Présentation du dossier
Aujourd’hui, de plus en plus rares, nous semble-t-il, sont les milieux professionnels qui réfléchissent et s’organisent collectivement pour exiger le maintien ou le retour de conditions de travail dignes, définies d’une part, par un revenu, des droits et une protection acceptables, et d’autre part, par une liberté et une autonomie professionnelles, un sens et un rôle joués pour la collectivité. Pourtant, force est de reconnaître que nombre d’entre nous ne peut se targuer d’avoir un emploi digne, selon cette définition.
Pourquoi alors si peu de signes témoignent-ils d’une volonté de se concerter, d’échanger, de partager, de réfléchir, en tant que « corps de métier », sur ses conditions professionnelles ? Comment faut-il comprendre la résignation affichée sur nos lieux de travail face à nos supérieurs, qu’ils soient chefs d’entreprise ou membres du personnel politique ?
Il est vrai que, souvent main dans la main, ces derniers imposent avec autorité leurs objectifs de rentabilité aux travailleurs, et ce dans la totalité des secteurs professionnels, économiques comme sociaux. Les aidant grandement dans cette voie, la numérisation de notre société, largement encouragée par la classe politicienne et le grand patronat, s’est accélérée avec l’apparition du Coronavirus et les choix de gestion de la pandémie faits par la majorité des gouvernements. En usant des arguments ultimes que constituent notre sécurité sanitaire et l’urgence de la situation, la Confédération et les Cantons mettent les bouchées doubles pour nous offrir une administration bientôt 100 % virtuelle. Le télétravail s’est normalisé, et avec lui la possession individuelle d’un nombre croissants de gadgets informatiques, auparavant collectivisés sur le lieu de travail. Les ventes de ces outils non-conviviaux ont explosé, en même temps que la consommation de bande-passante, le téléchargement de vidéos, les transactions et les achats en ligne participant au passage à l’excellente santé financière de l’industrie du numérique autant qu’à la destruction du vivant via l’extraction de matières premières, à l’exploitation de la main-d’œuvre du Sud et aux pollutions liées aux déchets informatiques.
Dans ce cadre-là, difficile de trouver un travailleur (ou un chômeur !) qui échapperait, sans que cela soit dû à une résistance proactive particulièrement vive, à la numérisation du métier qu’on lui a appris. Et si élever des chèvres, soigner un malade, enseigner le français ou fabriquer un objet peuvent encore « techniquement » se faire sans informatique, force est d’admettre que ces activités, exercées dans le cadre d’une entreprise privée ou d’une institution publique, ne peuvent plus désormais échapper à l’emprise du numérique et à sa bureaucratie dématérialisée. Le rouleau-compresseur est si puissant qu’il semble ne provoquer chez celles et ceux qu’il écrase ni peur ni colère, et encore moins de résistance. « C’est quand même pratique », entend-on à chaque fois. « … Quand ça marche, évidemment ! », lâche-t-on en rigolant jaune, mais en y croyant malgré tout :
« Un jour, oui, ça marchera, il faut juste laisser un peu de temps, et c’est à moi de me former surtout quand je serai formé, et qu’on aura maîtrisé les quelques bugs de synchronisation, d’impression, de conversion des fichiers, de mises en réseau, de et pis, il faut aussi avouer que nos équipements sont vieux, mais quand on aura le dernier cri, là, c’est sûr, ça marchera ! »
Comment interpréter ces commentaires habituels, entendus devant la machine à café ou adossés à la photocopieuse capricieuse ? Les promesses d’un monde entièrement maîtrisable par ordinateur semblent bel et bien avoir pénétré nos inconscients rongés par le mythe du Progrès.
Pourtant ! Est-ce réaliste de croire qu’un jour nos équipements seront assez modernes, les bugs définitivement radiés et les travailleurs suffisamment formés pour maîtriser de telles technologies ? Peut-on espérer que celles-ci, un jour, quitteront les mains des GAFAM pour être enfin utilisées à des fins émancipatrices pour tous ? Ce serait sans compter que l’obsolescence programmée, qu’elle soit appliquée aux machines ou aux humains, reste une condition sine qua non de la logique de croissance qui soutient l’industrie numérique et ses giga-infrastructures lesquelles, aussi complexes qu’indispensables, ne peuvent qu’engendrer des outils par essence non-conviviaux.
Et quid des conséquences sur le travail même ? Comme le résume le collectif français de résistance à la numérisation Écran Total, qui réunit des professionnels de domaines très variés agriculteurs, psychiatres, bibliothécaires, boulangers ou chômeurs :
« [l’informatique] vise à optimiser le temps productif et prétend nous simplifier la vie, mais en réalité, elle prend du temps et de l’attention au travail vivant en démultipliant les tâches administratives. Elle nous oblige à saisir des données. Elle produit ensuite des statistiques et des algorithmes pour découper, standardiser et contrôler le travail. C’est du taylorisme assisté par ordinateur. Le savoir-faire est confisqué, le métier devient l’application machinale de protocoles déposés dans des logiciels par des experts. Ce qui n’est pas nommable ou quantifiable disparaît : il y a de moins en moins de place pour la sensibilité, la singularité, le contact direct, pourtant essentiels à l’enseignement, le soin, l’agriculture, l’artisanat […] Dans l’administration, les services publics, les transports, en tant qu’étrangers, élèves, patients, clients, nous sommes réduits à des flux, identifiés, surveillés, numérisés. Les machines deviennent nos seuls interlocuteurs. »
Face à ces menaces, des enseignants et enseignantes vaudoises se sont réunies et ont décidé d’écrire leur colère et leurs inquiétudes légitimes face à un nouveau franchissement de seuil dans la déshumanisation de notre société en général, et de l’école en particulier : déshumanisation des rapports entre collègues, des relations élève-professeur, élève-savoir, professeur-administration, etc. Ces enseignants et enseignantes critiques de l’emprise du numérique sur leur métier, malgré toute leur légitimité à s’exprimer sur ce sujet qui les concerne en premier lieu, se sont sentis obligés d’écrire de manière anonyme. En publiant en grande partie leurs articles, notre rédaction souhaite non seulement faire remonter les voix du terrain, mais également dénoncer avec force le climat délétère de nos institutions qui, en invoquant le devoir de réserve, forcent au silence des citoyens-employés de la fonction publique qui refusent d’accepter sans broncher les choix imposés par le gouvernement.
Comme tant d’autres prophéties autoréalisatrices, cette école numérique vantée par nos élites a eu droit à une forte médiatisation lors du semi-confinement printanier de l’année passée. Évidemment, le projet était déjà sur des rails solides bien avant la pandémie, propagande d’État et fascination populaire pour la technologie aidant, mais le Coronavirus a permis un coup d’accélérateur sans concertation ni débat, urgence oblige. Ce dossier sur l’école numérique, en apportant des réflexions et des arguments au corps enseignant et à toutes les parties prenantes de l’institution scolaire, tente de répondre à une autre urgence, celle de refuser l’entrée d’une panoplie d’outils informatiques dans les écoles et d’ouvrir le débat. Et comme la numérisation est un phénomène total, ce dossier nous permet aussi de rappeler quelques idées fondamentales, portées par le mouvement de la décroissance, à la lumière des grands penseurs de l’écologie politique, et applicables à tous les autres domaines de la société :
— la non-neutralité de l’outil et son caractère plus ou moins convivial : choisir d’utiliser massivement le numérique, outil non-convivial par excellence, c’est opter en même temps pour un rapport au monde propre à l’informatique et accepter un certain conditionnement, couplé à une véritable dépossession de notre autonomie ;
— nos ressources physiques limitées qui devraient guider nos choix technologiques ;
— l’effet rebond, qui soutient, dans le cadre du travail, que le gain d’efficacité offert par une technologie pour une tâche est largement compensé perdu donc par l’apparition d’une multitude de tâches supplémentaires que cette même technologie permet : l’ordinateur, à titre d’exemple, réduit le temps consacré à certains travaux, mais permet d’imposer au travailleur un cahier des charges plus long, rempli entre autres de tâches administratives chronophages et démotivantes, impossibles à déléguer au travailleur auparavant ;
— la contre-productivité des institutions : dont l’école est… un cas d’école.
Aujourd’hui comme hier, l’éducation des nouvelles générations ne devrait-elle pas pouvoir se discuter ouvertement ? Les autorités et les grands médias soucieux de l’avenir de notre société ne devraient-ils pas informer la population sur les méfaits autant avérés scientifiquement qu’observables par tout un chacun, sur lui-même, sur son travail et sur ses relations aux autres de la numérisation d’à peu près tout ? Les millions (publics) investis (30 sur 3 ans dans le Canton de Vaud, 25 sur 6 ans dans le Canton de Neuchâtel ) ne devraient-ils pas nous alerter sur les enjeux économiques et politiques qu’engendre l’ouverture des portes de l’école publique aux entreprises privées de la tech ?
En tant que citoyens technocritiques et non technophobes, notre rédaction reconnaît la nécessité, aujourd’hui, d’une éducation au numérique. Mais nous insistons sur le fait que celle-ci doit pouvoir se faire aussi sans écran ni réseau virtuel. Parallèlement, nous dénonçons les dangers d’une éducation par le numérique, aberration écologique et humaine, qui conditionnera les générations futures en réduisant les libertés de leurs enseignants et en appauvrissant le processus de transmission de savoir entre membres d’une même communauté.
La rédaction de Moins !