Dans un article à la gloire de la fusion nucléaire publié dans le magazine scientifique Pour la Science n°534 d’avril 2022 [1], on peut en conclusion lire ceci :
Non seulement l’industrie privée de la fusion s’appuie sur des années d’investissements publics dans des projets tels qu’ITER [réacteur expérimental en construction en Provence ; coût 44 milliards d’euros], mais elle bénéficie également de l’intérêt des gouvernements – c’est pourquoi le gouvernement britannique et le ministère américain de l’Énergie investissent également dans des entreprises comme Tokamak Energy, Commonwealth Fusion Systems et General Fusion. Chris Mowry [directeur général de General Fusion] pense que ces partenariats entre public et privé sont la voie à suivre – comme ils l’ont été pour les vaccins contre le Covid-19. Et, comme les vaccins, la fusion sera nécessaire dans le monde entier, d’autant plus que la consommation d’énergie va augmenter dans les pays à faible revenu. La mise au point des vaccins contre le Covid-19 a montré «ce que l’on peut réaliser si l’on dispose des ressources nécessaires, déclare Melanie Windridge [physicienne et communicatrice scientifique des plasmas britannique]. Si nous avions ce genre de mobilisation dans le domaine de l’énergie, ce qu’on pourrait réaliser serait incroyable ». Le monde a désespérément besoin de davantage de sources d’énergie propres et décarbonées. « C’est un défi existentiel, déclare Chris Mowry. La fusion est le vaccin contre le changement climatique. »
Traduit en bon français, cela veut dire que selon ses promoteurs la fusion nucléaire nous protègera (peut-être) des formes graves du changement climatique, mais n’empêchera pas la circulation du virus du capitalisme industriel dont la voracité énergétique est, entre autres dégradations, à l’origine du changement climatique.
Au contraire, la fusion nucléaire risque même d’aggraver la destruction de la nature et de la société en fournissant l’énergie nécessaire à leur exploitation la plus totale.
Si [le réacteur expérimental] ITER réalise la fusion nucléaire, qui maîtrisera l’énergie considérable qu’il produira ? Ce ne sera bien évidement pas vous et moi, mais avant tout les États et les industriels qui ont investi des dizaines de milliards d’euros dans ce projet. Et que feront-ils de l’énergie illimitée dont ils disposeront alors ? Peut-on croire un seul instant que lorsqu’il n’y aura plus rien pour les entraver, ils seront plus raisonnables et précautionneux dans son usage qu’ils ne l’ont été jusqu’à présent ? On les voit déjà devant les problèmes liés aux nuisances et pollutions nucléaires ou chimiques, devant le changement climatique, face à l’épuisement annoncé des énergies fossiles : le déni et la fuite en avant pour toute réponse. […]
Si les États et les grands groupes industriels disposaient enfin d’une énergie illimitée, ils s’en serviraient de la même manière qu’ils l’ont fait ces cinquante dernières années : la logique d’accumulation abstraite de la puissance qui est propre à ces organisations démesurées prendrait un nouvel essor ; toutes les tendances destructrices que l’on a vu à l’œuvre depuis les débuts de l’ère nucléaire seraient portées à leur paroxysme. Ces grands appareils seraient alors totalement autonomes des puissances – la nature et la société – qui limitaient jusqu’alors tant bien que mal (et de fait de plus en plus mal) leur ambition et leur prétention à détenir la toute-puissance. Plus aucune contrainte ne viendrait limiter leur capacité à transformer le monde, c’est-à-dire à exploiter la nature et à dominer les humains pour leur profit. ITER serait alors réellement la fabrique du capitalisme et de l’État sous leur forme absolue, c’est-à-dire intégralement totalitaire.
Bertrand Louart, ITER ou la Fabrique d’Absolu, 2008.
Bertrand Louart, septembre 2022.
Pour l’édition spéciale de Notes & Morceaux choisis
L’invention de la « transition énergétique ».
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La réédition en format poche (A6) de ITER ou la fabrique d’absolu :
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[1] Cet article de Pour la Science est une traduction française d’un article du journaliste scientifique britannique Philip Ball, “The chase for fusion energy”, publié le 18 novembre 2021 dans la revue scientifique internationale Nature.