Daniel Cérézuelle, Jean Brun et la généalogie du transhumanisme, 2019

Si depuis une quinzaine d’années on parle beaucoup du transhumanisme, il ne faut pas oublier que ce terme apparaît déjà en France à la fin des années 1930 dans des cercles intéressés par l’évolutionnisme, tant dans la version spiritualiste proposée par le père Teilhard de Chardin que dans la version scientiste du biologiste Julian Huxley (tenant d’une métaphysique pan-psychiste et apôtre d’une sorte de religion scientifique sans révélation). Dard et Moatti [1] ont montré que le terme « transhumanisme » apparaît en 1939 sous la plume de l’ingénieur économiste Jean Coutrot, théoricien et prophète d’une organisation rationnelle de l’économie et de l’humanité. Mais si l’usage du mot semble moderne, il ne fait que sanctionner l’émergence d’une mythologie transhumaniste et techniciste qui, elle, est beaucoup plus ancienne. « Nous sommes fatigués de l’homme », écrivait Nietzsche, bien avant les transhumanistes contemporains.

L’invitation de Teilhard de Chardin à fabriquer « une néo-vie artificiellement fabriquée » n’est que l’expression d’un projet aussi ancien que l’homme de se guérir de l’existence en dépassant ses limites organiques et, plus généralement, spatio-temporelles. L’œuvre du philosophe Jean Brun (1919-1994) nous propose une analyse pénétrante des racines existentielles du technicisme et du transhumanisme contemporains. Selon ce penseur, en effet, l’homme attend de la technique non seulement une surabondance de biens mais une surabondance d’être qui lui permettra de dépasser les limites de sa condition charnelle et de l’individuation en se fondant dans un hyper-organisme, à la fois social et technique.

Comme de nombreux philosophes modernes de la technique, Jean Brun constate l’ambivalence de la civilisation technicienne, mais il aborde ce problème de manière originale en accordant une grande importance au rapport étroit qui selon lui associe la technique à la déraison. C’est ce rapport qu’il va essayer de mettre en évidence et d’analyser à l’aide de la notion de désir. Pour Brun, donc, la technique est à la fois moyen de vie et force de mort et l’histoire moderne montre abondamment comment elle alimente des délires destructeurs et planificateurs, des acharnements et des hystéries motorisées. Or il nous dit qu’il ne s’agit pas là d’accidents de parcours et que c’est une illusion trop facile de prétendre, comme Emmanuel Mounier dans La Petite Peur du XXe siècle [2], que l’on peut classer ces « dégâts du progrès » dans la catégorie des mésusages qu’un peu plus de lumières et de justice sociale supprimeraient. Jean Brun nous rappelle en effet que trop souvent les remèdes « rationnels » que nous imaginons pour remédier à la violence associée à la puissance technique ne font qu’aggraver d’une autre manière le potentiel de déshumanisation porté par la technique. Se référant implicitement au titre du livre de Bernard Charbonneau Le Système et le Chaos [3], il écrit que si à la barbarie du chaos fait si souvent place celle du système c’est que « la vocation de l’outil est de se transformer tôt ou tard en arme, car tôt ou tard toute machine devient machine de guerre » [4].

Pour éviter toute méprise, il faut préciser que Brun ne rejette pas la machine : « les machines apportent à l’homme des bienfaits non négligeables ». Il ne se situe ni du côté des technophobes ni du côté des passéistes, soulignant à plusieurs reprises que la technique « fait profondément partie de l’essence de la condition humaine » [5]. Ceci dit, sans vouloir diaboliser la technique il nous invite à ne pas non plus l’angéliser et à bien identifier les obstacles profonds à un usage raisonnable des machines. Pour cela, il nous propose d’identifier les racines existentielles de notre rapport à la technique et en particulier de nos usages déraisonnables. Sans cet effort critique, il n’est pas possible de maîtriser la technique, l’homme se laisse emporter par les possibilités qu’elle lui offre et il n’est plus capable de lui donner sa juste place. C’est donc à une critique de la déraison technicienne que nous invite Jean Brun.

Jean Brun s’attache à nous expliquer ce qu’ont constaté les philosophes modernes, à savoir que la technique n’est pas un outil neutre et docile ; il explique cette situation en montrant qu’il y a un lien profond entre technique et déraison. Mais ce lien n’est pas immédiatement perceptible. D’une part il est dissimulé par la rationalité des procédures techniques, d’autre part notre capacité à percevoir ce lien est inhibée par « un optimisme sous-critique » [6] qui commande notre relation à la technique. La rationalité formelle des procédures technoscientifiques nous rend aveugles à l’irrationalité substantielle des projets techniques. Pour Jean Brun, si la technique fait problème c’est par son hyperrationalité. Le potentiel de déshumanisation que recèle la technique n’est pas le fruit d’une compréhension du réel trop pauvre, mais plutôt d’un désir actif de rompre les relations avec le réel qui caractérisent l’existence humaine et qui circonscrivent sa finitude. Pour Brun, c’est l’investissement de ce désir universel dans le champ particulier de la maîtrise opératoire du réel qui a donné son orientation particulière à l’entreprise technicienne occidentale, et cela bien avant l’émergence de la science moderne aux XVIe et XVIIe siècles. Dans Le Rêve et la machine, Brun s’attache à montrer que l’homme a d’abord rêvé ses techniques avant de les réaliser et de les mettre en pratique, et que l’histoire de la technique est commandée par un « onirisme métaphysique » [7] qu’il cherche à mettre en évidence à quatre niveaux.

Premièrement, au niveau des fondements intellectuels et méthodologiques du monde machinal, c’est dès l’Antiquité que les catégories de moteur, de nombre, de concept, de matière ont permis de construire une lecture opératoire du réel et Brun s’attache à montrer que l’élaboration de ces catégories est moins le fruit du progrès d’une rationalité objective que d’un parti pris ontologique qui rend possible la pensée technicienne (première partie du livre).

« Des rêves que pouvaient faire naître les “propriétés” de la “pierre d’Hercule” aux théories de Newton et aux travaux permis par la dynamo électrique de Gramme, il y a filiation directe et non rupture. La technique, inspirée par le rêve, a cherché à contraindre des aimants à travailler entre eux pour les forcer à libérer leur énergie latente et pour la capturer. Certes, lorsque l’on étudie l’histoire des sciences et celle des techniques on est tenté de parler d’obstacles épistémologiques qui retardèrent le développement du savoir ; les ruptures et les mutations paraissent sauter aux yeux car les découvertes semblent avoir transformé les types d’intelligibilité, les modes de vie et les structures socio-économiques. Mais, une fois de plus, il ne s’agit là que de la face apparente de l’iceberg ; sous sa partie immergée peut se lire une profonde continuité qui revient au même : le conducteur de char romain et l’astronaute sont animés du même désir de conquérir l’espace. De l’utilisation du moulin à vent à celle de la centrale atomique se retrouve le même désir de disposer d’une puissance sans cesse accrue. Des techniques de croisement et de greffe aux actuelles manipulations génétiques sur la cellule se cache le même désir de devenir le maître de la vie. » [8]

Pour Brun, il en va de même pour les techniques de l’énergie et de la mise en mouvement :

« La mise au point du moteur et du transport de l’énergie, ces deux découvertes qui bouleversèrent le visage du monde et celui de l’homme, est l’aboutissement et la réalisation d’un rêve venu s’exprimer, sous la forme d’un système philosophique, dans la physique d’Aristote. Il n’y a pas de mythes dans l’aristotélisme, mais l’aristotélisme tout entier constitue la préfiguration onirique des intentionnalités qui devaient donner naissance au technicisme occidental. » [9]

Deuxièmement, au niveau de la genèse des techniques particulières, considérant ensuite les applications des potentialités qui ont été ainsi dégagées à titre d’idées, Brun s’attache à montrer que la genèse de diverses techniques traduit une volonté de transmutation et de dépassement des cadres ontologiques de l’existence (deuxième partie). C’est ce qu’il appelle le désir, qui est la force qui désigne les objectifs et qui met en mouvement le progrès technique. En particulier, le progrès technique est animé par le désir de l’homme d’exercer une mainmise sur un espace au sein duquel il se sent perdu et exilé :

« Dans le prolongement d’une telle expérience vécue sont venues s’inscrire les victoires sur l’espace rêvées d’abord, puis techniquement remportées par des véhicules à moteur dévorant les kilomètres sur terre, sur l’eau et dans les airs. Car la conquête de l’espace n’a pas été motivée par des problèmes strictement utilitaires, ni simplement rendue possible par des théories scientifiques débouchant sur des applications pratiques. C’est l’existence et non la vie qui est à l’origine de l’épopée technique. […] Si la science permet de pouvoir, elle implique un désir de puissance dont elle n’est que la servante. C’est ainsi que la machine a beaucoup plus qu’une histoire, elle possède une biographie qui s’enracine non pas dans cette donnée brute que l’on appelle depuis Hume “la nature humaine”, mais dans la tragédie où se déploie la condition humaine, et où l’homme demeure toujours aux prises avec son moi, avec les autres, avec le temps et avec l’espace. » [10]

C’est pourquoi :

« La conception, la fabrication et l’utilisation de la machine viennent s’inscrire, jusque dans leurs délires oniriques, au cœur des drames où sont impliqués le rêve, l’amour, la tentation, le désespoir et même la folie, accompagnés de tous les vertiges auxquels peut succomber une quête tendue vers des découvertes enivrantes. » [11]

Troisièmement, au niveau de l’imaginaire technique, ce n’est pas seulement l’histoire des techniques effectivement mises au point, c’est aussi l’histoire des machines rêvées qui traduit la force de ce désir d’échapper aux cadres spatio-temporels de l’existence et de l’expérience de la réalité. En effet, pour Jean Brun rien n’atteste mieux la vocation ontologisante de la technique que l’imaginaire délirant auquel la machine a donné naissance et dont l’analyse éclaire en retour les rapports que nous entretenons avec les techniques réelles.

« Ce n’est pas un des moindres paradoxes du monde moderne sur lequel débouche le machinisme : données pour des outils travaillant efficacement et concrètement sur la matière, les machines sont maintenant tenues pour ces grandes magiciennes capables de brouiller les “cartes” du réel afin de les redistribuer, voire de les redessiner. » [12]

Jean Brun précise que c’est dans la violence de ce désir et dans l’intensité existentielle de nos rêves de surmonter l’existence et la finitude que « s’enracinent les acharnements qui cherchent à accélérer un progrès où la machine est chargée d’ouvrir les cercles, de faire disparaître l’identique, de tuer l’essence et l’existence du sujet, ainsi que celle de l’homme lui-même. » [13] Pour Jean Brun, il y a une dimension onturgique de la technique qui tient à ce que nous projetons sur elle notre désir de faire apparaître de nouvelles formes d’être, ce qui explique que nous entretenons avec la puissance technicienne un rapport de fascination qui fait oublier toute prudence.

Quatrièmement, au niveau des pratiques techniques, Brun s’attache à montrer que non seulement la puissance mythogène de la technique rend aveugle aux « dégâts du progrès » mais, en outre, que l’esprit technicien a activement partie liée avec la violence. En effet, l’attente d’une transmutation de l’existence nourrit une impatience à l’égard des structures de cette existence et à l’égard des existants concrets et de leurs limites, qui sont vécues comme des obstacles qu’il faut surmonter. Dans Le Retour de Dionysos, Brun montre comment ce désir de briser la cage du moi alimente toutes sortes de conduites pathologiques d’exaspération dont il fait l’inventaire. Il montre comment l’obsession du dépassement des limites ontologiques de l’existence alimente toute une culture de la cruauté qui s’investit dans la puissance de transmutation de la technique pour donner lieu à ce qu’il appelle des sabbats techniques ou des orgies techniques [14]. Dans Les Masques du désir, Brun insiste sur « la vocation métaphysique de la technique dont les applications utilitaires nous masquent la véritable portée ontologique et l’ambition sotériologique ». Dans le chapitre intitulé « Les transes techniques », il s’attache à montrer comment la technique est mobilisée par l’homme moderne pour mettre fin à l’expérience d’un moi individualisé, séparé, et voué à la finitude, ce qui est au fondement de l’imaginaire transhumaniste.

Ainsi, Jean Brun nous propose une exploration des racines et des formes de l’imaginaire technique qui montre que c’est par essence et non par accident que notre rapport à la technique recèle un risque de déshumanisation. Tant que la puissance du désir agit à notre insu, sous le masque de la rationalité opératoire, aucune maîtrise de la technique n’est envisageable ; c’est pourquoi Brun nous invite à accomplir un incessant travail critique de démythologisation et de démystification de la technique.

Daniel Cérézuelle

 

Ce texte a été publié sur le site Sciences critiques en janvier 2019.

 

Daniel Cérézuelle, La technique et la chair, éd. L’Echappée, 2021.

 


[1] Dard, Olivier et Moatti, Alexandre : “Aux origines du mot transhumanisme”, Futuribles n°413, 2016.

[2] Mounier, Emmanuel, La Petite Peur du XXe siècle, Neuchâtel, La Baconnière, 1958. Ce texte peut être considéré comme le bréviaire de l’optimisme technophile français de l’après-guerre.

[3] Charbonneau, Bernard, Le Système et le Chaos, Paris, Economica, 1990.

[4] Brun, Jean, Le Rêve et la machine, Paris, La Table ronde, 1992, p. 17.

[5] Op. cit. p. 324.

[6] Op. cit. p 63.

[7] Op. cit. p. 131.

[8] Ibid, p. 38-39. Signalons que les analyses de Tibon-Cornillot sur l’imaginaire des biotechnologies prolongent les perspectives de Jean Brun. Michel Tibon-Cornillot, Les Corps transfigurés, mécanisation du vivant et imaginaire de la biologie, Paris, Seuil, 1992.

[9] Brun, Jean, op. cit. p. 42.

[10] Op. cit. p. 125.

[11] Op. cit. p. 127.

[12] Op. cit. p. 368.

[13] Op. cit. p. 328.

[14] Voir le chapitre très stimulant intitulé « Dionysos et l’orgie technique » in Brun, Jean, Le Retour de Dionysos, p. 49 sq.

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