Une auto-interview du groupe Les amis de Ludd
Question : Pourquoi vous référez-vous à Ludd et aux luddites ?
Réponse : Les luddites étaient des travailleurs et travailleuses anglais qui, principalement dans les années 1811-1813, furent à la pointe d’un mouvement insurrectionnel s’attaquant aux machines industrielles. Ils se donnaient comme nom collectif Général Ludd ou Roi Ludd (ou des noms similaires). Dans le monde anglo-saxon, il est aujourd’hui courant de taxer de luddite quiconque s’oppose au progrès technique, mais nombreux sont ceux qui, depuis les années 1980 et 90, ont arboré le drapeau du luddisme (pas toujours à bon escient, il est vrai). Citons pêle-mêle l’occupation de terres agricoles en Espagne, les actions contre les cultures transgéniques en France, en Belgique ou au Royaume-Uni, les sabotages du Train à grande vitesse en Italie, les mouvements paysans de résistance au Brésil ou en Inde. Tous ces actes de rébellion sont autant d’expressions de lutte contre le progrès techno-scientifique, qui a de plus en plus de mal à dissimuler sa vraie nature de stratégie planifiée d’exploitation sans bornes. Plus concrètement, disons qu’à nos yeux le luddisme est un modèle d’opposition populaire active à la montée en puissance de la technologie dont la tyrannie industrielle du capitalisme a fait son arme principale.
Q : Je constate cependant que vous n’êtes pas particulièrement actifs…
R : Nous ne sommes pas à proprement parler un mouvement de masse. Pour le moment, nous nous contentons de recenser et de faire connaître tout ce qui paraît susceptible de contribuer au discrédit de la société industrielle, que nous appelons de nos vœux.
Q : Soit. Mais pensez-vous vraiment que le luddisme, un mouvement daté, puisse supporter d’être ainsi transplanté dans le monde actuel ?
R : Outre que les transplantations ne sont pas notre tasse de thé, ce n’est pas du tout en ces termes que nous faisons nôtre la perspective ouverte par les luddites. Ces derniers ont réagi contre certaines applications de la technologie dès qu’ils se sont aperçus qu’elles étaient en passe de détruire leurs communautés et leurs modes de vie. Leur lutte n’était donc pas tant dirigée contre les propriétaires des machines que contre le système machiniste lui-même et le type de production qu’il impliquait. Cela doit être souligné, car, d’une certaine façon, ils se sont rendus compte que le mal était autant dans la possession et l’exploitation privée des machines que dans la mécanisation de la production et l’imposition corrélative d’un mode de vie antisocial. Autrement dit, ils ont eu l’intuition que la technologie industrielle annonçait une forme inédite d’exploitation de la nature humaine : le système capitaliste, qui détruit les liens communautaires, isole les individus et détruit leurs capacités d’autosubsistance.
Q : N’avez-vous pas tendance à idéaliser l’époque préindustrielle, et à considérer avec un peu trop de bienveillance les communautés de ces temps… bénis ?
R : Les temps que nous vivons appellent des critiques bien plus sévères, à la mesure de l’idéalisation dont ils font l’objet. Soyons précis : loin de proposer un hypothétique retour au passé, nous tentons de faire apparaître clairement que la société industrielle et son idéal de progrès ont falsifié notre vision du passé. L’échelle mondiale qui sert aujourd’hui de mesure au marché et à l’État, auparavant plus ou moins contenus dans le cadre des nations, a fait perdre de vue la petite échelle des formes d’organisation sociale et communale plus justes, plus rationnelles, et moins dévastatrices pour le milieu naturel. Celles-ci cohabitaient avec des formes de pouvoir ou avec des systèmes religieux qui, tout en étant à bien des égards condamnables, ne rognaient pas complètement (ou pas toujours, ou pas partout) l’autonomie sociale de la communauté humaine. Cette remarque pleine de vérité paraîtra sans doute suspecte aux esprits progressistes de notre temps, enclins à considérer le passé comme une époque obscure et dépassée, et qui oublient volontiers qu’autrefois les peuples se rebellaient contre l’iniquité et la justice arbitraire des puissants (noblesse, riche bourgeoisie, clergé ou Couronne) pour sauvegarder leurs moyens de subsistance – la terre, le bois, le blé ou les pâturages. Les peuples ne dissociaient jamais la défense de leurs idéaux sociaux – si modestes fussent-ils – de la préservation de leurs moyens directs de subsistance ni de leurs moyens directs d’autogouvernement (l’assemblée ou le concejo [1]).
Aujourd’hui, où les conflits ne sortent pas des limites imposées par la domination abstraite du marché et où les revendications sociales parlent la langue de la bureaucratie d’État ou du réformisme syndical (pouvoir d’achat, droits civiques…) l’identification de la richesse avec « l’argent » est devenue si triviale (elle a commencé à l’être dès l’époque de Balzac) que l’idée même d’une vie qui ne serait pas à vendre n’effleure plus guère les esprits. Au temps où les congés payés sont la sinistre farce que l’on sait, on travaille sans repos pendant onze mois pour pouvoir regarder ou manger une truite d’eau douce, prendre un bain de mer ou fuir le bruit assourdissant des villes, et rares sont les luttes qui ne se contentent pas de quémander un peu plus de vie dans des conditions déjà complètement détériorées. On demande une meilleure répartition des salaires sans s’interroger sur ce que l’on peut réellement obtenir grâce à eux : une sous-existence en banlieue ? de meilleures autoroutes sur lesquelles mourir plus vite ? plus de clubs omnisports ? plus d’ersatz ? On discute du montant des salaires mais pas de la nature même du travail salarié ; on exige une meilleure protection sociale pour atténuer la sauvagerie du marché mais on se garde bien d’en remettre en cause la nature foncièrement antisociale ; on se met sous la haute protection de l’Etat et on oublie que c’est grâce à lui que le champ social a été investi par la guerre économique capitaliste. Et pendant tout ce temps la biosphère ne cesse de se dégrader ! Quant à l’effacement de l’opposition ville/campagne (si manifeste dans les conversations de salon sur le choix d’une villégiature), il montre à quel point l’exploitation capitaliste n’aurait jamais été possible sans l’industrialisation, car c’est la destruction de la vie rurale et communautaire qui est à l’origine de la domination totale que nous subissons.
Q : Si j’ai bien compris, vous critiquez la société industrielle lorsqu’elle est aux mains du pouvoir capitaliste, mais vous seriez prêts à l’accepter si elle était dirigée par le pouvoir auto-organisé du peuple…
R : Vous avez plutôt mal compris. Selon nous, la société industrielle – son organisation du temps et du travail, sa nocivité et son usage abusif des technologies est consubstantielle au capitalisme. Société industrielle et modèle économique capitaliste sont inséparables.
Q : Puisque vous êtes si intéressés par la critique de la société capitaliste, pourquoi ne vous tournez-vous pas vers l’analyse marxiste de l’économie politique, quitte à mettre une sourdine à vos critiques un peu surfaites de la technologie et du progrès scientifique ?
R : Nous pensons que la majeure partie de l’école marxiste a été fascinée par la révolution capitaliste de la production, comme elle l’a été par le machinisme ou par les classes laborieuses urbaines. A vrai dire, l’origine du problème que nous posons se trouve chez Marx lui-même, qui, comme chacun le sait, a salué la naissance de la classe prolétaire. Il pensait que du négatif : la misère totale des classes laborieuses industrielles, sortirait le positif: le communisme. Il considérait donc la révolution capitaliste et l’économie bourgeoise comme un moment, critique mais nécessaire, durant lequel se formerait la classe révolutionnaire appelée à prendre le pouvoir. En détruisant les liens communautaires anciens et en privant les individus de toutes leurs prérogatives, l’économie bourgeoise était censée offrir les conditions objectives d’un changement radical. La classe travailleuse n’aurait plus qu’à prendre les rênes du mouvement progressif de l’histoire, laissant le vieux monde loin derrière elle. Nous pensons qu’une telle vision des forces antagonistes à l’œuvre dans la société est pauvre et historiquement trompeuse : l’histoire ne suit pas nécessairement la ligne du progrès, et rien n’assure que l’extrême négatif accouche à tous les coups de l’extrême positif. Si le processus de dégradation sociale initié par la révolution industrielle capitaliste a effectivement détruit les liens avec un passé plein de lumières et d’ombres, il ne fait aucun doute à nos yeux qu’il n’a pas beaucoup contribué à l’émergence d’une classe ayant une conscience claire de sa nécessaire émancipation – précisément parce que les générations nées de la rupture n’étaient plus en contact avec les pratiques de sociabilité directe et de soutien mutuels, avec les savoirs non fragmentés, les biens communautaires, les techniques de production simples, etc. Qui plus est, le marxisme dans ses versions les plus orthodoxes a non seulement accepté la vision progressiste de l’histoire héritée de la pensée libérale capitaliste, mais il a béni la science et ses applications industrielles.
Q : Est-ce à dire que vous mettez également la science dans le camp des alliés objectifs du pouvoir capitaliste ?
R : Nous ne vous le faisons pas dire. Pour développer ses recherches, la science moderne a besoin d’importants moyens et d’un vaste champ d’expérimentation, qu’elle serait bien en peine de trouver si les entreprises et l’État ne les lui fournissaient en mettant à sa disposition l’argent nécessaire et le corps social tout entier sur lequel expérimenter ses trouvailles. En échange, la science doit accepter des critères de productivité élevés, la spécialisation, la division du travail et la discipline industrielle. Ah! – elle doit aussi observer un silence complice quand une expérience dérape et engendre une catastrophe, ce qui est loin d’être rare.
Q : On dirait que vous prenez un malin plaisir à terroriser les gens en donnant de la technologie et de la science une image tout droit issue d’un cauchemar totalitaire. Non pas que cette image n’ait pu convenir à une certaine époque – la plus obscure – de la civilisation industrielle, mais vous ne nierez tout de même pas que, loin d’arracher les gens à leurs modes de vie passés, la technologie est aujourd’hui un facteur de constante amélioration de leur bien-être…
R : Encore une ou deux inepties de cet acabit et vous allez vous faire embaucher par un bon journal ! Pour notre part, nous persistons à penser que pour que la technologie apparaisse comme une formidable source de bien-être, il a fallu au préalable que soient niées toutes les valeurs humaines authentiques. Dans notre société divisée, peuplée d’esclaves modernes qui ont perdu jusqu’à la capacité de se réunir, n’importe quelle nouveauté technique est accueillie comme un don des dieux, alors qu’elle ne fait que renforcer leur isolement; à ceux qui s’efforcent de rendre leur isolement malgré tout supportable, elle n’offre que la compagnie d’équipements techniques toujours plus perfectionnés.
Q : Vraiment, vous exagérez !
R : Notre société se prépare à assumer dans l’allégresse sa déshumanisation, en rendant les consciences insensibles à la dégradation déjà très avancée des relations humaines et à l’effondrement de l’autonomie tant personnelle que collective. Elle se prépare à faire accepter la possibilité de reconstruire techniquement la biosphère et le génome humain afin de les livrer à une exploitation économique aux dimensions inédites. Face à cette nouvelle donne, chacun devra faire un choix. Pour ce qui nous concerne, nous chercherons, dans la mesure de nos possibilités, des alliés qui refusent une telle reddition de la conscience.
Texte de présentation du débat tenu par Les amis de Ludd en Navarre lors des journées contre le TGV organisées par l’Assemblée contre le TGV (juillet 2002).
Traduction française publiée dans
Les Amis de Ludd,
bulletin d’information anti-industriel,
numéros un à quatre,
édition Petite Capitale, 2005.
ISBN: 2-9519619-1-X.
Entretien avec “Les amis de Ludd”
Décembre 2006
- Dans votre dernier bulletin, vous expliquez les raisons de votre auto-dissolution en tant que publication et évaluez dans quelle mesure vous avez atteint vos objectifs. Un aspect à souligner est l’abandon de l’étiquette anti-industrielle, qui va de pair avec votre effort pour clarifier l’un des principaux reproches qui vous ont été faits : celui d’idéaliser certains aspects du monde passé. D’une part, nous voyons le danger que l’anti-industrialisme soit banalisé et devienne une nouvelle mode intellectuelle et, d’autre part, une difficulté apparente à prendre en compte ou à comprendre votre critique…
Tout d’abord, ce n’est pas tant la banalisation du soi-disant anti-industrialisme qui peut nous inquiéter, mais son instrumentalisation idéologique, qui passe pour un discours réduit à des slogans et des formules simplistes typiques de la rengaine routinière des étudiants. Bien sûr, si cela s’est produit, cela n’a pas dépassé les frontières de deux ou trois petits groupes de militants, donc nous ne pensons pas vraiment pouvoir parler de mode… En fait, l’étiquette anti-industrielle, pour autant que nous le sachions, n’a été adoptée par personne dans ces contrées. Mais ce qui compte, c’est la qualité, pas la quantité. C’est pourquoi, même si c’est à l’échelle d’une minorité, nous avons préféré préciser nos exigences intellectuelles. D’où, comme conséquence secondaire, l’abandon de toute étiquette.
Deuxièmement, il est vrai que la critique que nous avons élaborée – avec de nombreuses contributions de l’extérieur, et quelques-unes de notre cru – est difficile à assumer, car sa dénonciation radicale de la société actuelle est manifeste : en réalité, que peut-on attendre ? en quoi peut-on croire ? Quand la démocratie parlementaire n’a, depuis ses origines, rien de véritablement démocratique et révèle de plus en plus son visage parlementeur, derrière lequel se cache – se cache-elle encore ? – une technocratie mercantile aux visées totalitaires, qui opère par l’endoctrinement des masses et la brutalisation consumériste ; quand les partis, les syndicats, les groupes environnementaux et d’autres associations travaillent ensemble pour le progrès économique et technologique de la société (ou de l’institution étatique), c’est-à-dire pour la gestion de la catastrophe ; quand l’impressionnant système de production entraîne toutes sortes de nuisances et de ravages (désormais tangibles à l’échelle planétaire) et a anéanti l’autonomie matérielle de nombreux peuples ; quand il nous pousse à une terrible urgence universelle ; quand la morale civique se résume à un lâche aveuglement sur les conséquences de la vie moderne et préfère sacrifier le nécessaire au profit du superflu. L’effondrement existentiel et moral de nombreux individus est un fait accompli. Au mieux, certains se sentent un peu prétentieux, mais ils ne vont pas plus loin. En réalité, nous le sommes tous, dans une mesure plus ou moins grande. C’est la victoire inadmissible du système actuel.
- Dans quel moment historique sommes-nous ?
Le moment historique dans lequel nous nous trouvons est difficile à définir. Nous refusons de donner une caractérisation globale. Nous nous concentrons évidemment sur ce qui est fondamental pour nous. Nous pensons que les années à venir verront une radicalisation des tendances actuelles. Ces tendances s’expriment dans de nouveaux conflits guerriers, dans l’urgence climatique et le chaos écologique qui se manifeste déjà de mille façons, dans les préoccupations relatives aux sources d’énergie et à la recherche d’eau…
Beaucoup diront que la situation n’est pas très différente de ce qu’elle était au début des années 1970. C’est vrai, mais il y a maintenant des développements inquiétants. Par exemple, les prédictions faites à l’époque sur le réchauffement climatique ou l’épuisement des ressources énergétiques sont aujourd’hui annoncées comme des faits avérés. Le triomphe de l’économie moderne, industrielle et développementaliste gagne du terrain dans des pays comme la Chine et la Pologne, qui avaient autrefois une forte base paysanne. Après les troubles des années 1970, nous avons assisté à un renouveau progressif de l’espoir technologique : développement de l’informatisation, des communications, du rôle de la science dans le développement…
Mais, une fois encore, c’est cet air progressiste et novateur de la nouvelle société qui rend d’autant plus effrayante l’ampleur de ses avancées destructrices dans d’autres domaines. Le pouvoir accumulé aujourd’hui par les élites dirigeantes a rendu les décennies d’après-guerre insignifiantes, car il n’existe nulle part dans le monde aujourd’hui ce qui ressemble à une opposition politique cohérente ayant un poids suffisant. L’accumulation du pouvoir en Occident n’a pas suivi un cours autocratique, comme beaucoup pourraient le croire, mais a simplement été fortifiée par l’assentiment de masses entières de la population, ce qui devrait faire réfléchir ceux qui cherchent à faire revivre une pratique politique privée de tout fondement.
La tension guerrière et policière de notre présent vise avant tout à s’assurer le contrôle des marchés, des sources d’énergie et des matières premières, dont dépend notre existence quotidienne. Pour nous, il ne suffit pas de parler de guerre impérialiste pour décrire les nouveaux phénomènes de contrôle mondial et d’agression internationale. Ce qui devrait vraiment susciter la réflexion, c’est le fait que l’Occident industrialisé ne peut renoncer à ce contrôle sans se détruire lui-même, et cela inclut, bien sûr, les moindres habitudes de tout habitant des pays dits développés. Le plus terrible à notre époque n’est pas l’ampleur du désastre, mais l’absence d’un effort collectif pour comprendre et agir.
- Quelle est votre critique du gaucho-progressisme ?
Ce qui est compris aujourd’hui par la gauche est aussi banal que caricatural. Ce qui est plus triste, c’est que ceux d’entre nous qui ne participent pas au gauchisme militant ou au syndicalisme se voient reprocher une attitude confortable, abstraite ou inopérante. Nous respectons généralement les attitudes gauchistes qui sont communes à des milliers de personnes dans ce pays, mais nous ne partageons pas leurs obsessions ni leurs causes.
Prenons un exemple bien connu aujourd’hui : le discours sur la soi-disant « précarité ». Pour nous, sous les lamentations actuelles de nombreux gauchistes bien intentionnés sur la précarité, ce qui est caché, c’est le langage même de l’État-providence, qui ne permet pas d’exprimer d’autres critiques si ce n’est sous la forme des faux besoins que l’État a lui-même établit. Le discours de la précarité sert de justification apologétique au système actuel, qui a déjà établi, par la propagande et la coercition, comment l’ « abondance empoisonnée » du capitalisme industriel doit être administrée. La précarité donne lieu à un discours grossier sur le « logement décent » pour les jeunes, les emplois permanents et stables, etc. Toutes ces revendications traduisent le sentiment collectif qu’il est impossible d’échapper au chantage du système. Le syndicalisme a créé le langage de la précarité et l’a adopté comme son propre langage. Nous ne pouvons pas nier qu’en d’autres temps, les revendications purement matérielles ou économiques, les droits du travail, etc. faisaient partie de la stratégie de lutte des masses ouvrières, mais alors, dans les années 1930, la situation était très différente, puisque tout cela coexistait avec une culture de la lutte ouvrière et avec un conflit massivement vécu. Mais il convient d’examiner ce à quoi ont abouti les luttes pour des améliorations dans le milieu prolétarien et ce qu’elles impliquaient réellement dans une perspective large.
Dans l’article de Michael Seidman [2], « La maternité du week-end », publié par le collectif Etcetera sous forme de brochure, il est intéressant de voir comment les dérives des luttes ouvrières de l’époque pour gagner le week-end comme temps libre, ainsi que d’autres améliorations, faisaient déjà partie d’une stratégie d’adaptation à la société de consommation. Seidman décrit comment le temps libre gagné par les travailleurs pourrait bientôt être assimilé à la consommation touristique et à l’industrie des loisirs. Les syndicats français ont alors commencé à gérer les vacances des travailleurs, à parler de loisirs et à réclamer le « droit à la neige » pour leurs travailleurs. Il est vrai que Seidman donne une évaluation positive des luttes pour le week-end à cette époque, en soulignant son potentiel subversif, mais il nous est facile de voir ici l’un des nombreux pas vers la justification du bien-être des travailleurs comme cause ultime.
D’autre part, il est nécessaire d’examiner le contexte dans lequel s’inscrivent les revendications des travailleurs. George Orwell s’est plaint en son temps que les augmentations de salaire des mineurs britanniques, obtenues par la lutte syndicale, signifiaient un degré supplémentaire d’exploitation du prolétariat colonial en Inde. Ce n’est pas de la démagogie : on dit souvent que les revendications économiques des travailleurs sont le seul terrain de lutte concrète à partir duquel il est possible de construire un antagonisme ; c’est la théorie ! Après plus de trente ans de syndicalisme, radical ou non, dans ce pays, il est clair que les luttes des travailleurs n’ont conduit qu’à la glorification du système tel que nous le connaissons : division du travail, technification, alimentation de substitution, urbanisation de masse, aliénation dans les loisirs, éducation et santé gérées par l’État ou le capital privé…
Force est de constater que tout ce que le travailleur peut obtenir aujourd’hui avec son salaire le lie plus fortement au système d’aliénation et de brutalisation, et le fait participer à l’exploitation néocoloniale et à la destruction de la nature. Dans la lutte pour la survie individuelle, il est impossible de ne pas tomber dans ce piège, nous y sommes tous pris, mais ce que nous revendiquons, c’est que le travail et le bien-être économique deviennent également une cause politique.
Cependant, ce n’est qu’un aspect du gauchisme. Ces dernières années, nous avons dû assister à la renaissance d’une gauche utopique et radicale autoproclamée, qui a couronné les mouvements dits d’anti-mondialisation ou de résistance globale. La rhétorique de ce mouvement manquait d’articulation sociale visible, c’était un mouvement avec une crête intellectuelle parfaitement superflue (les Toni Negri, Susan George, Joseph Bové, Naomi Klein, Ignacio Ramonet, Manu Chao, etc.) et avec une représentation militante composée d’activistes professionnels. Et il faut le dire clairement : ce n’est pas seulement en termes quantitatifs que la base sociale de ce mouvement a été absente, mais surtout en termes qualitatifs : quel est le quotidien de chacun des manifestants contre la guerre ou la catastrophe du Prestige [3] ? Il y avait des gens sans cervelle qui accrochaient des autocollants « non à la guerre »… sur leurs voitures tout-terrain ! De nombreuses personnes participant aux manifestations ne voulaient pas faire de lien entre la guerre et leur mode de vie particulier, elles étaient désireuses de se défouler sur le gouvernement, Bush ou les multinationales et, bien sûr, les organisations de gauche ont profité de ce vague sentiment d’indignation citoyenne pour l’orienter vers leurs objectifs partisans. Nous ne sommes pas puristes au point d’exiger une cohérence absolue entre les idées que l’on défend et son mode de vie, puisque nous sommes les premiers à être piégés dans ce système, mais ce qui nous intéresse vraiment, c’est que les luttes politiques révèlent de la manière la plus honnête possible la dépendance que nous avons tous vis-à-vis de ce système.
D’autre part, et du côté de la contestation radicale réelle, certains écrits comme ceux de Miguel Amorós ou de Carlos García, déjà à l’époque, mettent les points sur les i, malgré ce que beaucoup peuvent penser, pour montrer que le mouvement anti-guerre est réduit au niveau symbolique et qu’il est même incapable de recourir à des instruments de lutte sociale comme la grève générale…
Cet anticapitalisme des anti-guerre et des anti-mondialistes était en fait une révision du léninisme, du tiers-mondisme et de l’écopopulisme, mais tout cela remis à neuf avec le discours des nouvelles libertés du monde en réseau et du bien-être de l’État (ce n’est pas pour rien que l’avant-garde intellectuelle du mouvement de résistance mondiale a exigé, entre autres, le revenu de base, les logiciels libres et la liberté de circulation à travers les frontières, comme s’il s’agissait de slogans révolutionnaires, alors qu’en réalité ils se traduisent tous très bien par les mécanismes de fonctionnement dont le système aura besoin – et dont il a déjà besoin – pour diriger et réguler la nouvelle économie…). En Espagne, la limite maximale de la bêtise a été franchie lors des élections de mars 2004, où toute la gauche ordinaire, qui avait été portée aux nues par les médias de l’opposition, s’est dégonflée dans le néant. Il y a encore des crétins qui croient que la défaite du Parti populaire a été un succès pour quelque chose, et que les téléphones portables ont été les moyens techniques subversifs qui ont contribué à cette fin glorieuse…
- Vous opposez aussi l’écologie à l’écologisme…
Nous apprécions l’écologie comme une science de la terre, comme une discipline axée sur l’étude de l’histoire et de l’équilibre des systèmes naturels. En fait, nous pensons que sans écologie, il n’y a pas de politique d’avenir. Ce que nous rejetons, c’est l’environnementalisme, c’est-à-dire la série de mouvements citoyens qui, depuis les années 1950 aux États-Unis, et plus tard en Europe, se sont emparés de la question écologique, en la séparant souvent de la question sociale, ou en combinant les deux, après avoir vidé la question sociale de son contenu, une option aux conséquences encore pires.
Certes, ceux qui s’approprient aujourd’hui le concept d’ « écologie sociale » ne font qu’exercer un gauchisme timoré, bien commode pour l’État et ses institutions. La vision holistique d’une société organisée sur une base différente et différemment disposée à l’égard de la nature, vision qui a été réalisée à certains moments dans les premières décennies du XXe siècle au sein de certains courants libertaires, a été complètement perdue. Et les organisations environnementales, qui négocient avec l’État les conditions « environnementales » dans lesquelles nous devons vivre, sont les premières à constater que cette vision intégrale de l’écologique et du social n’est pas retrouvée. En partie parce que l’environnementalisme est devenu un mode de vie pour eux, en partie par paresse ou par ignorance.
L’environnementalisme institutionnel, que Ramón Germinal critiquait dans les pages de la revue Ekintza, ainsi que le syndicalisme, sont aujourd’hui les deux grands piliers sur lesquels s’appuie la propagande capitaliste pour obscurcir les consciences et empêcher la formation d’expressions de critique radicale. D’autre part, le rôle de l’écologiste institutionnel se confirme comme l’expert environnemental du futur, dans la nouvelle phase de chaos écologique et social qui s’approche : moins de biodiversité, grandes sécheresses, désordre climatique, pénurie d’énergie… Au milieu de tout cela, l’écologiste, le chroniqueur environnemental, aura sa place, il l’a déjà, comme expert officiel sur lequel les classes au pouvoir s’appuieront pour interpréter les processus destructeurs en termes acceptables pour le contrôle de la population.
- Quelles luttes ou initiatives vous semblent intéressantes à l’heure actuelle ?
Beaucoup de gens accusent cyniquement nos idées de mener au défaitisme ou à la paralysie. Au contraire, correctement interprétées, nos idées sont presque un appel désespéré à commencer à faire des choses, même si, bien sûr, pas les choses que les intellectuels de gauche, les syndicalistes ou les militants de réseaux aiment faire.
Dans un premier temps, il faut souligner comme essentiel l’activité théorique, globale et la diffusion des idées. Les idées que nous avons défendues dans notre bulletin avaient déjà été avancées par d’autres avant nous. A notre avis, il y a deux textes clés qui sont apparus à la fin des années 1990. L’un est « Los destructores de máquinas » [Les briseurs de machines] de Christian Ferrer, de 1997, si nous ne nous trompons pas, qui doit être l’un des premiers textes en espagnol à reprendre la référence aux luddites ; l’autre est le célèbre pamphlet « ¿Dónde estamos ? » [Où en sommes-nous ?] de Miguel Amorós, de 1999, un recueil indispensable qui résume beaucoup des positions théoriques que nous avons adoptées depuis. Nous pensons qu’il était nécessaire de mentionner ces deux écrits. Au-delà, il y a les revues plus anciens comme Ekintza lui-même, ou celui du collectif Etcétera à Barcelone, qui restent des bastions de la pensée libertaire. D’autres publications ont vu le jour, comme Ecotopía, Buruz Buru ou Pimiento verde, certes disparates, mais dont l’objectif commun est de combiner critique écologique et sociale. Il convient également de remercier le travail éditorial d’initiatives telles que Alikornio, Octaedro, Muturreko, Virus, con.otros, Pepitas de Calabaza, qui, avec peu de moyens, ont généralement mis à la disposition du public des textes importants pour la critique de la société industrielle. Enfin, il convient de mentionner la revue Resquicios, qui, depuis Bilbao, tente de poursuivre la voie de la critique anti-progressiste.
Voilà pour la diffusion des idées. Nous pensons également que l’attention et le soutien doivent être accordés aux quelques luttes contre le développement qui sont menées dans le pays. Les exemples d’Itoiz ou de La Punta, à Valence, ont montré jusqu’au bout la brutalité du système en vigueur. D’autres luttes se sont également poursuivies dans l’ombre, comme l’Assemblée anti-TAV au Pays basque, ou la lutte anti-transgénique menée par des éléments de Transgenics Fora ! en Catalogne. Toutes ces luttes sont nécessairement minoritaires, mais elles sont aujourd’hui parmi les rares exemples d’opposition au développement que nous connaissons.
Enfin, nous accordons une attention particulière aux projets constructifs basés sur le coopérativisme, le soutien mutuel, l’autogestion… Dans la région de Madrid, nous avons des exemples de communautés coopératives telles que BAH ou Apisquillos, qui réalisent un travail très intéressant. Les coopératives de production et de consommation constituent un pas important vers la construction d’une subsistance autonome et la réappropriation des connaissances oubliées. De même, l’organisation d’écoles libres, de réseaux d’échange et de troc, et l’autogestion de la santé constituent la base de la conception d’une société autonome dans le futur.
Le problème est que, comme nous l’avons déjà dit à plus d’une occasion, toutes ces initiatives sont encore minuscules, vivotant de manière sous-terraine. Il manque un langage commun et autonome qui puisse unifier toutes ces expériences, un manque de continuité entre elles, et un manque d’engagement de la part de beaucoup plus de personnes, de villes, petites ou grandes, de villes et de villages, pour former la grande communauté de pratiques et d’idées dont nous avons besoin.
- Vous écartez l’idée de la révolution, mais vous sauvez la nécessité de l’utopie…
Ce n’est pas que nous rejetons totalement l’idée de révolution, mais que les circonstances que nous avons examinées ci-dessus rendent impossible la réalisation d’une révolution. Il faudrait également examiner ce que les révolutions ont signifié historiquement dans le passé, car sous ce terme nous englobons des phénomènes très différents… Les révolutions antérieures au XIXe siècle, comme les révolutions américaines ou françaises, n’ont rien, ou très peu, à voir avec ce que furent les révolutions sociales à partir de 1848, et qui définissaient de plus en plus leurs moyens et leurs objectifs : La Commune de Paris, 1905 en Russie, la révolution allemande des conseils… Le point culminant est atteint, pour nous, entre 1936 et 1937, pendant la guerre civile espagnole, plus précisément en Catalogne et en Aragon, où toutes les forces de la réaction – bourgeoises, staliniennes, fascistes – se sont unies pour écraser la révolution sociale à caractère libertaire. Par l’extermination et la désintégration forcée des éléments révolutionnaires de cette époque, toute mémoire du projet social d’émancipation de l’anarchisme ibérique a été effacée, ce qui constitue une victoire atroce pour le système de domination actuel.
Ce qui est venu après, les soulèvements dans les pays sous stalinisme, ou les révoltes du prolétariat autonome, ont constitué les derniers soulèvements de la lutte anti-pouvoir, qui était déjà acculée dans les contradictions mêmes du système technico-capitaliste et dans les mécanismes de consommation et de compensation, l’industrie des loisirs, etc. Tout cela forme un cadre insurmontable pour toute révolution à l’ancienne, que nous le voulions ou non. Mais le fait que la révolution soit devenue presque inimaginable ne signifie pas que nous devions renoncer à la préservation d’un idéal social souhaitable. Sans cet idéal social, toute lutte serait dénuée de sens. Cet idéal, comme nous l’avons dit dans notre dernier bulletin, constitue un horizon vers lequel nous devons toujours diriger nos efforts, même si nous savons qu’il est inatteignable. C’est pour nous le sens de l’utopie.
- Nous aimerions vous donner un exemple concret de la difficulté de mettre en pratique les critiques. La mondialisation économique en Occident a engendré des phénomènes tels que la restructuration et la délocalisation des industries. Face à un tel événement problématique, nous voyons comment la défense des emplois et la peur du chômage est, en général, le seul élément qui mobilise les travailleurs et les syndicats (y compris les plus radicaux). Cependant, dans de nombreux cas, ce qui est produit dans ces entreprises sont des voitures, des armes, des produits chimiques et d’autres produits inutiles dont la disparition semble être l’une des conditions pour générer un autre type de société. Comment pensez-vous que nous pouvons commencer à briser cette logique et ouvrir de nouvelles perspectives ?
Nous essaierons d’être concis. Nous pensons que le lieu de lutte et de réflexion reste le travail, mais pas à la manière des idéologies de gauche, en termes de dialectique capital/travail. Au contraire, nous considérons que cette perspective est a bout de souffle, les luttes du travail, des travailleurs, des syndicats, etc., les luttes qui ont nourri la gauche pendant des décennies sont, pour nous, un terrain d’action et de réflexion caduc. Nous pensons que la réflexion sur le travail commence, précisément, par la négation ou le dépassement de ces questions… C’est pourquoi cette logique dont vous parlez est si difficile à briser.
Nous avons une conviction peu appréciée et très impopulaire à gauche, à savoir que la majorité des individus de cette société, plus ou moins exploités, partagent en grande partie les valeurs de leurs dominateurs et que, pour cette raison, ils sont plus soumis au système par croyance que par réelle dépendance matérielle. Des millions de salariés obsédés par le paiement de leur hypothèque, par le paiement d’un tas de biens et de services absurdes pour eux et leurs enfants ne peuvent être pris au sérieux lorsqu’ils se plaignent des contraintes du système… Face à tout cela, nous parlons de restaurer la vie humaine dans un cadre de travail coopératif et autogéré, de simplifier la production sans l’opposer au métabolisme de la nature, de récupérer les connaissances qui peuvent aider à l’autonomie…
Mais nous sommes réalistes : la majorité des gens ne sont pas prêts à inventer de nouvelles voies, ils continueront à protester et à se battre – du moins ceux qui se battent encore – pour consolider et sécuriser les mêmes choses qui les asservissent et les détruisent : production nocive, alimentation industrielle, travail salarié, meilleurs salaires, congés payés, logements horribles, etc. Nous ne voulons pas devenir des prédicateurs fatigués de ce que la classe ouvrière doit faire pour sauver son existence. Dans notre vie quotidienne, nous continuerons à essayer d’être cohérents – ce qui n’est pas toujours facile – et nous continuerons à chercher des moyens d’établir des contacts avec tous ceux qui ont choisi des idées et des chemins similaires aux nôtres.
Ensemble, nous devons faire un grand effort pour préserver les valeurs de la véritable émancipation sociale d’autres époques, en les combinant et en les contrastant avec nos expériences et nos connaissances d’aujourd’hui.
Les amis de Ludd, décembre 2006.
Traduction française par Jacques Hardeau, novembre 2022.
[1] Forme d’assemblée villageoise née au Moyen Âge et répandue dans différentes zones de la péninsule Ibérique. On en trouve aujourd’hui encore de rares traces.
[2] Michael Seidman est professeur d’Histoire à l’Université de Caroline du Nord, Wilmington (USA), spécialiste de l’Histoire contemporaine française et espagnole. Auteur de Ouvriers contre le travail : Barcelone et Paris pendant les fronts populaires, Senonevero, 2010. [NdT]
[3] Le 13 novembre 2002, le Prestige, un pétrolier construit en 1976, fait naufrage près des côtes de Galice au nord-ouest de l’Espagne. Voir les deux tracts de Los amigos de Ludd publiés à cette occasion, traduits et reproduits à la fin de Les amis de Ludd, bulletin d’information anti-industriel, numéros un à quatre, édition Petite Capitale, 2005. [NdT]