne tomberait pas une goutte de pluie… C’étaient des savoirs qu’ils avaient pu vérifier des centaines de fois mais rien ne leur faisait croire qu’il arriverait toujours la même chose.
Les conséquences de ce genre de phénomènes étaient trop importantes pour qu’ils se permettent de jouer les prophètes.
Dans le mode de pensée paysan, les relations causales directes étaient une exception. L’énoncé logique, si familier pour nous, « s’il arrive ceci, alors il arrive cela », se traduisait, dans la rationalité paysanne, par deux types d’affirmation : « s’il arrive ceci, en général, il arrive cela » et « s’il arrive ceci, on dit qu’alors il arrive cela ».
Les deux constructions sont une reconnaissance explicite d’un degré élevé d’ignorance qui traverse le processus. La seconde, en outre, introduit la dimension historique et collective. C’est la tradition qui a construit ce savoir. Mais elle ajoute aussi un élément nouveau dans cet imbroglio. L’expression « on dit » ou « on disait » est une constante dans l’interprétation paysanne des phénomènes naturels. Elle met en avant la transmission orale des savoirs mais aussi leur véracité relative.
Ce sont des connaissances auxquelles on ne confère pas une valeur de vérité parce qu’elles ne sont pas forcément vraies. « Quand on voit un nuage de fourmis ailées, c’est, dit-on, qu’il va pleuvoir », « si on trouve une araignée dans l’évier ou un vers plein de terre sur le chemin, aussi ». Ce sont des choses que l’on disait.
Connaissances mises en doute mais qui ne cessent de faire partie du patrimoine collectif. Une porte ouverte sur des terrains beaucoup plus glissants.
Johann Wolfgang von Goethe a sans aucun doute accédé à la postérité. Son œuvre littéraire est d’une qualité et d’une profondeur intimidantes. C’est une référence de la pensée européenne. Mais pas dans le milieu de la science, bien qu’elle ait été l’une de ses priorités intellectuelles.
Ce qui arriva à Goethe est qu’il s’opposa à Newton. Tous les deux essayèrent de dévoiler la logique cachée de la nature et de l’univers mais ils choisirent des chemins contraires pour y arriver. Le but de la science, pour Goethe, consistait à garder les yeux ouverts et l’esprit en éveil face à ce qui agit spirituellement depuis la racine des phénomènes physiques observés. Réveiller le sentiment du merveilleux à travers un regard contemplatif (Anschauung), grâce auquel le scientifique serait capable de « voir Dieu dans la nature, et la nature dans Dieu » [8]. Ce qui intéressait Goethe, c’était la dimension qualitative de la nature, alors que Newton choisit le chemin du quantitatif. Le qualitatif n’était rien de plus qu’une expression secondaire dépendant du quantitatif. Seules les mathématiques, et non le sentiment, possédaient la clef nous permettant de comprendre la Nature.
Newton est l’un des pères fondateurs de la science moderne. Ses contributions ont été dépassées depuis longtemps mais il continue à occuper une place privilégiée dans le panthéon de la rationalité scientifique. Il est lié, pour nous, à cette manière de voir le monde qui ne conserve aucun lien avec le surnaturel ou le divin. Mais cela ne veut pas dire pour autant que c’est ainsi que l’entendait son illustre patriarche.
Isaac Newton naquit le jour de Noël 1642 et il est possible que cette coïncidence influençât son destin. Il se voyait lui-même comme un prophète qui se consacre à interpréter les secrets de la prophétie millénariste. Il étudia les lois de l’univers afin de se rapprocher de la connaissance de Dieu.
Dévoiler « la logique cachée de l’univers revenait à comprendre et, en ce sens, s’identifier avec l’esprit du créateur » [9].
Dieu est peut-être mort, mais son acte de décès est récent et il a eu lieu uniquement dans un contexte culturel bien déterminé : le nôtre. Nous sommes la première génération pour qui conjuguer raison et foi relève d’un problème insoluble. Ce qui ne veut pas dire que nous ayons chassé de notre existence le sentiment du sacré ou du secret. Simplement, nous l’avons canalisé à travers un autre corpus doctrinaire, celui de la science et de la technique [10], ce monothéisme de la société industrielle qui partage avec les grandes religions de notre temps un rejet viscéral des croyances qui diffèrent de sa vision du monde.
Depuis peu, l’apparition de nouveaux points de vue est en train de saper quelques-uns des tabous les plus enracinés dans la pensée scientifique classique. Réductionnisme, atomisme, mécanisme, objectivisme, universalisme…
L’une de ces nouvelles approches est le paradigme écologique des sciences sociales. Intégré par des disciplines aux noms aussi invraisemblables que la science post-normale, l’épistémologie écologique, l’évaluation multicritérielle sociale ou l’analyse qualitative de données textuelles.
Toutes ces disciplines nous permettent d’appréhender d’un peu plus près, et depuis d’autres perspectives, la rationalité paysanne, et d’accepter, même de manière enthousiaste, son point de vue holistique et ouvert sur l’incertitude. Les paysans seraient alors les précurseurs de la pensée écologique actuelle. Or, à côté de ces éléments si intéressants, nous en trouvons d’autres qui sont franchement indigestes, et ce même en élaguant de notre pensée les clichés que l’on nous a gravés au fer blanc dans les facultés de sciences. Certaines des pratiques et des croyances du monde paysan sont tellement extravagantes qu’il est impossible de les prendre au sérieux.
Carlo Levi était médecin. Durant les deux années qu’il dut passer à Gagliano, il lui arriva de rendre visite, sans autorisation, à plusieurs malades qui réclamaient sa présence. Il eut l’opportunité de voir comment, pour ces gens-là, la médecine moderne n’était pas incompatible avec une batterie d’amulettes, d’images de saints, sortilèges, monnaies, os de crapaud, signes cabalistiques et autres instruments ésotériques.
Les paysans essayaient de les cacher et s’excusaient de leurs superstitions devant le représentant du savoir institutionalisé. Et ils faisaient bien. N’importe quel autre médecin les aurait sévèrement réprimandés ou même insultés sans ménagements. Mais Levi respectait « leur ancienne, obscure et mystérieuse simplicité, préférant être son allié que son ennemi, et les paysans lui en savaient gré, peut-être même en retiraient-ils quelque bienfait » [11].
Levi aurait été d’accord avec Goethe et avec les paysans pour dire que « la Nature garde toujours un aspect problématique qui est trop profond pour les capacités de compréhension humaine » [12].
Les paysans étaient des superstitieux maladifs. L’Église avait domestiqué leur panthéisme atavique mais il restait encore trop de traces évidentes de cet imaginaire surnaturel. Des processions pour invoquer la pluie, des fêtes de l’arbre aux réminiscences clairement païennes, des feux de la Saint-Jean, des exhortations carnavalesques où des insectes anthropomorphiques dansent dans les rues, apparitions nocturnes dans les chemins légendaires [13].
Au XVIIIe siècle, tout ce compendium de rituels et de croyances mythiques s’était transformé en une inoffensive anecdote folklorique. De l’eau avait passé sous les ponts au Labourd depuis que Pierre de Lancre avait livré sa croisade personnelle contre l’obscurantisme qui perdait les paysans, et tout particulièrement les femmes.
Les hommes des Lumières étaient trop occupés pour perdre leur temps avec ces choses-là. Ils se sentaient appelés à moderniser la production agricole et à la rendre plus efficiente. Leur stratégie se fondait sur l’étude rigoureuse et sur l’expérimentation de nouvelles méthodes. Ils se proposaient de repenser l’ensemble du modèle productif et, pour cela, il leur fallait battre en brèche les obstacles qui retardaient le changement. L’une des plus importantes était la paresse intellectuelle des paysans.
« Les travailleurs ne sont pas des gens qui réfléchissent ou qui observent ; de leurs ancêtres, ils prennent le bon comme le mauvais, et ils y reviennent s’ils ne reçoivent aucun éclairage de l’extérieur. » [14]
Si la campagne ne se modernisait pas, ce n’était pas par manque d’investissement ou parce que la structure de la propriété était obsolète. Ce qui freinait le processus était « l’ignorance du travailleur ». Ils déploraient que celui-ci se fût fatigué de cultiver la terre comme il aurait dû, et ainsi que l’avaient fait « nos anciens et intelligents agriculteurs » [15].
Ils ne faisaient pas précisément référence aux paysans du Moyen-Âge. Ils visaient d’autres « agriculteurs ». Le miroir dans lequel ils se regardaient reflétait une image beaucoup plus éloignée.
Quand les initiateurs des Sociedades de Amigos del Pais [16] parlaient des « anciens agriculteurs », ils faisaient référence à des penseurs précis. Ceux qui faisaient partie de la tradition agronomique classique et médiévale. Pline, Varron, Columelle, à l’époque gréco-romaine; Ibn-al-Wafid et Abu al-Sahrawi durant Al-Andalus (XIe siècle) ; Gabriel Alonso de Herrera (XVIe siècle) ou Miquel Agusti (XVIIe siècle).
Les ouvrages d’agriculture qu’ils écrivirent eurent une influence notable jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Le livre Agriculture générale de Herrera, continua à être réédité durant le XIXe siècle. Certains de ces ouvrages étaient des compilations d’observations réalisées sur le terrain, dans les champs. D’autres, comme ceux des agronomes andalous, recueillaient les résultats de leurs expériences botaniques. Tous contenaient des conseils à destination du bon travailleur.
Les pères de la science agronomique lisaient avec intérêt ces livres anciens. Mais, les paysans ? Sans doute, les plus aisés avaient connaissance de ces œuvres. Quant aux plus pauvres, il est presque sûr que non.
Même si cela ne veut pas dire que ces compilations ne soient pas arrivées à leur connaissance d’une manière ou d’une autre. Nous savons très peu de choses de la relation historique entre la pensée paysanne populaire et les connaissances agronomiques des élites intellectuelles. Mais il est difficile d’admettre, comme le faisaient les hommes des Lumières, que l’information ait emprunté une seule direction. Une bonne partie du contenu de ces ouvrages venait des observations sur le terrain, dans les champs. Et les innovations qu’ils décrivaient ne s’étaient pas toutes développées entre les hauts murs des jardins botaniques de Cordoue et de Tolède.
La résistance au changement que déploraient tant les philanthropes des Lumières relevait davantage du préjugé que du constat empirique. C’est, du moins, l’idée que défend une vaste bibliographie [17].
Si Feijoo avait eu une connaissance de première main des travaux agricoles, autrement dit, s’il avait cultivé lui-même la terre, il se serait peut-être rendu compte que les paysans ne se limitaient pas à répéter exactement ce que faisaient leurs parents. Ni même ce que ces derniers avaient fait avant eux.
Les mêmes tâches avaient beau se répéter d’année en année, les conditions dans lesquelles elles se réalisaient n’étaient jamais les mêmes. Les connaissances agricoles des paysans étaient une « suite de capacités d’improvisation » [18]. Le rituel du travail était le même, mais son contenu changeait. Ils se raccrochaient à la coutume, mais elle indiquait seulement ce qu’il fallait faire. La manière et le moment étaient impossibles à déterminer. Cela ne dépendait pas d’eux. Par conséquent, leur tradition ne pouvait être qu’approximative, étant donné que la situation concrète dans laquelle le paysan effectuait sa tâche était sujette à un changement constant [19].
Si, une année, il pleuvait au moment des cultures, l’année suivante, la pluie de printemps renversait les semis. Un hiver peu clément était suivi d’un autre plus doux. Ainsi se succédaient les cycles dans une variation ad infinitum, et avec eux changeaient aussi ceux qui les voyaient passer. L’ancien ne travaillait pas de la même façon que lorsqu’il était jeune. La petite-fille exercerait bientôt d’autres fonctions, plus propres à l’âge adulte.
La tâche du paysan était non pas répétitive mais réitérative. Il aurait été néanmoins le premier à accepter avec reconnaissance une trêve. Pouvoir être certain qu’il n’y aurait aucun imprévu. Cesser de regarder le ciel avec défiance.
Il avait beau le désirer, il ne pouvait imaginer l’existence d’un ordre dans la nature. Il n’était pas le physicien ou le mathématicien qui projettent sur celle-ci un principe de régularité et de prévisibilité procédant exclusivement « de leur besoin d’ordre, de régularité et de soumission à l’autorité abstraite de la loi » [20]. Sa manière de penser ne lui permettait pas d’établir des lois universelles.
Ni dans le temps, ni dans l’espace.
Tout ce qu’il savait venait de sa relation avec son environnement le plus proche. Celui dans lequel il habitait et qu’il transformait par son travail. Les champs, les pâturages ou la forêt étaient les bibliothèques où étaient conservées les sources de ses connaissances. C’est là qu’il trouvait tout ce dont il avait besoin. Sans elles, il n’aurait pas pu transmettre son savoir.
Mais pas n’importe quel champ, n’importe quel pâturage ou n’importe quelle forêt. Le paysan connaissait son environnement, non celui du village voisin. Son savoir était un ensemble de particularismes [21], enraciné et circonscrit à un espace géographique spécifique et singulier [22].
Le paysan était un lecteur avide de l’encyclopédie naturelle qui l’entourait. Et il ne lisait pas seulement avec les yeux. Son savoir se construisait par le biais de tout type de perceptions. Vue, ouïe, odorat, toucher, goût. Egalement avec le sens de la température, de l’orientation, du poids ou de l’équilibre. C’était le corps dans son ensemble qui percevait. Il s’agissait d’un savoir qui se sentait et pas seulement qui se savait. Un savoir fait corps [23]. D’où, par exemple, les unités de mesure qu’il utilisait. Le pouce, le pied, la brassée, la poignée.
Un savoir circonscrit aux marges étroites d’un corps et qui ne pouvait être, par conséquent, exactement le même que le savoir incarné dans d’autres corps. Un savoir personnalisé. D’où le fait qu’il n’existait pas une seule manière de faire les choses puisque chacun avait la sienne. Il n’existait pas de vérité valable pour tous. Le savoir paysan d’une localité n’était pas constitué de l’addition de ses savoirs particuliers, mais tirait son origine de l’accumulation et du dialogue. Une constellation de vérités personnelles qui confluaient mais qui ne se confondaient pas, se renforçant et s’enrichissant grâce à la reconnaissance de leurs nuances différentes.
En naissant, les paysans plongeaient dans un milieu hostile. Ils passeraient toute leur vie exposés à une succession d’événements aléatoires qui échappaient à leur contrôle. L’environnement naturel leur refusait la possibilité de vivre tranquillement. Ils ne savaient jamais sous quelle forme il les surprendrait. La hiérarchie sociale les empêchait de défendre leur dignité. Ils comprenaient parfaitement que c’était un droit qui ne leur serait jamais octroyé.
Une dérive vitale impulsée par des forces étrangères. Un enchaînement de multiples contretemps.
La seule possibilité qu’ils avaient pour se fixer dans le monde était de consolider leur forme d’organisation. Construire un solide ordre interne auquel s’adosser : la communauté paysanne.
Un petit univers protégé qui plongeait ses racines bien au-delà de ce dont ils pouvaient se souvenir. Un pis-aller, sans doute, mais qui, aux yeux des paysans, avait toujours été là. La communauté n’était pas le fruit d’un consensus, ce qui voudrait dire qu’elle aurait été construite après un processus de négociation et de compromis entre des manières de penser essentiellement différentes. Une ligne d’arrivée.
La communauté était tout le contraire; une entente tacite qui précédait tous les accords et désaccords. Ce n’était pas un but à atteindre mais un point de départ. Un sentiment réciproque inaliénable qui maintenait ses membres essentiellement unis « malgré tous les facteurs de séparation » [24].
L’ordre communautaire réglait de manière précise jusqu’au moindre détail, de l’appropriation du territoire aux rituels religieux. Le travail et les soins. Les jeux et les bagarres.
Au sein du conseil ouvert, on prenait les décisions. Sur les chemins vicinaux ou à la taverne locale, on forgeait le système de connaissances local. Sur la place, après la messe, on renouait les liens affectifs qui allaient se resserrer lors du bal. Aux lavoirs, on rendait compte de l’état d’âme de cet organisme social.
La communauté paysanne est le monde dans lequel vivaient les paysans, sa contribution à l’histoire des sociétés humaines. Une manière d’organiser le quotidien que partageaient tous les peuples qui ont travaillé la terre. Il y eut, bien sûr, d’infinies variations entre les unes et les autres, mais un fil directeur les relie. Il n’existe pas d’options aussi différentes pour résoudre des situations analogues.
Dans les Pyrénées basques, l’institution du « premier voisin », que Sandra Ott [25] décrivit de manière si précise, était bien connue en Westphalie, où on l’appelait le « voisin des morts » [26]. C’était celui qui se chargeait, entre autres choses, des funérailles de ses voisins.
L’auzolan [27] basque n’était autre que la hacendera castillane ou le vediaus du Val d’Aran. Autrement dit, la construction ou le maintien des infrastructures communautaires. Le a tornallom valencien, qui consistait à se rassembler pour effectuer une même tâche à tour de rôle dans les champs, était pratiqué par tout le monde.
Un ensemble de règles tacites qui étendait ses compétences à toutes les sphères du quotidien. L’outil collectif qu’ils avaient à leur disposition pour continuer à exister. Au niveau matériel mais aussi, ou surtout, sur le plan symbolique.
La communauté paysanne était une institution qui exerçait sa souveraineté uniquement sur elle-même. Elle n’aurait jamais eu la capacité de défier l’hégémonie des centres de pouvoir. Mais sa simple présence supposait une remise en question gênante de ceux qui étaient en charge du commandement de la caste militaire, ecclésiastique ou sociale. Même si ces communautés ne s’attaquèrent à l’Etat qu’en de très rares occasions, elles représentaient son éternel ennemi. Des fortins qui pouvaient être conquis mais qui ne pouvaient jamais se soumettre complètement. Tant que les communautés villageoises continueraient d’exister, le triomphe historique de l’État moderne ne pouvait être complet.
Et sa stratégie consista à défendre de manière outrancière des libertés et des droits individuels. Défense qui impliquait nécessairement la négation des libertés et des droits des groupes naturels [28].
Une fois sa victoire consommée, sous l’ombre étatique, nous ne trouvons plus que des individus atomisés. Le cercle chaud qui nous protégeait s’est évanoui. Nous avons perdu la certitude que « nous nous reverrons ». Que nous continuerons à nous voir régulièrement et que, par conséquent, ce que nous ferons les uns avec les autres aujourd’hui nous réconfortera ou nous tourmentera dans le futur [29]. Nous avons cessé de saluer les passants.
Les communautés traditionnelles sont mortes et ne ressusciteront pas. La seule façon qui nous reste de créer des liens est l’identité. Une homogénéité choisie, qui exige d’être faite. Qui se voit obligée à nier son origine artificieuse et à conjurer le fantasme de la communauté qu’elle est venue précisément remplacer.
L’entente que nous offre l’identité ne sera jamais immunisée contre la critique et la discussion. C’est un accord qui nécessite un renouvellement quotidien, « sans la garantie qu’un renouvellement amène le suivant » (ibidem). On peut expliquer et défendre l’identité ; mais avec la communauté, c’est impossible.
Les villages que notre génération a connus ne sont pas ceux où les portes étaient toujours ouvertes, ceux où les gens partageaient le peu qu’ils avaient, les joies comme les peines.
Nous pouvons seulement les imaginer et les regretter. La perte aussi nous appartient.
Mais nous oublions que, quand les paysans furent réassignés au monde que nous connaissons, ils venaient d’un milieu aussi rigide et étroit que le nôtre.
On ne peut pas projeter ses propres insatisfactions sur quelque chose d’inconnu sans cacher les éléments qui obscurciraient l’image de l’objet désiré. La communauté paysanne, par exemple.
Travaux collectifs, biens communs, entraide face à l’adversité, dimension familiale des relations entre voisins. Tous ces aspects caractérisaient la vie dans les villages et les hameaux, même s’ils n’étaient pas les seuls.
Si les voisins s’aidaient mutuellement, c’était parce que, individuellement, ils n’auraient pas eu la force suffisante pour commencer certaines tâches. De cela, ils en étaient bien conscients. Nous ne saurons jamais si, à côté de cette nécessité matérielle, entrait ou non en jeu un élan émotionnel envers leurs semblables. Si vivre et travailler avec les membres de sa famille et les voisins était seulement une stratégie de survie ou aussi une manière de satisfaire un désir sincère de rester près d’eux.
Au-delà de la cause qui permettrait de l’expliquer, il est difficile de ne pas ressentir de l’empathie envers de telles démonstrations de solidarité. Or, le contexte dans lequel elles avaient lieu ne nous semblerait probablement pas aussi agréable.
Façonnés par l’omniprésence de notre individualité, nous ne supporterions pas d’en être dépouillés, comme c’était le cas dans le monde paysan traditionnel.
Dans ces communautés-là, l’individu ne comptait pas. L’unité fondamentale de ces sociétés était la maison, la famille. L’individu était une pièce dont l’existence était déterminée depuis la naissance. Ce qu’il ferait de sa vie dépendait davantage de la position qu’il occupait dans la hiérarchie familiale que de ses capacités et de ses attentes. On le connaissait par le nom de la maison à laquelle il appartenait. Un membre de plus de cette famille-là, qui était celle qui existait vraiment. Son travail et sa vie maritale étaient davantage conditionnés par les nécessités familiales que par ses envies. Il en était de même pour la vocation sacerdotale. Les membres de la famille ne possédant rien, le patrimoine appartenait à la maison. Les rôles et les fonctions qu’ils occupaient obéissaient à une structure corsetée et incarnée par la figure du père, qui avait le statut de chef et d’administrateur.
La communauté ne délimitait pas seulement le contexte. Elle avait aussi ses propres nécessités matérielles. Divers événements ludiques et des rituels religieux exigeaient des produits ou de la main d’œuvre des différentes maisons. Les paysans ne travaillaient pas seulement pour entretenir leur famille nucléaire (fond de remplacement) et les élites sociales parasitaires (fond de rente). Une partie de leur travail était aussi destinée aux jalons importants du calendrier paysan (fond cérémonial) [30]. En outre, la communauté pouvait exiger le sacrifice complet de l’individu pour le bien des maisons. Redoubler de travail pour aider un voisin malade ou risquer sa vie pour éteindre un incendie ayant pris dans le pailler d’autrui. Situations limites qui faisaient tomber les murs séparant les différentes familles et qui renforçaient le tissu soutenant la petite société locale.
Cependant, ces situations extrêmes n’étaient pas toujours auréolées d’un voile d’altruisme aussi suggestif.
Dans son roman Avril brisé, Ismail Kadaré nous offre un antidote définitif à l’idéalisation des coutumes paysannes traditionnelles [31]. L’exemple n’admet aucune sorte de généralisation mais remplit son objectif thérapeutique.
Dans ces pages, il nous raconte comment un écrivain renommé de la capitale de l’Albanie (qui pourrait être Kadaré lui-même) veut voir de ses propres yeux la vie des habitants des montagnes du Nord. La résonance épique de leurs traditions sauvages le fascine. Et, parmi celles-ci, le kanun, l’institution qui régule et contrôle le développement d’une pratique en vigueur depuis des siècles. La vengeance du sang. L’obligation que contracte un membre de la famille – toujours masculin – de venger la mort d’un d’autre membre du clan familial. Le kanun établit la manière dont il faut exécuter l’assassin du parent mort. Dans quelle position il faut laisser le corps et où doit reposer son arme une fois qu’il a été abattu. Quels sont les lieux où l’on peut accomplir la vengeance. Quel est le montant que l’on doit ensuite payer à l’organisme qui est chargé d’enregistrer tous les morts. De combien de jours de trêve dispose l’assassin avant que le poids de la justice vindicative ne s’abatte sur lui. Comment les familles doivent annoncer qu’elles ont perdu un des leurs en suspendant la chemise ensanglantée sur le toit de la maison.
L’écrivain enthousiaste de la capitale est aussi choqué que le lecteur du roman.
Malgré son caractère d’exception, l’institution que nous présente Kadaré reste traditionnelle. L’ordre communautaire inflexible, avec toutes ses obligations et restrictions, n’était pas considéré comme quelque chose de négatif par les membres de ces sociétés-là. Les normes consuétudinaires qui régissaient la vie de la communauté étaient respectées de la même manière que nous acceptons la loi de la gravité. Il est difficile de penser que tous se soumettaient volontiers à cette imposition. L’autre protagoniste du roman, le jeune emprisonné dans l’inertie mortelle du kanun, a des moments de doute et de révolte intérieure contre la coutume qui allait briser son dernier mois d’avril.
Vu de l’intérieur, les alternatives qui s’offraient à quelqu’un qui aurait décidé de rompre avec l’ordre communautaire étaient franchement décourageantes. Non seulement il déshonorait toute la famille mais il se condamnait aussi lui-même au bannissement ou à l’ostracisme.
Des lieux depuis lesquels il lui serait très difficile de réintégrer le cercle hermétique de la communauté.
La vie des paysans s’écoulait entre les variations imprévisibles de la nature et la normativité rigide de la communauté. Sur cette même scène, ils jouaient jour après jour une pièce qui n’avait qu’un seul argument, le travail.
Les paysans étaient un animal laborans à temps complet. Tout ce qu’ils faisaient tournait autour du travail, mais le leur était très différent de celui de l’ouvrier d’usine ou du travailleur spécialisé. Les paysans ne partageaient pas leur temps entre la sphère du travail et la sphère domestique. Ils ne connaissaient pas de parenthèse dans leur manière d’être. Ils étaient continuellement des paysans [32]. Même lors des fêtes pastorales ou aux bals du dimanche, d’une certaine façon, ils continuaient de travailler. Les moments de repos et de distraction servaient à renforcer les liens communautaires, qui, à leur tour, jouaient un rôle central dans le travail productif et reproductif.
Ils avaient de nombreux problèmes, mais leur travail n’en faisait habituellement pas partie. Il se pourrait même, comme le dit John Berger, que l’idée de paradis, pour les paysans, ne fût pas associée à un lieu de repos éternel [33]. Pour eux, « l’antithèse entre le travail considéré comme quelque chose d’intolérablement ennuyeux, et le non-travail, vu comme quelque chose de désirable », était inopérante [34].
Nombreuses sont les raisons qui expliquent cet attachement au travail, si surprenant pour ceux qui allaient connaître par la suite le visage le plus sinistre du système industriel de production.
Le travail du paysan était, en réalité, une accumulation de tâches différentes et toujours changeantes. La monotonie de la chaîne de montage était quelque chose qu’ils ne pouvaient même pas imaginer. Ni la sirène de l’usine ou les fiches pour pointer. Ils travaillaient plus que personne, mais sans patron ni montre. Leur travail n’exigeait pas une absence de l’individu, bien au contraire. Il devait être présent, avec toute l’attention et l’engagement nécessaires, ce qui se reflétait dans le résultat.
Même les tâches les plus pénibles, comme le battage, se transformaient en une petite fête entre voisins qui se déroulait entre chansons, blagues et conversations animées.
Une vie dédiée au travail. Mais un travail que « l’on peut aimer. »
Les jeunes ouvriers agricoles des fermes du West Riding [35] anglais avaient leur dimanche de libre ; ils avaient des horaires et des patrons à respecter. Ils étaient des salariés précaires, des prolétaires ruraux, mais n’en ressentaient pas moins de l’attachement pour les travaux qu’ils réalisaient. Lors de leur jour de repos, hormis descendre au village pour aller à la messe et aux cafés, ils s’employaient à réviser et à commenter le travail des autres. Ce qui leur plaisait le plus était d’examiner l’habileté avec laquelle chacun maniait la paire de bœufs et la charrue. Ils pouvaient passer des heures à admirer la beauté des sillons bien creusés, avec ses arêtes bien taillées, s’éloignant en parallèles parfaites jusqu’au fond du champ.
C’est une image qui disparut avec l’introduction de la charrue Oliver Digger, qui fend le rebord aigu du billon quand elle retourne la terre. Fred Kitchen était persuadé que cette nouveauté avait fini par tuer « l’intérêt pour le travail bien fait et provoquerait l’exode de nombreux travailleurs vers le train ou l’industrie » [36].
Les paysans se croyaient les artisans d’un travail bien fait et, dans leur cœur, palpitait la croissance de chaque arbre, la profusion ou la faiblesse des semis [37].
La tendance innée à faire un travail efficace interdisait toute action intempestive ou présomptueuse. Leurs ouvrages pouvaient devenir monumentaux, leur structure et leurs finitions ne réflétaient jamais aucune volonté de singularisation [38].
On a souvent dit que le travail du paysan était une lutte constante contre la nature. Une bataille inégale entre les forces sublimes d’un ouragan et l’élasticité tenace du saule [39]. D’un autre côté, il y a des témoins qui nous présentent une image moins tragique de ce sujet. On grimpe jusqu’aux terres de Tivissa par des pentes rocheuses. Dans les rues du village, six ou sept fontaines font jaillir une eau dont il est difficile de connaître la provenance. Un terrain pour les chèvres, sec et chaud. Entre la plaine de Tarragone et le delta de l’Ebre.
A la fin du long été, les vieux paysans de Tivissa sortaient les bœufs, ou les mules, pour reprendre le cycle annuel des semis. Ils allaient passer des jours entiers à labourer la terre dans la solitude des champs. Au rythme du pas des animaux et sur la base harmonique émanant de la charrue, la voix du laboureur entonnait une mélodie. Les chants de labour des paysans de Tivissa présentaient une configuration musicale très semblable à celles que chantaient les mères pour bercer leurs enfants [40]. Labourer la terre et balancer le berceau étaient deux actions d’une intimité comparable. Le paysan montrait en chantant comment il vivait sa relation avec la terre. Il la tirait du sommeil estival avec le même tact qu’une mère qui berce son petit pour le faire dormir.
Le travail accumulé génération après génération finissait par transformer le territoire. Mais les paysans ne se considérèrent jamais comme des démiurges. Ils ne se sentaient pas puissants comme l’ingénieur ou l’urbaniste. Les gens du monde rural traditionnel essayaient de passer inaperçus, non seulement dans l’histoire, mais aussi sur la terre. Leur manière d’intervenir était fondée sur l’adaptation. Conscients de leur situation précaire, ils se limitaient à tirer profit des opportunités qu’on leur offrait avec précision.
L’humilité était une valeur intériorisée de manière spontanée, de même que la sobriété.
Ils ne pouvaient se permettre aucune sorte d’excès. Ils n’en avaient ni les moyens, ni les ressources. Ils auraient probablement préféré avoir une vie plus facile, mais ils n’enviaient ni la dissipation, ni l’ostentation des autres. Ils savaient très bien ce qu’il en coûtait de produire tout ce qui était gaspillé par les puissants. Leurs exhibitions et leurs démonstrations de richesse n’étaient pour eux qu’un constat indécent de l’injustice régnante.
Leur échelle de valeurs se fondait sur la certitude que le travail était la condition de l’égalité. Être travailleur était presque synonyme d’honnêteté et de confiance. Quelqu’un qui ne profite pas de la souffrance d’autrui.
Même s’ils considéraient le travail comme une valeur suprême, ils se préoccupèrent toujours de l’accomplir de la manière la plus efficace possible. Ce n’étaient pas des oisifs qui travaillaient pour tuer le temps.
Par conséquent, ils s’y employaient avec un soin extrême. Casser un outil impliquait un effort supplémentaire. En acheter un autre, encore plus. C’est pour cette raison que le meilleur ami des premiers agriculteurs modernes était le fil de fer. Grâce à lui, ils faisaient toutes sortes de rafistolages à leurs machines. Ils conservaient encore le goût paysan pour tout réparer, pour prolonger la vie des outils et le reste des objets de la vie quotidienne jusqu’à des limites invraisemblables.
Les paysans étaient des boycotteurs nés de la société de consommation.
Les filles des fermes de Segura, en Guipuscoa [41], allaient au bal du dimanche avec les sandales pleines de boue, les chaussures pour danser à la main. En arrivant à l’entrée de la ville, elles cachaient leurs espadrilles sous un arbuste. C’est seulement ensuite qu’elles mettaient leurs chaussures de bal.
En outre, dans leur monde, les choses étaient faites pour durer. Abel Hernândez naquit en 1937 et apprit à compter les heures sur la vieille horloge de sa maison de Sarnago, dans la montagne d’Alcarama [42]. Une grande horloge abandonnée sur un mur de la salle, juste en face du lit où il était né, et qui était là depuis le XVIIIe siècle.
Ils dépensaient le minimum pour pouvoir survivre. Épargner était une valeur centrale dans leur logique économique. Mais ce n’étaient pas les convictions religieuses qui les poussaient à agir ainsi. Leur austérité calviniste était éminemment pratique. Ils ne perdaient jamais de vue que, dans un futur plus ou moins proche, ils auraient à acheter une nouvelle vache ou à réparer la cheminée qui ne parvenait jamais à bien tirer les jours où soufflait la bise.
Everett M. Rogers fut le chercheur le plus important de l’école de la modernisation agraire. Un courant intellectuel adhérant aux thèses du néolibéralisme, et qui prétendait éradiquer la pauvreté et le retard de la campagne… en éradiquant les paysans.
Dans son livre Modernization among Peasants [43], il les définit en ces termes :
« Méfiants dans les relations personnelles ; percevant le bien comme limité ; hostiles à l’autorité gouvernementale ; dévoués à la famille ; manquant d’esprit d’innovation ; fatalistes ; limités dans leurs aspirations ; peu imaginatifs, ou manquant d’empathie ; peu économes car n’aspirant pas à des satisfactions différées ; attachés à leur terroir et possédant une vision limitée du monde. » [44]
Le dernier lieu commun mentionné par Rogers fait référence à ce que l’on a appelé le « petit monde paysan ». C’est-à-dire, « la vision simplifiée que la culture paysanne avait de la moralité et de l’immoralité des autres groupes sociaux et de leurs codes culturels ». En d’autres termes, au « point de vue étroit de celui qui a seulement des images diffuses et faussées du reste de la société » [45].
De telles accusations ne prennent pas en compte le fait que le développement technique des dernières décennies nous a placés dans un monde qui a cessé d’être le nôtre, qui est démesuré pour nous [46], et duquel nous avons aussi une vision simplifiée, diffuse et faussée.
Malgré sa connotation arrogante, le concept de « petit monde paysan » est extrêmement intéressant… et opportun.
Un jeune archéologue adorant lire des vieilles histoires dans les pierres, me racontait qu’il avait rencontré un paysan du village de sa mère, Alosno, le berceau du fandango de Huelva.
Pendant qu’il réfléchissait et pensait en passant par les chemins de son enfance, un tas de pierres qu’il n’avait jamais vu auparavant avait attiré son attention. On pouvait supposer qu’un jour elles avaient fait partie d’un édifice. Elles étaient proches d’un chemin qui partait de la partie basse du village et le jeune archéologue imagina qu’il pouvait s’agir d’un vieux moulin.
Pour mettre fin au doute, il pensa que son voisin, le Morilla, pourrait confirmer son hypothèse. Il ne faisait pas spécialement partie des vieux sages du village, mais il connaissait les alentours comme personne. Il avait conservé l’habitude de ratisser la montagne en quête de tout ce qui pourrait lui être utile. Des asperges de type « triguero », des olives, des souches d’olivier sauvage avec lesquels fabriquer des bâtons, des lapins et toutes sortes d’oiseaux servant à tuer la faim.
Il savait certainement des choses sur ce tas de pierres qui piquait sa curiosité. Mais le Morilla ne se souvenait d’aucun édifice en ruine dans ce secteur.
Un peu honteux, il chercha à s’excuser : il lui parlait d’un endroit qui se situait dans la partie basse de la municipalité. Lui vivait dans la partie haute du village et son champ d’opérations allait de sa maison jusqu’en haut. Tout ce qui se trouvait au-delà lui semblait aussi loin et étranger que la ville où vivait son interlocuteur.
Le regard microscopique des paysans leur servait seulement pour interpréter les traces de leur entourage le plus proche. Hors de cet espace géographique réduit, leurs connaissances perdaient de leur validité. Le monde dans lequel ils vivaient était la petite communauté paysanne. Le travail interminable et ses austères valeurs morales empêchaient qu’ils ne sentissent la nécessité d’en sortir afin de connaître d’autres terres.
Sans aucun doute, leur monde était petit.
Mais il était tellement complexe et chargé de nuances qu’une vie ne suffisait pas à le connaître dans sa totalité. Et encore moins à comprendre les mystères que recelaient tous les éléments de ce territoire si proche. Carlo Levi disait que les paysans avaient toujours perçu l’institution étatique comme étrangère et hostile. Ils n’oubliaient pas les défaites du passé. Mais il y avait autre chose. Leur vision du monde ne leur permettait pas d’appréhender l’idée de nation. Une unité géographique et culturelle propre à la modernité, qui nous paraît très naturelle, mais qui ne cadre pas avec la mentalité paysanne. Ils ne comprenaient pas ce qui pouvait les unir à des gens qui ne leur ressemblaient pas et avec lesquels ils n’avaient aucune relation. Le seul sentiment d’unité qui avait un réel sens pour eux était la famille. D’une certaine façon, la communauté aussi. Ils pouvaient même aller jusqu’à s’identifier avec les autres villages de la vallée ou de la région, mais, au-delà, c’était une pure abstraction. Ils la toléraient si on les obligeait à le faire, mais cela ne les intéressait absolument pas. Cela ne faisait pas partie de leur monde.
De cet univers inconnu, leur arrivaient seulement les problèmes et les menaces. Les vieux de Vera [47], que connut Julio Caro Baroja, disaient que le monde finirait quand, dans tous les villages, il y aurait un magasin ou une taverne [48]. Ils avaient tout compris. Le commerce, symbolisait pour ces Navarrais la culture urbaine. Ce qui, effectivement, allait ruiner leur monde.
La disparition de la paysannerie peut signifier la fin d’un monde. Le point final d’une histoire qui se poursuit sous d’autres latitudes, ailleurs sur la planète, mais plus ici.
Nous sommes les orphelins des paysans mais nous ne pleurons pas leur mort. Nous ne la célébrons pas non plus.
Aucune référence ne nous lie au passé. Un mur de contemporanéité nous empêche de contempler les ruines qui expliquent notre temps.
Et l’on ne peut pas évaluer l’ampleur d’une perte quand on n’en a pas conscience. Aussi grave soit-elle.
Notre génération a vu comment dépérissait un monde. Précisément celui d’où nous venions.
Le monde des paysans. Un endroit où nous ne voudrions pas retourner mais qui, peut-être, nous aiderait à resituer le sens de notre dérive.
Un monde qui, en réalité, ne formait pas qu’un seul, mais une infinité de petits mondes.
Les petits mondes paysans.
Marc Badal, automne 2013.
Ce texte constitue la dernière partie du livre de
Marc Badal,
Vidas a la intemperie:
Nostalgias y prejuicios sobre el mundo campesino,
publié en 2017
chez Pepitas de Calabaza (en co-édition avec Cambalache).
Le texte a été traduit par Séverine Denieul
et publié dans la revue L’Autre côté n°4,
« Un monde en voie de disparition : les paysans », hiver 2019.
[1] Fred Kitchen, Brother to the Ox [1939], Dorchester, Little Toller Books, 2015. Non traduit en français.
[2] Jaw Douve van der Ploeg, Economta, campesinado e historia, sous la direction d’Eduardo Sevilla Guzmân et de Manuel Gonzalez de Molina, Madrid, La Piqueta, 1993, p. 153-196. Non traduit en français.
[3] Lucy R. Lippard, Six Years: the Dematerialization of the Art Objectfrom 1966 to 1972; a Cross-Reference Book of Information on Some Esthetic Boundaries, New York, Praeger, 1973. Non traduit en français.
[4] Aleksandar Ilic, Las tendencias de la modestia, Logrono, Pepitas de Calabaza, 2001. Non traduit en français.
[5] Jeremy Naydler, Goethe on Science: A Selection of ‘Goethe s Writings, Edimbourg, Floris Books, 1996. Non traduit en français.
[6] En science, un experimentum crucis (une expérience cruciale ou critique) est une expérience permettant de déterminer si une hypothèse ou une théorie particulière est meilleure que toutes celles acceptées par la communauté scientifique. [NdT]
[7] Jeremy Naydler, Goethe on Science, op. cit.
[8] Jeremy Naydler, Goethe on Science, op. cit.
[9] David F. Noble, The Religion of Technology: The Divinity of Man and the Spirit of Invention, New York, Knopf, 1997. Non traduit en français.
[10] Jacques Ellul, La Technique ou l’Enjeu du siècle [1954], Paris, Economica, 2008.
[11] Carlo Levi, Le Christ s’est arrêté à Eboli, Paris, Gallimard, 1948, p. 270.
[12] Jeremy Naydler, Goethe on Science, op. cit.
[13] Le texte parle de caminos de mala nota, en référence à des chemins que les paysans empruntaient, notamment en Galice, pour accompagner et enterrer les morts, et qui se chargeaient ensuite de dimensions fabuleuses et merveilleuses. [NdT].
[14] Benito Jeronimo Feijoo cité par Marc Mgrti, Ville et campagne dans l’Espagne des Lumières (1746-1808), Saint-Etienne, Presses de l’Université de Saint-Etienne, 1997.
[15] Ibidem.
[16] L’apparition des « Sociétés des Amis du Pays » correspond au courant des idées des Physiocrates qui se propagea en Espagne, surtout après 1750. Ces sociétés s’efforcent de mettre en pratique les idées des Lumières sur un plan économique, mais aussi dans d’autres domaines [NdT].
[17] Georges Duby, Ramon Garrabou, Eduardo Sevilla Guzmân, Miguel Ângel Altieri, Victor Manuel Toledo, Gyula Illyés et tant d’autres.
[18] Arturo Escobar, Territories of Difference: Place, Movements, Life, Redes, Durham, Duke University Press, 2008. Non traduit en français.
[19] John Berger, La Cocadrille, Paris, Seuil, 1996.
[20] Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, Paris, Garnier- Flammarion, 2000.
[21] Raul Iturra, Letrados y campesinos: el método experimental en antropologia económica, in Sevilla Guzmán et Gonzalez de Molina (éd.), op. cit. Non traduit en français.
[22] Eduardo Sevilla Guzmân, Desde elpensamiento social agrario, Universidad de Córdoba, 2006.
[23] Camila Montesinos, Método rural de construction de cohocimiento: reflexiones initiales, in Estilos de Desarrollo en América Latina, Universidad Católica de Temuco, 1999. Non traduit en français.
[24] Zygmunt Bauman, Community. Seeking Safety in an Insecure World, Cambridge, Polity, 2001, p. 10. Non traduit en français.
[25] Sandra Ott, Le cercle des montagnes : une communauté pastorale basque, Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 1993.
[26] Werner Rösener, Les Paysans dans l’histoire de l’Europe, Paris, Seuil, 1994.
[27] Travail vicinal en basque [NdT].
[28] Jacques Ellul, op. cit.
[29] Zygmunt Bauman, op. cit.
[30] Eric R. Wolf, Peasants, Upper Saddle River, Prentice-Hall, 1966. Non traduit en français.
[31] Ismail Kadaré, Avril brisé, Paris, Le Livre de Poche, 1983.
[32] Josep Pla, Elspagesos, Barcelone, Destino, 1968. Non traduit en français.
[33] John Berger, op. cit.
[34] « George Orwell comme critique du machinisme », Les Amis de Ludd: Bulletin d’information anti-industriel, n° 5 et 6, Paris, éditions de La Lenteur, 2008.
[35] Le West Riding est l’une des trois subdivisions du comté de Yorkshire, en Angleterre [NdT].
[36] Fred Kitchen, op. cit.
[37] Damià Duran, Paraules d’un camperol, Obra social y cultural « Sa nostra », 1998. Non traduit en français.
[38] Josep Pla, op. cit.
[39] « …que yo seré como la mimbre, que la bambolea el aire pero se mantiene firme [Que je serai comme l’osier, que l’air fait chanceler mais qui reste ferme], » José Monge Cruz.
[40] Centre de promotion de la culture populaire et traditionnelle catalane, Tivissa, cançons i tonades de la tradiciô oral, Generalitat de Catalunya, 2007. Non traduit en français.
[41] L’une des trois provinces basques espagnoles avec l’Alava et la Biscaye. La capitale en est Saint-Sébastien [NdT].
[42] Abel Hernández, El caballo de carton, Madrid, Gadir, 2009. Non traduit en français.
[43] Rogers, E. M., Modernization among Peasants: The impact of communication, New York : Holt, Rinehart & Winston, 1969. Non traduit en français.
[44] Sevilla Guzmán y Gonzalez de Molina, op. cit.
[45] Pérez Yruela y Sevilla Guzmán, Agricultura familiar y campesinado, MAPA, 1985. Non traduit en français.
[46] Gunther Anders, Nous, fils d’Eichmann, Paris, Rivages Poche, 2003.
[47] Vera (en français), Vera de Bidasoa (en espagnol) ou Bera (en basque), est une municipalité de la Communauté forale de Navarre, au nord de l’Espagne [NdT].
[48] Caro Baroja, « En torno al mundo rural », Politicay Sociedad, n°8, 1991. Non traduit en français.