Depuis quelques années, l’équipe de la revue Z a publié plusieurs ouvrages grâce à leur nouvelle structure, les éditions de la Dernière lettre. En ce printemps 2022, Naïké Desquesnes et Célia Izoard, respectivement éditrice et traductrice du collectif, publient un ouvrage que nous avions envie de vous faire découvrir: Le livre de la jungle insurgée d’Alpa Shah. Elle a accepté de répondre à quelques questions pour vous présenter sa plongée dans la guérilla naxalite en Inde.
Quilombo : Mis à part quelques personnes s’intéressant à l’histoire de l’Inde et de l’Asie, ou à celle des mouvements révolutionnaires dans le monde, peu de personnes en France connaissent l’existence du mouvement révolutionnaire naxalite. Basé dans les forêts du centre et de l’est de l’Inde, il est en guerre depuis plus de 50 ans contre l’État indien. Est-ce que vous pouvez nous présenter brièvement celui-ci?
Alpa Shah : Le secret est en effet bien gardé! Ce mouvement remonte aux années 1960, quand les idéaux d’une révolution pour mettre en place une société plus égalitaire et démocratique se sont diffusés partout dans le monde, et ici même à Paris en mai 1968. En Inde, des étudiants inscrits dans les universités les plus prestigieuses, avec des origines sociales privilégiées, ont abandonné leur petit confort et quitté les villes pour rejoindre les campagnes. Ils se sont alliés aux paysans pauvres pour occuper les terres, faire annuler les dettes et se débarrasser du joug des propriétaires terriens.
Ces révolutionnaires se rapportaient au mouvement communiste mondial inspiré de Marx, Lénine et Mao Zedong, et se sentaient solidaires des manifestants contre la guerre au Vietnam, des Black Panthers aux États-Unis et des mouvements sociaux en France. En 1967, ils débutèrent leur propre guerre populaire « prolongée », comme ils l’appelèrent, lors d’une insurrection armée dans les contreforts de l’Himalaya, à Naxalbari – village qui donna son nom aux rebelles: les naxalites. Ils connurent très vite une intense répression, leurs leaders furent emprisonnés ou tués. Mais, un peu partout en Inde, d’autres insurrections éclatèrent. De quoi planter les graines d’une aspiration tenace à des changements révolutionnaires, qui persiste encore aujourd’hui.
Quilombo : En 2010, vous avez rejoint une de leurs escouades en tant qu’anthropologue. Ce livre en est le récit et le carnet de route. D’où vous est venue la nécessité de raconter l’histoire des aborigènes de l’Inde, les adivasis?
Alpa Shah : En 2006, le Premier ministre de l’époque, Manmohan Singh, déclare que les naxalites représentent «la plus grande menace pour la sécurité intérieure du pays». Il mobilise alors des centaines de milliers de forces de police pour encercler les forêts du centre et de l’est de l’Inde, où s’établissent les bastions naxalites. C’est là aussi que l’on trouve les réserves minières parmi les plus riches de l’Inde – charbon, fer, bauxite, kyanite, mica, uranium et bien d’autres -, promises aux multinationales du secteur. Mais c’est aussi le territoire des adivasis, les peuples des forêts indiennes, dont les maisons en terre m’ont accueillie à partir de 1999, pour mon terrain d’anthropologue. Les adivasis, dont j’avais partagé le quotidien et l’intimité, et qui m’avaient tant appris sur la vie, ont subitement été désignés comme «terroristes», emprisonnés sans aucun jugement, tués dans de supposées embuscades. Pour les militants et les militantes des droits de l’homme, cette contre-insurrection est une vaste opération de nettoyage. Au nom de l’antiterrorisme, l’État se débarrasse des adivasis afin d’implanter plus facilement des projets miniers, des usines et des centrales électriques sur leurs terres.
Alors que les journalistes, les militants et les universitaires étaient empêchés de se rendre dans ces régions, j’ai senti que je devais essayer de comprendre comment les gens ordinaires vivaient dans les zones tenues par la guérilla. Entre 2008 et 2010, j’ai eu la chance de retourner vivre un an et demi parmi les adivasis, dans l’un des deux bastions naxalites du pays. La marche de sept nuits qui structure mon livre était un voyage imprévu, que j’ai entrepris à la fin de mon séjour, après plus d’une décennie de recherche auprès des adivasis. C’était l’occasion de raconter plus largement le parcours des gens très différents que l’on retrouve dans cette lutte révolutionnaire – l’une des luttes armées au monde qui a duré le plus longtemps. J’ai voulu faire connaître leurs aspirations, leurs façons de créer un monde meilleur, les contradictions auxquelles ils et elles sont confrontés et les raisons trop humaines qui les conduisent parfois à l’échec.
J’ai rencontré des leaders inspirants, comme Gyanji, un homme de haute caste qui avait rompu tout lien avec sa famille, s’était «déclassé» et «décasté», pour entrer en clandestinité et y rester plus de 20 ans. J’ai rencontré des guérilleros adivasis comme Kohli, qui, à 16 ans, vivait la guérilla comme un second foyer, allant et venant dans l’armée rebelle comme s’il rendait visite à un oncle ou une tante. Et d’autres, comme Vikas, qui a trahi la lutte en intégrant une milice liée à la contre-insurrection. Je me suis sentie proche de femmes adivasis comme Somwari, qui m’a permis de voir comment le patriarcat persiste dans les rangs de la guérilla, malgré ce qui en est dit.
Quilombo : Entre ces événements et la publication du livre, d’après votre préface, la situation a évolué; quelle est-elle aujourd’hui?
Alpa Shah : Depuis que j’ai écrit ce livre, la guérilla a été asphyxiée par les forces de sécurité. Des milliers de ses membres ont été tués et les prisons du centre et de l’est de l’Inde sont pleines de personnes prétendument naxalites mais dont les procès n’ont toujours pas débuté, plusieurs années après leur emprisonnement. Pendant ce temps, les avocats, militants et universitaires qui ont eu le courage d’appeler à la libération de ces prisonniers, qui dénonçaient les violations de droits humains et qui se sont battus pour protéger les terres des adivasis contre les grandes entreprises ont eux-mêmes été faits prisonniers, et désignés comme «naxalites urbains». Depuis 2018, 16 personnalités, activistes, avocats et intellectuels, sont emprisonnées et n’ont toujours pas été jugées. Elles sont accusées d’avoir fomenté un complot pour assassiner le Premier ministre. L’un d’eux, Stan Swamy, un prêtre jésuite de 84 ans, qui se battait depuis trente ans pour les droits des peuples indigènes, est mort en prison. Beaucoup estiment aujourd’hui que c’est un assassinat. De ce fait, ironiquement, l’idée de la révolution naxalite reprend de la vigueur, au moment même où l’on pense qu’elle a été écrasée. Telle un phœnix, elle continue de renaître de ses cendres.
Interview pompée toute honte bue dans La Feuille de Quilombo n°3,
publiée par la librairie Quilombo, 23, rue Voltaire, 75011 Paris et disponible gratuitement sur demande.
Alpa Shah,
Le livre de la jungle insurgée,
plongée dans la guérilla naxalite en Inde,
éditions de la Dernière Lettre, 2022
(360 pages avec des photographies, 24 euros).
Sur les ondes ou sur le site de Radio Zinzine, vous pouvez écouter une interview réalisée le 27 mai 2022 par Alex avec l’auteure Alpa Shah et l’éditrice Naïké Desquesnes.