Chapitre de conclusion
Dans notre voyage au royaume des formes animales, nous voulons faire un dernier arrêt à l’une des frontières extrêmes de la vie animale et en même temps à la limite de ce qui est visible à l’œil nu. Nous sommes à la recherche de quelque chose de peu apparent : des animalcules mucilagineux vivant sur un support humide. Leurs masses plasmatiques ternes ont souvent été désignées autrefois sous le nom de myxomycètes et considérées comme des plantes, et c’est pourquoi leurs organes de reproduction étaient appelés des sporanges. Mais dès 1858, le botaniste De Bary les rangea dans le règne animal et cette opinion est largement reconnue aujourd’hui. Maintenant, nous les nommons à nouveau mycétozoaires et ils prennent place dans les traités de zoologie.
Ils sont un objet important de l’étude de l’organisation dite plasmodiale, un degré d’organisation qui présente au microscope une masse plasmatique peu structurée ou pourvue de nombreux noyaux. Ce plasmode vit généralement à l’intérieur de ses sols nourriciers, dans des tas de feuilles en décomposition, dans l’humus des forêts, dans le bois vermoulu des vieux troncs. Parfois la masse gélatineuse rampe jusqu’à la surface de son habitat, mais sans que cela donne lieu à des formes plus solides. Cette masse plasmatique, que nous devons considérer comme la forme de vie habituelle et quotidienne des mycétozoaires, ou bien est incolore ou bien elle affecte divers tons globaux et dans ce cas, il peut arriver que les plasmodes d’une même espèce aient des colorations différentes. C’est pourquoi les systématiciens qui ont le sens de la valeur des propriétés (ce que Darwin appelait le « tact systématique ») ont renoncé depuis longtemps à considérer les couleurs de ces plasmodes comme un véritable caractère spécifique.
Le tableau change lorsque l’animal mucilagineux se prépare à la reproduction et élabore ses sporanges. Je ne décris ici qu’un seul cas, celui où ces sporanges, dans de nombreuses formations isolées, se dressent hors du plasmode et entrent en contact avec l’air (il existe aussi d’autres sortes de sporanges, plus massives). Pendant cette phase de leur existence s’érigent de nombreuses formations mesurant parfois quelques millimètres ; elles sont composées d’innombrables cellules isolées, la structure plasmodiale étant abandonnée à cet effet. Cette masse d’organismes unicellulaires se déplaçant vers le haut agit comme si elle était guidée par un plan secret. Une partie forme une colonne centrale, une autre une membrane extérieure et la couche intermédiaire se transforme en des cellules reproductrices. Or, ces sporanges ont maintenant une forme extrêmement caractéristique d’une espèce à l’autre et ils se distinguent par des colorations qui, dans bien des cas, sont partiellement dues à des incrustations calcaires dans la membrane. Les couleurs et les dessins de ces « sporanges » sont (contrairement aux couleurs des plasmodes) utilisés par les systématiciens : ces formations destinées à la reproduction revêtent une valeur formelle prégnante.
Ce qui, pour l’instant, nous intéresse tout particulièrement, c’est l’interprétation à donner aux couleurs qui va de pair avec l’idée qu’on se fait de la forme. La conception qui envisage le métabolisme servant à la conservation comme la fonction suprême de la vie ne peut considérer que comme dépourvues de signification les colorations des sporanges de ces animaux mucilagineux. Ce n’est pas un hasard si, même dans les travaux les plus récents, ces couleurs sont qualifiées d’« accessoires » en ce qui concerne les processus cellulaires, mais d’« essentielles » en regard de la distinction des genres et des espèces. Dans une autre formule, on souligne qu’on ne peut rien dire de certain quant à la signification des colorations, et spécialement des dépôts calcaires dans le sporange, et que ces processus chimiques seraient un sous-produit purement « passif » de la genèse des sporanges [1], étant donné que ces êtres microscopiques qui, si on les agrandit, se présentent de manière tout à fait frappante, ne peuvent avoir aucune signification pour le regard d’autres animaux, comme cela peut se produire pour des espèces plus développées, par exemple dans le cas des fleurs ou des fruits où des animaux interfèrent dans le processus de conservation des espèces. En effet, la dispersion des germes, quand éclatent les réceptacles des mycétozoaires arrivés à maturité, se fait par le vent, par l’eau et par tous les hasards possibles, mais non pas parce que des animaux seraient attirés par les sporanges.
Nous devons juger les sporanges de ces animalcules gélatineux selon d’autres critères que ceux qui ont prévalu jusqu’ici. Les chaînes de réaction qui conduisent à la coloration spécifique des sporanges ne peuvent pas être simplement rangées dans le système de sens du pur métabolisme où elles apparaissent comme des processus non fonctionnels et sont considérées dès lors comme insignifiantes. Un rattachement plus englobant doit reconnaître l’appartenance de ces processus à l’ensemble de l’apparence et de la manifestation spécifique des organes de reproduction. Nous devons reconnaître un rang particulier à la structuration spécifique de l’une des phases vitales les plus importantes en attribuant à leur apparaître (couleur et forme) un sens qui n’est jamais mentionné parmi les fonctions de conservation de la vie le plus souvent citées : le sens de la représentation, de l’auto-représentation de l’espèce, tel que nous l’avons rencontré de tant de manières multiples parmi les formes supérieures de la vie. Avec ce rattachement prend aussi tout son sens cette remarque des systématiciens qui, comme nous l’avons vu, considèrent la coloration des sporanges comme purement accessoire dans l’ensemble des processus vitaux, mais comme « essentielle » pour le classement systématique des espèces. En effet, les sporanges n’ont assurément pas une prégnance de forme et de couleur aussi marquée afin que nous autres, êtres humains, puissions mieux distinguer les différentes espèces de ces animalcules gélatineux – et pourtant, leur coloration est bel et bien « essentielle » parce qu’ elle est une expression supérieure de la valeur propre, de l’autonomie de cet être plasmatique bien particulier.
L’élaboration d’une structure de reproduction « spécifique », caractéristique de l’espèce, est un processus vital d’un rang tout particulier pour l’exécution duquel des processus héréditaires propres sont préparés dans le plasma et le germe.
De même que l’étude de la genèse d’un œil ou d’un foie doit toujours être entreprise en pleine connaissance de son résultat, l’œil ou le foie en activité, de la même façon il faut supposer aussi, pour l’apparence des organes de reproduction, une élaboration semblable par des processus préparés propres à l’espèce. Dans cette perspective, il s’avère que certaines chaînes de réaction trouvent place dans un système qui ne doit pas être pensé comme une conséquence secondaire d’un autre appareil, nécessaire à la conservation, qui, lui, serait d’une importance vitale, mais que, en pleine reconnaissance de leur valeur propre, il faut les rattacher à cette fin-là : précisément l’élaboration d’une structure d’apparaître.
Beaucoup de gens ont encore de la peine à apprécier pleinement des structures d’apparaître dont le sens n’est pas d’emblée évident selon une fonction de conservation. Mais nous devrons nous habituer à discerner de telles structures particulières non seulement là où l’« apparence » a un rôle dans le jeu vital, et donc pas seulement comme une coloration à but sexuel, comme un avertissement ou un camouflage, mais aussi, de manière beaucoup plus générale, comme une propriété de base de la vie.
Ce qui vient d’être dit des « sporanges » des mycétozoaires est valable aussi pour la profusion inouïe des dessins épidermiques des animaux. L’analyse des motifs animaux doit partir d’un type de formation que nous pouvons définir comme « optiquement indifférente », c’est-à-dire d’un dessin qui primairement, n’a pas de valeur sémantique ni de valeur cryptique, mais qui ne peut pas non plus être considéré comme le produit secondaire sans importance d’un processus principal important relevant du métabolisme. De tels motifs optiquement indifférents – telle est notre hypothèse – sont l’œuvre d’un système de facteurs particuliers rattachés à l’« apparaître ». Grande est la richesse de ces motifs indifférents. C’est leur diversité inouïe qui fournit la base pour les processus de sélection : mais, à ce niveau d’indifférence optique, elle ne peut pas non plus elle-même, dans sa singularité formelle, être l’œuvre d’une sélection directe par les yeux. La diversité de ces dessins indifférents est une conséquence, qui serait à étudier dans le détail, de diversités plasmatiques internes qui s’expriment aussi dans les contrastes des plans de construction. Conformément à notre hypothèse fondamentale de la valeur propre de l’apparence, nous ne voyons pas dans cette multiplicité un sous-produit fortuit de l’évolution, mais considérons que l’apparence fait partie intégrante du devenir global, au même titre que la conformation typique des organes du métabolisme, des appareils locomoteurs, des structures nerveuses et sensorielles ou des organes de reproduction. Le développement des structures épidermiques opaques en des motifs colorés et des formes propres à l’espèce est une partie tout aussi importante de l’ontogénèse préformée dans le germe que l’apparition de n’importe quel autre complexe de caractères.
Nous voici parvenus à des configurations prégnantes dont la forme concrète ne joue de rôle quelconque dans aucune des fonctions vitales qui nous soient connues : car elles appartiennent à des êtres qui ne peuvent se voir mutuellement avec des yeux, et dont les couleurs et les formes ne servent pas non plus à intimider un ennemi ou à se camoufler. C’est le monde des « apparences inadressées » – et celui qui considère les formes de vie autour de lui en gardant les yeux ouverts rencontrera un nombre sans cesse croissant de telles formes inadressées – au point même de commencer à pressentir que cet auto-façonnement gratuit, cette auto-présentation de l’être plasmatique pourrait bien, en fin de compte, être le sens premier et suprême de l’apparence vivante.
Nous regardons en spectateurs étrangers le spectacle des formes et des couleurs des êtres vivants, de configurations qui sont plus que ce qui serait nécessaire à la pure et simple conservation de la vie. Il y a là d’innombrables envois optiques qui sont lancés « dans le vide » sans être destinés à arriver. C’est une auto-présentation qui n’est rapportée à aucun sens récepteur et qui, tout simplement, « apparaît ». L’auto-présentation dans la sphère optique conduit le biologiste à une situation-limite : il constate des caractères qui doivent être appelés « non fonctionnels » si la fonction est comprise au sens de l’analyse physiologique. La biologie doit, par conséquent, élargir sa conception du vivant qui est bien souvent restreinte aux cercles fonctionnels de la conservation de l’espèce et de l’individu.
Dans un horizon élargi, le non-fonctionnel peut également trouver une place : il appartient au domaine lumineux ; c’est une « apparence dans la lumière ». L’étude physique des particules élémentaires et des processus élémentaires nous rappelle que ce domaine lumineux, où les choses peuvent tout simplement « apparaître » au sens originaire du mot, pose aussi constamment aux physiciens des questions nouvelles.
La lumière constitue une sphère particulière dans le domaine des effets sensoriels. Il est probable que la recherche ultérieure sur les rapports de la lumière et de la vie, de la vie et de la lumière, devra mettre plus clairement en relief cette spécificité de la nature élémentaire des effets lumineux et la distinguer des autres effets sensoriels qui reposent sur des effets moléculaires.
Nous avons constaté que nous aboutissions à une situation-limite lorsque nous étudiions les rapports de la lumière et de la vie dans l’horizon le plus large possible. Beaucoup de disciplines biologiques préféreront éviter cette situation-limite et, de manière consciente, elles restreindront considérablement leur champ d’investigation.
Mais l’étude des formes vivantes, quant à elle, si elle veut vraiment étudier ces formes sans se contenter d’un point de vue partiel, réduit à des fonctions isolées, doit se situer dans un horizon aussi vaste que possible, elle doit transgresser les limites à l’intérieur desquelles les énoncés de la physiologie ou de la génétique concernant les caractères morphologiques ont une valeur explicative.
Les apparences visibles en tant que porteur essentiel de l’auto-présentation des formes vivantes posent des problèmes biologiques particuliers. La morphologie doit tenter de saisir les caractères typiques de cette apparence dans leur globalité avant d’en rattacher certaines parties à des fonctions particulières. Elle étudiera les lois de la symétrie, de la proportion des parties dans le tout, la séparation morphologique de la forme externe et de la structure interne dans les organisations supérieures ; elle analysera les motifs dans leur spécificité caractéristique de l’espèce et du groupe – et tout cela, avant d’isoler un quelconque fragment de la forme comme étant « déterminé fonctionnellement ». Cet examen morphologique permettra de délimiter le domaine de validité d’autres méthodes et, dans des travaux ultérieurs, de déterminer la part fonctionnellement compréhensible et les facteurs génétiques des caractères morphologiques.
Avant toute fonction au service de la conservation de l’individu ou de l’espèce, au service de prestations sociales ou pour se défendre contre des ennemis – avant toutes ces fonctions et leur donnant seulement un sens, il y a le pur et simple apparaître comme auto-présentation. Même dans les formes les plus hautes de la vie où la part de la perception sensorielle est riche et significative, la pure auto-présentation excède toujours les parties de l’apparence affectées aux fonctions qui viennent d’être mentionnées. C’est pourquoi l’étude de la forme outrepasse elle aussi le domaine dans lequel la recherche physiologique établit des structures fonctionnelles. Mais une telle morphologie globale a pour présupposition que l’on comprenne que l’apparence « visible » du vivant doit être observée dans le champ le plus vaste possible et doit être envisagée comme un mode d’être fondé dans l’insaisissable, dans le secret de la réalité.
Si la science du vivant fait déboucher ainsi sur l’ineffable, elle remplit par là l’une de ses tâches. Car la recherche a de nombreux objectifs, et pas seulement celui, poursuivi et favorisé avec tant d’intensité par notre époque, de dompter les forces de la nature. Mais le jour où les puissances de production ne seront plus orientées à l’excès vers la destruction, quand sera enfin venu le temps des véritables loisirs libres pour les hommes, alors le besoin insatiable de travail se tournera vers des domaines où les valeurs à atteindre sont « inutiles » et où la recherche n’est pas seulement déterminée par le besoin de domination, mais plutôt par le respect sacré devant le mystère. Car seul celui qui connaît les choses accessibles soupçonne aussi la grandeur des choses cachées. Avec une telle orientation libérée de la recherche du pouvoir, pourra alors commencer le véritable travail libre auquel nous sommes destinés selon notre espèce. La plupart des gens n’ont aujourd’hui aucune idée de cette possibilité plus accomplie de la vie humaine. Ils ne soupçonnent même pas ce que l’on pourrait entendre un jour par existence humaine, étant donné que ce qu’ils qualifient d’« humain », c’est tout au plus le fait d’être déchargé des soucis les plus pesants de la vie. Mais dès aujourd’hui, une foule de gens pourraient disposer d’un temps de loisir considérable pour le travail de l’esprit, et beaucoup de ceux qui gâchent leur temps de manière insensée, et le « tuent » littéralement, seraient étonnés des possibilités d’accomplissement spirituel qui leur sont déjà offertes.
Nous voulons faire ce qui peut déjà être réalisé ici et maintenant : ouvrir la voie à une conception plus complète et plus riche des formes vivantes, des plantes et des animaux. Nous avons accompagné sur une partie de leur chemin diverses voies de la recherche, non pas en nous imaginant aboutir par là à une compréhension totale de l’apparence vivante, mais parce que c’est seulement par une connaissance globale de ce qui est connaissable que nous commençons à mesurer à quel point toutes les formes excèdent ce que le chercheur peut en dire à chaque fois. C’est précisément la recherche la plus rigoureuse qui nous donne la clef d’un royaume du merveilleux aux portes duquel conduisent à chaque fois les longues voies du travail scientifique.
Il peut paraître étrange de dire que la science de la nature conduit au merveilleux. Notre fierté d’Occidentaux ne vise-t-elle pas à calculer tout ce qui peut l’être et à effectuer un désenchantement total, et les hauts faits de l’esprit occidental ne semblent-ils pas résider tout particulièrement dans le domaine de la domination de la nature ? Et pourtant, des doutes sérieux sont apparus quant à la justesse d’une telle vue exclusive – des doutes dont il faut espérer qu’au lieu de mener au désespoir, ils donneront un plus grand droit de cité aux autres orientations de la recherche. L’erreur de nombreux esprits bien intentionnés consiste à exiger un renversement radical : à les entendre, il faudrait remplacer la domination trop exclusive de l’entendement calculateur par une fantaisie effrénée ; au rationalisme exclusif, il faudrait opposer un irrationalisme tout aussi total. A la connaissance, l’exaltation mystique.
Or, pour l’esprit occidental, la solution doit consister d’une part à favoriser au maximum l’étude des phénomènes naturels, mais d’autre part, par une conversion et un retour sur soi extraordinaires, à cultiver la connaissance de la réalité beaucoup plus englobante de notre expérience, une connaissance qui, pour un grand nombre de gens, doit être acquise pour la première fois. Telle est l’attitude qui nous amène à rappeler que les voies de la connaissance de la nature doivent également conduire au merveilleux. Mais ceci implique aussi l’exigence de peser ses mots avec plus de soin qu’on ne le fait d’ordinaire. Tant de mots jadis chargés de signification ont été fâcheusement dévalués à force d’avoir été employés à la légère. Avec quelle facilité parle-t-on et écrit-on au sujet des miracles et du mystère de la nature ; sous de tels titres, on se plaît à relater les résultats de la recherche que nous comprenons, et qui ne sont donc pas des miracles – ou bien des problèmes résolus, et qui ne devraient donc pas être appelés des mystères. Ce que l’on ne comprend pas n’est pas simplement un miracle, et ce que l’on ne connaît pas présentement n’est pas forcément un mystère. Étant donné que ces mots ont été tellement usés et mésusés, comment peut-on alors désigner ce que nous pressentons au delà du dicible ? Quel nom doit donc porter cette zone cachée qui nous demeurera inaccessible par les moyens de la science ? L’expérience aux portes de laquelle nous conduit aussi, en fin de compte, l’étude scientifique de la forme animale n’est donc pas ce plaisir actif à résoudre des questions, ce bonheur qui est l’état d’âme qui accompagne tout travail scientifique. Notre rencontre avec l’animal s’accompagne simultanément d’un sentiment puissant où est à l’œuvre quelque chose qui s’apparente à l’étonnement de l’enfant ; nous rencontrons les plantes et les animaux avec stupeur ou effroi, avec de la joie, mais aussi avec un respect sacré. Nous n’avons pas devant nous des êtres dont un jour, après-demain, dans des années ou dans des décennies, nous pénétrerons la manière d’être ; autour de nous existent des formes de vie grandes et petites dans lesquelles se sont réalisées d’autres possibilités du vivant qu’en nous, êtres humains.
Parfois, devant l’aspect de ces formes, il nous semble rencontrer des fantasmagories de notre vie onirique, des produits de notre imagination. Une telle intuition doit être prise très au sérieux – mais pas comme s’il s’agissait d’une connaissance scientifique. Bien plutôt, nous voulons y voir le signe que l’Inconnu est à l’œuvre autour de nous aussi bien qu’en nous. Ce n’est pas un hasard si la création artistique – aujourd’hui plus attentive qu’autrefois au travail en nous de ces forces secrètes et qui, davantage qu’autrefois, se laisse conduire par elles – a éprouvé depuis toujours, face au caractère étonnant de ces formes animales, quelque chose qui est parfois ressenti comme une fraternité difficilement saisissable. Dans cette confrontation, il y a la certitude que, dans les organismes, nous rencontrons un secret apparenté à celui de notre propre vie et que, dans ces formes, est présent devant nous de façon sensible un mode d’être particulier qui, à des degrés divers et de diverses manières, témoigne de leur intériorité.
Peut-être ce livre sur la forme animale aura-t-il réussi, en présentant quelques aspects des problèmes morphologiques, à rappeler que c’est l’intériorité, le grand mystère du vivant, qui nous parle dans cette multiplicité de formes diverses. Nul ne sait quelle part de ce langage sera apprise ultérieurement par nos descendants, mais nous savons une chose : que les voies conduisant à un tel savoir passent par la connaissance scientifique dont les acquis doivent s’intégrer dans l’expérience plus vaste des formes, si on veut que la relation à la vie autre ne soit pas un simple élan mystique débridé, mais l’accès à une véritable expérience approfondie.
Adolf Portmann,
zoologiste suisse.
(27 mai 1897 – 28 juin 1982)
Notes sur la traduction
La première traduction française de Die Tiergestalt (Adolf Portmann, La Forme animale, traduit de l’allemand par Georges Rémy, Paris, Payot, 1961), l’ouvrage central de la réflexion morphologique d’Adolf Portmann, est insuffisante à bien des égards et ne répond plus à ce que l’on attend aujourd’hui de la traduction d’une œuvre théorique. La paraphrase approximative l’emporte souvent sur la traduction proprement dite, les contresens sont fréquents, et il n’est pas rare que des phrases ou des paragraphes entiers aient été supprimés. Et surtout, une bonne part des intentions philosophiques de Portmann a manifestement échappé au traducteur, ce qui entraîne un escamotage ou une édulcoration de certains concepts fondamentaux.
Une situation tout à fait comparable se rencontre sans doute en anglais, puisque Marjorie Grene écrit à propos de la traduction anglaise de Neue Wege der Biologie : « The translation is inadequate at some crucial philosophical points, especially in the rendering of eigentlich and uneigentlich and also in the omission of some important passages » (Marjorie Grene, The Understanding of Nature. Essays in the Philosophy of Biology, Dordrecht, Reidel, 1974, p. 291).
Étant donné que le chapitre de conclusion du livre (intitulé « Zum Abschluss ») revêt une grande importance, dans la mesure où il rassemble en un bouquet final tous les thèmes de la réflexion ultime de Portmann, et que les défauts qui viennent d’être indiqués y sont particulièrement flagrants, j’ai entrepris d’en réaliser une traduction nouvelle. Je me base pour cela, comme, l’avait déjà fait la traduction existante, sur la seconde édition de 1960 (Adolf Portmann, Die Tiergestalt, Bâle, Reinhardt, 1960, deuxième édition remaniée) qui intègre le deuxième état de la pensée portmannienne après son tournant décisif des années cinquante. En effet, il s’agit d’un nouveau chapitre qui ne figurait pas sous cette forme dans la première édition, et qui se compose, pour une part, d’un passage repris à la première édition et, pour une autre, d’un montage d’extraits de plusieurs articles des années cinquante. J’ai supprimé ici les illustrations et leurs légendes ainsi que les renvois à celles-ci dans le corps du texte.
Jacques Dewitte
Adolf Portmann, La forme animale, 1960.
Traduction revue par Jacques Dewitte
éditions La Bibliothèque, Paris, 2013.
[1] Dans ce passage, Portmann se réfère sans le nommer à Jules Pavillard, « Ordre des Mycétozoaires » in Traité de zoologie, Paris, Masson, 1953, tome I, fascicule II, où on peut lire : « Accessoires, au point de vue cytologiques, mais essentielles à l’égard de la discrimination générique et surtout spécifique, sont la coloration et la minéralisation chez les Mycétozoaires […]. L’importance majeure de la minéralisation calcaire pour la morphologie systématique […] est d’autant plus remarquable que l’on ignore tout de la fonction physiologique du calcaire […] en dehors de sa participation purement passive à la genèse du péridium et du capillitium » (pp. 511-512). [NdT]