A propos d’Abondance et liberté
de Pierre Charbonnier
Où va l’écologie politique ? Derrière sa renaissance actuelle, que reste-t-il d’une tradition de pensées et d’actions qui s’est affirmée, dès ses débuts, comme une immense mise en question de l’héritage de la modernité ? La publication du livre Abondance et liberté de Pierre Charbonnier est l’occasion de tirer un premier bilan de cet héritage et d’exposer de francs désaccords.
– Mais « gloire » ne signifie pas « un bel argument pour te clouer le bec », objecta Alice.
– Moi, quand j’emploie un mot, dit Humpty Dumpty avec dédain, il signifie ce que je veux qu’il signifie, ni plus ni moins.
– La question est de savoir si l’on peut faire que les mots signifient autant de choses différentes, dit Alice.
– La question est de savoir qui est le maître, répondit Humpty Dumpty, un point c’est tout.Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir.
Dans un contexte où, comme nos sociétés et la biosphère, le sens de la liberté censée être au cœur de la modernité est entré en crise [1], la parution d’Abondance et liberté de Pierre Charbonnier semblait être une bonne nouvelle. Vu son ampleur (460 pages), on pouvait espérer une enquête historique fouillée sur les rapports entre l’abondance et la liberté dans la pensée moderne, ainsi qu’une réflexion philosophique à la hauteur de la situation présente. Comment est apparue la focalisation moderne sur « l’abondance » et que faut-il entendre par là ? Quels biais a-t-elle introduits dans l’idéal de liberté et comment ont-ils contribué à nous enfermer dans l’impasse actuelle ? En quel sens entendre cette « autonomie » que tant de contestataires, notamment écologistes, opposent à la conception individuelle et libérale de la liberté qui a contribué à faire le lit de nos « sociétés d’abondance » ?
On voit bien le potentiel révolutionnaire, sur les plans philosophique et politique, d’une enquête sur ces questions – raison pour laquelle Charbonnier n’est pas le premier à y avoir pensé [2]. Relire l’histoire des idées politiques modernes à la lumière de l’impasse socio-écologique actuelle pourrait permettre de poser les premières pierres d’une philosophie de la liberté susceptible de changer nos aspirations politiques, pour les réajuster aux réalités de la vie sur Terre. Tel est bien l’horizon que se donne Charbonnier. Pour ce faire, il propose un « récit » (p. 11) qui peut être résumé en trois moments : la liberté a scellé un pacte, à l’âge moderne, avec l’abondance ; à l’heure actuelle, ce pacte nous mène vers le chaos climatique ; il faut donc redéfinir la liberté dans le sens de « l’autonomie sans l’abondance » (p. 400).
« C’est là l’hypothèse principale de ce livre : abondance et liberté ont longtemps marché main dans la main, la seconde étant considérée comme la capacité à se soustraire aux aléas de la fortune et du manque qui humilient l’humain, mais cette alliance et la trajectoire historique qu’elle dessine se heurtent désormais à une impasse. […] L’impératif théorique et politique du présent consiste donc à réinventer la liberté à l’âge de la crise climatique, c’est-à-dire dans l’anthropocène. Contrairement à ce que l’on entend parfois, il ne s’agit donc pas d’affirmer qu’une liberté infinie dans un monde fini est impossible, mais que celle-ci ne se gagne que dans l’établissement d’une relation socialisatrice et durable avec le monde matériel. » (p. 21)
Ce récit est séduisant, même si l’on ne voit pas bien ce que peut signifier une « liberté infinie », ni en quoi elle se distinguerait du désir de « liberté absolue, inconditionnée » qui « nous est le plus cher » (p. 18), et dont on avait cru comprendre qu’il fallait s’affranchir. L’auteur ne le précisera pas, mais écartera l’idée de reconstruire l’idéal d’autonomie sous la forme d’une « autolimitation responsable de la société » (p. 347). Déformer pour le congédier le slogan écologiste « une croissance infinie est impossible dans un monde fini », en substituant la liberté à la croissance (à laquelle elle s’est identifiée depuis deux siècles – c’est l’une des thèses du livre), suscite en tout cas l’interrogation. Surtout quand c’est au profit d’une phraséologie dont on ne voit pas bien ce qu’elle signifie concrètement. Et en effet, sur les trois plans qu’il tente d’articuler (la philosophie, l’histoire des idées et la politique), le livre de ce chercheur au CNRS est décevant. Quand on le referme, on n’en ressort pas plus éclairé qu’avant, du moins en matière d’écologie politique et de « réinvention » de la liberté. Comme Charbonnier le dit, son livre est un « long détour historique et conceptuel » (p. 7) dont nous allons voir qu’il nous ramène en conclusion à la case départ.
Ce jugement pourra surprendre le lecteur séduit par un livre qui fourmille de passages étonnants de lucidité et de radicalité, au moins par rapport aux discours académiques qui ont longtemps contribué à désamorcer la critique du monde industriel. Mais dès qu’on prend du recul par rapport au fil du discours, force est de constater que ces passages sont de simples effets d’annonce. En fait, l’architecture argumentative du livre est une machine de guerre contre l’écologie politique [3]. « Réinventer la liberté » dans le sens de « l’autonomie sans abondance » est ce à quoi s’efforce ce courant d’idées depuis cinquante ans, dans le sillage d’autres penseurs marginalisés par la scolastique industrialiste commune aux libéraux et aux marxistes. Je pense aux « non-conformistes » des années 1930 (notamment Bernard Charbonneau et Jacques Ellul) et à certains représentants des courants anarchistes, socialistes ou républicains. Dans cette tradition de pensée, liberté rime avec frugalité (voir le slogan décroissant « liberté, égalité, frugalité ») et autonomie avec autarcie (André Prudhommeaux [4]), autosuffisance (John Seymour) ou autolimitation (André Gorz et Cornelius Castoriadis). Or, le livre ignore toutes ces idées pour conclure qu’il faut arracher l’écologie politique à leur influence. Plus généralement, il occulte tous les penseurs qui, de Jean-Jacques Rousseau à Ivan Illich en passant par Max Weber, ont considéré que le développement économique (« l’abondance ») scellait le tombeau de la liberté. Vu la réception élogieuse du livre par les « médias de référence » (comme Le Monde, Libération ou France culture), il m’a semblé important de le rappeler aux lecteurs qui auraient été abusés par son apparente érudition.
Je vais analyser le livre de Charbonnier de la même manière qu’il aborde les discours qu’il a sélectionnés, comme une série « d’opérations conceptuelles » et « d’interventions théoriques » dans les « controverses » liées à l’écologie politique (p. 28-29). Ces opérations permettront de mieux identifier sa position réelle dans le débat actuel. L’auteur présente d’abord son ouvrage comme une philosophie de la liberté dans ses rapports avec l’abondance et, de manière classique dans la philosophie académique, il recourt à l’histoire des idées comme moyen pour enquêter sur cette problématique, le tout dans le but de politiser la question écologique. Je vais analyser ces trois versants du livre comme trois opérations : un brouillage des notions de liberté et d’abondance, une purge dans l’histoire des idées et une mise au rebut de l’écologie politique, afin d’en neutraliser le potentiel subversif.
Ces trois opérations peuvent être lues comme les trois moments de ce qui constitue l’opération principale du livre, relative à l’usage du terme « autonomie ». On sait que depuis les années 1970, et malgré les tentatives du management pour la récupérer [5], cette notion est très valorisée dans les milieux écologistes (et au-delà) comme alternative à la pseudo liberté promise par la « société d’abondance ». Sans jamais discuter cet usage, Charbonnier emploie quant à lui la notion dans un sens large qui la remet sur les rails du grand récit de la conquête moderne de la « liberté illimitée ». C’est que cet Humpty Dumpty de l’écologisme cherche moins à préserver l’habitabilité de notre planète qu’à sauver l’idée de Progrès.
Pour lire la suite de cette recension critique
et la réponse ridicule de Pierre Charbonnier,
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Article publié dans Terrestres, revue des livres, des idées et des écologies, le 2 novembre 2020.
[1] À ce propos, lire Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2016, p. 54-56, ainsi que mon article “Snowden, Constant et le sens de la liberté à l’heure du désastre” publié le 20 décembre 2019 dans la revue en ligne Terrestres.
[2] Je pense aux travaux universitaires de Serge Audier, La Société écologique et ses ennemis. Pour une histoire alternative de l’émancipation, Paris, La Découverte, 2017 et L’Âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, Paris, La Découverte, 2019. Dans un autre registre, il y a les réflexions de José Ardillo, plus tranchantes sur l’impérieuse nécessité de nous libérer de nos dépendances envers le système industriel et de réactualiser les conceptions de la liberté compatibles avec la fragilité de la planète Terre : La Liberté dans un monde fragile. Écologie et pensée libertaire, Montreuil, L’échappée, 2018.
[3] Dans la droite ligne de son article de 2015 : “Jacques Ellul ou l’écologie contre la modernité”, Écologie et politique, n°50, 2015, p. 127-146. Contre la réhabilitation actuelle d’Ellul en penseur visionnaire des problèmes liés à l’essor du système technicien, Charbonnier travestit ce partisan déclaré d’un « socialisme de liberté » en auteur réactionnaire. Comme l’a montré Daniel Cérézuelle dans sa réponse (“Ellul, pionner d’une écologie réactionnaire ?”, Écologie et politique, n°59, 2019, p. 125-132), cette disqualification témoigne d’une profonde méconnaissance de sa pensée et, plus largement, d’une volonté d’arracher l’écologie politique à la critique de la modernité industrielle et technologique qui lui est consubstantielle. C’est ce que Charbonnier cherche à faire à nouveau, mais de manière un peu plus subtile, dans Abondance et liberté.
[4] André Prudhommeaux, “Nécessité de l’autarcie” (1949), réédité dans L’Effort libertaire 1. Le principe d’autonomie, Paris, Spartacus, 1978, p. 17-20. Il faut prendre l’autarcie au sens originel, qui rejoint la notion d’autonomie en vogue aujourd’hui : « vivre par ses propres moyens, afin de vivre libre et indépendant » (p. 17). Sur cet auteur méconnu, lire José Ardillo, La Liberté dans un monde fragile, op. cit., p. 109-123.
[5] À ce propos, voir Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, notamment p. 266-290 et 509-528.