« Il faut refuser les notions vagues de supériorité, infériorité, égalité qui ont perverti toutes les discussions et repartir à neuf. »
Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, 1949.
À l’heure où les inégalités s’accroissent, la promotion de l’égalité envahit le discours public : on entend tous les jours parler de lutte contre les discriminations en tous genres, de mouvements pour la reconnaissance de droits égaux aux « minorités » ethniques, sexuelles ou même spécifiques (véganisme, droits animaux) : que ce soit dans le discours officiel ou les courants activistes, l’égalité est et demeure une valeur centrale.
Il en va de même, à première vue, dans l’écoféminisme – vaste mouvement théorique et militant qui se déploie depuis le milieu des années 1970, essentiellement dans le monde anglo-saxon – auquel nous souhaitons ici nous intéresser. Loin d’être un courant unifié, l’écoféminisme est une nébuleuse où pullulent les tendances, débats et désaccords. Nous nous permettons toutefois dans ce texte de parler au singulier de « l’écoféminisme », dans la mesure où nous nous penchons ici sur des points qui font globalement consensus parmi les auteures concernées.
En effet, il s’agit d’une mouvance profondément antihiérarchique, qui prétend lutter conjointement contre la domination sur les femmes et la nature, et plus généralement contre la « logique de domination » [Warren 1990] en tant que telle, sous toutes ses formes. En effet, malgré d’importants désaccords, les écoféministes s’accordent sur l’idée qu’il existe non seulement une analogie, mais des « interconnexions » entre toutes les formes de domination : la dévaluation, l’oppression et l’exploitation des femmes, de la nature en nous (corps, émotions) et hors de nous (environnement, espèces non-humaines, ressources), des classes dominées, des peuples colonisés puis exploités, seraient non seulement structurellement comparables mais liées historiquement, empiriquement, conceptuellement, symboliquement. Les écoféministes souhaitent donc passer « du contrôle au partenariat » [Merchant 2010], d’une civilisation-monde fondée sur le « paradigme du maître » [Plumwood 1993] à un univers de solidarité entre tous les vivants, organisés en « communautés de mutualité biophilique » [Ruether 1975] justes et respectueuses. Il semblerait donc qu’on ait simplement affaire à une goutte de plus dans l’océan de l’égalitarisme contemporain.
Mais de quelle égalité s’agit-il ? Est-ce la même que dans les exemples cités plus haut ? Nous commencerons par dégager les principales caractéristiques du concept courant d’égalité, puis expliquerons pourquoi l’écoféminisme le critique ; nous montrerons enfin comment l’écoféminisme reconfigure le champ théorique et politique, dépassant cette notion pour repenser la justice d’une façon « hospitalière aux différences » et à la diversité.
1. Quelle égalité ?
Prenons l’exemple du féminisme libéral et de l’écologie radicale, deux courants avec lesquels l’écoféminisme discute tout particulièrement. Dans sa version majoritaire, le féminisme entend par « égalité des sexes » l’accès des femmes à des droits et fonctions jusque là réservés aux hommes ; il lutte par exemple contre l’inégalité salariale et le plafond de verre, pour l’accès des filles aux études supérieures et le partage paritaire du pouvoir économique et politique, dans le droit fl du féminisme « de la première vague ». Il s’agit en un mot :
« “rattraper” les hommes – par une politique d’égalisation, de discrimination positive […] pour les femmes dans le travail, la politique et l’éducation ; en bref, en imitant le modèle masculin et en partageant les privilèges des “vainqueurs”. » [Mies, Shiva 1993/1998, p. 21]
Un tel objectif conduit souvent à nier la différence entre hommes et femmes, par exemple dans le féminisme queer d’une Judith Butler, qui tient non seulement le genre, mais aussi le sexe, pour une construction sociale sans aucun fondement : dans les faits, il n’y aurait qu’un continuum d’individus essentiellement neutres, indifférenciés. Deux aspects donc de cette conception de l’égalité : l’extensionnisme et l’identification.
C’est la même logique que l’on trouve dans l’écologie radicale, c’est-à-dire dans les courants bio- ou écocentrés de l’écologie : deep ecology d’Arne Naess et Warwick Fox, Libération animale de Peter Singer, Droits animaux de Tom Regan et autres éthiques anti-spécistes. Il s’agit pour eux d’étendre à d’autres êtres naturels des droits fondamentaux jusque là réservés aux humains, d’universaliser « l’égalité de droit à vivre et à s’épanouir » [Naess 1989/2008, p. 60], le statut de sujets dignes de respect et dotés d’une « valeur intrinsèque » – aux animaux « supérieurs » et « conscients » pour Singer et Regan ; à toute forme de vie, et même aux êtres inorganiques – « les rivières, les paysages, les cultures, les écosystèmes, “la Terre vivante” » pour Naess [Naess 1989/2008, p. 62], qui fait de « l’égalitarisme biosphérique » universel le principe ontologique et éthique fondamental de son « écosophie T ».
Là encore, la logique qui sous-tend l’égalisation est l’extension du statut des dominants, exprimé en termes de « droits ». Là encore, cela conduit à nier les différences entre les êtres dont on prône l’égalité, en mobilisant une ontologie de l’indistinction, de l’indifférenciation ; ainsi « Warwick Fox résume comme suit l’intuition centrale de l’écologie profonde : “On ne peut pas faire de distinctions ontologiques fermes dans le champ de l’existence ; dans la réalité il n’y a pas de séparation nette entre les règnes humains et non-humains” », ni au sein de ces derniers ; d’où l’appel à prendre acte de cette identité par une salvatrice « identification profonde avec toutes les formes de vie » [Naess 1989/2008, p. 137].
Nous avons pris ici pour exemple le féminisme libéral et l’écologie radicale, mais on retrouve le même schéma dans les politiques d’égalité des chances, de discrimination positive, ou encore de développement international : il s’agit toujours de parvenir à l’alignement des « inférieurs », des « moins avancés », sur les « supérieurs », en affirmant leur identité foncière au-delà de différences contingentes et construites.
2. Critique écoféministe de la « stratégie de rattrapage »
2.1. Dépolitisation
Mais du point de vue écoféministe, une telle conception extensionniste et uniformisante de l’égalité est critiquable à plusieurs titres, et ne saurait constituer un objectif en soi. Maria Mies écrit :
« Nous voulons rappeler à nos lecteurs que des concepts tels que l’“égalité” ou l’“égalité des chances” n’ont pas joué un rôle prééminent dans les premières années du mouvement des femmes. Dans les années 1970, les concepts clés et les buts du nouveau mouvement féministe étaient “la libération des femmes”, “la libération de l’exploitation et de l’oppression, du sexisme et de la violence”, “combattre le patriarcat capitaliste”. Ce mouvement dérivait son inspiration et sa force de son rejet du système de domination tout entier, et non pas d’une lutte pour l’égalité de droits avec les hommes à l’intérieur du système. » [Mies 1999]
L’essor de la revendication d’égalité correspondrait ainsi, paradoxalement, à une dépolitisation du féminisme, qui abandonne ses objectifs révolutionnaires à la fin de la» seconde vague » :
« Les programmes anti-discriminatoires ne visent pas à l’abolition du patriarcat capitaliste mais à donner aux femmes une part égale dans le système. Le “mainstreaming” est devenu le programme populaire de beaucoup d’organisations non-gouvernementales au début des années 1990. » [Mies 1999]
On pourrait en dire autant de l’évolution de l’écologisme : dans l’écologie sociale de Murray Bookchin, dans l’écologie politique des années 1970 (Serge Moscovici, Ivan Illich, André Gorz), la notion d’égalité entre les êtres vivants n’a pas de place ; ce n’est que dans les années 1990, avec l’essor de l’éthique environnementale, de la libération animale, du véganisme et de l’écologie profonde, formes globalement apolitiques d’écologisme, qu’elle prend de l’importance.
Derrière un progressisme de façade, la revendication d’égalité, conçue comme extension et uniformisation des droits, servirait ainsi un programme conservateur : il s’agirait au fond de maintenir un système hiérarchique, pyramidal, en élargissant simplement un peu les rangs des privilégiés – par exemple aux femmes des classes dominantes, aux élites du Tiers Monde, ou encore, mutatis mutandis, aux animaux dits « supérieurs ». Ce faisant, on ne ferait que déplacer les frontières et exclusions, sans les supprimer.
En effet, les écoféministes soutiennent que l’égalité ainsi conçue ne peut être universalisée ; l’espoir qu’elle offre d’une extension à tous du même statut, celui des privilégiés, ne serait qu’un effet de discours illusoire, voire malhonnête. Pourquoi ?
2.2. L’extensionnisme, un faux universalisme
On le saisit d’emblée dans le cas des êtres vivants, dont la diversité rend absurde cette idée d’égalité conçue comme universalisation des mêmes droits (humains) – d’autant plus si l’on considère leur inclusion dans des chaînes alimentaires et autres rapports de prédation écosystémiques : que peut par exemple signifier la reconnaissance d’une égale « valeur intrinsèque » et d’un égal « respect » dus à un humain, aux espèces animales et végétales qu’il mange (et qui se mangent entre elles), aux ressources qu’il exploite et aux virus qu’il combat ? Naess lui-même, un des tenants les plus extrêmes de l’égalitarisme biosphérique, écrit :
« Dire qu’il y a un droit égal pour toutes les formes de vie à développer ses capacités spécifiques n’est peut-être pas le meilleur moyen de s’exprimer. L’’égalité suggère une sorte de quantification qui est trompeuse. » [Naess 1989/2008:245-246]
Il semble donc s’agir davantage d’un slogan bien-pensant que d’un concept réellement universel. C’est ce que souligne Val Plumwood [Plumwood 1991] : lorsque Regan et Singer étendent le statut de sujet de droits digne de respect aux animaux « supérieurs », ils le font justement au nom de cette prétendue supériorité sur d’autres animaux, qu’ils infériorisent par là. Quand Naess et Fox plaident pour l’attribution d’une valeur intrinsèque à tout être naturel, organique ou non, ils rejettent par là les êtres artificiels. Quel que soit le critère retenu, on n’a donc affaire qu’à un déplacement des frontières et préférences, non à leur suppression.
Or pour les écoféministes, une telle conception extensionniste de l’égalité – que Maria Mies et Vandana Shiva appellent « stratégie de rattrapage » – ne serait pas plus universalisable dans le cadre des rapports entre humains. Par exemple :
« “rattraper” les hommes dans leur société, ce que beaucoup de femmes voient encore comme l’objectif principal du mouvement des femmes, en particulier celles qui préconisent une politique d’égalisation, implique la revendication d’une part plus grande ou égale de ce que, dans le paradigme existant, les hommes prélèvent de la nature. » [Mies, Shiva 1993/1998, p. 20]
Or :
« On sait bien que le modèle de la bonne vie présentée dans les pays industriels n’est tenable ni économiquement ni écologiquement ni généralisable. Seule une minorité d’hommes et de femmes peut bénéficier pour un certain temps du butin d’un tel système. » [Mies 1999]
C’est ce que la perspective écologiste enseigne : une telle ambition serait non seulement dangereuse, mais même impossible ; il ne suffit pas d’occulter la limitation des ressources et des capacités de régénération des sols, de l’eau, de l’air, pour qu’elle cesse d’exister ! De même, il ne suffit pas d’occulter certains aspects marquants de notre condition animale pour qu’ils disparaissent – notamment les contraintes et responsabilités liées au « travail reproductif » et domestique indispensable à notre subsistance, les différences biologiques entre hommes et femmes, ou encore la maternité, tabous du féminisme libéral.
Au contraire, en niant ces faits inhérents à notre condition de mammifères « embodied and embedded », « incarnés et incorporés » [Mellor 1997], on s’empêche de bâtir une conception écologiquement et biologiquement réaliste d’un monde juste.
Ainsi, croire ou faire croire à la possibilité d’un alignement de tous sur le mode de vie des plus favorisés, reposerait sur un aveuglement à l’égard des conditions de possibilité du modèle dominant – conditions naturelles comme nous venons de le voir (c’est-à-dire environnementales et biologiques), mais aussi sociales et historiques :
« L’écoféminisme part d’une préoccupation pour ces victimes qui, depuis la marche de l’Homme blanc vers le “domaine de la liberté” ont payé cette liberté par la négation de leur propre subjectivité, de leur propre liberté et, souvent, de leur base de survie. Outre les femmes, ces victimes incluent aussi la nature et d’autres peuples – les colonisés et “naturisés” – qui ont été “ouverts” à la libre exploitation et à la subordination, transformés en “autres”, en “objets” dans le processus d’émancipation des “sujets” européens (masculins) et leur émancipation du “domaine de la nécessité”. Vu par ces victimes, le caractère illusoire de ce projet devient clair. » [Mies, Shiva 1993/1998, p. 20]
En effet selon l’écoféminisme, dans le « système-monde » moderne, les privilèges sociaux et économiques des groupes dominants (hommes, bourgeoisie, Nord) sont fondés sur l’infériorisation et l’exploitation séculaire de groupes dominés (femmes, prolétariat, Sud, ressources et espèces naturelles) : pour elles, le Nord n’a pu et ne peut continuer à se développer qu’en sous-développant le Sud et en appauvrissant l’environnement ; les hommes n’ont pu et ne peuvent se hisser au-delà des tâches subordonnées qu’en assujettissant le travail des femmes ; les classes dominantes doivent leur ascension à l’exploitation des classes dominées. C’est pourquoi :
« la voie du développement par rattrapage est un mythe ; elle n’a conduit nulle part à l’objectif désiré […] parce que le vrai progrès des colonisateurs est fondé sur l’exploitation de ces colonies. » [Mies, Shiva 1993/1998, p. 71]
Par conséquent, en prétendant faire accéder tout un chacun au statut des privilégiés (pensé en termes de niveau de vie, pouvoir, développement, transcendance à l’égard des nécessités naturelles et des tâches subordonnées), le féminisme libéral et les politiques de développement se condamnent à reconduire insidieusement des rapports d’exploitation.
Car, que l’on soit homme ou femme, on ne peut échapper au travail domestique qu’en employant des domestiques, on ne peut accéder au pouvoir qu’en dominant, à la « transcendance » qu’en rejetant sur des subalternes le soin de l’immanence et de la subsistance, inévitable du fait de notre condition d’êtres vivants. C’est ainsi que le « discours sur l’égalité parmi les femmes du Nord, en se focalisant sur les privilèges d’hommes blancs, les a empêchées de voir que vis-à-vis des femmes et des hommes du Sud, elles aussi sont privilégiées » [Mies 1999], qu’elles « ne sont pas seulement colonisées, du fait des rapports de genre, mais aussi elles-mêmes colonisatrices, à l’égard d’autres peuples, cultures, classes et espèces » (Plumwood 1993:67).
Derrière son universalisme de façade, la course à l’égalité par « stratégie de rattrapage » favoriserait ainsi un élitisme insidieusement sélectif :
« La liberté à l’intérieur du “domaine de la nécessité” peut être universalisée pour tout le monde ; la liberté en échappant à la nécessité n’est accessible qu’à quelques-uns. » [Mies, Shiva 1993/1998, p.20]
Or :
« Pour la plupart des féministes “égalitaristes” au sens libéral, ce lien entre leur propre émancipation de femmes urbaines et l’appropriation inégalitaire des ressources globales reste inexaminé. C’est pourquoi les institutions du patriarcat capitaliste sont à l’aise avec ce type de féminisme, et l’encouragent même. » [Salleh 1997, p. 104]
On pourrait cependant objecter que si l’égalité socio-économique par rattrapage est irréalisable, il n’en va peut-être pas de même pour l’égalité juridique : ne reste-t-il pas important de lutter pour universaliser les droits et chances des privilégiés ? Mais parler in abstracto de droits et chances égaux pour tous en sachant que leur universalisation est de fait impossible, que leur réalisation pour certains suppose au contraire des exclusions, des rapports de domination et d’exploitation, c’est tenir un discours de pure forme, aussi irréaliste qu’hypocrite. C’est pourquoi la notion même de droits est suspecte aux yeux des écoféministes : derrière le faux universalisme des droits égaux se seraient toujours cachées des exclusions, qui en seraient même constitutives.
Ainsi, lorsque la Déclaration des droits et de l’homme et du citoyen de 1789 proclame que « tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », elle exclut de facto de l’humanité ainsi définie les femmes, les esclaves et les enfants. Lorsque Kant construit ses concepts à prétention universaliste de respect et de dignité, il les fonde sur une conception rationaliste du sujet qui exclut explicitement les animaux et les enfants, implicitement les femmes [Plumwood 1993]. Comme nous l’avons noté, le même processus se reproduit dans l’antispécisme et dans l’écologie profonde, qui fondent les droits qu’ils souhaitent étendre sur des critères qui excluent à leur tour d’autres êtres (inorganiques, artificiels…). Bref, un droit n’en est un que parce qu’il n’est pas un fait, un donné universel ; il est toujours attribué en fonction de normes implicitement excluantes (majorité, « rationalité », conscience, sensibilité, vie, ou encore naturalité). Il est donc incohérent de lutter contre la hiérarchisation des êtres avec des concepts qui ont été forgés dans un cadre théorique hiérarchisé – voire qui, comme le soutient la critique marxiste du formalisme des droits, auraient même insidieusement été faits pour fixer ou légitimer des hiérarchies de fait.
Alors pourquoi continuer à tenir le discours des droits égaux ? Selon Plumwood, il y a là un biais androcentriste : « Il semble que la notion de droits égaux ait acquis une importance exagérée du fait du prestige de la sphère publique, masculine » [Plumwood 1991], dont elle provient. Si même les éthiques animales et l’écologie profonde ont repris sans critique ces concepts qui pourtant y « produisent des conséquences absurdes et ne peuvent être inappliqués dans le contexte des rapports de prédation qui constituent un écosystème naturel » [Plumwood 1991], ce serait parce qu’ils sont « malestream ».
Cela n’implique pas, bien sûr, que les écoféministes ne souhaitent pas qu’hommes et femmes bénéficient de droits égaux ; mais qu’elles refusent de situer leur réflexion et leurs revendications à ce niveau qu’elles jugent abstrait et superficiel, conformément aux analyses du féminisme radical ou matérialiste dont elles s’inspirent.
2.3. L’identifcation, un concept (carno-phallogo)centriste
Ainsi, outre son impossibilité de fait, l’écoféminisme reproche à la conception de l’égalité comme « rattrapage » des biais idéologiques qui la disqualifient même en droit. Tout d’abord un travers antinaturaliste, une haine de la vie qu’elles qualifient de « somatophobie » [Spelman 1990] ou de « meurtre symbolique de lamère-matière (mat(t)er) » [Mies 1999]. Car penser l’égalité en « oubliant » de tenir compte des limites environnementales et des nécessités corporelles trahirait un rejet de la et de notre naturalité. C’est un tel rejet qui expliquerait le malaise entourant les questions de la grossesse, de l’allaitement et de la maternité dans le féminisme libéral (par exemple chez Élisabeth Badinter), voire les fantasmes d’élimination de la fonction reproductive des femmes au nom de l’égalité des sexes (comme la congélation d’ovocytes récemment proposée aux salariées d’Apple et Facebook pour qu’elles puissent « faire carrière » comme les hommes, ou les rêves technicistes de reproduction et gestation artificielles prônés par la féministe Shulamith Firestone [Firestone 1970/1972]). Cette haine de la nature serait aussi la source du désir prométhéen, patent dans les programmes internationaux de développement (Révolution verte, politiques d’industrialisation et de « modernisation »), d’» éliminer toutes les réminiscences d’une économie de subsistance » respectueuse des limites, besoins et cycles naturels [Mies 1999].
Mais surtout, la conception de l’égalité comme rattrapage serait « basée sur une compréhension évolutionniste et linéaire de l’histoire » [Mies, Shiva 1993/1998, p. 72], implicitement uniformisante et « centriste » – anthropocentriste, ethnocentriste et androcentriste. Car ce qu’elle présente comme modèle à universaliser, c’est le statut et le mode de vie des hommes (mâles) occidentaux de la classe dominante. Elle mesure les inégalités et classe les êtres à l’aune d’indices biaisés, à savoir masculinistes et occidentaux : propriété privée, travail salarié, pouvoir ou puissance, « transcendance », progrès technique et économique, ou encore droits et libertés individuelles conçus en des termes typiques des sociétés individualistes et libérales de l’Occident moderne. L’égalité hommes-femmes est dès lors identifiée comme masculinisation ou reconnaissance de la masculinité des femmes, l’égalité Nord-Sud comme occidentalisation, la progression sociale comme embourgeoisement : ce faisant, on dénie toute valeur aux autres identités et modes de vie. Vandana Shiva appelle ce travers « monoculture de l’esprit » : il s’agirait d’une vision impérialiste de l’égalité, foncièrement coloniale, incapable de prendre en compte et valoriser pour elle-même la diversité, l’hétérogénéité sociale, sexuelle, culturelle, naturelle.
Paradoxalement, même le féminisme se laisse souvent prendre au piège de ce « concept d’émancipation masculin ou plutôt patriarcal dans une société capitaliste » [Mies 1999], admettant sans critique la « valence différentielle des sexes » [Héritier 1996] et des activités genrées telle qu’elle est posée dans une culture misogyne, érigeant en modèle la masculinité abstraite – ce que dénonçait déjà le féminisme culturel des années 1970, qui s’efforçait de désinvisibiliser et revaloriser les sphères et valeurs liées au féminin. En un sens, on trouve un « centrisme » analogue dans les formes d’écologie égalitariste ici envisagées : en mesurant la valeur des êtres en des termes tirés de la sphère humaine, et plus particulièrement masculine (droits, dignité, respect), « l’écologie profonde tend à présenter un type de distorsion de la diférence associée à l’incorporation » [Plumwood 1993, p. 173], c’est-à-dire à la minimisation des différences au profit d’un modèle anthropocentriste.
Or une telle conception de l’égalité serait typique de la « perspective capitaliste-patriarcale [qui] interprète la différence comme hiérarchique et l’uniformité comme un préalable à l’égalité » [Mies, Shiva 1993/1998, p. 14]. Cette manière bien particulière de penser les différences et la diversité, ou plutôt de ne pas les penser, de les nier d’une part en les déformant en inégalité ou hiérarchie (dualisme), d’autre part en voulant les supprimer pour établir une parfaite similitude entre tous au nom de l’égalité, serait l’expression d’un dispositif de pouvoir « carno-phallogocentriste » [Derrida 1989] : même la logique serait politique. En effet, selon Karen Warren, ce n’est pas en soi, mais seulement vue à travers le prisme déformant du « cadre conceptuel oppressif » dualiste et centriste dans lequel nous sommes habitués à penser, et que reprennent inconsidérément le féminisme libéral et l’écologie radicale, que « la différence signifie la dominance » [MacKinnon 2005], et donc l’égalité, l’identité. Notre perception de la diférence (sexuelle, sociale, culturelle, spécifique) serait déformée par cette « logique de domination », sous l’effet de deux glissements logiquement infondés : d’abord le travestissement de la simple différence en hiérarchie, puis de la hiérarchie en fondement de domination (on « postule que la supériorité justifie la domination » [Warren 1990] alors qu’on pourrait y percevoir au contraire un fondement pour la responsabilité ou la protection).
Val Plumwood analyse minutieusement ce processus en en proposant une genèse politique : pour elle, la différence n’apparaît sous ce visage grimaçant que dans la « perspective du maître » (la classe, le sexe, l’espèce, la civilisation dominants) qui réduit et dénigre la diversité [Plumwood 1993].Derrida souligne d’ailleurs la parenté étymologique entre « même » et « maître » [Derrida 2008, p. 101] : c’est du point de vue du dominant que l’égalité se conçoit comme « mêmeté ». Or cette perspective imprègne notre pensée à tous, y compris les féministes et écologistes mainstream, car « les perspectives de maître sont hégémoniques et façonnent les représentations culturelles » [Plumwood 2001, p. 99]. C’est cette perspective particulière qui déterminerait jusqu’aux règles de logique (foncièrement dualistes et centristes) à travers lesquelles nous pensons l’identité et la différence, le même et l’autre :
« Dans la logique classique, non-p est interprété comme l’univers moins p, absolument tout dans l’univers sauf ce que recouvre p ; […] notre logique est incapable de faire des distinctions plus fines. » [Plumwood 1993, p. 56-57]
Justement car elle reflète :
« La perspective du pouvoir […], qui place un sujet omnipotent au centre et construit les autres, marginalisés, à partir d’un ensemble de propriétés négatives. » [Plumwood 1993, p. 44]
Dans la logique centriste du « maître », la simple différence ou diversité, loin d’être vue comme une richesse, ou simplement telle qu’en elle-même, est donc abusivement grimée en négation, en opposition exclusive et figée, en hiérarchie entre ce « centre » et « le reste », bref en un dualisme dans lequel « les deux termes, le dominant comme le subordonné, sont déformés par cette construction centriste » [Plumwood 2001, p. 98].
Les conceptions égalitaristes courantes se fonderaient à leur insu sur cette vision déjà biaisée, dégradée et oppressive de la différence ; en voulant uniformiser et/ou nier les différences pour égaliser, elles resteraient prisonnières de la vision dominante (qu’on l’appelle « perspective du maître » comme Plumwood, « carno-phallogocentriste » comme Derrida, ou « patriarcale-capitaliste » comme Mies et Shiva).
3. De l’égalité à la solidarité
3.1. Cahier des charges pour repenser l’égalité
Bien sûr, cette critique du concept dominant d’égalité, et des politiques d’égalité par « stratégie de rattrapage » qui en découlent, ne conduit pas l’écoféminisme à renoncer à toute volonté de mettre fin à un système hiérarchique et oppressif. Bien au contraire, elle permet de tracer un cahier des charges à respecter pour l’élaboration de conceptions et politiques nouvelles, échappant à l’abstraction et aux biais antinaturaliste et à l’» eurocentrisme masculiniste » [Salleh 1997, p. 135] des conceptions dominantes, afin de « créer un monde où la différence n’engendre pas la domination » [Warren 1990, p. 143] :
« Nous voulons créer un monde dans lequel les diversités biologiques et culturelles soient maintenues et célébrées. Notre richesse réside dans notre égalité dans la diversité, par laquelle nous sommes capables de résister à la domestication forcée, à la macdonaldisation, à la culture globale homogénéisée. […] Pour nous, les différences n’ont jamais été un obstacle à la solidarité et la sororité. » [Mies 1999]
Il s’agit donc de construire un « concept non-hiérarchique de différence » [Plumwood 1993, p. 60], afin de pouvoir imaginer des ensembles sociaux et socio-naturels alliant justice et diversité ; de repenser l’égalité « selon l’axe de la différence et non de l’identité », « selon l’axe de l’Autre, et non du Même » [Plumwood 2001, p. 172] sans pour autant tomber dans le simple « renversement » de valeurs romantique, qui est également un piège et maintient le cadre dualiste au lieu de le déconstruire. Rejetant dos-à-dos les « stratégies de rattrapage » (féminisme libéral, politiques de développement et de discrimination positive), les mirages de « l’inversion » (féminisme culturel, primitivisme romantique), et les fantasmes du Même confondant l’égalité avec l’identité (égalitarisme arithmétique strict), l’unité (holisme organiciste), l’indistinction (libération animale) ou la fusion (écologie profonde), l’écoféminisme cherche une nouvelle voie plutôt délicate, en accord avec les principes de « la théorie post-coloniale, définie […] comme “la pensée qui refuse de transformer l’autre en même” » [Plumwood 2001, p. 200].
Outre ces rejets, ce qui rend particulièrement délicate l’élaboration d’un concept écoféministe d’égalité est l’exigence de soutenir une articulation du souci féministe, du souci écologiste et du souci anticolonialiste. Un tel impératif conduit à se priver de nombreuses visions courantes l’égalité, élaborées dans des contextes théoriques isolés, qui atomisent la réflexion et séparent les problèmes. L’écoféminisme ne peut pas, par exemple, reprendre à son compte la conception beauvoirienne de l’égalité comme accès de tous à la « transcendance », car elle repose sur un anti-naturalisme latent (et parfois patent) ; il ne peut pas non plus admettre de promotion de l’égalité hommes-femmes aux relents racistes ou coloniaux ; ni adhérer à la notion anti-écologiste de l’égalité internationale qui sous-tend les politiques de développement ; il est contraint de se démarquer des discours écologistes et anti-spécistes qui ont des implications impérialistes, comme celles qui débouchent sur la préservation de la « wilderness » au détriment des peuples indigènes, etc. Car ce qui importe pour l’écoféminisme, c’est l’interconnexion des luttes et des buts, puisqu’il part de la conviction qu’il existe non seulement une analogie, mais des connexions systémiques cachées entre tous les aspects de la « matrice de domination » qui structure notre monde :
« Il n’y aura pas de libération des femmes à moins qu’on ne mette fin aussi à l’exploitation de la nature et des autres peuples. […] Il ne pourra pas y avoir de véritable libération de la nature sans libération des femmes, pas de société réellement écologiste sans transformation de la division sexuelle et internationale du travail » [Mies 1986, p. 223]
3.2. « Linking rather than ranking »
La conséquence de ces exigences, c’est que les écoféministes sont en fait conduites à dépasser la notion d’égalité, qui ne tient qu’un rôle marginal dans leurs écrits :
« Je ne parle pas d’inégalité ou de discrimination dans cet ouvrage, car il apparaît clairement à partir de ma discussion de l’ancien mouvement féministe que ces revendications de la Révolution française ne sont plus les aspirations centrales du nouveau mouvement féministe. La plupart des féministes ne veulent même plus être égales aux hommes dans le système patriarcal. […] Le nouveau féminisme est un mouvement foncièrement anarchiste, qui ne veut pas remplacer une élite au pouvoir par une autre, mais construire une société non hiérarchique et non centralisée, dans laquelle aucune élite ne vive de l’exploitation et de la domination d’autres êtres. » [Mies 1986, p. 37]
Derrière cet abandon, ou du moins cette marginalisation de la revendication d’égalité, le refus que l’» égalité incontrôlée dans un tout vivant soit changée en une équité standardisée, mesurée par l’argent » [Mies 1999], par le statut, les droits individuels du libéralisme moderne, et autres critères ethno- ou carno-phallogocentristes.C’est donc à toute une restructuration du champ conceptuel et des idéaux politiques que les écoféministes se livrent. Le mot d’ordre de cette refondation pourrait être :» linking rather than ranking », « relier plutôt que classer » [Merchant 2010]. Autrement dit, il s’agit d’abandonner les concepts comparatifs, qui classent les êtres (sexes, classes, peuples, espèces) sur des échelles en fonction de certains critères, déformant ainsi les différences en hiérarchies, afin d’élaborer des concepts relationnels, conformes au « principe de connexion ». Car « on n’a pas besoin de représenter la différence de façon cumulative, comme une gradation le long d’un seul axe » [Plumwood 2001, p. 180]. Les écoféministes parlent donc moins d’inégalités et de discriminations (concepts comparatifs) que de domination, oppression, exploitation (concepts relationnels) ; moins d’égalité (concept comparatif), que de solidarité, union, sororité, coopération, mutualité, réciprocité, empathie, care, partenariat, communauté – que ce soit entre les humains, ou entre humains et non-humains. D’ailleurs, comme l’affirme Warren (moquant implicitement l’anti-spécisme et l’égalitarisme biosphérique) :
« Il n’y a peut-être rien d’intrinsèquement problématique dans la pensée hiérarchique […] dans des contextes autres que l’oppression. […] Le problème est la façon dont elle a fonctionné historiquement dans des cadres conceptuels oppressifs pour établir et justifier la domination » [Warren 1997, p. 47]
Ce qui compte n’est pas l’équivalence entre les êtres, mais le type de relations en jeu entre eux. Le vocabulaire problématique de l’égalité n’est pas nécessaire pour rejeter la domination et l’oppression.
Par exemple, les écarts de richesse entre divers groupes humains ne seraient pas en soi un problème, s’ils ne reposaient sur une relation de colonisation impliquant l’appauvrissement et l’exploitation des uns par les autres ; de même, la répartition différenciée des tâches sociales entre hommes et femmes ne serait pas un mal si elle n’impliquait une relation de domination et d’aliénation des femmes. Ces différences pourraient au contraire, dans un autre modèle de relations, être un atout, au même titre que la diversité des êtres et de leurs fonctions respectives dans un écosystème. Mais justement, ce conditionnel change tout : il revient à dire que, pour que la différence soit conciliable avec la justice, il faut élaborer un modèle de relations totalement nouveau.
L’enjeu est alors de déterminer à quelles conditions des êtres peuvent entretenir des relations équitables et harmonieuses sans avoir à se ressembler ni à s’égaler quantitativement, mais en étant réellement, profondément, merveilleusement différents. En effet, les idéaux d’ « unité dans la diversité » seraient un leurre sans changement radical de système : ils pourraient servir à légitimer des injustices criantes derrière des discours lénifiants sur l’amour et la solidarité, à masquer des rapports de force et figer des « identités » prétendument « complémentaires ». Beauvoir écrivait ainsi :
« “L’égalité dans la différence”. Cette formule qui a fait fortune est très significative : c’est exactement celle qu’utilisent à propos des Noirs d’Amérique les lois Jim Crow. » [De Beauvoir 1949, p. 26]
C’est pourquoi l’écoféminisme est, politiquement, une mouvance révolutionnaire fondée sur la vision d’alternatives radicales, anticapitalistes, anti-productivistes et altermondialistes ; et philosophiquement, une pensée postmoderne en quête de nouvelles logiques susceptibles de reconfigurer la façon même dont nous pensons l’identité et la différence. C’est à cette condition que « l’égalité dans la différence » peut être autre chose qu’un slogan trompeur.
3.3. Vers un véritable universalisme
Par où commencer pour repenser l’égalité d’une façon qui inclue et respecte la diversité ? Le premier pas consiste à inverser la perspective habituelle, en abandonnant le point de vue du maître au profit d’une approche contre-hégémonique, construite pour ainsi dire « d’en bas» (« a bottom-up look ») : depuis la situation des dominés – femmes, peuples du Sud, classes exploitées, ou encore espèces et écosystèmes menacés. C’est alors une toute autre vision d’un monde juste qui se dessine. Par exemple, concernant le bouleversement des rapports hommes-femmes souhaité par l’écoféminisme, Ruether écrit :
« C’est le mode de vie des hommes, plus que celui des femmes, qui doit connaître les plus profondes transformations. Les hommes doivent surmonter l’illusion individualiste d’autonomie, qui a pour corrélat un pouvoir égocentrique exercé sur les autres, à commencer par les femmes avec lesquelles ils sont en rapport. En tant qu’amants, parents et collaborateurs, il faut qu’ils entrent avec les femmes dans les relations essentielles au maintien de la vie : la production de nourriture, les vêtements, le nettoyage, l’éducation des enfants depuis la naissance, la cuisine, la gestion des déchets. […] C’est seulement quand les hommes seront pleinement intégrés à la culture des tâches quotidiennes de subsistance qu’hommes et femmes pourront commencer à remodeler ensemble de plus larges secteurs de la vie économique, sociale et politique. » [Radford Ruether 1992, p. 266]
De même, Shiva souligne qu’il importe tout autant de remédier au « surdéveloppement » ou « mal-développement » de l’Occident, malade de surproduction et de surconsommation, qu’au « sous-développement » du Sud – l’un étant de toute façon le corrélat de l’autre. C’est ce qu’elle appelle la « perspective de subsistance » : dans cette optique « inversée », ce n’est pas l’accession de tous aux « privilèges des vainqueurs » qu’il faudrait atteindre, mais « la satisfaction de nos besoins basiques [qui] est à la fois le but et le chemin, pas seulement dans le Sud mais aussi dans le Nord » [Mies 1999], ce qui implique une décroissance des économies du Nord, aujourd’hui « insoutenables ».
Mais n’est-ce pas manquer d’ambition et viser un « nivellement par le bas » fort peu enthousiasmant, et lui aussi uniformisant ? Au contraire une telle perspective ne vise pas à rabaisser qui que ce soit, mais à mettre fin aux notions mêmes de haut et bas, qui n’existent que l’une par l’autre. Ce que cherchent à défaire les écoféministes en adoptant une « vue d’en bas », ce sont les « divisions colonisatrices » [Mies 1986] entre hommes et femmes, Nord et Sud, humains et nature, pas la diversité des modes de vie.
Lorsque Mies, par exemple, écrit que « personne ne devrait pouvoir échapper au travail de production de la vie » [Mies 1986, p. 222], ce n’est pas dans le but de restreindre aux tâches de subsistance et d’homogénéiser les activités de tous les humains, mais parce que le partage équitable de ces tâches est le seul moyen « de dépasser la forme patriarcale-capitaliste du travail, qui implique l’exploitation » [Mies 1986, p. 222], et d’inventer des formes nouvelles et justes de division sociale, sexuelle et internationale du travail.
Autre exemple : lorsque Ruether en appelle à « combler le fossé entre une vie de travail aliénée et une vie domestique étriquée » [Radford Ruether 1975, p. 210], les adjectifs ont tout leur sens ; ils signalent la distorsion subie à la fois par le travail productif et par le travail reproductif du fait de leur séparation dans le mode de production capitaliste, au moins depuis les Révolutions industrielles. Il ne s’agit donc évidemment ni de permettre aux femmes d’accéder au « travail aliéné », ni de contraindre les hommes à une « vie domestique étriquée » ; l’idée est au contraire qu’en surmontant les dissociations dualistes, en recréant des liens entre les aspects de l’existence humaine, ils pourront enfin prendre des formes nouvelles, non dualisées, plus souples et plus riches. De même, ce que prône la « perspective de subsistance », c’est-à-dire l’idéal écoféministe de décroissance, de désindustrialisation voire de retour à la terre, ce n’est pas le « recul » de tous les pays au « niveau de vie » du Tiers-Monde, tel qu’il existe dans le contexte actuel d’un « système-monde » impérialiste ; c’est au contraire la réorganisation des rapports internationaux d’une façon qui rende réellement, effectivement possibles la subsistance, l’autonomie, la satisfaction des besoins réels de tous les humains et plus largement de tous les vivants, de la biodiversité et de la terre même, par des moyens variés et sans devoir se plier à l’homogénéisation néolibérale.
Cela suppose une refondation des identités mêmes des termes entre lesquels on cherche à établir des relations justes, car « le dualisme est un processus par lequel le pouvoir façonne les identités, en distordant les deux termes en relation » [Plumwood 1993, p. 32]. Ainsi, « loin d’être fondé sur les polarités simplistes du masculin et du féminin, de la culture et de la nature – comme l’ont prétendu certains critiques – la pensée écoféministe repose sur la négation dialectique des dualismes ordinairement admis » [Salleh 1997, p. 171-172]. Au lieu d’affirmer abstraitement l’égalité des « hommes » et des « femmes », du « Nord » et du « Sud », des « humains » et de la « nature » sans en modifier les concepts et modes d’être stéréotypés, l’écoféminisme tente de forger des « identités post-coloniales » inédites en « réinterprétant les différences de manière créative » grâce à toute une déconstruction et « reconstruction critique » [Plumwood 1993, p. 67] qui les extraie des rapports de domination qui les ont historiquement configurées. Une telle réinterprétation permet de ne pas tomber dans un simple « renversement » romantique ou New Age idéalisant naïvement « la féminité » essentialisée, les peuples « indigènes » mythifiés, les stéréotypes de la vie « naturelle » et des activités de subsistance, saisies à travers leurs identités figées et tronquées par la structure dualiste et la perspective de maître. L’écoféminisme ne veut donc pas atteindre l’égalité en « masculinisant » les femmes, « développant » le Sud ou « humanisant » les animaux, ni en « féminisant », « sous-développant » ou « animalisant » qui que ce soit, mais reconstruire de fond en comble les identités et les réalités sociales elles-mêmes hors de ces ordres. Pas plus que le Nord, le Sud n’est pour lui un modèle ; pas plus que les hommes, les femmes ne doivent être la nouvelle norme. Car tels qu’ils existent, ils ne sont que des caricatures rendues malades par les rapports de colonisation qui les ont forgés.
« Non seulement affirmer et reconstruire les identités subordonnées, mais aussi reconstruire les identités de maîtres » [Plumwood 1993, p. 67] : telle serait donc la condition pour développer un véritable universalisme, aux deux sens du terme, c’est-à-dire une forme de justice recevable interculturellement et effectivement valable pour tous in concreto.
« Cet universalisme ne s’occupe pas de ‘droits’ humains universels abstraits mais plutôt de besoins humains communs qui ne peuvent être satisfaits que si les réseaux et les processus qui soutiennent la vie demeurent intacts et vivants. […] Ces besoins fondamentaux : se nourrir, se loger, se vêtir, le besoin d’affection, de sollicitude et d’amour, de dignité et d’identité, de connaissance et de liberté, de loisirs et de joie, sont communs à tous les peuples. […] Ces besoins sont le plus manifestement présents chez les enfants, de sorte que l’enfant peut devenir notre guide pour organiser une société juste, humaine et durable. » [Mies, Shiva 1993/1998, p. 26-95]
Décroissance, auto-suffisance, autonomie économique et politique des communautés, relocalisation, désindustrialisation, réimbrication du travail et du foyer, pratiques solidaires, immanence : tels sont les maîtres mots des utopies écoféministes, fondées sur l’amour partagé de la Terre et de ses limites.
3.4. La résurgence du commun
Ainsi, l’» égalitarisme » écoféministe (si tant est que l’on puisse conserver ce terme) ne vise pas à donner le pouvoir, ni même plus de pouvoir aux femmes et autres « minorités » – car» à moins que les femmes ne produisent une vision d’une autre économie et une autre société, ce partage du pouvoir sera sans effet : les femmes ne sont pas automatiquement le genre meilleur » [Mies 1999] –,mais bien à construire une civilisation du « non-pouvoir » [D’Eaubonne 1974], d’où serait exclue toute forme de domination (entre les sexes, les peuples, les cultures, ou encore sur la nature) – où serait abolie la « logique de domination » elle-même.
« Nous devons adopter un programme contre-hégémonique pour restaurer l’équilibre planétaire, et établir des relations de dialogue, soigneusement négociées, avec nos partenaires terrestres humains et non-humains. » [Plumwood 2001, p. 167]
Soit ; mais en quoi consiste ce programme ? Quelles restructurations des rapports entre peuples, entre sexes et avec la nature peuvent favoriser cette mutation vers une diversité juste ? Pour terminer, tâchons de donner corps un peu plus précisément à cette utopie.
Afin d’échapper à l’abstraction, nous pouvons nous fonder sur les exemples de sociétés que les écoféministes tiennent pour plutôt plus justes que le monde actuel – même si, à leurs yeux, aucune société existante n’a été ni n’est un modèle parfait. On peut en dégager deux types : d’un côté, certaines sociétés dites traditionnelles ou prémodernes (européennes ou étrangères) ; de l’autre, des communautés militantes, comme les kibboutzim (chez Ruether) et autres expérimentations de modes de vie alternatifs, ou encore les groupes de conscience féministes (conscience-raising groups). Quelles sont leurs caractéristiques ?
Starhawk, décrivant la société européenne de la fin du Moyen-âge, avant les enclosures, l’industrialisation et la colonisation, écrit :
« La société féodale était en réalité un système de droits et de responsabilités complexes et entrelacées. […] Aussi longtemps que la famille est restée l’unité de base de la production économique, les femmes avaient leur place dans maintes activités. […] Au lieu d’avoir de petits champs individuels privés, le village tout entier pouvait posséder d’énormes champs ouverts. Les décisions, telles que : quand et quoi planter, quelle terre laisser en jachère, comment faire tourner les cultures et comment partager la moisson équitablement, étaient prises en commun. […] La société féodale était encore guidée par le principe économique de l’usage et non par celui du gain. » [Starhawk 1997/2003]
Le facteur d’équité majeur à ses yeux semble être le suivant : la prégnance du commun sur l’individuel. Cela vaut à la fois sur le plan économique, du fait de l’existence de communaux échappant à la propriété privée ; sur le plan social, grâce à un entrelacement des liens et responsabilités collectifs, à la mutualisation des tâches, biens et services, et à une faible séparation des lieux et temps de travail et de vie ; sur le plan politique, par des mécanismes de décisions fortement démocratiques, fondés sur la délibération et le consensus effectifs au sein de la communauté… La résurgence du commun : telle serait donc la condition essentielle pour construire un monde où se déploie une équité authentique et universelle, sans rien sacrifier de la diversité naturelle et culturelle aujourd’hui menacée. La fraternité – ou plutôt la sororité –, parent pauvre de notre devise, se trouve ainsi mise au premier plan. Loin de n’être qu’un slogan vide ou inoffensif, cela supposerait concrètement des mesures de portée révolutionnaire, à contre-courant de la marche actuelle du monde : le recul de la privatisation des ressources, la mutualisation « conviviale » de nos outils (au sens donné à ce terme par Ivan Illich), la fin d’une division sociale et internationale du travail qui atomise les tâches, le partage réel du pouvoir de décision à tous les niveaux…
Cependant, la simple mise en commun ne suffit pas, et les écoféministes ne se font pas d’illusion sur le caractère potentiellement patriarcal et hiérarchique des communautés traditionnelles. Développer des relations solidaires, fondées sur un partage effectif des décisions et ressources, sur une coopération libre et harmonieuse favorisant en même temps l’autonomie et la diversité, cela ne peut se faire au sein de n’importe quel ensemble ; c’est pourquoi les écoféministes insistent sur le rôle indispensable des communautés alternatives et des expérimentations militantes : pour elles, rien n’est jamais acquis, nous devons sans relâche être des» re/sisters » [Salleh 1997], si nous espérons remplacer la structure mentale et sociale de la pyramide, qui menace à tout instant de ressurgir, par celle du cercle. Au point que, pour nombre d’entre elles, une mutation spirituelle intérieure doit nécessairement accompagner la transformation politique extérieure. Nous ne développerons pas ce point, commun à de nombreux courants féministes radicaux ou révolutionnaires.
Insistons seulement sur un aspect original de la vision écoféministe, par lequel elle se distingue : l’exigence d’étendre ce modèle de communauté démocratique non seulement aux relations entre humains, mais aussi avec les autres espèces et l’environnement naturel. Les écoféministes appliquent en effet le même modèle théorique à tous ces types de rapports : c’est également avec l’environnement qu’il s’agit de passer de la domination à « des relations de dialogue, soigneusement négociées » [Plumwood 2001, p. 167]. Merchant écrit ainsi :
« À l’instar de la conviction amérindienne qu’il existe un faisceau sacré de relations et d’obligations entre tous les êtres, notre éthique du partenariat est ancrée dans l’idée de relations et d’obligations mutuelles. […] Les arbres, les rivières, les espèces menacées, les groupes tribaux, les coalitions minoritaires, les citoyens activistes y trouvent tous une représentation, aux côtés des représentants de l’économie, à la table de négociations. » [Merchant 2010]
Il ne s’agit donc pas de revendiquer un « égalitarisme biosphérique » abstrait entre certaines ou toutes les espèces, ni d’afrmer une indistinction ontologique entre les vivants (démarche dont on a vu les difficultés), mais de développer une forme de démocratie planétaire où tous les êtres trouvent leur voix. Une telle vision peut nous sembler plutôt étrange voire ridicule, mais comme le souligne Plumwood, « reconnaître la légitimité des modes de description intentionnels du monde non-humain est nécessaire si la philosophie occidentale veut dépasser son eurocentrisme implicite » [Plumwood 2001, p. 178], dans la mesure où la plupart des cultures perçoivent justement le monde socio-naturel comme un système d’interactions sociales peuplé de subjectivités aux multiples perspectives. Par là, ce n’est pas seulement le Sud, la nature ou les femmes que l’écoféminisme entend « décoloniser », mais également notre manière de penser.
Ainsi, ce n’est pas d’équivalence ou d’uniformité, mais de sororité, de « connexions », de solidarités tissées dans l’infinie diversité du réel, que l’on a besoin, selon l’écoféminisme. Il ne s’agit pas de partager plus équitablement le gâteau… mais d’en changer la recette !
Jeanne Burgart-Goutal,
philosophe, spécialiste de l’écoféminisme.
Elle enseigne la philo au lycée dans les quartiers nord de Marseille.
Article issu de l’ouvrage de
Bernard Castelli et Monique Selim (dir.),
Réparer les inégalités ?,
Paris, L’Harmattan, 2016.
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