Des artistes au secours des scientifiques au secours du monde
Depuis quelques années, les critiques du post-modernisme et du transhumanisme en philosophie et sciences humaines ont été nombreuses. Un autre secteur de la production intellectuelle, tout autant détenteur du « pouvoir de prescrire » (Illich), est celui de l’art contemporain, mis au service des dernières marchandises technologiques. Nous verrons dans le théâtre et les beaux arts quelques représentants rencontrés autour de moi. Ils sont principalement Lillois, mais ont une audience au moins nationale.
« Je me flatte de n’avoir aucun goût et surtout pas celui de me laisser divertir par le spectacle d’une culture qui, pour la première fois, et au mépris d’elle-même, trouve son sens à s’abaisser devant le réel. Je doute même qu’il y ait jamais eu plus étroite collaboration entre artistes, universitaires, industriels, scientifiques, promoteurs et politiciens, pour en finir avec ce no man’s land entre réalité et langage grâce auquel, depuis toujours, la pensée déjoue le réel et son emprise sur l’être tout entier. De cet espace incontrôlable, où se crée organiquement le lien entre l’imaginaire et la liberté, nous sont venues et peuvent encore nous venir nos plus fortes chances de conjurer le désagrément d’exister. Ce qu’on appelle la poésie n’a pas d’autre justification. Elle est cette fulgurante précarité, à même de faire rempart, certains jours, contre l’inacceptable et, parfois, d’en détourner le cours. Il suffit pourtant qu’elle cesse d’être cet éclair dans la nuit, pour devenir clarté installée en mensonge esthétique où les mots comme les formes s’organisent en figures interchangeables dont l’unique fonction se réduit, en fin de compte, à divertir.
Les exemples en sont aujourd’hui si nombreux qu’on pourrait croire à une entreprise délibérée. »
Annie Le Brun, Appel d’air, après Tchernobyl, 1988.
(réed. Verdier, après Fukushima, 2011)
Je ne suis ni critique de théâtre, ni auteur dramatique, ni historien de l’art. Je suis un habitant lambda de la métropole lilloise, mais un habitant attentif à ce qui s’y déroule avant d’en témoigner dans divers journaux. Au cœur de cette ville, au milieu des boutiques et des chaînes commerciales, se trouve la scène nationale du Théâtre du nord. Je découvre son directeur Christophe Rauck dans l’éditorial du programme du Théâtre du Nord en 2013 dans lequel il vante, en substance, l’inscription de son théâtre dans la vie de la cité, mais aussi l’inscription des citoyens dans son théâtre. La première fois que je pus moi-même m’inscrire dans son théâtre, ce fut pour l’occuper en 2014 avec mes amis intermittents, précaires comme moi. Mais contre l’avis de Christophe Rauck. Je compris alors que la cité pouvait s’inscrire dans son théâtre selon les conditions de la direction, en s’acquittant d’un ticket d’entrée pour des spectacles. Le Théâtre du Nord est donc bien un lieu militant qui défend en dits comme en faits sa ligne politique, ce qui entraîne des attendus et des interdits.
Ma première rencontre avec Christophe Rauck m’avait signifié ses interdits. La seconde énoncerait ses partis-pris. Elle eut lieu lors de sa mise en scène de La Faculté des rêves, une biographie de Valérie Solanas, l’auteure en 1967 du Manifeste SCUM. Ce manifeste serait tombé dans l’oubli si Solanas n’avait d’abord défrayé la chronique en tirant trois balles sur Andy Warhol, et si quarante ans plus tard l’écrivaine Sara Stridsberg, par ailleurs membre du comité Nobel de littérature, n’avait déterré cette histoire et le Manifeste SCUM pour en tirer un roman. En résumé, ce Manifeste « féministe » prétend que le mâle est un être dégénéré, qu’il faut donc l’éradiquer et le remplacer par des technologies de reproduction afin d’assurer la survie de l’espèce humaine (féminine). Le tout dans une société libérée du travail par l’automatisation complète et le gouvernement des ordinateurs. Au Théâtre du nord, lieu inscrit dans la cité, si les intermittents et précaires n’ont pas droit à la parole, les transhumanistes ont droit aux feux de la rampe.
Au fur et à mesure de mes pérégrinations théâtrales lilloises, je découvre un jeune metteur en scène présenté par les gazettes et les spécialistes comme le plus talentueux de sa génération, lui-même se produisant régulièrement au Théâtre du Nord : Julien Gosselin. Sa notoriété lui vient de l’adaptation en 2013 des Particules élémentaires de Michel Houellebecq qui fit un tabac en Avignon. Julien Gosselin vaut à lui seul plusieurs millions d’euros : la production de ses spectacles dépasse régulièrement le million, et il se fait bâtir en ce moment un théâtre à Calais avec six millions d’euros d’argent public, dont une partie allouée par le Conseil régional. Car pour le président des Hauts-de-France Xavier Bertrand, M. Gosselin est « le metteur en scène le plus important de sa génération » [1]. Je m’intéresse donc aux spectacles de ce représentant du théâtre actuel. Regardant des photos sur Internet, puis dérivant de liens en liens, je navigue dans l’univers de cette nouvelle génération de metteurs en scène et m’en fais d’abord une idée superficielle, repérant assez vite les traits scénographiques communs : l’omniprésence des écrans, des stroboscopes, des néons, des appareils à fumée et des comédiens aux airs tantôt ahuris, tantôt effrayés.
Pour apprécier le théâtre contemporain, examinons le meilleur d’entre eux : Julien Gosselin. Celui-ci résume ses spectacles à une succession de stimuli sonores et visuels, assumant d’ailleurs que ses spectacles puissent représenter une expérience « éprouvante ». Son dernier spectacle présenté dans le « In » d’Avignon, Joueurs, Mao II, les noms, dure onze heures dont sept sur écran :
« Ce que je cherche, c’est de proposer au spectateur une expérience qui soit extrêmement puissante. Je ne dis pas que ça marche à tous les coups, parfois ça rate. Mais on va au théâtre pour vivre quelque chose qu’on ne peut pas vivre ailleurs, pas simplement pour entendre un texte. Pour ça, la lecture est quand même bien supérieure. » [2]
Je lis plus loin :
« La question de la compréhension est évacuée dès qu’on commence à parler d’art. On s’en fout de comprendre et ça n’a aucun intérêt. On va au cinéma et on écoute de la musique justement pour ne rien comprendre, pour être ému par quelque chose qui nous dépasse. Je suis horrifié par l’idée que le metteur en scène de théâtre, ou n’importe quel artiste, serait une sorte d’adjuvant de l’instituteur dont le rôle serait celui d’intéresser ou de permettre de comprendre. »
Depuis quelques temps déjà, traînant les dîners en ville, les expositions, les spectacles, je m’étais aperçu de ce lieu commun de la production artistique contemporaine : il ne faut pas avoir d’avis tranché, être didactique, affirmer un point de vue, mais soulever des questions, interroger et interroger sans cesse, mais surtout en ne comprenant jamais rien – donc. De ce que j’entends, la culture n’est pas le partage ou la confrontation de points de vue, une meilleure compréhension du monde à l’aide de l’histoire, la philosophie, ou la poésie, comme ont pu le défendre les hussards noirs de la République et autres militants de l’éducation populaire. La culture sert à « vibrer », être « ému », bref : à « kiffer ». S’il on essayait une comparaison, on pourrait dire que le théâtre est pour la petite bourgeoisie intellectuelle ce que le stade est aux classes populaires : une expérience de l’intensité.
Cette revendication de mettre en scène l’expérience plutôt que l’entendement se retrouve chez une autre metteuse en scène lilloise, Tiphaine Raffier. Tiphaine sort du même sérail académique que Julien (l’école du Théâtre du nord). Elle joua dans la même compagnie que lui, et se trouve aujourd’hui canonisée par le journal de référence Le Monde du 9 octobre 2017 comme « une révélation ». Son dernier spectacle intitulé France Fantôme s’attaque au sujet du transhumanisme. Mais elle s’empresse de préciser dans sa note d’intention qu’elle n’est « ni technophobe, ni technophile ». Raffier comme Gosselin s’intéressent pourtant à des sujets actuellement cruciaux. Avec Les Particules élémentaires, Gosselin s’intéressait aux technologies génétiques, au transhumanisme, au clonage. Avec son spectacle 1993, il installait une scène dans un accélérateur de particules. De tout cela… rien à dire. Nous vivons un bouleversement technologique et social, une « révolution » anthropologique impulsée par les technologies génétiques et l’intelligence artificielle, une redéfinition même de ce qu’est le vivant à l’heure où il est designé, reprogrammé, hybridé avec la machine ; à l’heure où la disparition des espèces s’accélère sous les effets du progrès technique ; où même les cultures, les dialectes, les langues, pourtant si chères à ces artistes, disparaissent sous les effets des médias de masses, des écrans, de la société de consommation, mais… rien. Ou alors seulement des questions laissées en suspens.
Pour moi qui suis à peu près inculte en la matière, le théâtre c’était Brecht, Camus ou Vilar. Les imagine-t-on revendiquer à propos de leur époque (la seconde guerre mondiale, la bombe atomique, la guerre d’Algérie) : je n’ai pas d’avis, j’interroge, je ne suis pas là pour être « l’adjuvant de l’instituteur ». Quand Julien Gosselin annonce qu’il met en scène trois spectacles sur la violence, après que des islamistes aient tué à l’arme de guerre des enfants juifs devant leur école ou des spectateurs d’un concert pour leur « mécréance » et leur « perversité », il dit sur France Culture :
« J’interroge le mystère de la violence en la nommant le mal. Mais je ne fais qu’interroger, je ne la comprends pas. Il me faut des auteurs immenses non pas pour répondre à la question de la violence, mais pour continuer à la questionner. » (1er janvier 2019)
Et prendre à cette occasion plusieurs millions d’euros dans les poches du contribuable qui ne recevra donc rien de sa part en retour.
Gosselin et son amie Raffier prétendent n’avoir rien à dire sur leur époque pourtant bouleversante. Cependant leur mise en scène trahit une fascination pour les nouvelles technologies et les écrans. À propos des écrans omniprésents sur scène, Gosselin répond que « fond et forme se rencontrent dans la mise en scène » [3], détournant les propos de Victor Hugo pour qui « la forme, c’est le fond qui remonte à la surface ». Les écrans surclassent les comédiens, qui sont parfois filmés sur scène et reprojetés sur écran, dans une course au réalisme avec le cinéma. L’acteur-studio remplace le comédien, il est microté et joue de façon « réaliste ». Le spectacle Mao nécessite pas moins de onze techniciens pour les dix comédiens sur scène. Que devient alors le spectacle dit « vivant » s’il est à ce point dépendant des techniques vidéo et numériques, s’il empêche de laisser filer l’imagination des spectateurs, s’il s’empêche d’user de son pouvoir de suggestion, d’onirisme, de surréalisme ? On le voit au premier coup d’œil : les personnages du théâtre contemporain sont hébétés au milieu d’une scène éclairée par une lumière froide qui n’est pas sans rappeler celle d’un écran de smartphone la nuit, hurlant au dessus d’infrabasses volontairement douloureuses pour les oreilles.
C’est à ce titre qu’on peut parler d’artistes officiels et académiques, tant ils adhèrent à leur époque, qui est celle des images, des écrans, de la musique produite par ordinateur, et quand bien même on connaît leurs effets délétères sur la concentration des jeunes enfants, l’apprentissage, le développement psycho-moteur ou l’obésité. À toutes les époques, et pour faire dans la tautologie, l’art dominant est celui de la classe dominante (à savoir ses acheteurs et commanditaires), à des fins de célébration aussi bien vis-à-vis d’elle-même que des classes dominées. Le pouvoir se montre en beauté et manifeste par là-même son génie. Les peintres vénitiens ou florentins ornaient les chapelles en mettant en scène des récits bibliques. Les peintres hollandais célébraient les bourgeois, les patriciens de leurs cités-États, les marchands, les compagnies de commerce et les scientifiques.
Au XIXe siècle, l’art s’industrialise comme il célèbre l’industrialisation. L’impressionnisme de Claude Monnet célèbre les gares et les trains ; la poésie d’Émile Verhaeren, les villes tentaculaires ; les futuristes se font les chantres de la violence et de la vitesse, ils glorifient les aéronefs, les moteurs, les Titanic, les Métropolis et les robots. Début XXe siècle, les peintres, architectes et designers hollandais du Stijl mettent le monde sensible en équation, théorisent le rationalisme triomphant des années 1920, préparant les consciences à la mise en cube du monde par Le Corbusier avec ses « machines à habiter ». L’œuvre d’art, selon le Hollandais Piet Mondrian, « ne doit rien recevoir des données formelles de la nature, ni de la sensualité, ni de la sentimentalité. Nous voulons exclure le lyrisme, le dramatisme, le symbolisme » [4]. L’artiste n’est plus poète, il se fait machiniste. Les œuvres du sculpteur Vantongerloo s’intitulent « S x R/3 » ou « y = 2x3 + 21x ». Après-guerre le sculpteur pompidolien Nicolas Schoffer, dont le Musée d’art moderne de Villeneuve d’Ascq vient de faire la rétrospective, célèbre la ville cybernétique, les entreprises Macintosh et Philips. Il invente une « Tour saptio-lumino-chronodynamique » et met sur pieds des robots-danseurs pour les besoins de la metteuse en scène Carolyn Carlsson.
Aujourd’hui, à l’ère des NBIC (nano, bio, info et technologies cognitives), de l’hybridation de l’homme et de la machine, nous avons rencontré Orlan, une artiste française cyber-féministe auteure du livre bien nommé Ceci est mon corps… ceci est mon logiciel [5]. Orlan, représentante du Body art, présentait au printemps 2018 au Grand Palais à Paris son Orléanide, son alter-ego robotique, dans une exposition intitulée « Artistes et Robots ». L’événement était co-organisé par France Culture (émission « L’esprit d’ouverture ») et Le Nouvel Observateur. Pour la commissaire d’exposition Laurence Bertrand-Dorléac : « si les robots n’ont pas de vision, ils ont du style. » L’un des artistes exposés au Grand Palais, Leonel Moura, prétend quant à lui :
« La créativité est un phénomène naturel basé sur des règles et des interactions simples qui peuvent être converties dans le langage et le comportement des machines. La créativité artificielle est l’inévitable avenir de l’art. » [6]
En somme, il ne fait que répéter Piet Mondrian. Fin de la créativité humaine. Voilà bien l’objectif de cette exposition : effacer la frontière culturelle entre humains et machines, tous deux capables de créativité, pour ensuite effacer leur frontière physique. Et voilà comment nous perdons les armes intellectuelles nécessaires pour affronter le capitalisme contemporain, comme, au hasard, celui d’Elon Musk, patron de Tesla, qui travaille à connecter les cerveaux aux ordinateurs (comme dans le spectacle de Tiphaine Raffier France Fantôme), ou le projet européen Human Brain Project, qui tend à simuler artificiellement un cerveau humain. La distinction homme/machine s’efface. L’homme se machinise, le robot s’humanise. En octobre 2018, Le Monde organisait trois jours de colloque sur le thème « Aimer » avec des débats comme « Intelligence artificielle et émotions : un amour de robot ? », en rappelant :
« le concepteur de robots sexuels Sergi Santos a récemment doté Samantha, une de ses créations, de la capacité de se refuser à son partenaire humain si elle ne se sent pas respectée ou n’a pas envie de lui. » [7]
Un sexbot doté de la capacité d’exprimer son consentement. Ainsi l’homme et la machine sont de la même espèce et ne font plus qu’un, comme on l’a vu avec Orlan, ou comme le représente une autre artiste présente au Grand Palais, Raquel Kogan.
Mais revenons à nos moutons électriques du nord. Le Fresnoy est un centre d’art à Tourcoing spécialisé dans la rencontre entre artistes et chercheurs, les uns et les autres se fécondant réciproquement (je vous laisse faire le dessin). Le Fresnoy se présente comme une « Villa Médicis high tech, un Bauhaus de l’électronique, un Ircam des arts plastiques. » Le Fresnoy est un ancien cinéma-piscine-piste de patin de l’équipementier automobile Deconinck. Il a donc toujours été un lieu de culture du pouvoir. Aujourd’hui, les artistes du Fresnoy font des séjours dans des labos et des chercheurs investissent le Fresnoy. Ils dialoguent et produisent ensemble de nouvelles visions de l’Humanité et de la création. Le Fresnoy célébra ses vingt ans en 2018 au Collège de France, avec des colloques, et au Palais de Tokyo à Paris avec une exposition intitulée « Le rêve des formes ». L’idéologie défendue par Le Fresnoy à cette occasion se résume à ce que l’on appelle, en philosophie, le post-modernisme, soit une idéologie du dépassement des frontières (biologiques et physiques, mais aussi celles de la perception), une fascination pour les états-limites, l’intangible, l’incommensurable, « le réel étant l’autre nom de la contrainte », comme on a pu l’entendre au Collège de France. Cette idéologie prétend qu’il n’y a jamais de frontière entre deux états ou deux matières, mais une continuité et une hybridation toujours déjà-là entre le vivant et la machine, le cerveau et l’ordinateur, l’émotion artificielle et l’émotion humaine, mais aussi entre le masculin et le féminin, l’homme et l’animal, le plein et le vide, le noir et le blanc, le chaud et le froid, etc. Tout est déjà dans tout pour qui manie l’art de « déconstruire ». Cette idéologie produit certes des considérations oiseuses parfois dignes de la pataphysique, mais ne sont pas sans réalités techno-capitalistes. L’antispéciste patron de Google ne finance-t-il pas de la viande de synthèse ? L’armée américaine ne produit-elle pas des exosquelettes ? Pour Le Fresnoy, imagerie de synthèse, nanotechnologies, scanners 3D, intelligence artificielle explorent des « formes mutantes ou algorithmiques [qui] contribuent à réinventer la géométrie de la pensée » [8].
L’une des artistes-phares du Fresnoy s’appelle Dorothée Smith. Cette diplômée de philosophie et de photographie de la célèbre école d’Arles s’auto-désigne « philosophe de l’intérité », de « l’entre » (entre deux états, deux surfaces, deux instants, etc), une philosophe des « formes de vie qui s’affranchissent de leur corps », comme elle le dit à la radio d’État France Culture (19 décembre 2017). Dorothée Smith est d’ailleurs elle-même devenue Bogdan Chthulu Smith pour affirmer son identité queer (ni homme, ni femme, bien au contraire !). Il/elle exposa au Palais de Tokyo pour les vingt ans du Fresnoy des « décors en transition par l’effet du saturnium », un élément radioactif imaginé par ses soins. Smith pratique, dit-iel, un « art mutant » pour êtres humains mutants. On y croise des corps radiographiés, qui pour certains semblent malades de la radioactivité, si ce n’est sortis de la chambre froide d’une morgue – des créations qui raviraient, à n’en point douter, les enfants cancéreux et réellement mutants des régions de Tchernobyl. Mais peut-être n’ont-ils pas suffisamment déconstruits le rapport à leur corps ni le concept de « bonne santé ». Pour les besoins de la création, dans une performance intitulée Cellulairement, Smith s’est implantée en 2012 une puce RFID dans le bras avec l’aide de l’Institut de recherche sur les composants logiciels et matériels pour l’information et la communication avancée de Lille (IRCICA), pour mieux faire corps avec sa création. Elle en proposait aussi l’implantation aux spectateurs. Depuis 2017, Chthulu propose, avec l’aide de l’astrophysicien Jean-Philippe Uzan :
« l’inoculation de météorites pour absorber l’infini, donnant à l’organisme humain une dimension cosmique. […] Mi-fictionnel mi-manifeste, cet univers questionne les notions d’altérité, de désidentification, de solitude cosmique. » [9]
Comprenne qui pourra.
Si avec Smith l’humain s’hybride à la machine, avec deux autres cinéastes du Fresnoy, Giraud & Siboni, celui-ci est appelé à disparaître. Les deux sont des apologistes du célèbre transhumaniste Ray Kurzweil, ingénieur chez Google et pour l’armée américaine, qu’ils ont filmé aux États-Unis. Ils sont les auteurs d’une série de films intitulée The Unmanned, l’inhumain ou le déshumanisé en français, en référence aux « véhicules sans pilotes », aux armes « inhabitées », aux drones. Leur travail consiste à utiliser les nouvelles technologies pour filmer au-delà de la perception humaine, et, disent-ils, « jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’homme derrière la caméra. » Pour eux aussi, l’humain doit disparaître, l’artiste comme la standardiste, le cinéaste comme l’ouvrier, tous également promis au dépassement puis à leur remplacement par la machine.
Concluons cette histoire de l’art de 2004 à nos jours avec l’association Lille3000. Son intérêt ne réside pas, comme on l’a vu précédemment, dans le défrichement avant-gardiste de nouvelles écritures artistiques. Sa portée se veut plus « populaire », mais ses ressorts créatifs sont assez similaires à ceux déjà présentés. Lille3000 est une association municipale qui prit le relais de « Lille2004 – capitale européenne de la culture ». Étant donné son budget, on peut dire que cette association représente un service déconcentré de la culture à Lille. Elle fut longtemps dirigée par Didier Fusillier (aujourd’hui chargé par le ministre de la culture de bâtir, sur le modèle lillois, mille « Maisons Folie » en France) pour qui « L’art, souvent il n’y a strictement rien à comprendre » [10]. On ne sait pas s’il parle des productions de sa propre association ou s’il évoque sa propre incompréhension face à « l’art ». Toujours est-il qu’il est rémunéré, comme l’a révélé Le Canard enchaîné, 4 300 € par mois pour neuf heures par semaine de « conseil artistique », soit plus de deux fois le salaire médian distribués pour « ne rien comprendre ».
Lille3000 organise pourtant tous les trois-quatre ans un événement d’ampleur métropolitaine autour d’un thème précis. Ce fut « Europe XXL » en 2011, « Renaissance » en 2015, « Eldorado » en 2019. Voyons le catalogue des expositions majeures : « Paranoïa » présentait dans une expo ludique la reconnaissance biométrique, la vidéo-surveillance ou la bio-ingénierie. « Futurotextiles » exposa l’état de l’art industriel des fibres confectionnées par le Centre Européen des Textiles Innovants à Roubaix. « Dancing Machine » nous fit vivre l’expérience de l’intelligence artificielle « en croisant recherche scientifique et création artistique contemporaine. » « Natures artificielles » présenta des « expérimentations scientifiques qui réécrivent l’Histoire, théâtres de robots agriculteurs, parcelles de cosmos comprimées, poupées mutantes issues d’expérimentations génétiques, végétaux à humeurs variables, terre tremblant au son de la voix, etc. » Tout cela est bien typique de l’hybridation post-moderne et transhumaniste évoquée plus haut.
Lors de l’inauguration de « Renaissance » à Euratechnologies, le pôle de compétitivité dédié au numérique à Lille, le premier ministre Jean-Marc Ayrault rappelait aux forces économiques locales qu’un euro investi dans la culture représente quatre euros de retombées pour l’économie. Au regard de ses propos et des expos de Lille3000, on peut en conclure que si en 2004, Lille devait vernir son image pour attirer les investisseurs, depuis, Lille3000 accompagne esthétiquement les stratégies des entreprises nouvellement débarquées (notamment à Euratechnologies). Ainsi l’on comprend mieux le rôle idéologique de Lille3000 derrière ses fêtes supposées populaires et son art à n’y rien comprendre. La Renaissance fut une époque de découvertes scientifiques et géographiques dont il faudrait retrouver l’esprit d’innovation pour relancer l’économie. Avec « Eldorado », nous retrouvions cet esprit pionnier et entreprenant des conquistadors. Le message envoyé par Lille3000 est clair pour qui a déjà visité la Californie et particulièrement la Silicon Valley, ou parcouru la littérature transhumaniste. Les technologues californiens sont les descendants de ces aventuriers partis un siècle et demi plus tôt à la conquête de l’ouest pour y trouver de l’or. Sans feu ni lieu, ils sont les pionniers par excellence qui traversèrent les grands espaces et repoussèrent les frontières de la civilisation. Aujourd’hui encore, dans la littérature siliconvalienne, la conquête spatiale est une « frontière », le contrôle de notre destin génétique est une « frontière », l’établissement de cités flottantes est la Blue frontier de la civilisation terrienne [11].
Voici l’Histoire de l’humanité résumée à ses explorateurs, ses défricheurs, ses découvreurs, ses créateurs, auxquels s’identifient nos actuels start-uppers. Soit, à Lille, les conquistadors des pôles de compétitivité de la métropole qui font sa « Renaissance » économique. Dans son exposition Eldorama, Lille3000 établissait une généalogie de la conquête spatiale depuis celle des Amériques. La Déesse verte prétexta « la luxuriance infinie des paysages » pour affirmer :
« Comme un cyborg, chaque feuille, chaque plante, chaque organisme a la capacité constante de muter, de remettre à zéro ses circuits pour s’adapter à des nouvelles circonstances. »
Le réel n’existe pas, le monde est relatif, la vérité et les points de vue sont autoritaires, tout est déjà déconstruit, fragmenté, diffracté, et donc déjà prêt à être reprogrammé par l’illimitation conceptuelle et spéculative des artistes et la toute puissance prométhéenne des technologues.
Que ce soit le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), l’Institut national de recherche en informatique et automatique (INRIA), l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), le Centre national d’études spatiales (CNES), pas un seul de ces établissements de recherche publique ne manque de développer son programme « Art-sciences ». Certains diront que l’art permet aux scientifiques d’obtenir un « supplément d’âme », d’autres que l’art les pousse à « l’introspection » et « suscite de nouvelles questions scientifiques » [12]. Mais la loi du 22 juillet 2013 relative à l’enseignement supérieur et à la recherche affirme plutôt l’importance des relations « science-société » dans le développement de ce qu’on appelle la « Culture scientifique, technique et industrielle » (CSTI).
La relation entre Art et Science n’est donc pas uniquement bipartite, dédiée seulement à développer la créativité des chercheurs et des artistes. Leur collaboration a vocation à se mettre en scène dans des expositions ou des spectacles. Elle est un message envoyé aux spectateurs. Si l’on ne s’arrête que sur l’expérience de Lille3000, et bien qu’elle n’entre pas stricto sensu dans le cadre de la CSTI, l’on constate combien son programme culturel adapte, accompagne, préfigure un état d’esprit technologique. Lille3000 est à la métropole lilloise ce qu’une animation Cochonou est à un supermarché. Lille3000 ne doit pas être considérée comme une entreprise culturelle, mais comme un élément de politique industrielle : à savoir sa propagande. L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) ne dit pas autre chose dans son rapport de 2014 sur la « valorisation des cultures scientifiques » :
« Le développement économique de notre pays, dans une économie mondialisée, ne peut aller sans une population hautement qualifiée, à même d’inscrire la France parmi les pays les plus en pointe dans les domaines de la recherche fondamentale ou appliquée. » [13]
Mais les promoteurs de la culture scientifique ne sont pas toujours aussi loquaces. Ils préfèrent le plus souvent masquer le rôle économique qu’ils assignent aux artistes derrière les vertus citoyennes de l’art dans ce qu’on appelle les « controverses socio-techniques » qui traversent notre époque : déchets nucléaires, nanotechnologies, ondes électromagnétiques, réchauffement climatique, OGM, etc. Ils trouvent leur place aux côtés des « conférences de consensus », des « débats citoyens », des « serious games collaboratifs » et autres « Boutiques des sciences ». Le programme « Chercheurs citoyens » organise à sa façon la collaboration entre des chercheurs et des associations, le soutien public aux « tiers-lieux » comme les fab-labs et les living-labs permettent aux citadins de rencontrer des chercheurs et de se familiariser avec de nouveaux outils numériques comme les imprimantes 3D ou l’open data. La mobilisation particulière des artistes en faveur de la science tient de leur rôle de médiateur privilégié avec le public. Une « Stratégie nationale de culture scientifique, technique et industrielle » s’est trouvée de nouveau affermie avec cette loi de 2013 relative à l’Enseignement Supérieur et à la Recherche. Dès lors, un Appel à projet annuel du Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche finance toutes sortes d’initiatives visant à « réduire la distance entre les scientifiques et le public », nous dit un rapport conjoint des ministères de l’enseignement supérieur et de la culture. Le rapport sonne comme un cri d’alarme en faveur de la science :
« Le contexte actuel présente des menaces dont les moindres ne sont pas la montée du relativisme et le retour des croyances, relayés auprès des publics par le biais d’internet, et mettant à mal la question du progrès scientifique et technologique. » [14]
Les mises en doute, ces dernières années, de la toute-puissance de la science et de la technologie est ici directement visée : perturbations de débats publics sur les nanotechnologiques ou le nucléaire, délégitimation de la Commission nationale du débat public (CNDP), mis dans le même sac relativiste et obscurantiste que les fake news. Parmi les « acteurs » mobilisables dans la défense de la parole scientifique, le rapport cite les enseignants, les musées de culture technique, les journalistes (à l’époque, la plateforme dédiée à la collaboration entre journalistes et chercheurs The Conversation n’existait pas), et bien sûr les artistes :
« Les rapports entre arts, sciences et techniques sont constants : la technologie a toujours été au service de l’art, et l’art est à la fois un stimulant pour les recherches et l’innovation ainsi qu’un puissant vecteur de communication de la technologie et de la science. [Les formes d’expression artistique] sont d’ailleurs d’incomparables vecteurs de communication de la science, dans la mesure où ils l’abordent à travers les prismes de l’émotion et de l’imaginaire, en racontant des histoires, en mettant en scène des héros et des héroïnes, et ne s’adressent pas exclusivement à la raison et aux connaissances des publics. »
L’objectif s’annonce sans ambages :
« Il s’agit donc de casser les verticalités entre acteurs culturels et acteurs de la CSTI, d’apprendre à mieux se connaître, d’établir de nouvelles formes de coopérations, de déployer des projets communs et de rechercher ensemble la façon de “capter” les publics. »
Nous avons vu à travers les exemples cités plus haut qu’il n’est pas toujours besoin qu’un ministère établisse, sans « verticalité » aucune (sic), de nouvelles formes de coopération pour que les artistes, les lieux culturels et les collectivités locales, d’eux-mêmes, se fassent les promoteurs des nouvelles technologies.
À l’heure du réchauffement climatique, des grandes questions anthropologiques posées par le génie génétique ou l’informatique, il est demandé au citoyen de penser en scientifique, éventuellement après « montée en compétence citoyenne », d’adhérer à cet état d’esprit technologique qui évince les ressorts politiques et sociaux, les enjeux de pouvoir et de financements, les rapports de force et les intérêts irréconciliables qui traversent les questions posées, au profit de la fuite en avant technologique. Après deux siècles de guerre au vivant et de ravages techno-industriels, globaux et parfois irréversibles, les artistes sont d’autant mieux mobilisés pour sauver le Soldat Techno-Science qu’ils conservent la réputation d’inoffensifs provocateurs d’émotions. S’il ne fallait prendre que le seul XXe siècle, celui-ci nous a pourtant montré combien ils peuvent aisément se mettre au service des propagandes d’État.
Tomjo, 26 avril 2019.
Article publié dans la revue Écologie & politique n°61,
“A contre-fil de la technologie : mesure et autonomie”,
novembre 2020.
[1] La Voix du nord, 28 juillet 2017.
[2] Bruzz, 28 novembre 2017.
[3] Normandie Actu, 9 décembre 2017.
[4] Revue De Stijl, 1917.
[5] Éditions Al Dante, 2011.
[6] We Demain, 8 avril 2018.
[7] Le Monde, 2 juillet 2018.
[8] Palais, le magazine du Palais de Tokyo n°25, 2017.
[9] Article « Dorothée Smith » de Wikipédia, consulté le 23 mai 2020.
[10] France 3, 28 décembre 2017.
[11] Voir Paradis Pourri : smart islands en Polynésie, Tomjo & Pièces et main d’œuvre, 2017.
[12] « Art et science, un mariage plus que de raison », Le Monde, 24 novembre 2017.
[13] Rapport provisoire pour valoriser les cultures scientifiques, techniques et industrielles, 10 Janvier 2014 <https://www.espace-ethique.org//actualites/publication-dun-rapport-provisoire-pour-valoriser-les-cultures-scientifiques-techniques >
[14] Stratégie nationale de culture scientifique, technique et industrielle, 2014.